HISTOIRE POÉTIQUE DES MÉROVINGIENS

LIVRE I. — Les Premiers Mérovingiens.

CHAPITRE III. — La plus ancienne chanson franque.

 

 

Dans la chronique de Grégoire de Tours, les derniers accents de l’historiographie romaine qui expire se confondent tellement avec les premiers murmures de la tradition barbare, qui commence, que le départ, à première vue, parait assez difficile entre ces deux éléments. On peut craindre d’attribuer à l’épopée ce qui appartient à l’historiographie, et de confondre les deux domaines dont nous avons précisément à tracer les frontières. En y regardant de près, cependant, on s’aperçoit que l’auteur nous nonne lui-même, en quelque sorte à son insu, des indications servant à nous mettre sur la voie.

Les plus récents documents écrits que Grégoire de Tours ait eus en main, ou du moins ceux qui descendaient le plus bas, c’étaient, avec les Annales consulaires, des Annales d’Angers probablement continuées à Tours, et les historiographes Renatus Frigeridus et Sulpice Alexandre. Ni l’un ni l’autre de ces deux derniers n’atteignait seulement le milieu du Ve siècle, et les Annales elles-mêmes ne fournissaient à l’auteur qu’un fort sec résumé des batailles et des expéditions des Francs, dont il n’a plus fait usage à partir de la mort de Clovis. Grégoire, qui a compulsé tous ces documents dans l’espoir d’y trouver quelques détails sur les origines de la monarchie franque, nous avoue qu’il n’y a pas rencontré ce qu’il cherchait.

Sulpice Alexandre, dit-il, ne donne aux Francs que des ducs ; plus loin, il leur donne des regales, Marcomir et Sunno, sans que nous puissions dire s’il entend par là des rois ou des vice-rois ; plus loin, il parle bien de rois francs, mais il n’en nomme aucun. Quant à Frigeridus, il a l’occasion de s’occuper à plusieurs reprises du peuple franc, mais il ne mentionne pas une seule fois ses rois. Et Grégoire conclut sa’décevante recherche par ces paroles : Hanc nobis notitiam de Francis memorati historici reliquere, regibus non nominatis[1].

Tel est, chez notre chroniqueur, le bilan de l’historiographie : elle ne lui a rien appris et ne pouvait rien lui apprendre, pour la bonne raison qu’elle a les yeux fixés sur l’empire qui décline, et non sur les barbares qui surgissent. Mais, à peine ses conclusions négatives formulées, Grégoire, reprend en ces termes :

Tradunt enim multi, eosdem de Pannonia fuisse degressus et primum quidem litora Rheni omnes incoluisse, dehinc, transacto Rheno, Thoringiam transmeasse, ibique juxta pagus vel civitates reguis crinitos super se creavisse de prima, et ut ita dicam, nobiliore suorum familia. Quod postem probatum Chlodovechi victuriæ tradiderunt itaque in sequenti digerimus[2].

Qu’est-ce que cette version qui vient suppléer au silence de l’historiographie interrogée en vain, sinon celle qui représente ici l’apport de la tradition orale ? Si le tradunt multi ne nous le faisait sous-entendre, comme aussi, dans la phrase qui suit, le ferunt etiam, nous serions en droit de le déduire logiquement. Cette version orale, qui conserve les souvenirs les plus anciens de la nation franque, ne peut pas être née en pays romain : c’est une tradition nationale des Francs eux-mêmes sur leur origine et sur leurs migrations, depuis leur sortie d’une contrée lointaine jusqu’au jour où ils franchirent le Rhin, pour venir s’établir dans le pays qui allait devenir leur patrie.

On pourrait être tenté de nier cette origine traditionnelle du récit. En effet, le passage que nous avons cité continue de la sorte : Nam et in consolaribus legimus, Theudomerem regem Francorum filium Richimeris quondam, et Ascylam matrem ejus, gladio interfectus[3]. Ne sont-ce pas, dira-t-on, les Annales consulaires qui ont fourni, non seulement cette dernière mention, mais toute l’histoire des émigrations franques rapportées ci-dessus ? Il faut répondre par une négation catégorique. Loin de prouver l’origine écrite de la tradition, cette phrase établit tout le contraire. Il est manifeste que les Annales consulaires n’ont fourni et n’ont pu fournir que la mention de la mort du roi franc et de sa mère, seul fait qui leur offrit quelque intérêt, et que, d’ailleurs, si elles avaient par exception parlé de l’origine du peuple franc, elles-mêmes ne tiendraient leur renseignement que de la tradition. Le passage de Grégoire signifie ceci : il y a une tradition orale sur l’existence des rois francs  partir d’une certaine époque, et cette tradition est confirmée par les Annales consulaires, qui nous parlent d’un roi franc Theudemir. Si les Annales avaient contenu autre chose que cette preuve indirecte à l’appui de la tradition, Grégoire n’aurait pas manqué de nous le dire, et il suffit de lire son texte pour se convaincre qu’il ne supporte pas d’autre explication.

J’attirerai encore l’attention sur ces mots : Quod postea probatum Chlodovechi victuriæ tradiderunt, itaque in sequenti digerimus. Grégoire dit : la preuve qu’en effet les Francs, comme le rapporte leur tradition, ont eu à leur tête plusieurs rois d’une même famille, nous est fournie par l’histoire des agrandissements de Clovis[4]. En effet, dans cette histoire, nous voyons qu’il y a d’autres rois francs que lui : à Cologne et à Cambrai, notamment ; et nous voyons aussi qu’ils sont ses parents. Or, pour qu’elle soit invoquée comme preuve du lien de parenté entre les divers rois des Francs, il faut manifestement que cette parenté ne repose pas sur un témoignage écrit : antre ment- Grégoire,-ne croirait pas qu’elle a besoin de confirmation, et. il se bornerait à mettre son récit sous le patronage .de la source écrite. C’est donc une tradition orale qu’il reproduit, et à laquelle il ajoute foi, bien que peut-être il n’en admette pas tous les détails[5].

Il faut d’ailleurs bien distinguer cette tradition authentique des interpolations qu’elle a subies dans Frédégaire et dans le Liber Historiæ. Là, les fictions relatives à l’origine troyenne des Francs ont déjà reçu droit de bourgeoisie, et altèrent entièrement la physionomie du récit barbare. Les Francs, selon Frédégaire, avaient des rois descendants de Priam[6]. Cette donnée de pure fantaisie, inconciliable avec Grégoire de Tours, oblige le pauvre chroniqueur

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à faire les efforts les plus infructueux pour supprimer la contradiction. Rencontrant, au seuil de l’histoire des Francs, les ducs mentionnés par Grégoire, il suppose d’abord que le peuple avait pour un temps renoncé à sa dynastie. Puis, voyant que Grégoire parle d’un roi Theudemir, il se persuade que la nation s’était dégoûtée des ducs, et qu’elle était revenue aux Priamides, parmi lesquels il lui plait de ranger Theudemir (dehinc extinctis ducibus, in Francis dinuo regis creantur ex eadem stirpe, qua prius fuerant). Enfin, grâce à une lecture superficielle de Grégoire de Tours, il crée entre Theudemir et Clodion un double lien de succession et de filiation qui n’a jamais existé dans la pensée de cet écrivain[7]. La version de Frédégaire repose donc sur un ensemble de bévues, et sur la combinaison arbitraire des témoignages de Grégoire avec les fictions franco-troyennes, fournies par quelque lettré de la décadence. Elle na joute rien à la tradition populaire, qu’elle semble même avoir ignorée.

Le Liber Historiæ nous fait assister au même travail de combinaison arbitraire, et à la même intrusion de l’apocryphe. Les Francs sortis de Sicambria avec leurs princes Marcomir, fils de Priam, et Sunno, fils d’Anténor, s’établissent dans la Thuringie, que notre auteur, naturellement, place sur la rive droite du Rhin. Après la mort de Sunno, ils décident de n’avoir qu’un roi, comme les autres nations, et ils choisissent Pharamond, son fils. L’auteur, pour ne pas nous laisser d’inquiétude au sujet de la manière dont Marcomir prit cette élimination, a la précaution d’ajouter qu’elle s’était faite sur son conseil : Marchomiris quoque eis dedit hoc consilium[8].

‘zo6       Chapitre III

Tout cela sent l’officine littéraire, et contredit d’ailleurs formellement le récit de Grégoire de Tours : il faut choisir entre les données de celui-ci et les inventions de l’interpolateur lettré. D’aucune manière, il n’est permis de voir dans ces dernières un supplément d’information puisé à la même source traditionnelle ; si nous en exceptons le nom de Pharamond, dont il sera reparlé plus loin, tout le reste est étranger à la tradition orale des Francs.

Nous restons donc en présence du récit de Grégoire seul, et, tout sommaire qu’il est, nous devons nous en contenter.

Ce récit a d’ailleurs, malgré son extrême concision, une véritable saveur d’antiquité et de poésie, et nous en trouvons de semblables chez tous- les peuples barbares qui se souviennent de leurs origines. En voici quelques exemples.

Les Goths, nous dit Jordanès d’après Cassiodore, viennent de l’île de Scandza. Sous leur roi Berig, ils débarquent sur le continent, et donnent à la terre qu’ils y occupent le nom de Gothiscandza. Ils soumettent les Ulmerunges et les Vandales, qui en étaient les habitants. Sous leur cinquième roi, Filimer, le peuple étant venu à se multiplier, on décida d’émigrer. L’armée gothique se dirigea sur la Scythie, qui s’appelait dans la langue des Goths Oium.

Comme la moitié de l’armée venait de passer un fleuve, le pont croula derrière elle, et coupa toute communication avec l’arrière-garde. Les Goths furent d’ailleurs enchantés de leur nouvelle patrie, qui était fertile ; ils battirent les Spales, qui la leur disputaient, et s’étendirent jusqu’à la mer Noire. Voilà, ajoute l’historien, ce que rapportent leurs vieux chants populaires, qui sont crus chez eux à, peu près comme de l’histoire[9].

Les Lombards, nous dit de son côté Paul Diacre, habitaient autrefois la Scadinavia, et faisaient partie des Winniles. Ce peuple, étant devenu trop nombreux, se partagea en trois groupes, dont un, désigné par le sort, fut forcé de quitter la patrie. Sous leurs chefs Ibor et Aio, deux jeunes héros fils de Gambara, les exilés débarquent dans un pays appelé Scoringa, où ils restèrent établis plusieurs années. Mais les Vandales, commandés par Assi et par Ambri, les accablant fort, ils durent finir par combattre contre eux, et remportèrent une victoire à la suite d’un épisode célèbre qui leur valut le nom de Langobards. Cet épisode tout à fait mythologique, puisque Wodan et Freya y figurent, permet de dater ce récit et de conclure aussi à un chant épique dont il reproduit la substance[10].

Les Saxons, dit Widukind, sont arrivés par mer dans leur patrie actuelle, et c’est à Hadolaun qu’ils ont débarqué. Les Thuringiens les attaquèrent, mais ils se défendirent vigoureusement, et, après un combat indécis, on traita. Les Saxons devaient renoncer à s’emparer du sol et à molester les habitants ; par contre, ils auraient le droit de vendre et d’acheter. Pendant plusieurs jours, les Saxons restèrent fidèles à ce marché de dupes, qui les privait insensiblement de toutes leurs richesses. Un jour, un de leurs jeunes gens, mourant de faim, fut obligé de vendre à un Thuringien une énorme quantité d’or pour le prix qu’il voudrait mettre. Le Thuringien n’imagina rien de mieux que de lui donner quelques pelletées de terre, et partit tout joyeux de son marché. Mais le Saxon ne le fut pas moins : il dispersa cette terre sur une grande étendue des champs environnants, puis son peuple s’y établit, et, les armes à la main, revendiqua le sol ainsi occupé contre les Thuringiens. Ceux-ci furent vaincus, et, obligés de traiter, leurs chefs allèrent à une entrevue où ils tombèrent sous les grands couteaux qui ont laissé leur nom aux Saxons[11].

On le voit, l’analogie est remarquable, et les traditions des divers peuples sur leur patrie primitive se ressemblent d’une manière frappante. L’exode a chaque fois deux actes : une première étape conduit les émigrants dans une patrie provisoire, de laquelle ils partent ensuite pour aller en occuper une définitive. Mais Grégoire, qui était un Romain, a résumé d’une manière rapide le récit barbare que Paul Diacre et Widukind, fils de barbares eux-mêmes, exposent longuement et avec amour. Voilà, la différence, et c’est ce qui explique que la tradition franque soit sèche et incolore, alors que celle des Saxons et des Lombards se présente pleine de fraîcheur et de vie. Dans l’état où Grégoire nous l’a communiquée, elle a gardé cependant assez de ses traits primitifs pour se faire reconnaître. Ainsi, d’après sa version, la race franque est d’abord établie tout entière sur la rive droite du Rhin, et c’est seulement une partie qui émigre, peut-être dans des circonstances semblables à celles qui ont provoqué l’exode des Winniles ou celui des Goths. De même, le juxta pagos vel civitates marque le fractionnement de la peuplade dans ses nouveaux foyers, et il est possible que ce fractionnement fût exposé avec quelque détail dans notre tradition. Il faut en dire autant du reges crinitos, que Grégoire a sans doute trouvé dans la source reproduite par lui. En effet, ce mot si significatif, et dont l’emploi chez les barbares nous est attesté par la loi salique[12], ne se rencontre plus chez lui par la suite, et il ne pense pas à y recourir même là où la circonstance en suggérerait l’emploi[13]. Le de prima et ut ita dicam nobiliori familia semble également faire allusion à des données que Grégoire aura passées sous silence. Le choix des divers roitelets francs au sein de la même famille lui paraît d’ailleurs avéré, et la preuve qu’il en donne, c’est que les rois que Clovis fera périr plus tard sont tous ses parents. J’ai déjà montré plus haut ce que signifie pour nous ce raisonnement. Pour que Grégoire se croie obligé de nous offrir la preuve de ce qu’il raconte, il faut qu’il soit l’organe d’une tradition orale, source toujours peu sûre pour lui, et qui a sans cesse besoin d’être contrôlée.

Je crois donc pouvoir conclure qu’il existait chez les Francs une tradition populaire au sujet de leur passage sur la rive gauche du Rhin, et que Grégoire de Tours, faute d’autres renseignements, y a recouru dans la mesure très restreinte de sa confiance en de pareils documents. Cette tradition, quels qu’aient pu être ses détails mythiques, est d’ailleurs parfaitement conforme, dans ses grandes lignes telles que Grégoire nous les a conservées, à l’histoire. Le passage du Rhin, le fractionnement du peuple en plusieurs royaumes, le choix de tous les souverains au sein de la même famille noble, voilà qui est bien germanique, et se trouve confirmé par tout ce que nous savons d’authentique sur le peuple franc[14]. Un seul détail prête à des difficultés considérables et n’a cessé de dérouter les historiens ; c’est le nom de Thoringia donné par Grégoire de Tours à la nouvelle patrie de ce peuple, je vais tâcher de rendre compte de ce nom : ou je me trompe, ou il servira à mettre dans une lumière plus éclatante encore l’origine populaire du récit.

D’après Grégoire de Tours, les Francs, venus de la Pannonie, passent le Rhin, s’établissent en Thuringe, et de là s’en vont faire la conquête de Cambrai et de tout le pays jusqu’à la Somme. Mais, la Thuringe est au centre de l’Allemagne, et dès lors que veut dire le passage ?

Cette difficulté a déjà fourvoyé les premiers successeurs de Grégoire. Dès le VIIIe siècle, l’auteur du Liber Historiæ, qui écrivait d’après notre chroniqueur, se trouvait embarrassé : ne connaissant d’autre Thuringe que celle de la rive droite du Rhin, et ne pouvant comprendre que pour y arriver de la Hongrie les Francs dussent passer le Rhin, il imagina de reculer le passage de ce fleuve jusqu’au moment où Clodion, ayant envoyé ses espions dans  le pays de Cambrai, se décide à aller conquérir cette contrée[15]. Voilà qui est parfait au point de vue géographique ; mais, outre que ce n’est qu’une simple conjecture de l’écrivain du VIIIe siècle, il faut remarquer qu’elle contient une invraisemblance énorme. Si Dispargum est dans la Thuringe d’Outre-Rhin, comment Clodion s’avise-t-il d’envoyer des espions à Cambrai et de venir ensuite conquérir cette ville, à travers une partie de l’Allemagne qu’il faut combattre, à travers toute la Belgique qu’il faut soumettre d’abord ? Dans Grégoire de Tours, où Clodion n’est séparé de Cambrai que par l’épaisseur de la forêt Charbonnière, son expédition est tout ce qu’il y a de naturel ; dans le Liber Historiæ, il n’y a rien de plus fabuleux. La modification arbitraire du  texte de Grégoire par son abréviateur est donc bien peu heureuse. Néanmoins, elle fit loi pour tout le moyen âge, et, comme on ne connaissait Grégoire que par le Liber Historiæ, elle passa de la dans tous les écrivains.

Lorsque les érudits reprirent l’habitude d’aller aux sources, la contradiction entre Grégoire et l’historiographie reçue fut remarquée, et l’on essaya de l’écarter. Divers expédients furent imaginés. D’abord, Adrien de Valois, ne pouvant expliquer le fâcheux texte, s’avisa de le supprimer, en corrigeant d’autorité privée Reno en Mœno : les Francs, venant de Hongrie, passent le Mein et arrivent en Thuringe[16]. La conjecture était ingénieuses mais ne reposait, en somme, que sur le violent besoin de faire dire à Grégoire autre chose  que ce qu’il disait : elle ne pouvait pas rallier beaucoup de partisans. D’autres, fidèles au texte, et ne se préoccupant guère de l’invraisemblance, imaginèrent que, d’après Grégoire, les Francs passèrent de la rive gauche du Rhin sur la rive droite pour aller en Thuringe : ils sauvaient la lettre du texte, mais ils en sacrifiaient l’esprit, car ils devaient admettre : 1° que Grégoire avait passé sous silence les phases du voyage des Francs depuis leur migration jusqu’à leur arrivée sur la rive gauche du Rhin, bien que, dès lors, ils eussent été obligés de franchir ce fleuve ; 2° que, sans raison apparente, ce peuple, à peine établi en Gaule, l’avait quittée pour retourner en Allemagne et s’établir au fond de la Thuringe ; 3° que de là, obéissant à un nouveau caprice, il était venu d’un bond fondre sur Cambrai. Pour sauver un passage du Rhin, il fallait en supposer trois, tous d’une insigne invraisemblance[17] !

On ne commença à voir un peu plus clair que le jour où, se résignant au texte, on se décida à admettre une Thuringie cisrhénane. Mais, ici encore, on ne put pas se mettre d’accord. Déjà, Nicolas Vignier[18], et après lui Dubos[19], suivi par Luden et par Müller, avaient remarqué la ressemblance des noms de Tungri et de Thuringi, qu’une simple métathèse identifierait, et, constatant que le pays des Tungri se trouve précisément là où Grégoire place la Thoringia, c’est-à-dire de ce côté-ci du Rhin et au sud de l’île des Bataves, ils avaient conclu que la Thoringia de Grégoire de Tours n’était autre que le pays de Tongres. Mais cette interprétation, malgré les adhésions importantes qu’elle a recrutées successivement, n’est pas parvenue à s’imposer, et on s’est jeté sur d’autres hypothèses. La Thoringia cisrhénane serait, d’après certains, une contrée voisine de la mer et du Wahal, dont le nom se retrouverait dans ceux de Dordrecht et de Duurstede, et qu’on croit pouvoir identifier avec un pagus Turingawis mentionné dans une charte du VIIIe siècle. Les défenseurs de cette opinion sont nombreux ; quelques-uns la précisent dans ce sens que la Thuringe cisrhénane serait une colonie des Thuringiens venus d’Outre-Rhin[20]

J’écarte résolument cette opinion. Une Thuringia introuvable, un pays mystérieux dont le nom et le souvenir auraient si bien disparu depuis le VIe siècle que jamais plus il n’en aurait été parlé, quoi de plus invraisemblable, et, où y a-t-il un second exemple d’une telle étrangeté ? Aussi, quelle faiblesse dans l’argumentation des partisans de cette Thuringe hollandaise ! Ils vont jusqu’à chercher une preuve de l’emplacement qu’ils lui attribuent dans le mot légendaire de Basine à Childéric. Sache que si j’avais connu au delà de la mer quelqu’un qui eût valu mieux que toi, c’est son alliance que j’aurais recherchée[21]. Ces paroles prouveraient, selon Waitz[22], qu’à l’époque de Childéric les Francs demeuraient sur les bords de la mer, c’est-à-dire là où sa conjecture le force à placer la Thuringe de Grégoire. On ne me demandera pas de réfuter une si étrange supposition.

Ce qui restera de la conjecture de Waitz, c’est que la Thuringe de Grégoire doit être cherchée de ce côté-ci du Rhin là dessus il ne peut y avoir de doute, et Leo a le mérite de l’avoir rappelé alors qu’on semblait se plaire à l’oublier. Mais à quel pays correspond cette indication ?

Rappelons-nous d’abord que les Francs sont établis dans l’île des Bataves, et que c’est de là qu’ils sortent en passant sur la rive gauche, au midi de ce fleuve[23]. Or, le pays limitrophe de la Batavie, de ce côté, et qui n’est séparé d’elle que par le Rhin, fait partie d’une vaste région qui, depuis Auguste, est connue sous le nom officiel de Civitas Tungrorum. C’est donc dans la Civitas Tungrorum que les Francs s’établirent en quittant l’île des Bataves, et c’est à la Civitas Tungrorum, ou du moins à la partie nord de celle-ci, que Grégoire de Tours, qu’il ait conscience ou non de l’identité, donne le nom de Thoringia. Non seulement c’est là la seule interprétation que comporte le texte de notre chroniqueur, mais encore voyons-nous l’histoire confirmer de la manière la plus formelle la conclusion qui s’en dégage. En effet, la plus ancienne mention que nous ayons du passage des Francs en Belgique nous les montre qui s’établissent en Taxandrie, région qui, comme chacun sait, comprend la partie septentrionale de la Civitas Tungrorum. L’histoire et la tradition sont donc d’accord ici, et ce que les barbares du VIe siècle redisaient sur les migrations de leurs ancêtres est identique avec ce qu’en savaient les historiens du IVe[24].

Au témoignage d’Ammien Marcellin, j’ajouterai celui de Procope. Les Francs, dit-il, sont établis dans des contrées marécageuses sur les bords de l’Océan ; ils ont à l’ouest les Arboryches, — c’est le nom sous lequel il désigne les Gallo-romains de la Neustrie, — et à l’est les Thuringiens, établis dans les terres que leur a concédées l’empereur Auguste[25]. Si l’on veut bien se rappeler que Procope parle ici des Francs saliens du VIe siècle, établis dans le Brabant et dans les deux Flandres, on reconnaîtra que sa double indication relative aux Thuringiens ne peut rapporter qu’aux Tongres : ce sont les Tongres, en effet, qui sont les voisins orientaux des Francs saliens, et ce sont les Tongres qui ont été établis sur le sol de la Germanie seconde par Auguste. J’accorde volontiers à Waitz[26] que Procope n’a pas sur ce point des idées très claires, je crois même qu’il confond les Thuringiens-Tongriens avec les Thuringiens d’Allemagne, mais cela nous importe peu : il suffit que, pour lui aussi, les Tongriens soient désignés sous le nom de Thuringiens, pour que notre thèse trouve dans ses paroles une nouvelle confirmation.

L’emploi du mot Thoringia pour désigner le pays de Tongres est d’ailleurs attesté encore par un autre témoignage. Au IXe siècle, Unno, dans sa biographie de saint Arnulf de Metz, écrit ces lignes remarquables : Idem præsui cum præfato rege Dagoberto Turingorum regionem intraverat, quæ non modica provinciæ pars est Germaniæ secundæ, in quâ est Colonia metropolis. Remarquez que Unno ne fait ici que paraphraser une vie plus ancienne du même saint, écrite au VIIe siècle, et dans laquelle la Thuringe est citée sans aucune désignation qui puisse induire à y voir la cisrhénane plutôt que l’autre[27] ; si donc il interprète comme il le fait le texte du VIIe siècle, c’est que l’interprétation était encore obvie de son temps, et c’est tout ce que j’ai besoin de démontrer.

Le nom de Thuringe dans le sens de Tongrie doit être resté assez longtemps en usage parmi les populations germaniques. En effet, au Me siècle, nous voyons le pays de Tongres mentionné sous ce nom dans un poème allemand où il est cité avec le Brabant, la Hollande et la Frise, en opposition avec la Thuringe d’Allemagne, qui fait partie d’une autre région géographique où figurent la Saxe et d’autres pays[28]. L’équivalence des deux noms n’était pas encore oubliée au XIVe siècle, puisqu’en transcrivant la Notitia civitatum, un copiste de cette époque y remplaça les mots Civitas Tungrorum par Civitas Thoringorum quæ nunc Leodium[29].

Cette dualité de noms s’explique d’ailleurs d’une manière très naturelle. Toringi ou Turingi est la forme génuine du nom, dont Tongri ou Tungri n’est que la transcription romane ou latine. La métathèse s’explique par le besoin de l’euphonie, et aussi par l’ignorance des Romains quant à la valeur patronymique du suffixe -ingen. Ainsi s’explique aussi cette circonstance que nous trouvons Tungri chez tous lez écrivains latins, tandis que Thuringi est la forme employée par ceux qui tirent leur renseignement de la tradition orale des barbares, comme Grégoire de Tours, comme Procope, comme l’auteur du Vita Arnulfi. Si l’on me demande pourquoi ces écrivains ne nous avertissent pas de l’équivalence des deux noms, je répondrai que c’est sans doute parce qu’eux-mêmes n’avaient pas une idée exacte de l’identité des Tungri et des Thoringi. C’est la même raison qui permet d’écarter la fallacieuse objection d’après laquelle on ne pourrait pas prétendre que Thuringia soit pris pour Tungria, puisque Tungria n’existe pas : Thuringia, en effet, n’est ici que la traduction du pluriel germanique Thuringen, qui signifie proprement le pays des Thuringes, de même que Francia, Lotharingia, Bavaria, etc., sont la transcription des pluriels germaniques Franken, Lothringen, Baiern, et désignent les pays par le nom de leurs habitants. C’était la toponymie barbare : dès l’origine, les Francs n’en connurent pas d’autre, et jamais ils n’employèrent le vocabulaire administratif des Romains.

Traduisant une relation barbare qui parlait du pays de Thuringen, Grégoire de Tours n’a pu rendre ce nom que par celui de Thuringia, tout comme, au Xe siècle, les écrivains romans appelaient Lotharia le royaume qui était pour les Germains celui des Lotherings, c’est-à-dire des hommes de Lothaire. Nous aurions donc ici le même peuple et la même région désignés dans les sources écrites sous les noms de Tungri et de Civitas Tungrorum, et, dans les traditions orales de provenance barbare, sous ceux de Thuringi et de Thuringia. Ainsi disparaissent les légères difficultés que les adversaires de l’identification élèvent contre elle.

C’est donc bien dans la civitas Tungrorum, c’est-à-dire dans les vastes plaines de la Campine, de la Hesbaye et du Brabant actuels, que, d’après la tradition recueillie par Grégoire, les Francs sont venus s’établir après avoir quitté l’île des Bataves et franchi le Rhin. C’est là aussi que nous devons chercher le Dispargum castrum dont Grégoire fait la résidence du premier roi connu des Saliens, puisqu’il nous dit formellement ni cette localité est située in terminum Thoringorum, c’est-à-dire dans le pays des Tongriens[30]. Je ne fatiguerai pas le lecteur à recommencer avec lui la décevante recherche de cet introuvable séjour des premiers rois francs. Soit que le nom doive être considéré comme la traduction germanique d’un nom latin[31], soit qu’il faille y voir une appellation tout à fait légendaire, soit encore qu’on puisse le rapporter à Diest ou à Duysbourg en Brabant, la chose importe assez peu au point de vue de nos études : ce qui importe, c’est que, au dire de la tradition franque elle-même, les Francs occupent tout au moins urne partie du pays de Tongres, et que leurs rois y ont même eu leur résidence avant la conquête de Cambrai.

Resterait à expliquer le Pannonia de la tradition rapportée par Grégoire de Tours. Faut-il y voir une trace de la légende érudite que racontent Frédégaire et le Liber Historiæ, et qui, de très bonne heure, essaya de donner aux Francs une origine troyenne ? La légende érudite ne parle pas de la Pannonia. De Sicambria, leur prétendue ville sur le Palus Meotides, elle fait venir directement les Francs jusqu’au Rhin. Mais, si la Pannonia ne figure pas dans la légende érudite, est-il croyable que ce nom tout officiel se soit rencontré dans une tradition populaire des Francs ? Bien que cela ne me paraisse pas matériellement impossible, je suis peu porté à admettre que la tradition ait mentionné la Pannonia proprement dite, et je croirais plutôt à une de ces étymologies populaires dont les exemples sont si nombreux dans la langue du moyen âge. Pendant des siècles entiers, le Danemark n’a-t-il pas été désigné sous le nom de Dacia, simplement parce qu’entre les noms des Daci et des Dani il y avait une ressemblance fortuite ? Ne nous empressons donc pas de traduire Pannonia par Hongrie ; qui sait si la tradition franque ne se figurait pas sous ce nom un tout autre pays ? Grégoire, peu familiarisé avec la langue poétique des Francs et avec leur géographie imaginaire, ne serait-il pas lui-même l’auteur de la confusion entre le nom qu’il entendait prononcer et celui de la province romaine avec lequel ce nom avait le plus d’analogie ?

Mais nous n’en avons pas encore fini avec la légende des origines. Si Grégoire de Tours, exclusivement préoccupé de retrouver les premiers rois de son peuple, est rouet sur tout le reste, nous possédons de vieux documents qui nous en apprennent un peu plus sur les premiers jours de la nation franque. Je veux parler du grand et du petit prologue de la loi salique, et d’un passage du Liber Historiæ, c. 4, qui nous donnent tous les trois un même renseignement. Les deux premiers nous offrent deux rédactions, indépendantes l’une de l’autre, d’une tradition franque relative à l’origine de la loi salique ; le troisième reproduit cette tradition d’après le second, et nous permet de fixer la date avant laquelle elle a été mise par écrit pour la première fois : en effet, le Liber Historiæ est de 727. Les deux prologues sont donc, tout au moins, antérieurs au commencement du VIIIe siècle ; on verra même ci-dessous que rien n’empêche de leur attribuer une  ancienneté plus haute encore, et pie les faire remonter jusqu’au VIe. C’est là ce qui donne un intérêt considérable aux accents que l’on va entendre. Je copie le texte du grand prologue :

La nation des Francs, illustre, ayant Dieu pour fondateur, forte sons les armes, ferme dans les traités de paix, profonde en conseil, noble et saine de corps, d’une blancheur et d’une beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, depuis peu convertie à la foi catholique, pure à hérésie, lorsqu’elle était encore sous une croyance barbare, avec l’inspiration de Dieu, recherchant la clef de la science, selon la nature de ses qualités, désirant la justice, gardant la piété ; la loi salique fut dictée par les chefs de cette nation, qui en ce temps commandaient chez elle.

On choisit, parmi plusieurs, quatre hommes, savoir : Wisogast, Bodegast, Salegast et Windogast, dans les lieux appelés Salaghem, Bodeghem, Windoghem. Ces hommes se réunirent dans trois malls, discutèrent avec soin toutes les causes de procès, traitèrent de chacune en particulier, et décidèrent leur jugement en la manière qui suit. Puis, lorsque, avec l’aide de Dieu, Chlodwig le chevelu, le beau, l’illustre roi des Francs, eut reçu le premier le baptême catholique, tout ce qui dans ce pacte était jugé peu convenable fut amendé avec clarté par les illustres rois Chlodwig, Childebert et Chlotaire, et ainsi fut dressé le décret suivant.

Vive le Christ qui aime les Francs ! Qu’il garde leur royaume et remplisse leurs chefs des lumières de sa grâce ! Qu’il protège l’armée ! Qu’il leur accorde des signes qui attestent leur foi, la joie de la paix et de la félicité ! Que le Seigneur Jésus-Christ dirige dans les voies de la piété les règnes de ceux qui gouvernent ! Car cette nation est celle qui, petite en nombre, mais brave et forte, secoua de sa tête le dur joug des Romains, et qui, après avoir reconnu la sainteté du baptême, orna somptueusement d’or et de pierres précieuses les corps des saints martyrs, que es Romains avaient brûlés par le feu, massacrés, mutilés par le fer, ou fait déchirer par les bêtes[32].

Le ton profondément inspiré de ce noble morceau et les souvenirs incontestablement épiques fondus dans son texte ont enthousiasmé à bon droit plus d’un critique. Gibbon déclarait qu’il y a là plus d’esprit franc que dans tout Grégoire de Tours. De nos jours, on n’a pas manqué d’y découvrir un véritable chant épique, contemporain de l’origine même de la loi, un Malbergslied, un poème barbare enfin dont nous ne posséderions que le remaniement de date chrétienne, et dans lequel Wodan aurait tenu primitivement la place de Jésus-Christ[33] ! C’est aller un peu vite en besogne, et compromettre par d’imprudentes exagérations une thèse d’ailleurs très fondée. Oui, l’inspiration franque est ici incontestable,’ mais c’est une inspiration chrétienne, et il suffit d’une lecture fugitive pour reconnaître que l’idée chrétienne n’est pas seulement le vernis couvrant un fonds mythologique, mais l’âme même du morceau, dont elle détermine le fond et dont elle ne pourrait être arrachée. L’œuvre est lyrique et non épique, chrétienne et non barbare, personnelle et non populaire ; le poète auquel il en faut faire honneur, c’est le clerc latin qui l’a mise par écrit dans le silence de sa cellule. Quelle différence d’accent, de mouvement ; de niveau moral, avec les, productions connues de l’esprit, épique des barbares ! Le vocabulaire même atteste l’origine du texte. S’il n’était, comme on l’a soutenu, qu’une traduction d’un chant populaire en langue franque, quels seraient les termes de cet idiome que le latin aurait traduits par catholicus, heresis, barbara, scientiæ clavis, pietas, torrens, lumen gratiæ, sancti martyres, etc. ? Pour faire un usage si étendu du vocabulaire latin-chrétien de l’époque, il fallait n’être pas arrêté par les besoins de la traduction. J’en dirai autant de l’étendue de la première phrase poétique,, et en général de toute la coupe du style, qui’ vise à la période : aucun chant barbare n’avait cette allure Nous sommes donc ici en présence d’une œuvre personnelle, qui, à une heure d’inspiration, a jailli de la plume de quelque poète franc :’toute autre interprétation me semble incompatible avec la vraie nature des choses[34].

Quant à la date du grand prologue, l’examen de ses caractères internes nous permet, à mon avis, de la faire remonter jusqu’à la seconde moitié du VIe siècle. Il semble que l’on y sente frémir encore le souffle de toutes les grandes choses qui se passèrent pendant l’époque de la fondation du royaume. La conversion des Francs est envisagée comme un fait récent (nuper ad fidem catholicam conversis) ; c’est qu’il en reste encore quelque souvenance dans le peuple. On se souvient également du joug très dur des Romains, que les Francs ont l’honneur d’avoir secoué. Je dirai plus : nulle part ailleurs, dans les monuments de l’époque mérovingienne, on ne voit accentuer d’une manière si énergique l’opposition entre les Francs, dévots serviteurs des saints et vénérateurs de leurs reliques, et les Romains, qui les ont livrés aux bêtes féroces. On dirait que tous les écrivains mérovingiens se sont donné le mot pour passer sous silence ce qui divise les deux races : seul, le grand prologue jette au milieu de ce silence une note âpre et stridente, où vibre encore l’écho des colères belliqueuses[35]. Et qu’est-ce encore cette mention auctore Deo condita, sinon une espèce de compensation pour la filiation divine qui, dans l’époque païenne, rattachait le peuple franc à ses dieux ? C’est du moins l’universelle coutume païenne des lignées, de ce genre qui semble avoir suggéré à notre auteur ale commencer l’éloge des Francs par un trait n’ayant de valeur précise et concrète que dans les traditions païennes. Ajoutons enfin que si, parmi les souverains qui ont révisé la loi, le prologue ne mentionne, outre Clovis, que les deux premiers monarques de la Neustrie, Childebert I et Clotaire I († 551) cela tient sans doute à ce qu’il n’en connaît pas d’autres, et c’est un dernier argument pour nous autoriser à lui attribuer pour date la seconde moitié du VIe siècle.

Mais de ce que le prologue n’est pas un chant épique, il ne s’ensuit nullement qu’il n’ait pas utilisé des souvenirs qu’un chant épique peut seul avoir conservés. Au milieu de la prose poétique du morceau, et de ces effusions lyriques et chrétiennes que tout nous permet de dater, nous rencontrons en effet un noyau légendaire dont les contours se détachent avec une grande netteté sur tout ce qui l’entoure : c’est le passage où il est parlé des quatre chefs qui ont rédigé la loi salique, et des trois endroits où ils se sont réunis pour arrêter la rédaction. Il est impossible de méconnaître la provenance épique de cette donnée, que Fauteur n’a pu emprunter qu’à la tradition populaire, et qui se trouve sous ses traits essentiels dans le petit prologue, dont elle constitue également le noyau. Ce ne sont pas ici des amplifications poétiques ni des conjectures personnelles ; ce sont des indications très précises, énoncées dans un formulaire vraiment barbare, et marquées, si je puis ainsi parler, du cachet de leur origine.

D’abord, il s’agit d’un fait qui remonte très haut, et que Grégoire de Tours, malgré ses, consciencieuses recherches, n’a pas trouvé dans ses sources écrites. Ce fait se passe antérieurement à la conversion des Francs (497), antérieurement à leur premier roi connu (circa 425), antérieurement même au passage du Rhin, si l’on pouvait en croire quelques mots intercalés ici par le petit prologue. Même en écartant cette dernière donnée, qui nous ramènerait vers le milieu du IVe siècle, il reste établi que le prologue, écrit peu après 561, est postérieur d’environ deux cents ans à la date qu’il assigne lui-même aux événements. D’autre part, il faut convenir que la tradition doit s’être formée assez tôt, sinon elle n’aurait pu garder en plein VIe siècle le souvenir d’une époque où les Francs n’avaient pas encore de rois. Les noms des quatre personnages cités déposent aussi en faveur de son antiquité ; en effet, les composés en -gast appartiennent aux plus anciens du vocabulaire onomastique des Germains, et ils cessèrent d’assez bonne heure d’être employés[36].

Il faut noter surtout l’assonance qui relie entre eux nos quatre noms.- Dans l’antiquité germanique, on aimait à créer un lien phonétique entre les noms des membres d’une même famille. Ce lien était, tantôt un suffixe ou un préfixe qui reparaissait dans chacun des noms, tantôt une rime ou une allitération. Ainsi, le Chérusque Ségeste a pour frère Segimir et pour fils Segimund. Chez les Mérovingiens, le radical Chlod, qui apparaît dans le nom de Chlodovech et dans celui de son ancêtre Chlodio, sert à former aussi ceux de ses fils Chlodomir et Chlothar, et se retrouve dans ceux de Chlodoald et de Chlotswindis. Une généalogie des rois francs, publiée dans l’appendice de ce livre, va plus loin, et allitère tous les noms des rois mérovingiens : Chlodio, Chlodebaud, Chioderic (Childéric), Chlodovech et Chlodomar. Chez les Burgondes, le radical Gund, qui est déjà dans le nom du peuple, reparaît dans ceux des rois Gundichar, Gundobad et Gundovech. Chez les Ostrogoths, les trois frères qui commandent à ce peuple s’appellent Théodemir, Valamir et Vidimir. Chez les Gépides, nous rencontrons le roi Thorisund et son fils Thorismund. Chez les Lombards, Alboin est fils d’Audoin. Chez les Francs, Autharius a trois fils : Ado, Rado et Dado. Chez les Anglo-Saxons, Ethelbert est père d’Ethbald et d’Ethelberge, Oswald est frère d’Oswiu. Enfin, chez les Danois, Eric a sept fils qui s’appellent Gerbiorn, Gunbiorn, Armbiorn, Stenbiorn, Esbiorn, Thorbiorn et Biorn[37].

La poésie populaire obéit à la même tendance, et associe les noms de ses héros d’après le même procédé. Ainsi, dans un fragment du VIIIe siècle, Hildebrand est père de Hadubrant. Dans les Nibelungen, Liudegar est frère de Liudegast. Dans l’Edda, Sigmund est mari de Siglind et père de Sigurd. Le même recueil groupe les noms de Sigar et Signe, Gunnar et Gudrun, Bilviss et Boelviss, Lyngheidr et Lofnheidr, Thorgeidr et Thormodr. L’.épopée française, de son côté, associe les noms de Gerin et Gerier, Ivon et Ivoire, Basan et Basile, Clarifan et Clarien, Amis et Amiles, Mauderan et Maudoire[38], sans compter les noms des quatre fils Aymon : Renard, Richard, Guichard et Alard[39].

Dès lors, qui ne le voit ? dans l’épisode qui nous occupe, l’allitération est la preuve la plus manifeste de la fiction[40]. Si, en effet, les quatre auteurs de la loi  salique nous étaient présentés comme frères, nous pourrions croire avec quelque probabilité à la réalité des noms qu’ils portent ; mais, du moment qu’aucun lien de parenté réelle n’est affirmé entre eux, il faut bien conclure de l’incontestable parenté de leurs noms que c’est l’imagination populaire qui les a forgés, et qui les a reliés par son procédé mnémonique familier. Ce que nous venons de dire des quatre prud’hommes s’appliqué également au nom des trois localités où ils se réunissent. Saleheim, Bodoheim, Widoheim. Ici, à la vérité, le travail de l’imagination est moins visible, parce que le suffixe heim, qui a la signification de demeure ou maison, est des plus répandus dans la toponymie du pays franc, et qu’il n’aurait pas été impossible que trois endroits de ce pays, choisis pour trois, rendez-vous successifs, portassent en réalité des noms affectés de la même désinence. Mais la correspondance établie entre les radicaux des noms des lieux et ceux des noms des quatre’ prud’hommes est ici probante. Au surplus, nous trouvons dans les légendes épiques de l’Irlande un phénomène trop apparenté à celui-ci pour n’être pas signalé : les Tuatha Dé Dannan — ce sont les conquérants mythologiques de la verte Erin — ont appris les arts magiques dans quatre villes qui s’appellent Falias, Gorias, Murias et Findias, et il y avait dans ces quatre villes quatre druides de haute science appelés Morfeas, Esras, Uiscias et Semias, qui furent les initiateurs des Tuatha Dé Dannan[41]. Un autre élément de comparaison m’est fourni par une légende épique des Lombards : au dire de l’Origo Gentis Langobardorum et de Paul Diacre, ce peuple, après sa sortie du pays de Mauringa, aurait occupé trois localités nommées Anthaib, Banthaib et Burgunthaib[42].

Si la forme extérieure de la tradition nous fournit de précieux indices quant à sa nature légendaire, nous en découvrons d’autres lorsque nous en abordons le contenu.

Ce sont, nous dit-elle, quatre personnages qui, se réunissant dans trois endroits qu’elle désigne ; ont arrêté ensemble le texte de la loi salique, après avoir discuté avec soin toutes les causes de procès. Ces quatre personnages sont, d’après le grand prologue, proceres ipsius gentis qui tunc ejusdem aderant redores. D’après le petit prologue, ce sont electi de pluribus quatuor viri. Il n’y a rien là qui ne soit conforme aux usages traditionnels des barbares. Lorsqu’en rédigea la loi des Alamans, on fit choix aussi, selon le prologue, de prud’hommes versés dans la connaissance de la tradition législative, et ils arrêtèrent un avant-projet que Théodoric compléta et corrigea selon les exigences de la loi chrétienne[43]. Plus tard, des changements étant devenus nécessaires, le ; roi Dagobert choisit quatre prud’hommes appelés Claudius, Chadoindus, Magnus et Agilulfus[44], avec le concours desquels il fit les modifications désirées. Le rôle des prud’hommes est visible également dans la loi des Frisons, qui contient des Additiones sapientum attribuées, les unes à Wulemarus, les autres à Sæmundus. Et nous entendons comme un écho de la tradition dans le capitulaire de 789, qui déclare que les juges doivent étudier avec soin la loi élaborée par les prud’hommes pour le peuple[45].

Seulement, dans les textes législatifs qui viennent d’être cités, les prud’hommes fonctionnent sur l’ordre du roi, tandis que, dans les prologues de la Loi salique, aucun souverain n’est mentionné. A entendre le petit prologue, c’est la nation elle-même qui a fait choix des quatre prud’hommes ; d’après le grand, au contraire, ce seraient quatre chefs de tribus qui, en se réunissant spontanément, auraient arrêté la rédaction[46]. La variante est considérable, comme on voit, et je ne sais trop pour laquelle des deux versions me prononcer, car enfin, toutes les deux sont compatibles avec notre notion des institutions germaniques anciennes, et, d’autre part, je ne vois aucune preuve externe qui fixe la supériorité de l’une sur l’autre. Qu’importe d’ailleurs ? L’une et l’autre nous ramènent devant une peuplade sans rois, et gouvernée seulement par des chefs de tribus dont la réunion constitue comme un sénat, et par une assemblée générale. Or, à l’époque où notre tradition fut mise par écrit pour la première fois, on ne connaissait plus cette forme primitive des institutions nationales. Par conséquent, la tradition n’a pu inventer ceci, niais l’a dû trouver dans un fonds d’histoire traditionnelle. Cette considération acquerra une certaine force si’ l’on réfléchit que, de son côté, après avoir fait beaucoup de recherches pour découvrir les origines de, la dynastie franque, Grégoire de Tours se trouve arrêté finalement devant des témoignages écrits desquels il résulte que, dans les temps les plus anciens, les Francs n’avaient pas de rois, mais seulement des duces et des regales[47]. L’accord de la tradition orale consignée dans les prologues et des témoignages écrits recueillis par Grégoire est sur ce point trop remarquable pour être fortuit ; il ne peut pas s’expliquer autrement que par leur conformité aux faits, ou du moins aux plus anciennes traditions nationales.

De tout ceci, nous sommes autorisés à conclure à l’origine populaire, et partant épique, des récits qui viennent d’être examinés. On comprendra que je m’abstienne de pousser plus loin la recherche de leur historicité. Il me suffira d’en avoir sauvé le cadre, renonçant à en savoir davantage, et n’ayant nulle ambition (on a vu pourquoi) de déterminer la personnalité des mythiques législateurs, ainsi que les théâtres successifs de leurs délibérations constituantes[48]. Ces héros relèvent de la poésie et non de l’histoire. Je ne voudrais cependant pas aller jusqu’à dire qu’il y avait un chant épique sur l’origine de la loi. Le peuple ne chante pas les faits d’un intérêt général, dans lesquels la personnalité de quelque héros n’occupe pas la première place, et qui ne parlent pas de guerre et d’amour. Le récit de nos prologues serait plus détaillé et plus vivant s’il était puisé dans une chanson contemporaine, et il y a tout lieu de croire que la tradition tenait tout entière dans quelques vers mnémoniques, qui, par le procédé de l’allitération, groupaient les noms des quatre législateurs et des trois malbergs. Nous sommes déjà arrivés à la même conclusion en ce qui concerne la table généalogique des peuples étudiée dans le chapitre précédent.

 

 

 



[1] Grégoire de Tours, II, 9.

[2] Id. l. l.

[3] Id., l. l.

[4] C’est ce qu’a parfaitement vu Giesebrecht I, 69, nota 2. Cf. von Sybel, Entstehung des deutschen Kœnigthums, 2e édition, Francfort, 1881, p. 162.

[5] Guizot traduit, p. 67 : Comment les victoires de Clovis assurèrent ensuite ce titre (de roi) à sa famille, c’est ce que nous montrerons plus tard. C’est là un contresens énorme et de nature à dérouter entièrement le lecteur ; il était important de le signaler.

[6] Frédégaire, III, 2.

[7] Dehinc extinctis ducibus, in Francis dinuo reges creantur ex eadem stirpe qua prias fuerant... Franci electum a se regi sicut prius fuerat crinitum, inquirentes diligenter, ex genre Priami Frigi et Francionis super se creant nomen Theudemarum filium Richemeris. Id., III, 5 et 9.

[8] Liber Historiæ, c. 4.

[9] Jordanès, c. 4.

[10] Paul Diacre, I, 1-8.

La version de l’Origo Gentis Langobardorum (Waitz, Sriptores Rer. Langob.) présente quelques variantes ; p. ex., elle ne parle pas de l’exil des Langobards et de ses causes, etc. Néanmoins, ce trait, et celui du printemps sacré des Winniles m’ont paru trop authentiques pour être laissés de côté, et il faut croire que Paul Diacre possédait une forme plus complète de la tradition que celle qu’il a reproduite.

[11] Widukind, Rer. Gestar. Saxon, I, 4-6.

Remarquez que la tradition ne flétrit pas la perfidie des Saxons qui firent périr les Thuringiens dans une entrevue pacifique : c’est sans doute que, dans son enthousiasme barbare pour le succès, et dans sa prévention nationale pour les siens, elle ne trouve rien à y redire. Nous aurons l’occasion de constater plus d’une fois l’immoralité des chants épiques barbares : on voit trop bien qu’ils sont antérieurs à l’époque chrétienne.

[12] Lex Salien, XXIV, 2. XLI, 9.

[13] Bien plus, ayant à raconter plus loin la manière dont le cadavre du prince Clovis fut reconnu grade à sa longue chevelure, il emploie l’expression cæsarie prolixa (H. F., VIII, 10.) Le terme ne reparaît ni dans Frédégaire ni dans le Liber historiæ, sauf à l’endroit où ce dernier (c. 5) reproduit Grégoire, et où il est évidemment emprunté à celui-ci.

[14] Von Sybel, o. c., p. 163 et suiv. se donne beaucoup de mal pour démontrer que le récit de Grégoire, en ce qui concerne la parenté primitive de tous les rois francs, ne mérite pas de créance : mais c’est son système qui l’oblige à nier cette parenté, et, dans tous les cas, une tradition ancienne et vraisemblable mérite plus d’égards qu’une conjecture moderne dictée par les nécessités d’un système.

[15] Clodio autem rex misit exploratores de Disbargo castello Toringorum asque ad urbem Camaracum. Ipse postes cum grande exercitu Renum transiit, multo Romanorum populo occidit asque fugavit. Liber Historiæ, c. 3.

[16] Rerum Francicarum libri VIII, Paris, 1646, p. 128.

[17] Daniel Bender, Veher Ursptunq und Heimat der Franken, Braunsberg, 1857, p. 23, cité par Richter, Annalen des Frænkischen Reichs, 1873, p. 20, n.1.

[18] V. A. de Valois, op. cit. l. l.

[19] Dubos, t. I, p. 334 et suiv.

[20] Waitz, Des Alte Recht der Salischen Franken, p. 44 ; Longnon, Géographie de la Gaule au VIe siècle, p. 165.

[21] Grégoire de Tours, II, 12.

[22] Das Alte Recht, p. 45, et Longnon, o. c. p. 166.

[23] Ce point est établi d’une manière incontestable par le Panégyrique de Constantin, attribué généralement au rhéteur Eumène, et qui fut prononcé selon toute apparence à Trèves en 313 (Teuffel, Geschichte der rœmischen Literatur, § 401, 6). Parlant de Constance Chlore, père de son héros, le rhéteur s’exprime ainsi : Quis enim non dico reminiscitur sed quis non adhuc quodam modo videt quantis ille rebus auxerit ornaritque rem publicam ?.... qui.... terram Bataviam sub ipso quondam alumno suo a diversis Francorum gentibus occupatam omni hosto purgavit, etc. c. 5. Le même orateur, dans son panégyrique de Constance Chlore, avait déjà célébré cette expédition de Batavie, c. 8. Illa regio divinis expeditionibus tuis Cæsar vindicata atque purgata, quam obliquis meatibus Vahalis interfluit quamque divortio sui Rhenus amplectitur, pæne, ut cum verbi periculo loquar, terra non est. Un autre panégyrique, en l’honneur de Maximien et de Constance Chlore, dit, en parlant de ce dernier, c. 4 : Multa ille Francorum millia qui Bataviam aliasque cis Rhenum terras invaserant interfecit depulit cepit abduxit. Enfin, le Genethliacus en l’honneur de Maximien, par le rhéteur Mamertin, c. 7, connaît aussi cette transrhenana victoria et domitis oppressa Francis bella piratica.

[24] Au sujet d’une expédition de Julien l’Apostat contre des Francs, en 358, Ammien Marcellin écrit XVII, 8, 3 : Quibus paratis petit primos, omnium Francos, eos videlicet quos consuetude Salios appellavit, ausos olim in Romano solo apud Tociandriam locum habitacula sibi figere prælicenter. Cui cum Tungros venisset, occurrit legatio prædictorum. Je ne réfuterai pas la puérile interprétation de Toxiandria locus par Tessenderloo, et je me borne à renvoyer pour la signification de locus à Longnon, Géographie de la Gaule au VIe siècle, p. 23.

[25] Procope, De Bell. Gothic., I, 12.

[26] Das Alte Recht, p. 51.

[27] Post hæc autem cum patrias Toringorum cura eodem rege invisendas intrasset.... Vita Arnulfi, c. 12 dans Script. Rer. Merov., II, p. 436. Je crois d’ailleurs que l’auteur de ce document désigne la Thuringe cis-rhénane : on voit que le roi Dagobert y est entré d’une manière pacifique, qu’il n’y est pas question de combats, qu’on y trouve des villas ; bref, rien n’y fait penser à un pays barbare.

[28] Dorringen unde Brabant, Vriesen unde Holland

Gaf he vier hêren.

Sachsen und Thuringe, Frisum und Sweven

Gaf he zên graven.

Kœnig Rother, v. 4829.

Il faut cependant remarquer que l’édition de ce poème par H. Rückert donne Lotringin à la place de Dorringen ; mais ne faut-il pas voir dans L. une glose pour un nom devenu incompréhensible ? V. H. Lippert, Beitræge zur æltesten Geschichte der Thüringer dans Z. des Ver, f. thür. Gesch und Alt., XII, p 101. Je renonce à me servir d’un témoignage qui serait décisif s’il était authentique ; c’est le vers 86 du poème anglo-saxon Vidsith (Mid. East-Thyringum ic wæs) qui attesterait par là même l’existence des Thuringiens occidentaux ou Tongriens au VIIe siècle (dans Haupt, Zeitschr. für deutsches Alterthum XI, p. 289). Il a été établi par Müllenhoff que les vers 82-87 du Vidsyth sont interpolés, et cette opinion est partagée par Grein, Bibliothek der Angelsæchsischen Poesie, t. I, p. 401. Quant aux mentions de Thuringiens qui sont faites v. 30 et 64, elles sont trop vagues pour permettre de les rapporter avec quelque certitude aux Thuringiens (Tongriens) de Belgique.

[29] C’est un MS. de la Vaticane (Palatin, 1357). M. Longnon, qui cite ce fait o. c. p. 166, croit que le copiste aura été obsédé sans doute par les souvenirs du texte de Grégoire de Tours ; mais je ferai remarquer que Grégoire était fort oublié au moyen âge, et qu’à sa place on lisait le Liber Historiæ. Celui-ci, il est vrai, reproduit les indications de Grégoire, mais je ne crois pas que le copiste du XIVe siècle ait eu besoin d’une réminiscence de cet auteur pour tomber sur l’identification Torings Tungri. Elle s’imposait tellement que, dans la l’édition de Grégoire de Tours (par Jodocus Baudius à Paris 1512), Tungri prend aux passages visés la place de Toringi. Qu’on dise que ce sont là des corrections de scribe, je l’admets ; encore reste-t-il qu’une conjecture qui s’offre d’elle-même à l’esprit de tout le monde a de grandes probabilités pour elle.

[30] Aucun doute n’est possible sur la signification du mot terminus dans le langage de Grégoire de Tours. V. Longnon, p. 34, et le Lexique de Arndt et Krusch dans leur édition de Grégoire de Tours, t. II, s. v. terminus. Les écrivains qui traduisent par les confins des Thuringiens ou par la frontière du pays de Tongres, comme fait Guizot, p. 68 de sa traduction, commettent donc un contresens.

[31] Une ingénieuse conjecture a voulu retrouver Dispargum dans Famars (Fanum Martis). Mais, sans compter que bargum (burgum) ne signifie pas fanum, la conjecture est géographiquement impossible. Famars, en effet, est situé au sud de la forêt Charbonnière, tandis que la tradition relative à Clodion nous force à placer Dispargum au nord de la même forêt.

[32] Traduction, Guizot dans Histoire de la civilisation en France, t. I, p. 327.

[33] Herm. Müller, Der Lex Salica und der Lex Anglorum et Werinorum Alter und Heimcath.

[34] M. L. Gautier écrit très justement à ce sujet : Nous pensons que dans une histoire de l’épopée française, il faut tenir compte d’un monument tel que le célèbre prologue de la loi salique. Non que ce prologue ait rien d’épique, non qu’il ait eu directement la moindre influence sur nos chants populaires, mais parce qu’il montre quelles étaient la jeunesse, la fierté, l’énergie et la poésie enfin de ce peuple d’où la France a tiré son nom.... Certes, il n’y a rien dans la forme de ce prologue qui fasse penser à nos cantilènes et à nos futures chansons de geste, mais nous ne craignons pas d’affirmer que notre épopée est contenue en germe dans ces quelques lignes. Les épopées françaises, 2e édition, t. I, p. 33.

[35] G. Kurth, Les Origines de la civilisation moderne, 2e édition, t. II, p. 66 et suiv.

[36] Les seuls noms avec suffixe en -gast qui nous soient connus sont, outre les quatre du prologue, les suivants, qui s’échelonnent tous du IVe au VIe siècle :

Anagast, Joann Biclar.

Andragast, Histor. Miscell.

Arbogast, Aurelius Victor, Epit., 48 et passim.

Cunigast, Cassiodore, Variar., VIII, 28.

Halidogast, Vopiscus, Aurel., c. 11.

Hartigast, Histor. Miscell., c. 17.

Nebiogast, Zosime, VI, 2 ; Olympiod.

Je cite ces noms avec leurs références d’après Fœrstemann, Altdeutsches Namenbuch, I. Personennamen, Nordhausen, 1856, p. 491, qui croit aussi retrouver le radical gast dans les désinences de Baudastes, Bladastes, Leonastis, Leubastes, Leudastes et Nifast, tonutes formes du VIe siècle. A partir du Xe et du XIe siècles, ajoute Fœrstemann, l. l., il ne se crée plus de noms nouveaux avec le suffixe -gast.

[37] Saxo Grammaticus, V, p. 173 (éd. Holder).

[38] V. K. Müllenhoff, Z. f. d. A., VII, p. 527 ; Rajna p. 54 ; Nyrop, Storia dell’ epopea francese nel media evo, p. 193.

[39] Renaud est en effet la forme francisée de Reinhart.

[40] C’est aussi l’opinion de Waitz, Das Alte Recht, p. 68 et 69, suivi par Richter, p. 27.

[41] D’Arbois de Jubainville, Cours de littérature celtique, t. V, P. 403 et 404. La forme Morfesa pour Morfeas m’a paru être le résultat d’une erreur de scribe ou d’une faute d’impression.

[42] Origo Gent. Langob. c. 2. Paul Diacre, Hist. Langob., I, 13.

[43] Viri sapientes qui... legibus antiquis eruditi erant. Lex Baiuwar., éd. Merkel dans Pertz, Legg, t. III, p. 259, cf. ibid. 194.

[44] Viros illustres Glandio Chodoindo magno et Agilulfo. Id., ibid., p. 259.

[45] Capitul., éd. Bolet. 22, c. 63.

[46] La première de ces versions suppose rue assemblée générale de la nation qui donne un mandat spécial aux prud’hommes ; l’autre suppose une réunion des chefs de tribus délibérant entre eux, et, probablement, soumettant ensuite leur travail à l’assemblée, qui le ratifie.

[47] Grégoire de Tours, II, 9.

[48] Depuis les ingénieux travaux de Godefroid Wendelinus, Leges Salicæ Illustratæ, p. 102 et suiv., localisant les héros dans les villages belges de Seelhem, Boyenhoven (Brabant) et Wintershoven (Limbourg), on a essayé à plusieurs reprises de résoudre ce problème vraisemblablement insoluble. Encore Huguenin, p. 31, pense à la Bode et à la Saie, deux rivières dont l’une est un affluent de l’Unstrut et l’autre de l’Elbe, quant à Windesheim, il le trouve sur le cours supérieur du Mein. Voilà une belle géographie, et à ce compte il ne valait pas la peine de recommencer le travail de Wendelinus !