CLOVIS

LIVRE QUATRIÈME.

V. — L’ANNEXION DU ROYAUME DES RIPUAIRES.

 

 

Le ciel lumineux de l’Aquitaine a prêté quelque chose de sa transparence au récit des événements racontés dans les précédents chapitres ; maintenant, obligés de suivre notre héros aux confins septentrionaux des pays francs, nous allons rentrer dans le brouillard de la légende.

Ce contraste est facile à expliquer. Pour les annalistes gaulois, dont les sèches et maigres notices ont été les seules sources des historiens, le monde civilisé finissait sur les bords de la Somme. Au delà, c’était le domaine orageux et flottant de la barbarie, dans lequel aucun Romain ne tenait à s’aventurer. Là, parmi les ruines de la culture antique, s’étaient établis en maîtres des hommes étrangers aux charmes d’une société policée, et dont la langue même les mettait en dehors de toute communication avec la vie romaine. Ce qui se passait parmi eux n’avait pas d’intérêt pour les civilisés, et n’arrivait à leurs oreilles, de temps à autre, que par le canal de la voix populaire. Mais la voix populaire était une gardienne peu sûre des souvenirs de l’histoire ; elle ne connaissait que la surface des événements, elle en ignorait les mobiles, elle suppléait à son ignorance par des hypothèses à la fois hardies et enfantines, qui transportaient l’imagination bien loin de la réalité. Enfin, elle laissait flotter le récit à la dérive de la chronologie, et négligeait de conserver les seuls indices qui permettaient de classer les souvenirs. Lorsque, dans de pareilles conditions, un historien venait lui demander quelques renseignements, il ne rencontrait que légendes et traditions fabuleuses jetées pêle-mêle dans la plus inextricable confusion.

La biographie de Clovis, on l’a déjà vu, a été en grande partie défigurée par ce travail de la légende, et l’une des tâches principales de ce livre, ç’a été de retrouver les contours nets et tranchés de l’histoire sous la capricieuse végétation de l’épopée. Nulle partie de son activité, toutefois, n’a été plus altérée par les récits populaires que sa politique vis-à-vis des autres royaumes francs. L’histoire de Chararic et de Ragnacaire en a pâti au point qu’il est devenu impossible d’y démêler le vrai du faux ; celle de la conquête du royaume ripuaire, qui va nous occuper, a subi les mêmes atteintes. Comme aucun annaliste gaulois ne nous a conservé le souvenir de ce qui s’est passé si loin de la Neustrie, là-bas, aux extrémités de la Gaule et dans la pénombre de la barbarie, la poésie a seule parlé, et ses récits aussi mensongers que dramatiques imposent au narrateur consciencieux l’obligation d’un contrôle qui n’est pas toujours facile à exercer. Il faudra, au grand ennui du lecteur, discuter là où on voudrait raconter, et s’aventurer dans le domaine de la conjecture, au risque de substituer aux données de l’imagination poétique les combinaisons tout aussi inexactes peut-être de l’imagination critique. Nous nous avancerons le moins possible dans cette voie, et la conjecture n’aura ici que la place qu’on ne pourrait légitimement lui refuser.

Nous avons déjà fait connaître, dans un chapitre précédent, le royaume des Francs Ripuaires. Comme on l’a vu, il remontait à la même date que celui des Saliens, ou, pour mieux dire, Ripuaires et Saliens paraissent avoir vécu primitivement sous une seule et même dynastie, celle à qui Mérovée a laissé son nom. Mais les événements historiques, en imprimant une direction différente à la marche des deux peuples, avaient séparé des destinées qui avaient été identiques dans l’origine. Pendant que les Saliens franchissaient le Rhin et prenaient possession de la Toxandrie, les Francs restés sur la rive droite de ce fleuve avaient concentré leurs convoitises sur les riches et fertiles terres des Ubiens, protégées par la puissante position de Cologne. Tout le quatrième siècle, ils furent tenus en échec par les empereurs, qui s’étaient établis à Trèves pour mieux les surveiller, et ils ne parvinrent pas à prendre pied sur la rive gauche d’une manière définitive. C’est seulement après le passage de la grande invasion de 406 qu’elle leur tomba dans les mains, comme une proie sans maître.

Ils entrèrent victorieux, et cette fois pour toujours, dans les murs de la grande métropole du Rhin, et il est probable qu’ils ne lui épargnèrent aucune des atrocités de la conquête. Les Ubiens, de temps immémorial, étaient odieux à leurs congénères barbares ; leur complète conversion à la vie romaine les isolait au milieu de leur race. Aussi peut-on croire que tout un fond de vieilles rancunes se déchargea sur la ville et sur le pays. L’incendie des monuments et le massacre des habitants étaient, en ces rencontres, le commencement de toute conquête ; après venait la spoliation violente des riches, qui devaient céder leurs biens aux vainqueurs, heureux d’avoir la vie sauve à ce prix. Nous connaissons une des victimes de la catastrophe où sombra l’ancienne prospérité de Cologne : c’est une riche veuve, parente de Salvien, à qui la conquête enleva tout ce qu’elle possédait, et qui fut réduite à se mettre en service chez les femmes des barbares ses spoliateurs[1]. La destinée de cette matrone fut sans doute le lot commun de toute l’aristocratie colonaise qui avait échappé au fer des conquérants.

Toutefois, quand l’ivresse du carnage fut passée, ce qui survivait de la population romaine ne fut plus inquiété dans sa condition diminuée. Romains et barbares cohabitèrent tranquillement dans l’enceinte démantelée, à l’ombre des monuments mutilés par Id violence et consumés par le feu. Les premiers continuèrent même pendant longtemps de former le fond de la population colonaise ; ils ne furent assimilés qu’à la longue, grâce à l’afflux incessant des éléments barbares qui de la campagne se versaient dans la ville. Aujourd’hui encore, il n’est aucune partie de l’Allemagne où le mélange des deux races s’accuse dans un plus heureux ensemble de qualités diverses. C’est de leurs ancêtres, les Ubiens romanisés, que les Rhénans tiennent cette humeur facile et cette vivacité d’esprit qui les distinguent des autres tribus germaniques, et qui est comme le souvenir de leur antique parenté avec les peuples de la Gaule.

Le nom des Ripuaires, sous lequel il est convenu de désigner tous les Francs d’arrière-garde qui n’avaient pas quitté les rives du Rhin, ne fut dans l’origine qu’une simple désignation géographique. Relativement récent, puisqu’il apparaît pour la première fois dans un chroniqueur du sixième siècle[2], il s’appliquait aux diverses peuplades franques connues sous les noms de Chattes, d’Ampsivariens, de Hattuariens, de Bructères, dont les noms particuliers disparaissent de l’histoire à partir de la fin du cinquième siècle. Tous ils ne forment plus qu’une seule et même nation, et ils vivent, on ne sait à partir de quand, sous l’autorité d’un seul roi. Le royaume des Ripuaires s’étendait sur les deux rives du Rhin depuis l’île des Bataves jusqu’à la Lahn sur la rive droite, jusqu’au delà de Trèves et à la haute Moselle sur la rive gauche. Si, comme on est autorisé à le croire, les Chattes avaient été rattachés aux Ripuaires, les frontières méridionales du royaume allaient jusqu’à Mayence. Vers l’ouest, où depuis la soumission des Thuringiens belges par Clovis il confinait aux Saliens, il avait pour limite probable le cours inférieur de la Meuse. C’était, dans l’ensemble, un grand et beau royaume, qui ‘aurait pu rivaliser avec celui des Saliens, si l’histoire n’avait toujours réservé la prépondérance aux peuples qui se sont trouvés au premier rang dans les luttes avec le passé.

La capitale des Ripuaires ; la belle et grande ville de Cologne sur le Rhin, avait perdu beaucoup de la prospérité dont elle jouissait à l’époque impériale. De toute sa civilisation primitive il ne restait que des ruines. Les monuments de l’antiquité païenne et les sanctuaires chrétiens gisaient dans la même poussière. La hiérarchie épiscopale n’existait plus, et le culte du vrai Dieu n’était célébré qu’au milieu des temples croulants. Pendant que les chrétiens clairsemés, reconnaissables au costume romain et à l’humilité de l’allure, allaient hors ville porter leurs hommages aux tombeaux des Vierges ou à ceux des Saints d’or, les conquérants barbares érigeaient leurs sanctuaires païens aux portes mêmes de Cologne, et jusqu’au milieu du sixième siècle on y vint manger les repas sacrés, adorer les idoles, et suspendre devant elles l’effigie des membres dont on demandait la guérison[3]. Grâce à l’absence de tout prosélytisme religieux chez les barbares, les deux races vivaient côte à côte, sans ces conflits aigus qui caractérisaient les rapports confessionnels dans les royaumes ariens, et les chrétiens de la Ripuarie pouvaient voir dans leurs maîtres païens des prosélytes futurs. Il n’est pas douteux qu’avant même que la masse du peuple ripuaire se soit convertie à l’Évangile, plus d’un Franc de Cologne et de Trèves ait connu et confessé la religion du Christ. Toutefois il serait téméraire d’affirmer que dès cette époque, suivant l’exemple donné par Clovis, la famille royale des Ripuaires avait embrassé le christianisme avec le gros de son peuple.

Le sceptre des Ripuaires était alors dans les mains du vieux roi , Sigebert, celui, qui, comme nous l’avons vu, avait eu sur les bras les Alamans à la journée de Tolbiac. Blessé au genou dans cette bataille, il était resté estropié, et il gardait le surnom de Sigebert le Boiteux. Une infirmité contractée d’une manière aussi glorieuse rehausserait le prestige d’un souverain chez des nations modernes ; chez les barbares, qui exigeaient avant tout de leurs rois des qualités physiques, elles le réduisaient presque à rien. Ils ne respectaient pas un roi qui ne portât sur lui, en quelque sorte, les insignes naturels de sa supériorité. Mutilé, estropié, infirme, comment aurait-il mené son peuple à la guerre, et lui aurait-il donné l’exemple de la force et du courage ? Il suffisait d’une blessure qui le défigurât, comme, par exemple, la perte d’un œil, pour qu’il cessât d’être considéré comme un vrai souverain[4]. Aussi la situation de Sigebert doit-elle s’être ressentie de l’accident qui avait entamé sa vigueur corporelle, et il ne serait pas étonnant qu’il fallût chercher dans la déconsidération qui l’atteignit dès lors les causes de sa mort tragique. Malheureusement, les ténèbres les plus opaques règnent sur l’histoire du royaume ripuaire de Cologne, et la seule page qui en soit conservée n’est qu’un palimpseste où la légende a inscrit ses récits naïvement invraisemblables en travers de la réalité effacée. Voici ce qu’elle racontait dès la fin du sixième siècle :

Pendant que le roi Clovis demeurait à Paris, il fit dire en secret au fils de Sigebert :

— Voilà que ton père est vieux et qu’il boite. S’il venait à mourir, tu hériterais de son royaume et tu deviendrais notre ami.

Enflammé d’ambition, le jeune prince médita de tuer son père. Comme celui-ci, sorti de Cologne, avait passé le Rhin pour se promener dans la forêt de Buchonie, son fils lui dépêcha des assassins, qui l’égorgèrent pendant qu’il dormait à midi sous sa tente. Il se flattait ainsi de devenir le maître de son royaume. Mais, par le jugement de Dieu, il tomba lui-même dans la fosse qu’il avait creusée pour son père. Il fit mander à Clovis la mort du vieux roi, ajoutant :

Mon père est mort, et je suis en possession de son trésor et de son royaume. Envoyez-moi des hommes de confiance, à qui je remettrai de plein gré la part qui vous conviendra de ses richesses.

Clovis lui fit répondre :

Je te remercie de ta bonne volonté, et je te prie de montrer ton trésor à mes envoyés ; tu le garderas ensuite tout entier.

Chlodéric, aussitôt les envoyés de Clovis arrivés, leur exhiba tout le trésor paternel. Pendant qu’ils examinaient divers objets, il leur dit :

Voici un coffre où mon père avait l’habitude d’entasser des pièces d’or.

Plongez la main jusqu’au fond, dirent les envoyés, et ramenez tout.

Pendant que Chlodéric, profondément incliné sur le coffre, se mettait en devoir de leur obéir, l’un d’eux, levant sa hache, lui brisa la tête. Et ainsi le parricide expia ce qu’il avait fait à son père. Clovis, apprenant que Sigebert avait péri et son fils également, vint à Cologne, rassembla tout le peuple, et dit :

Écoutez ce qui est arrivé. Pendant que je naviguais sur l’Escaut, Chlodéric, fils de mon parent, poursuivait son père et faisait courir le bruit que je voulais le faire assassiner. Et pendant que le vieux roi fuyait par la forêt de Buchonie, il lui envoya des assassins qui le mirent à mort. Lui-même périt massacré, je ne sais par qui, pendant qu’il ouvrait le trésor paternel. Pour moi, je n’ai aucune complicité dans ces actes ; je sais que ce serait un crime de verser le sang de mes proches. Mais puisque le mal est fait, je-vous donne un conseil dont vous vous trouverez bien, si vous le suivez soumettez-vous à moi, et vous serez sous ma protection.

Le peuple applaudit à ces paroles, en faisant entendre des acclamations et en entrechoquant les boucliers, éleva Clovis sur le pavois et en fit son souverain. Celui-ci prit possession du royaume de Sigebert et mit la main sur son trésor[5].

Les contradictions et surtout les énormes invraisemblances de cette tradition populaire crèvent les yeux. Elles s’expliquent dans un récit qui a passé par beaucoup de bouches avant d’être mis par écrit, mais il est indispensable de les signaler : pour fixer la vraie valeur de la narration. Si le roi de Cologne a été tué pendant qu’il se promenait dans la Buchonie, pourquoi est-il dit un peu plus loin qu’il fuyait devant son fils Chlodéric ? Si c’est celui-ci qui est le meurtrier, qui a dit à la tradition populaire qu’il ait agi à l’instigation de Clovis ? Et si Clovis a voulu plus tard se débarrasser de Chlodéric par un meurtre, est-il sérieux de prétendre qu’il l’aurait fait assassiner dans son propre palais, et par des ambassadeurs ? Enfin, à supposer qu’il ait réellement commis une pareille trahison, comment croire que le peuple ripuaire se serait laissé persuader qu’il en était innocent ? En contredisant d’une manière si éclatante l’opinion qu’elle attribue aux Ripuaires, la tradition ne se démasque-t-elle pas comme une légende postérieure et sans autorité ? Toutes ces invraisemblances sans doute ne choquaient pas l’esprit populaire à l’époque où écrivait Grégoire de Tours, mais elles dénoncent le récit à la critique moderne, et nous forcent à reconnaître ici le travail inconscient de la poésie, non les souvenirs exacts de l’histoire.

Qu’il nous soit permis d’inviter le lecteur à nous suivre pour quelques instants dans l’atelier de la critique, où une analyse méthodique du récit qu’il vient d’entendre nous permettra peut-être de le ramener à ses éléments constitutifs et de nous rendre compte de sa formation. En éliminant tous les détails légendaires, nous rencontrons au centre de celui-ci un noyau vraiment historique : la mort tragique des deux rois de Cologne. Sigebert et Chlodéric vivaient encore en 507 ; en 511, tous deux étaient disparus, et Clovis régnait à leur place. Ce double drame a vivement préoccupé l’imagination populaire ; elle a voulu en savoir la cause, et elle n’a pas manqué d’en trouver une qui la satisfît. «.Cherche à qui le crime profite, » telle est la règle qui guide l’esprit des foules dans la recherche du coupable. Or le seul qui eût intérêt à faire périr Sigebert, c’est celui qui devait être son héritier, et Chlodéric s’est vu ainsi transformé en parricide de par la rigoureuse logique de l’épopée. Peut-être celle-ci aurait hésité à charger sa mémoire d’un crime aussi monstrueux, si la fin précoce et tragique de ce prince n’avait été une preuve de sa culpabilité. Car il est un autre axiome non moins cher à la logique populaire, et que l’épopée consacre tous les jours dans ses tableaux, c’est que tout crime s’expie dès ici-bas par la loi du talion. Ils sont innombrables, les personnages historiques dont la tradition a noirci la mémoire, simplement parce qu’ils ont été malheureux, et qu’on n’a pu expliquer leur malheur autrement que par leurs fautes. Si Chlodéric a péri de bonne heure et d’une mort cruelle, c’est qu’il avait mérité ce châtiment, c’est qu’il était l’auteur de la catastrophe mystérieuse qui avait emporté son père. Mais la mort de Chlodéric lui-même, à qui profitait-elle, sinon à Clovis, qui devint grâce à elle le roi des Ripuaires ? Encore une fois donc, dans cette imagination populaire qui ne peut pas se résigner à laisser quelque part aux éléments fortuits, c’est Clovis qui a fait périr Chlodéric, et qui est devenu ainsi l’exécuteur des justes vengeances d’un Dieu irrité[6].

Tel est le procédé poétique par lequel, remontant des effets aux causes et raisonnant d’après les lois d’une logique simple et rigoureuse, l’imagination populaire est arrivée à s’expliquer toute cette série d’événements. Une ambition criminelle a poussé un prince royal au parricide ; mais la justice divine fait marcher la vengeance sur les traces du crime, et succomber le coupable sous les coups de son heureux successeur.

Ainsi, l’évolution est complète. Le fait inexpliqué, tombé dans l’imagination épique comme une graine dans le sol, y a germé, grandi, et s’est peu à peu ramifié de la manière qu’on vient de voir. Le peuple possède maintenant une explication satisfaisante de l’avènement de Clovis au trône des Ripuaires. Certes, l’épopée aurait pu s’arrêter ici. Mais, une fois en voie d’explication, elle va jusqu’au bout. Elle a entrevu une possibilité, c’est que l’artificieux Clovis, en vue d’amener le dénouement dont il devait profiter, ait lui-même provoqué le crime de Chlodéric. Et voilà l’histoire qui entre dans une nouvelle phase, racontant comment le roi des Saliens arme un fils contre son père, et les pousse tous les deux dans la tombe pour hériter de l’un et de l’autre. Que Clovis soit de la sorte transformé en un perfide et sanguinaire intrigant, cela importe peu. Les milieux où se sont élaborées ces légendes étaient trop barbares pour se rendre compte qu’ils le diminuaient en le peignant sous de telles couleurs ; ils admiraient la ruse quand elle avait réussi, et estimaient doublement le héros qui joignait au courage intrépide les ressources d’un esprit ingénieux et délié. Ne nous étonnons donc pas de la physionomie atroce que nous trouvons à Clovis chaque fois que nous le rencontrons dans les récits populaires : ses admirateurs barbares l’ont fait à leur image.

Si maintenant on veut bien accorder à la critique le droit qu’on a laissé pendant quatorze siècles à la poésie, et lui permettre de reconstituer à son tour l’histoire telle qu’elle a dû se passer, nous formulerons nos conclusions comme suit. Le fait historique jeté en pâture aux imaginations des barbares du sixième siècle, c’est l’assassinat mystérieux du roi Sigebert dans la forêt de Buchonie, qui eut lieu vraisemblablement dans l’automne de 507. A la nouvelle de sa mort, son fils Chlodéric, qui, peut-être, était encore occupé au fond de l’Aquitaine à combattre les Visigoths, accourut à la hâte ; mais il périt lui-même au milieu des troubles qu’avait provoqués la mort de son père. Ce double meurtre rendait vacant le trône des Ripuaires, et Clovis se présenta pour recueillir la succession de ses deux parents. Comme il était le plus proche, peut-être le seul héritier légitime, qu’il avait assez de puissance pour s’imposer, et que les Ripuaires étaient honorés de mettre à leur tête un souverain si illustre, il fut acclamé avec enthousiasme, et élevé sans retard sur le pavois. Le trône de Cologne sera devenu vacant vers 508, et la nouvelle que Clovis en aura reçue à Bordeaux ne doit pas avoir contribué pour peu à son brusque retour vers le Nord.

Qu’on ne s’étonne pas de la hardiesse de ces conjectures, et de l’énormité des amputations qu’avec le scalpel de la critique nous venons de faire au récit traditionnel. Il faut s’être rendu compte, par une étude assidue, des prodigieuses altérations que l’esprit épique fait subir à l’histoire, pour reconnaître que nous n’avons pas abusé de la liberté de l’hypothèse. Dans l’histoire poétique de Gondebaud et de Clotilde, lé résidu historique représente vis-à-vis de la légende une proportion plus faible encore, et mil ne se serait avisé d’aller dans la voie des négations aussi loin que les faits constatés nous ont menés presque à notre insu.

L’annexion du royaume des Ripuaires couronnait la carrière conquérante du fils de Childéric. Maintenant, tous les peuples de race franque se trouvaient réunis sous sa loi. Les bases étaient jetées d’un vaste empire qui, ayant la Gaule pour centre, rayonnerait peu à peu sur le reste de l’Europe occidentale et centrale. En attendant, Clovis se trouvait être le roi le plus puissant de la chrétienté. Son autorité était reconnue depuis le Wahal jusqu’aux Pyrénées. Il était parvenu à faire ce que l’Empire avait en vain essayé à tant de reprises : imposer une même autorité à la Gaule et à la Germanie. Ce fut un résultat immense, car l’action et la réaction de ces deux pays l’un sur l’autre, pendant les premiers siècles, c’est, en quelque sorte, le meilleur de leur histoire et de l’histoire de l’Europe. Leur coexistence séculaire sous la même dynastie jusqu’au traité de Verdun, en 843, leur a imprimé un cachet de parenté indélébile qu’elles ont conservé après dix siècles d’existence séparée. D’autre part, la Ripuarie fut la réserve du peuple franc. Il viendra un jour, dans les annales de ce grand peuple, où le rameau salien paraîtra desséché, et où l’on pourra croire que la Gaule est prête à retomber dans l’anarchie. Alors surgiront les héros qui donneront à la nation sa seconde dynastie, celle des Pépins et des Charles, enfants du pays ripuaire. Ils continueront l’œuvre commencée par les Saliens, ils réapprendront aux Francs le chemin des expéditions victorieuses, et Charlemagne sera le nouveau Clovis. En effet, si l’Empire d’Occident se trouve achevé le jour où le pape Léon III posa la couronne impériale sur la tête du fils de Pépin, il ne faut pas oublier qu’il a été commencé pendant les années où Soissons, Toulouse et Cologne passaient tour à tour, avec leurs royaumes, sous l’autorité du héros mérovingien.

 

 

 



[1] Salvien, Epist., I.

[2] Dans Jordanès, c. 36, à l’occasion de la guerre contre Attila en 451.

[3] Grégoire de Tours, Vitæ Patrum, VI, 2.

[4] Le point de vue barbare en cette matière se trouve exposé d’une manière fort instructive dans la Lex Bajuvariorum, II, 9 : Si quis filius ducis tam superbus vel stultus fuerit vel patrem suum dehonestare voluerit per consilio malignorum vel per fortiam, et regnum ejus auferre ab eo, dum pater ejus adhuc potest judicium contendere, in exercitu ambulare, populum judicare, equum viriliter ascendere, arma sua vivaciter bajulare, non est surdus nec cecus, in omnibus jussionem regis potest implere, sciat se ille filius contra legem fecisse (M. G. H., Leges, III, p. 286.) Il y a eu de multiples applications de ce principe dans la légende et dans l’histoire : par exemple, Grégoire de Tours, II, 41 ; III, 18 ; Vita sancti Theodorici Abbatis (Mabillon, Acta Sanct., I. p. 599), et Flodoard, Historia Remensis ecclesiæ, I, c. 24. Cf. Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 296 et 503.

[5] Grégoire de Tours, II, 40.

[6] Je crois devoir rappeler au lecteur que je me borne à résumer ici les considérations développées dans l’Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 293-302.