HISTOIRE POÉTIQUE DES MÉROVINGIENS

 

GODEFROID KURTH

 

 

PRÉFACE

 

En 1887, pendant que je lisais avec fines élèves la chronique de Grégoire de Tours, je fus frappé de la différence de couleur et d’accent qui règne dans les diverses parties du livre II, consacré, comme on sait, à l’histoire des premiers rois mérovingiens.

Cette différence me parut surtout remarquable dans les pages qui racontent le règne de Clovis ; elles me faisaient l’effet d’une vraie mosaïque, forme des morceaux les plus disparates. Je voulus me rendre compte de l’origine de ce phénomène, et : des recherches auxquelles je me livrai résulta un mémoire intitulé : LES SOURCES DE L’HISTOIRE DE CLOVIS DANS GRÉGOIRE DE TOURS qui fut lu le 9 avril 1888 à Paris, au premier Congrès scientifique international des catholiques. A ce travail se rattachèrent plus tard une étude sur l’HISTOIRE DE CLOVIS DANS FRÉDÉGAIRE, et une autre sur le GESTA REGUM FRANCORUM, qui achevèrent de me convaincre de l’existence d’un important élément traditionnel et oral dans l’historiographie mérovingienne. Je m’attachai alors à dégager cet élément, en remontant le cours de l’histoire des Francs jusqu’aux origines de la nation, et en le redescendant jusqu’au dernier rejeton de Mérovée. Ce fut un long et minutieux travail, souvent interrompu par des besognes professionnelles : il est venu finalement aboutir à ce livre, dont j’ai suffisamment fait connaître la nature et le plan dans l’introduction. Qu’il me soit permis d’ajouter que dans l’étude de questions si délicates et, sous certains rapports, si neuves, l’écrivain a quelque droit de compter sur l’indulgence du lecteur.

 

Liège, le 19 janvier 1893.

 

INTRODUCTION

 

L’épopée est, chez toutes les nations, la forme primitive de l’histoire. C’est l’histoire avant les historiens, telle que le peuple tout entier la raconte de vive voix, et la transmet de bouche en bouche à la postérité. Elle ne retient que ce quia frappé l’imagination ou fait battre le cœur, et elle ne laisse à ses auditeurs que dès images et des impressions. Lés faits réels ne valent à ses yeux que dans la mesure où ils lui servent à l’élaboration d’un certain idéal, qu’elle en a conçu, et auquel elle les plie et les ramène tous. Sous l’influence de cet idéal, la narration se détache graduellement des réalités auxquelles elle doit l’existence ; elle devient son but à elle-même, et tire de ses propres nécessités organiques tout son développement ultérieur. Bientôt, elle ne garde plus d’autre élément historique que le grand nom auquel se rattache le souvenir des faits qu’elle raconte ; tout le reste est remanié ou ajouté par le génie populaire. Ainsi, en peu de temps, le sujet est stylisé, pour emprunter aux archéologues’ le terme par lequel ils désignent un travail semblable, bien que moins approfondi, dans le domaine des arts du dessin. Le résultat de ce travail inconscient de l’âme populaire sur les données qui lui sont fournies par la vie, c’est ce que nous appelons la poésie épique. Celle-ci consiste donc essentiellement dans des récits légendaires tenus pour historiques. Si l’auditeur pouvait se persuader que les histoires qu’on lui raconte sont des fictions, il se détournerait avec indignation de ce qu’il considérerait comme autant de mensonges odieux. Mais une pareille persuasion est bien loin de lui. Dans la jeunesse des sociétés, comme dans celle des individus, il n’y a pas de place pour les facultés critiques, réservées à un âge plus mûr ; l’imagination créatrice refoule dans l’ombre toutes les autres formes de l’activité intellectuelle, et l’histoire n’est et ne peut être que de la poésie épique.

Et cette poésie — est-il besoin de le dire ? — ne peut pas se passer longtemps d’une forme matérielle. De très bonne heure, elle dégage son rythme, qui est en quelque sorte Je vêtement qu’elle se tisse elle-même. De son côté, le rythme est inséparable de la mélodie, dont il ne sera détaché que beaucoup plus tard, lorsque la croissance continuelle des œuvres du génie humain obligera de les séparer, pour leur permettre à chacune de se développer en toute -liberté. Et ainsi stylisée, c’est-à-dire transfigurée par l’imagination populaire, et soulevée sur les deux ailes dû rythme et de la mélodie, l’histoire prend son vol, à travers les multitudes sous la forme de chansons épiques. C’est le dernier terme de ses métamorphoses progressives[1]. Ainsi sera parcouru tout le cycle du développement organique des souvenirs nationaux ; ainsi les peuples se verront mis en possession d’un riche et précieux répertoire de souvenirs poétiques, qui constituera tout l’ensemble de leurs annales : unum apud illos memoriæ et annalium genus, comme Tacite le dit avec une justesse et une concision admirables[2].

L’épopée et l’histoire resteront confondues tant que la nation ne sera pas arrivée à la conscience de l’écart qu’il y a entre les réalités historiques et les images qu’elle en garde dans son esprit. Dès qu’elle commencera à s’en apercevoir, l’heure de l’histoire aura sonné. Mais aussi cette heure sera celle du déclin de l’épopée. On peut dire, sans exagération, que celle-ci cessera d’exister virtuellement le- jour où elle cessera d’être prise pour de l’histoire :

Il faut du temps, à la vérité, pour que la notion de la différence en question se dessine d’une manière claire et nette dans l’esprit humain. L’historiographie est née depuis longtemps, et, depuis longtemps, on emploie des procédés mnémoniques destinés, par l’exactitude même avec laquelle ils fixent les notions acquises, à contrarier l’efflorescence épique, sans que l’incompatibilité entre les deux manières de se souvenir éclate à tous les yeux. L’annaliste qui, le premier, consigne les faits historiques par écrit, ne s’aperçoit pas lui-même qu’il inaugure un procédé différent de celui de l’épopée. S’il marque avec une exactitude relative le contour des événements qui se déroulent à partir de lui, il continue, pour tous les faits qui ont précédé son temps, de rester tributaire de la tradition poétique. Il la reproduit sans se douter de sa vraie nature, et soude avec la plus grande naïveté l’histoire légendaire à l’histoire réelle, comme si ce n’étaient pas deux éléments hétérogènes, entre lesquels aucune fusion n’est possible.

Voilà comment, même après la naissance de l’historiographie, l’épopée continue d’occuper une large place dans les annales des peuples. Ses développements ultérieurs sont arrêtés, dans une mesure importante, par la solide barrière que le procédé historique établit entre elle et les faits, mais elle reste en possession de tout le domaine conquis par elle pendant les siècles antérieurs. Elle ouvre les annales de toutes les nations, et elle s’épanouit avec une liberté illimitée sur les premières pages de tous les chroniqueurs et de tous les historiens. Pendant tout le moyen âge, et longtemps encore après la Renaissance, on a raconté comme de l’histoire véritable les exploits du roi Arthur, de Roland et d’Ogier le Danois, ainsi que les pathétiques aventures du Cid ou de Guillaume Tell. Malheur à qui eût contesté ces héroïques souvenirs, auxquels les nations tenaient comme à un patrimoine sacré, et qui avaient pour elles presque autant de valeur que leurs croyances religieuses ! Il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle (1760) qu’on faisait brûler par la main du bourreau le livre du téméraire qui, le premier, osa élever quelques doutes sur l’historicité de Guillaume Tell[3]. Et qui me dit qu’aujourd’hui encore, parmi les enfants de la verte Erin, il ne s’élèverait pas un tollé général d’indignation contre le profane qui se permettrait de révoquer en doute que Partholon soit venu coloniser leur île l’an 2520 de la création, ou que les Tuatha Dé Dannan aient enlevé l’Irlande aux Fir-Bolgs et aux Fomoriens dans les deux sanglantes batailles de Moytura[4] ?

Les historiens n’étaient pas en état d’arriver par eux-mêmes à découvrir la vraie nature des matériaux qu’ils mettaient en œuvre dans leurs premières pages. Ils s’aperçurent bien du manque de vraisemblance de certaines traditions, mais ce fut une constatation stérile, et que pouvait faire comme eux le premier venu. Ils remarquèrent aussi, par l’étude critique des sources, que certaines autres, pour n’être pas invraisemblables, n’étaient cependant pas établies, ou qu’elles manquaient de garantie, mais ce fut tout. Or, ce n’était pas assez. Il ne suffisait pas de classer dans la catégorie du faux tout ce qui s’écartait de la réalité objective ; il fallait rendre compte de l’origine de l’altération qu’avaient subie les récits, voir dans quelle mesure elle avait eu lieu, et quelles influences l’avaient produite : tout cela importait, sinon pour l’histoire des faits eux-mêmes, du moins pour celle des idées. Mais pour une pareille tâche, les historiens n’étaient pas armés ; leur cercle était trop étroit et leur procédé trop technique. Ils n’étudiaient que des documents et non des esprits. Une fois que les faits ne rendaient pas le son de l’authenticité, ils les éliminaient impitoyablement, sans leur accorder aucune valeur quelconque. Mensonge ou fable ! tel était leur jugeaient sommaire, et ils croyaient avoir rempli toute leur mission quand ils avaient expulsé de l’histoire, non sans mépris et parfois avec colère, tout ce qui n’était pas rigoureusement historique. Ils ne se rendaient pas compte que l’esprit épique est un élément qui ne peut être confondu, à proprement parler, avec l’erreur, moins encore avec le mensonge, et ils en jetaient les produits comme des matériaux de rebut, à peu près comme, dans les usines du siècle passé, on jetait des scories riches encore d’une quantité de minerai que des procédés d’extraction imparfaits n’avaient pas permis d’utiliser.

Il était réservé à une science mieux outillée de retourner à ces déchets dont l’historiographie n’avait rien su faire, et d’en tirer, par une analyse minutieuse, de précieux matériaux. Pénétrant par l’étude du mot dans celle de la pensée, les philologues ont approché les premiers de ce grand foyer de poésie qui est l’imagination populaire. -Les premiers, ils ont reconnu et noté les caractères distinctifs de la poésie qui s’y est développée, dans cette espèce de demi-sommeil pendant lequel l’imagination revoit en rêve les figures de la réalité, avec des proportions et dans des combinaisons qu’elle prend naïvement pour celles de la réalité elle-même. Ces caractères, une fois notés, devinrent pour les critiques la pierre de ouche de tous les récits dans lesquels on les voyait apparaître. On put alors discerner ceux qui étaient historiques de ceux qui appartenaient plutôt au domaine de la poésie, et dans lesquels tout au plus se retrouvait un petit résidu d’histoire Ce fut une importante conquêtes scientifique, car elle permit de distinguer désormais la narration épique, non seulement des faits historiques proprement dits, mais aussi des mensonges conscients ou des erreurs individuelles des chroniqueurs. Il y eut dès lors, dans l’histoire, entre le domaine du vrai et celui du faux, une région intermédiaire qui était, si je puis ainsi parler, celle- du rêve, et la science disposa d’une série de matériaux ayant tout au moins urge vérité subjective, puisqu’ils étaient le reflet des événements dans l’imagination nationale.

Je n’ai pas à raconter ici toutes les phases par lesquelles passa la laborieuse enquête qui aboutit à ces importantes constatations : cela m’entraînerait trop loin de mon sujet, et je me bornerai à quelques indications indispensables. Soulevée pour la première fois à la fin du siècle dernier par F. A. Wolff[5], la question de l’origine de l’épopée ne fut pas résolue d’une manière définitive par ce savant, ruais il eut au moins le mérite de l’avoir posée avec une telle netteté, et d’en avoir si bien fait comprendre l’importance, que depuis alors elle n’a plus disparu du programme des travaux de notre siècle. Elle n’aurait peut-être jamais trouve de solution tant qu’on l’aurait étudiée sur le seul terrain de l’antiquité grecque, dont les origines épiques disparaissent pour nous dans une ombre épaisse et à jamais impénétrable. Mais il vint un moment où l’on fut en état de poursuivre les mêmes recherches dans le domaine de la philologie germanique. Plus rapprochée de nous, l’antiquité germanique s’offre ; à nos regards dans le demi-jour d’un crépuscule qui permet de discerner, au moins en grande partie, les phases du développement de son épopée. On vit alors de quelle manière les personnages historiques passent du monde de la réalité dans celui de la fiction ; on constata la série des transformations subies par les types d’Attila ou de Théodoric pour devenir l’Etzel ou le Dietrich von Bern de la légende, et l’on commença à se rendre compte du caractère naturel et organique de ces métamorphoses.

Ces conclusions gagnèrent en netteté et en certitude à partir du jour où la France, rentrée en possession de son épopée à elle[6], put appliquer à la chanson de Roland la même méthode d’investigation. Le milieu historique dans lequel était éclos ce chef-d’œuvre était en effet plus abordable encore, le sujet placé dans une lumière plus vive que partout ailleurs ; on pouvait ici observer de très près la gestation de l’épopée, et surprendre jour par jour les phases les plus variées de sa formation. Cette nouvelle expérience ayant donné des résultats identiques à la première, la démonstration était faite, et la science se trouvait désormais à même de formuler la loi générale de la naissance et du développement de l’épopée. Toutes les recherches ultérieures ne firent que confirmer et préciser ces résultats. On peut dire que la physiologie ne suit pas avec plus d’exactitude le développement de l’embryon dans le sein maternel, que la philologie ne voit grandir et se former l’épopée dans les fécondes profondeurs de l’imagination populaire.

Mais, si la loi est désormais découverte et formulée, il s’en faut qu’on en ait vérifié toutes les applications. C’est cette vérification que j’ai entreprise en ce qui concerne les origines de l’histoire des Francs. Par quelles sources connaissons-nous les premières pages de cette histoire ? N’ont-elles point été écrites sous la dictée de l’imagination épique, et les premiers annalistes de ce peuple n’ont-ils pas, eux aussi, consigné, comme des faits réels, des traditions relevant plutôt de la poésie que de l’histoire ? S’il en est ainsi, dans quelle mesure a eu lieu cette confusion, et la science ne peut-elle pas, au moins d’une manière approximative, déterminer ce qui, dans ces annales, appartient à la réalité et ce qui relève de la légende ?

On ne se doutait guère, avant notre siècle, qu’une telle question pût seulement être posée. Ou bien, on admettait en bloc toute l’histoire des Mérovingiens, ou bien, si l’on y trouvait par, ci par là un` épisode plus particulièrement choquant ou invraisemblable, on le taxait de mensonge grossier, de fable ridicule, et on passait outre. Il n’y avait pas de milieu entre ces deux extrêmes. S’agissait-il, par exemple, d’une histoire aussi hautement épique que celle du mariage de Childéric avec Basine, on entendait l’honnête Velly protester avec une vertueuse indignation contre cette union adultère, contractée, s’il faut l’entendre, au grand scandale de tous les gens de bien[7]. Le bonhomme Lecointe, lui, soucieux de mettre la reine des Francs en règle avec son confesseur, et de donner à Clovis un état civil avouable, insinuait charitablement que, sans doute. Basine avait fui Basin parce qu’il la maltraitait, et qu’elle n’avait épousé Childéric qu’après avoir reçu la nouvelle certaine de la mort de son mari[8]. Etait-il question de faits matériellement impossibles, et qui portent leur caractère épique sur le front, comme la tradition de l’origine de Mérovée, nos historiens n’y voyaient pas plus clair : pour Eckhart, c’était une allégorie signifiant que la femme de Clodion avait eu Mérovée d’un précédent mariage[9], tandis que, d’après Mezeray, la légende aurait été mise en vogue par Mérovée lui-même, ou pour couvrir la faute de sa mère, s’il est vray qu’il fust bastard comme quelques l’assurent, ou pour imprimer dans l’esprit des siens une plus respectueuse obéissance[10]. Si nous entendons le P. Daniel traiter de roman l’histoire des amours de Childéric[11], ne nous y trompons point : ce n’est pas encore la critique, c’est le patriotisme français qui parle. En effet, les érudits belges du XVIIe siècle, avec une animosité qu’explique l’état de guerre presque permanent entre leur pays et la France, revendiquaient pour la Belgique l’honneur d’avoir été le berceau de la monarchie franque[12], et d’avoir donné au royaume salien ses deux premières capitales, Dispargum et Tournai. Le savant jésuite était indigné de ces prétentions des Belges à confisquer les origines du royaume de France, et, pour les réfuter, il se voyait amené à infirmer le plus possible les témoignages établissant qu’en effet les fondateurs du royaume des Francs étaient venus de Belgique. Voilà pourquoi l’histoire traditionnelle de Childéric, si favorable aux prétentions de ses adversaires, devait être un roman pour le P. Daniel. Et l’on voit par cet exemple combien l’historien était encore loin de la vraie méthode d’investigation, puisqu’il ne savait pas la trouver alors même que l’intérêt de sa thèse lui en suggérait l’emploi.

Le XIXe siècle a abordé l’étude de l’histoire avec un esprit nouveau. Appuyé sur la base solide que lui ont faite les recherches de l’érudition des deux siècles précédents, et éclairé par le spectacle des révolutions, qui a mûri en lui bien des notions naissantes, il regarde le passé du haut de la ligne de faite qui sépare deux mondes, et il apprend à se rendre compte des lois qui régissent les transformations sociales. Il en a comme l’intuition avant que son analyse les lui ait montrées. Assis au seuil de l’époque nouvelle, Chateaubriand semble, dans une page des Martyrs, devancer d’un demi-siècle les progrès de la science historique. Sa célèbre description de la bataille des Romains contre les Francs est un des plus beaux exemples de la puissance évocatrice du génie. A sa voix, le inonde barbare sort pour la première fois des ténèbres préhistoriques où il se dérobait depuis quatorze siècles, et reparaît devant le lecteur moderne dans une scène toute remplie de l’émotion et de la couleur de l’épopée[13]. Mais la claire vue est un don qui n’appartient pas à tout le monde ; la majorité des hommes ne trouvent que par le travail patient les voies que le vol de l’inspiration a montrées de haut aux esprits d’élite. Il est vrai que le travail, c’est aussi du génie, puisque le génie c’est de la patience !

A peine la philologie est-elle née que, devançant le moment où elle pourra donner ses preuves, elle reconnaît et affirme, déjà le caractère légendaire de notre histoire. Dès 1816, les frères Grimm, dans leur recueil de Légendes allemandes, placent au nombre des légendes plusieurs épisodes de l’histoire des Mérovingiens, qui continuaient de figurer comme historiques dans les pages de tous nos annalistes[14]. A vrai dire, il n’y avait là qu’une ingénieuse conjecture, attestant l’esprit divinatoire des illustres fondateurs de la philologie germanique, mais elle marquait l’ouverture d’une ère nouvelle dans l’historiographie franque : celle de l’exploration philologique de ses origines.

L’honneur d’avoir fait le premier pas dans ce domaine appartient à l’un des savants les plus ingénieux de ce siècle : à Fauriel[15]. Le premier, il a reconnu que les Francs du VIe siècle avaient nécessairement eu des traditions nationales sur leurs origines, et que ces traditions devaient avoir été propagées par eux dans les milieux gallo-romains : d’où la conclusion qu’elles étaient arrivées à la connaissance de nos premiers chroniqueurs, et qu’il en était passé quelque chose dans leurs récits[16]. Le premier aussi, il a prononcé avec autorité la parole qui devait renouveler l’étude de l’histoire mérovingienne : nous sommes ici en présence de chants épiques ![17] Allant plus loin, il essayait de faire le départ de leurs éléments constitutifs. Les uns de ces chants, selon lui, étaient d’origine purement germanique, comme par exemple, celui qui raconte l’histoire de Wiomad ; d’autres, au contraire, après avoir passé par des milieux romains, y avaient poussé des rameaux nouveaux, et on les reconnaissait à l’addition de personnages empruntés au monde romain, tels que Aredius et Aurélien. Ainsi les principales conclusions que la critique de nos jours achève de formuler se trouvaient déjà en germe dans les pages d’un livre écrit en 1836.

Au reste, les idées émises par Fauriel étaient en quelque sorte dans l’air que respiraient les philologues et les critiques littéraires. Quelques années après, Ampère déclarait retrouver dans Grégoire de Tours des portions de récits empruntés à de vieux chants épiques, et signalait spécialement, comme ayant une origine de ce genre, l’histoire de Childéric et celle de la guerre de Théodoric I contre les Thuringiens[18]. De son côté, Auguste-Guillaume Schlegel, dans une page qui a été récemment mise en lumière, formulait des vues analogues pour plusieurs épisodes de l’histoire des Mérovingiens, et affirmait que Grégoire de Tours avait déjà puisé son récit dans la tradition poétique[19].

La vérité historique commençait donc à se faire jour sous la protection de la philologie, lorsqu’elle faillit être compromise pour longtemps par les exagérations d’un zélateur, qui s’était engoué à : ses conclusions sans trop les comprendre. En 1848, M. de Douhet publiait, sous le pseudonyme de J. de Rathaïl, un opuscule intitulé hardiment : De l’existence d’une épopée franque[20]. Ce mémoire, y lisait-on, a pour but d’établir qu’il existe une histoire chantée de la race franque. Et, fidèle à sa promesse, l’auteur racontait la destinée de cette épopée, consignée par écrit, au VIe siècle, par le grammairien Virgile de Toulouse, et consultée par Frédégaire, qui en aurait extrait toutes ses légendes. Elle se partageait en un cycle théogonique perdu, et un cycle héroïque dans lequel étaient racontées les aventures des premiers rois mérovingiens jusqu’à Clovis. L’auteur ne se bornait pas à restituer les divers chants de cette épopée ; il en retrouvait jusqu’au rythme, qui consistait en vers octosyllabiques rimés et allitérés à la fois. Puis, après cette preuve de sa perspicacité, il en donnait une de son impartialité scientifique en faisant à la vérité le sacrifice d’avouer que cette épopée était foncièrement germanique, c’est-à-dire qu’elle n’appartenait pas à la France ! Sacrifice trop généreux d’ailleurs, puisqu’une œuvre écrite en vers latins et composée par un lettré du midi de la Gaule pouvait être revendiquée par celle-ci aussi bien que par la Germanie.

Si le moment où paraissait ce singulier opuscule n’avait tourné vers de tout autres sujets les préoccupations du monde lettré, ou si la brochure de M. de Rathaïl avait été signée d’un nom connu du public érudit, nul doute qu’elle n’eût fait un grand tort à la thèse qu’elle défendait. Elle n’avait de bon que le titre ; le reste était un tissu de rêveries et de conjectures arbitraires, œuvre d’un esprit entièrement étranger aux délicats procédés de l’investigation philologique. La vérité historique en sortait plus compromise que jamais ; au lieu d’être débarrassée des légendes, elle se voyait enrichie de légendes nouvelles, exclusivement dues à la fantaisie de l’auteur[21]. Heureusement que ce livre bizarre passa à peu près inaperçu des historiens, et qu’ils ne songèrent pas à rendre la méthode nouvelle responsable des extravagances d’un adepte sans autorité.

Les historiens se bornaient à ignorer tranquillement la marche de la science philologique, et ne s’apercevaient pas des incursions victorieuses qu’elle faisait sur leur domaine. Chez l’auteur d’une monographie sur Grégoire de Tours, qui parut à Breslau en 1839, on voit poindre l’idée que Grégoire de Tours aurait pu se servir de chants barbares pour raconter l’histoire des rois francs[22]. Seulement elle y est formulée en termes tellement dubitatifs, et d’une manière si incidente, qu’elle passa entièrement inaperçue. L’écrivain, lui-même qui y recourt en passant ne sait rien un faire, et montre bien qu’il n’y attache aucune importance. L’ouvrage estimé de Lœbell, qui paraissait la même année, ne semble pas même avoir soupçonné l’existence du problème[23]. L’histoire des amours de Childéric- et celle du mariage de Clovis lui apparaissent, il est vrai, comme ayant une teinte assez Légendaire, mais il ne cherche pas à en rendre compte, et il admet d’ailleurs l’absolue historicité des meurtres de Clovis et des vengeances de Clotilde. Bien plus, dans le premier de ces épisodes, ce qui le frappe, c’est l’absence de tout caractère légendaire : il y trouve  une brièveté, une précision, une sécheresse qui en attestent le caractère historique, en même temps qu’elles en augmentent l’horreur[24].

Augustin Thierry, qui a renouvelé en France l’étude de l’époque mérovingienne, a passé, lui aussi, devant la question sans la voir. La page mémorable de Chateaubriand, qui a déterminé sa vocation historique, ne lui a rien suggéré au sujet de l’épopée franque[25], et il ne semble pas que les ingénieuses considérations de Fauriel l’aient frappé. Aussi, dans ses divers ouvrages, n’a-t-il jamais effleuré le sujet qui nous occupe. Ses Lettres sur l’Histoire de France ne l’abordent pas ; ses Considérations, où il l’a frôlé à plusieurs reprises, sont la meilleure preuve qu’il ne l’a pas même entrevu. Quant à ses Récits Mérovingiens, ils commencent avec les fils de Clotaire, non sans doute par défiance pour l’historicité des épisodes antérieurs, mais parce que ces épisodes, moins développés par les chroniqueurs, ne fournissent pas à sa palette les vives couleurs dont il a besoin pour ses tableaux.

Il est inutile de dire qu’on ne trouvera pas chez Henri Martin des préoccupations critiques. Cet historien, qui n’a de scepticisme que vis-à-vis des traditions religieuses, professe la plus pieuse crédulité à l’endroit de toutes les historiettes épiques ; surtout lorsqu’il y trouve l’occasion de mettre à l’air les sentiments d’hostilité qu’il nourrit contre l’Église. C’est d’ailleurs moins l’animosité de secte que le manque absolu d’esprit critique qui détermine chez lui des erreurs dont le XVIIe et le XVIIIe siècle avaient su se préserver. Non seulement il ne se doute pas du caractère légendaire d’une partie des récits de Grégoire, mais il ne l’aperçoit pas même là où tout le monde le voyait, c’est-à-dire dans les amplifications que Frédégaire et le Liber Historiæ font de son texte. Ces amplifications, selon lui, c’est de l’histoire vraie, et lorsque ces deux légendaires, allant plus loin que Grégoire dans la voie des fictions épiques, arrivent à le contredire, notre historien n’hésite pas à prendre parti pour eux contre lui. Il faut reculer jusqu’en plein moyen âge pour trouver un exemple d’un pareil point de vue historique : encore les écrivains du moyen âge avaient-ils pour excuse l’ignorance universelle de leur temps[26].

Ce qui montre mieux encore combien le monde des historiens restait fermé à des notions qui, dans un autre domaine, tendaient à devenir des lieux communs, c’est l’attitude d’écrivains catholiques tels que Charles Lenormant et l’abbé Gorini. L’un et l’autre rencontrent, dans l’histoire traditionnelle des temps mérovingiens, des faits dont on se sert dans une certaine école pour combattre l’Eglise : l’un et l’autre néanmoins acceptent ces faits sans la moindre réserve, et se bornent à les expliquer ou à les atténuer. Lenormant s’efforce de concilier la sainteté de Clotilde avec la barbarie des sentiments qu’elle témoigne à plusieurs reprises dans les récits traditionnels : c’est, dit-il, que la religion ne l’a pas encore complètement transformée. Dans la soif de vengeance qu’elle montre après son mariage, et même encore pendant son veuvage, on reconnaît la fille des barbares. Plus tard, épurée par le malheur, elle s’élèvera à. un niveau moral supérieur, et la sainte n’apparaîtra qu’après la mort des enfants de Clodomir[27].

Quant à l’abbé Gorini, en présence du Clovis de la légende, meurtrier de tous ses parents, il se borne à plaider-les circonstances atténuantes, non en faveur de celui-ci, mais en faveur de Grégoire de Tours, son historien. Rien ne lui est plus étranger que l’idée de nier les crimes rapportés, et il les admet en bloc sans que seulement les besoins de la défense lui suggèrent une explication qui fait déjà le tour du monde philologique. Il se retrouve en 1853, au même point que le P. Daniel en 1713, et il ne va pas même aussi loin que celui-ci[28].

C’est seulement en 1856 qu’on voit enfin un érudit reprendre l’idée émise par Fauriel dès 1836, et faire un pas de plus dans la voie qu’il avait ouverte. Nourri dans un de ces milieux universitaires où toutes les sciences, en se rencontrant, échangent plus facilement leurs résultats, W. Junghans fut frappé du profit que pourrait tirer l’historiographie franque des progrès de la critique philologique, et il essaya d’élucider l’une par l’autre dans ses Recherches critiques sur l’histoire des rois francs Childéric et Clovis[29], ouvrage qu’il remania et republia l’année suivante sous un titre plus général[30]. Dans ce livre, qui atteste de remarquables facultés de critique, le départ des éléments légendaires et des éléments historiques est généralement fait d’une main sûre et habile, et l’en peut dire que ce que l’auteur a éliminé du domaine de l’histoire devra en rester éliminé désormais. C’était un progrès, mais la cause était loin d’être gagnée. Junghans se bornait à affirmer, comme un axiome admis de tous, la distinction entre faits historiques et chants populaires, il ne la prouvait nulle part, faisait son triage sans initier le lecteur aux motifs qui guidaient son choix, et le jetait en face de résultats entièrement nouveaux sans le rassurer sur la valeur de sa méthode. Lui-même, d’ailleurs, avait trop peu pénétré dans le monde de l’imagination populaire pour le connaître tout entier, et pour pouvoir en tracer les justes limites du côté de l’histoire. Les deux extrémités de ce vaste domaine lui échappaient également : il n’avait pas remonté jusqu’à l’origine des traditions épiques des Francs pour examiner par quels liens elles se rattachaient aux faits, il n’en avait pas descendu le cours plus bas que Clovis pour voir de quelle manière elles venaient se perdre dans le grand courant de l’épopée carolingienne. Enfin, obéissant à la fâcheuse manie qui a régné pendant ce siècle chez un grand nombre de philologues, Junghans compromettait sa thèse en prétendant retrouver dans les légendes mérovingiennes les traces de la mythologie barbare, qui se serait emparée des sujets historiques pour les verser dans ses moules et pour les teindre de ses couleurs. Il n’est plus personne aujourd’hui, je pense, qui s’avise encore de soutenir de pareilles idées, hies faites pour attirer le discrédit sur les résultats historiques auxquels on les mêlait fort mal à propos. La démonstration n’était donc pas achevée, et Junghans n’avait soulevé le voile que pour le laisser retomber aussitôt Quelques savants qui étaient déjà sur la voie comprirent et adhérèrent : le gros des lecteurs ne fut pas atteint, ni même les érudits de profession.

Aussi la question n’avança-t-elle guère pendant la génération à laquelle appartenait Junghans ; en voici une preuve assez piquante. En 1861, un jeune érudit français, M. Lecoy de la Marche, avait occasion de toucher en passant à certains épisodes de l’histoire de Clovis, telle qu’elle était racontée depuis Grégoire de Tours et d’après lui. Comme Junghans, dont d’ailleurs il ne connaissait pas la dissertation, il y démêla parfaitement certains éléments légendaires, notamment dans l’histoire des meurtres politiques de Clovis, qu’il appela une sorte de légende agencée par le génie populaire avant d’avoir été confiée à l’écriture. Mais, étranger lui aussi aux études philologiques qui lui auraient fourni, avec la preuve de cette conjecture si juste, la vraie notion de ce travail du génie populaire, il imagina d’y voir des traditions mises en œuvre par l’esprit inventif du commentateur du peuple gaulois, dans le but de dénigrer le conquérant germanique[31]. C’était faire fausse route, et chercher l’épopée sur le chemin de la satire. De plus, M. Lecoy compromettait inutilement sa thèse en opposant à Grégoire de Tours des témoignages du IXe et du Xe siècle. Ce n’est pas parce qu’il est contredit par Aimoin ou par Hincmar sur des faits relatifs au règne de Clovis que le père de l’histoire des Francs ‘t’est ici une autorité discutable, c’est parce que nous ne lui connaissons pas pour cette période de sources dignes de foi, et que d’ailleurs ses récits ont ici un caractère incontestablement épique. Il n’en est pas moins certain qu’en posant résolument la question devant le public français, M. Lecoy lui rendait un réel service, et attirait son attention sur un problème qui méritait de le préoccuper. On ne lui en sut pas gré là où l’on se targuait d’avoir le monopole de la critique. Soit que les arguments défectueux dont la thèse était chargée par endroits empêchassent de reconnaître la vérité de celle-ci, soit plutôt qu’on ne voulût accorder aucune valeur à un travail dont l’auteur laissait percer des convictions catholiques, plusieurs critiques se jetèrent sur l’œuvre de M. Lecoy, non pour la contrôler, mais pour la démolir. Et l’on eut ce plaisant spectacle de voir l’infaillibilité de Grégoire de Tours soutenue contre un tenant de l’école rétrograde par les champions de la critique libre. L’article publié par M. Lecoy sur le même sujet, en 1866, dans la Revue des Questions historiques[32], qui alors venait de naître, ne reçut pas un meilleur accueil ; d’ailleurs, avec les mêmes qualités, il présentait au point de vue de la méthode les mêmes défauts. M. Henri Bordier crut devoir protester contre l’esprit de parti qu’il découvrait dans lia tentative du jeune téméraire[33] ; et, de l’autre côté du Rhin, un savant d’ordinaire plus aimable, M. W. Arendt, faisait écho à ces récriminations, en accusant M. Lecoy d’écrire ad majorem cleri catholici gloriam[34] ! Les idées défendues par M. Lecoy ne trouvèrent grâce que lorsqu’elles furent découvertes par des érudits français dans l’héritage de Junghans. M. G. Monod, qui avait étudié à Gœttingue, s’en inspira en 1872 dans ses Études critiques sur les sources de l’histoire mérovingienne[35], et, quelques années après, il traduisit même en français le livre de l’érudit allemand[36].

Mais déjà ce livre était en retard sur les progrès réalisés par la critique dans l’étude des origines de l’épopée : il avait de plus, ainsi que je l’ai montré, le défaut d’être purement négatif, et de ne pas entraîner la conviction du lecteur. J’étais au début de mes études historiques, lorsque je le lus pour la première fois, et il me souvient de l’avoir déposé avec une impression d’incrédulité dont mon ignorance n’était pas la seule cause. Aussi ne creusa-t-il pas un sillon plus profond en France qu’en Allemagne. Des deux côtés du Rhin, on continua de répéter comme des faits historiques les légendes qui remplissent les premières pages de nos chroniqueurs, et dont tout élève d’université ayant suivi un bon cours d’histoire littéraire eût pu démontrer l’inanité. Et, chose remarquable, ce ne sont pas les premiers venus qui se signalent par cette obstination dans l’erreur, ce sont les princes de la critique allemande et française. Je crois, en effet, que nul ne protestera contre ce qualificatif appliqué à Léopold von Ranke et à Fustel de Coulanges. Eh bien, le premier de ces deux savants écrit en 1883 une dissertation spéciale dans laquelle, se plaçant au niveau critique d’Henri Martin, il accepte en bloc toutes les données légendaires de Grégoire de Tours, de Frédégaire et de l’auteur du Liber Historiæ[37], se bornant à marquer en termes explicites sa préférence pour les deux derniers, dont les récits ont à ses yeux le mérite d’être moins entachés de cléricalisme et plus conformes à la source. Cette œuvre d’un génie vieilli, que j’ai réfutée ailleurs[38], n’attestait pas seulement un étonnant oubli des règles élémentaires de la critique, mais aussi le désir d’enlever à l’histoire de la fondation du royaume Franc la couleur trop religieuse qu’il avait pour l’historien protestant. Quant à M. Fustel de Coulanges, fidèle à sa règle du dédain transcendant vis à vis de toutes les découvertes qu’il n’avait pas faites, il ne prend pas même la peine de discuter, mais il daigne nous apprendre que l’opinion qu’il ne connaît que par la traduction française de Junghans est une pure hypothèse sans aucun fondement[39]. Un pareil jugement prouve que M. Fustel de Coulanges n’avait pas cru devoir se déranger pour s’enquérir par lui-même du véritable état d’une question placée en dehors de son champ d’observation ordinaire ; il montre aussi que les résultats de la philologie continuaient de rester ignorés du monde des historiens.

Cependant, l’idée réprouvée par ceux-ci ne cessait de faire son chemin, à leur insu, parmi les philologues. Dès 1865, l’homme qui est aujourd’hui, en France, le représentant le plus éminent de la philologie romane, M. Gaston Paris, déclarait qu’à son sens l’épopée carolingienne n’était pas une de ces planes étrangères qui naissent en une nuit sur une place vide ; qu’elle n’était qu’un anneau dans une chaîne, qu’un moment dans une série et qu’elle avait été déterminée et préparée par des végétations puissantes, enracinées dès longtemps dans le sol[40]. Il admettait qu’avant Charlemagne, bien d’autres avaient vécu et avaient été célébrés qui perdirent leur splendeur poétique, quand il fut devenu le centre de tous les souvenirs héroïques et nationaux[41]. Ces quelques lignes dr. maître des romanistes, écrites en 1865, contiennent en germe toutes les conclusions auxquelles la critique devait aboutir vingt ans plus tard ; nul doute qu’elles n’eussent été formulées dès lors, si M. Gaston Paris n’avait consacré à d’autres études ses puissantes facultés d’investigation et d’analyse. Mais la lumière se faisait de plus en plus, et sur quelque point que la critique entamât l’histoire de l’épopée, française, elle aboutissait finalement à la tradition mérovingienne. M. Paris lui-même, dans le livre qui vient d’être cité, avait eu l’occasion de noter le caractère singulièrement épique de plusieurs épisodes du règne de Dagobert I, notamment l’histoire du châtiment bizarre infligé par lui à l’arrogant Sadrégisile : il notait en passant qu’elle se retrouvait en substance dans le Floovent, chanson de geste du XIIe siècle. En 1877, M. Darmesteter, dans une étude approfondie sur le même sujet, arrivait à conclure que l’histoire de Dagobert I devait avoir fourni de bonne heure le thème de chants populaires desquels dérivait, par une série d’intermédiaires plus ou moins nombreux, la version contenue dans le poème du moyen âge. Et, précisant les indications de M. Gaston Paris, il résumait ses idées dans ces propositions remarquables : r Il y a eu un cycle épique mérovingien. Les légendes mérovingiennes ont revêtu la forme de chants populaires. Le cycle carolingien s’est formé sur le type du cycle mérovingien. Le cycle mérovingien est venu se perdre dans le cycle carolingien à la manière d’un fleuve se perdant dans un lac que lui seul alimente[42].

Ces vues, que les historiens de profession rejetaient bien loin, étaient accueillies sans la moindre opposition par la critique philologique. L’Allemagne savante, faisant écho aux maîtres français, affirmait de son côté l’existence d’un cycle de chants épiques mérovingiens[43], et l’influence de ceux-ci sur la formation du cycle de Charlemagne. Mais il était réservé à un savant italien d’apporter enfin la démonstration scientifique d’une vérité si fréquemment entrevue d’une part, si constamment niée de l’autre. Le livre de M. Pio Rajna sur les Origines de l’épopée française, publié en 1884[44], dissipa tous les doutes. Une étude attentive de l’épopée du moyen âge avait montré qu’elle ne s’était pas formée après Charlemagne seulement, mais que ses racines plongeaient dans un passé plus lointain, et se perdaient dans la nuit des origines franques. D’autre part, l’examen critique pies récits relatifs aux premiers rois mérovingiens lui faisait constater, dans ces vieilles traditions, des analogies frappantes avec celles qui constituent le fond ordinaire des chansons de geste : malgré la rareté des matériaux de l’époque mérovingienne, il y retrouvait les mêmes types, les mêmes formes, les mêmes moules, pour ainsi dire, que dans les poèmes du XIIe et du XIIIe siècle. Il en conclut que cette histoire avait dû, dans une mesure considérable, subir l’action de l’imagination populaire, et, partant, qu’il fallait admettre, dès l’origine du peuple franc, l’existence d’une épopée franque, de laquelle était sortie plus tard l’épopée française.

Certains points de la démonstration de M. Rajna sont susceptibles d’être rectifiés et complétés : prise dans son ensemble, elle peut être considérée comme définitive. Nul ne sera plus admis désormais à nier l’existence d’une épopée mérovingienne, ni l’altération profonde qu’elle doit avoir fait subir à l’histoire qui n’est connue que par elle. Ici se trouve l’intérêt tout spécial des recherches de M. Rajna pour les historiens, même ceux qui croient pouvoir rester étrangers à ce qui se passe dans le monde de l’imagination poétique. C’est d’ailleurs à plu près le seul point de contact du livre de M. Rajna avec l’histoire proprement dite. Il est consacré à étudier les caractères de l’épopée française en général, beaucoup plus qu’à faire la critique des vieux annalistes pour démêler dans chacun d’eux la part de l’histoire et celle de la légende. Il ne s’est pas donné pour mission de déblayer le terrain de l’historien ; il a posé le principe à la lumière duquel on pourra désormais contrôler toute notre primitive histoire mérovingienne, mais lui-même ne s’est pas chargé de ce contrôle. Il reste établi que cette histoire est fortement mêlée d’épopée ; mais dans quelles proportions a eu lieu ce mélange et sur quelles parties elle porte, c’est ce qui n’est pas encore déterminé.

Il y avait donc place pour un livre qui, abordant le sujet par le côté de l’histoire, entreprendrait de régler une bonne fois le compte de l’histoire et de la légende, et montrerait quelle est au juste, dans les annales mérovingiennes, la part de l’une et de l’autre. Ce livre, dans ma pensée, aurait pour principale utilité de mettre à la disposition. de l’historien les résultats de cinquante années d’études philologiques, et de terminer le malentendu si long et si tenace qui a régné, sur ce terrain, entre les représentants des deux sciences. Chose étrange ! Dans des domaines si rapprochés l’un de l’autre, et entre lesquels il devrait régner un perpétuel entrecours, on a travaillé de part et d’autre pendant un demi-siècle sans se connaître, traçant des sillons parallèles et recommençant chaque fois ab ovo, sans profiter des recherches du devancier. Junghans n’a pas connu Fauriel ; lui-même est resté inconnu de Lecoy et de Rajna, et Ranke et Fustel ne semblent pas avoir lu ces deux derniers. La chose n’était pas de grande importance pour les philologues, mais elle a été, on l’a vu, désastreuse pour les historiens. Je tâcherai, conformément aux devoirs spéciaux que m’impose le sujet, de me tenir constamment sur la limite des deux domaines, de manière à ne jamais perdre de vue ni l’un ni l’autre. je ne me bornerai pas à constater la provenance épique des récits qui font l’objet de cette enquête, mais j’entreprendrai de rendre compte de l’évolution qu’ils ont subi avant de prendre la forme sous laquelle ils se présentent à nous. Le cas échéant, j’essayerai de marquer les phases principales de cette évolution, et, lorsque cela sera possible, de remonter de proche en proche jusqu’au fuit historique. En un mot, je mettrai en regard l’histoire telle qu’elle s’est passée dans la réalité, et l’histoire telle qu’elle a été faite par la pensée épique des peuples. Il pourra se dégager rie ce travail un double enseignement. D’un côté, l’historien de l’époque mérovingienne saura ce qu’il doit désormais accepter comme réel et ce qu’il peut regarder comme légendaire : départ indispensable et qui n’a pas encore été fait d’une manière systématique. De l’autre, il prendra sur le fait, en quelque sorte, un peuple transformant à son insu son propre passé, et lui créant l’auréole poétique à travers laquelle il continuera désormais de le voir. Si je ne me trompe, une pareille étude ne manque pas d’intérêt, et ce sera ma faute si, sous ma plume, elle n’en a pas pour le lecteur instruit.

 

 

 



[1] Si l’on me demandait pourquoi je ne parle pas ici de l’éclosion des grands poèmes épiques, je répondrais qu’au point de vue de l’histoire, ils ne marquent pas une phase nouvelle, tandis qu’ils en marquent une très considérable, au contraire, au point de vue littéraire, dont je n’ai pas à m’occuper ici.

[2] Tacite, Germania, c. 2.

[3] C’est la dissertation du pasteur Freudenherger intitulée : Guillaume Tell, fable danoise, Berne, 1760. V. J. J. Hisely, Recherches critiques sur l’histoire de Guillaume Tell dans les Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, t. III, p. 438-450.

[4] Tous ces faits, empruntés aux souvenirs épiques de l’Irlande, sont présentés comme historiques dans la plupart des histoires de ce pays.

[5] Dans ses Prolegomena ad Homerum, Halle, 1995.

[6] C’est en 1839 que Francisque Michel publia l’édition princeps de la chanson de Roland.

[7] Basine était belle, elle avait de l’esprit ; Childéric, trop sensible à ce double avantage de la nature, l’épousa au grand scandale de tous les gens de bien, qui réclamèrent en vain les droits sacrés de l’hyménée et les lois inviolables de l’amitié, Velly, Histoire de France, Paris 1766, t. I, p. 49

[8] Stamus igitur a plerisque neotericis, qui Basinam quod a viro male haberetur in Franciam profugisse contendunt, et Childerico nupsisse postquam de Bisini morte constitit. Lecointe, Annales Eccles. Franc., t. I, p. 94.

[9] Fredegaries itaque sub hoc figmento etiam indicat, Meroveum conjugis quidem Clodionis filium, sed non es Clodione, verum ex Meroveo fuisse. Ut hæc concilientur statuendum omnino est, Clodionis ux orem antequam ei jungeretur maritum habuisse Meroveum, ex quo peperit alium Meroveum Clodionis privignum, etc. J.-G. ab. Eckhart, Commentarii de rebus Franciæ Orientalis, Wuerzburg, 1729, t. I, p. 29.

[10] Mezeray, Histoire de France, 1643, t. I, p. 13.

[11] Histoire de France, Paris, 1713, t. I, p. XIII.

[12] Voir notamment Godefroid Wendelinus, Leges Salivæ Illustratæ, Anvers, 1649, et J. Chifflet, Anastasis regis Childerisi, Anvers, 1659.

[13] V. Les Martyrs, l. VI.

[14] Brüder Grimm, Deutsche Sagen., Berlin, 1816, p. 92-84.

[15] Fauriel, dit avec une certaine exagération M. Renan, est sans contredit l’homme de notre siècle qui a remué le plus d’idées, inauguré le plus de branches d’études, aperçu, dans l’ordre des travaux historiques, le plus de résultats nouveaux. Cité par Vapereau Diction. des Littératures, s. v. Fauriel.

[16] Histoire de la poésie provençale, 1846, t. I, p. 139.

[17] Histoire de la Gaule Méridionale sous la domination des Germains, Paris, 1836, t. II, p. 273.

[18] J’ai cru trouver dans Grégoire de Tours des portions de récit empruntées à de vieux chants épiques. On sait que toutes les nations germaniques dut en de ces chants, on le sait en particulier des Francs, puisque Eginhard nous apprend que Charlemagne avait recueilli des chants très anciens composés dans la langue de ses pères. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que des fragments de Grégoire de Tours qui ont un caractère particulièrement épique eussent réellement cette origine. Il serait arrivé là ce qui est arriva dans d’autres pays, où les anciens chants se sont fondus daces l’histoire.... Parmi les passages du récit de Grégoire de Tours qui me semblent des fragments d’épopées perdues, je citerai le récit de la guerre contre les Thuringiens. Ampère, Hist. Littéraire de France avant Charlemagne, 2e édition, t. II, p. 285 et 286. La première édition est de 1839.

[19] Les aventures de Childéric, son exil, son séjour en Thuringe et la passion de la reine Basine pour lui sont romanesques sans être incroyables. Cependant, je crois que Grégoire de Tours a déjà puisé son récit dans la tradition poétique. Frédégaire y ajoute un nouveau trait, les visions de Childéric pendant la nuit de osés noces. C’est une satire ingénieuse, sous forme de prophétie, sur le déclin de la dynastie mérovingienne ; et sur l’anarchie qui désolait la France sous des rois faibles, avant que les maires du palais se fussent emparés du pouvoir. Les intrigues secrètes entamées par un ambassadeur de Clovis avec la pieuse et rusée Clotilde sont aussi tirées à un chant populaire. A. C. Schlegel, Essais littéraires et historiques, Bonn, 1841, cité par P. Rajna, Romania, 1885, p. 400.

[20] J. de Rathaïl, De l’existence d’une épopée franque à propos de la découverte d’un chant populaire mérovingien, Paris, 1848 Il est fait allusion dans ce titre,à un travail de Ch. Lenormant, intitulé : Restitution d’un poème barbare relatif à des événements du règne de Childebert I (Bibl. de l’Ecole des Chartes, Ie série, t. I, 1840.)

[21] Il n’admettait pas, par exemple, que Clovis fût épris de Clotilde avant de l’avoir vue, et qu’il recherchât sa main sur la seule foi des rapports que lui en avaient faits ses ambassadeurs : donc, concluait il, il fallait, de toute nécessité, admettre qu’ils avaient eu auparavant une entrevue où la passion du prince franc avait pris naissance. Cette entrevue, M. de Rathaïl en connaissait le lieu et la date : elle avait eu lieu en 484, au château de Montmorat près de Lons-le-Saulnier, et le jeune monarque porta pendant six ans dans son cœur l’amour que lui avait inspiré la princesse burgonde avant qu’il pût s’unir à elle. Voilà dans quelles mains était tombée la conjecture géniale des Grimm, voilà ce qu’on faisait de l’héritage de Fauriel !

[22] Voici le passage auquel je fais allusion :

Orationem quam Chlodovechum, Sigiberzo et ejus filiis interfectis, ad Ripuarios habuisse refert, non solum longiorem sed etiam talem exhibet quæ rerum conditioni optime conveniat. Chlodovechus enim ut vir magne quidem victoriaque confirmatæ auctoritatis loquitur, et ducem quem socii sequantur, Ripuariis se præbet, nec tumen regem divinitus constitutum se gerit. Huc quum accedat, quod hac in oratione nomen Chloderici. Sigiberti filii, appellatur, atque Chlodovechi parentes hi dicuntur, denique Chlodovechus in Scaldi flumine hoc tempore vexisse memoretur, quas res omnes Gregorius narrando non exhibet. His permoti peculiarem esse causam judicamus qua factum sit ut aliis lautior hæc oratio nobis reservata sit. Quæ causa haud scio an ea fuerit, quod scriptam eam Gregorius invenerit : nisi quis carmina Germanorum proferre malit. Kries, De Gregorii Turon. vita et scriptis, Bresslau 1839, p. 53.

[23] Lœbell, Gregor von Tours und seine Zeit, Bonn, 1839.

[24] Id., ibid., p 342 : Ueberdies tragen sie (il s’agit des récits sur les meurtres de Clovis) durchaus nicht den Charakter des Sagenhaften.... sondern die Umstaende sind mit einer Küræ, Schærfe und Trockenheit erzæhlt, welche den Eindruck des Græsslichen erhœhen und für die Wahrheit die sie enthalten einstehen.

[25] V. la préface de ses Considérations sur l’Histoire de France, Paris, 1840.

[26] Henri Martin, Histoire de France, Paris, t. I, passim.

[27] Charles Lenormant, Questions Historiques, Paris, 1845, t. II, p. 163 et 168. Clotilde appartient encore à ces mœurs (barbares). La religion qui la domine ne s’empare pas encore assez de son âme pour la conduire immédiatement et de plein saut dans les voies de la perfection chrétienne, pour faire taire la nature barbare qu’elle a héritée de sa race et de ses malheurs. La religion la préserve du crime, mais elle est impuissante sur des sentiments qui enfantent le crime.

[28] Gorini, Défense de l’Église contre les erreurs historiques, etc., édition, 1853. V. le chap. XIII : Clovis et le clergé gaulois.

[29] Kritiche Unterzuchungen aur Geschichte der fraenkischen Kœnige Childerich und Clodovich (Dissertation), Gœttingen, 1836.

[30] Die Geschichte des fraenkischen Kœnige Childerick und Clodovich, Gœttingen, 1857.

[31] A. Lecoy de la Marche, De l’autorité de Grégoire de Tours, Paris, 1861.

[32] Clovis, ses meurtres politiques (Rev. des Quest. Hist., t. I.)

[33] Dans la Correspondance littéraire, années 1861 et 1862. Réplique de Lecoy, ibid., année 1862.

[34] Dans la Historische Zeitschrift de von Sybel, t. XXVIII, p. 419.

[35] Paris, 1872 (8e fascicule de la Bibliothèque de l’École des Hautes Études, p. 89-100).

[36] Histoire critique des rois Childéric et Clovis, Paris, 1879.

[37] Ranke, Weltgeschichte, t. IV, Appendice.

[38] G. Kurth, L’histoire de Clovis d’après Frédégaire (Rev. des Quest. Hist., janvier 1890). Le point de vue de Ranke est reproduit par Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, Leipzig 1887, t. I, p. 108.

[39] Histoire des institutions politiques de la France. Tome II. La monarchie franque. Paris, 1888, p. 6, note. Notons cependant que dans la préface de son édition critique de Grégoire de Tours, W. Arndt écrit ces paroles catégoriques : Carmina etiam epica in quibus res a regibus heroibusque Merovingicis fortiter gestæ celebrabantur ipsi ad manum fuerunt. (Scipt. Rer. Merov., I, p. 23.)

[40] Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, Paris, 1865, p. 445.

[41] Id. id., p. 437

[42] Non temeraria igitur conjectura affirmare possumus Merovingas fabulas cantilenarum formam induisse, et Merovingum cyclum exstitisse... Constat igitur cyclum Merovingum exstitisse ; illius autem ad instar forsam fictum fuisse Carolingum... Sed Merovingus ipse cyclus in Carolingum haud aliter quam fluvius in lacum quem ipse alit sese immitteret et perderet necesse fuit.

A. Darmesteter, De Floovant vetustiore gallici poemate. Paris 1877, P. 110 et 113.

[43] V. en particulier le compte-rendu de Darmesteter par Stengel, Zeitschrift für romanische Philologie, 1878, t. II, p. 338 : Damit soli indessen die frühere Existenz eines merovingischen Sagenkreises, die schon bisher als wahrscheinlich angenommen wurde, keineswegs geleugnet tiverden... Dass der alte Merovingische Sagenkreis einen starken Einfluss auf die Bildung der spactern Karolingischen ausuebte, darf ebenfalls angenommen werden.

Em. Bangert, Beitrag zur Geschichte der Flooventsage. Heilbronn 1879, p. 18 :

Gewiss ist ausserdem, dass bis sum IXe. Iahrhundert Lieder über merovingische Kœnige vom Volke gesungen werden, und dass viele Züge aus den alten volksthümlichen Liedern oder Erzachlungen, welche sich über das Leben und die Thaten dieser Kœnige gebildet hatten, in die poetische Geschichte Karls des grossen übergegangen sind.

[44] Delle origini dell epopea francese. Florence, 1884.