CLOVIS

LIVRE QUATRIÈME.

IV. — LA GUERRE DE PROVENCE.

 

 

La conquête de l’Aquitaine était achevée. Une série d’engagements victorieux avait fait entrer l’armée coalisée des Francs et des Burgondes dans toutes les capitales des Visigoths : à Toulouse, à Bordeaux et à Narbonne. Ils venaient de descendre dans la vallée du Rhône, et d’arrêter leur plan de campagne pour la fin de l’année 508. Il s’agissait de couronner l’expédition par la conquête de la Provence, part destinée vraisemblablement aux Burgondes, qui avaient vaillamment combattu et qui restaient les mains vides.

Cette part allait être belle, moins par l’étendue territoriale que par la valeur exceptionnelle du site et du sol. Dans toute la Gaule méridionale, il n’y avait pas de province plus riche et plus prospère que l’étroite mais opulente région comprise entre le Rhône, la Durance, les Alpes et la mer. C’était, sans contredit, le plus beau fleuron de la couronne des Visigoths, qui avaient mis un acharnement sans bornes à la conquérir. Les Burgondes se réjouissaient d’avance à la pensée qu’une proie si opulente et si longtemps convoitée allait enfin tomber dans leurs mains. La Provence devait leur ouvrir la mer, les mettre en communication avec toutes les plages de la Méditerranée, verser sur leurs marchés, par le port de Marseille, les richesses du monde oriental. C’était un nouvel avenir qui commençait pour ce peuple, jusque-là resserré dans ses frontières entre des voisins jaloux, et comme refoulé dans les montagnes de l’Helvétie et de la Savoie :

A la vérité, il y avait encore, sur la rive droite du Rhône, quelques villes qui n’avaient pas ouvert leurs portes aux vainqueurs. De ce nombre était Nîmes, qui avait fortifié son amphithéâtre et qui se préparait à faire une vigoureuse résistance[1], et Carcassonne, qui, si l’on en peut croire Procope, abritait derrière ses hautes murailles les restes du trésor d’Alaric[2]. Le castrum d’Ugernum, aujourd’hui Beaucaire sur le Rhône, était également occupé par une garnison visigothique restée en communication, au moyen du fleuve, avec la grande ville d’Arles, qui était comme le solide verrou mis à la porte de la Provence menacée[3]. On pouvait masquer Nîmes et Carcassonne, qui devaient suivre la destinée du reste du pays ; mais, pour devenir les maîtres de la belle région qui s’étendait sur la rive gauche, il était indispensable de mettre la main sur sa métropole.

Somme toute, la conquête de la Provence était une entreprise plus difficile qu’on ne l’eût pu croire à première vue. Les populations de ce pays n’avaient pas pour les Francs l’engouement que manifestaient pour eux les habitants des deux Aquitaines ; elles n’étaient nullement disposées à les accueillir comme des libérateurs, et elles ne remuèrent pas à leur approche. Contrée foncièrement romaine, la Provence confondait dans le même mépris tous les barbares ; les Francs et les Burgondes lui répugnaient autant que ses maîtres visigoths. Elle sentait son repos et sa félicité troublés par des guerres dont elle était l’enjeu, et elle en voulait aux conquérants qui lui apportaient tant de maux. Les Visigoths, au moins, étaient acclimatés, et leurs tracasseries confessionnelles semblaient décidément avoir pris fin ; à tout prendre, on préférait leur domination aux horreurs de l’invasion franque, maintenant surtout qu’on n’avait plus à en craindre les excès et qu’on en regrettait les avantages.

Nulle part ces dispositions hostiles à la conquête franque ne se traduisirent avec plus de vivacité qu’à Arles même. Cette grande ville, assise sur le Rhône en amont du delta par lequel il circonscrit l’île de la Camargue avant de descendre dans la mer, commandait toutes les communications de la Gaule intérieure avec la Méditerranée. Elle fermait cette mer, d’un côté aux Francs, de l’autre aux Burgondes, et mettait à l’abri de leurs surprises les provinces septentrionales de l’Italie. Son admirable position stratégique lui avait valu, au commencement du cinquième siècle, l’honneur de servir de résidence au préfet du prétoire des Gaules, et même de donner parfois l’hospitalité à la majesté impériale. Constantin le Grand, qui en aimait le séjour, avait voulu lui donner son nom, et en avait fait, comme dit un poète du quatrième siècle, la petite Rome gauloise[4]. La ville était vraiment une résidence impériale. Malgré la largeur qu’y avait déjà le Rhône, elle l’avait franchi et avait projeté un de ses quartiers sur la rive droite, ce qui lui valait de la part des contemporains le nom d’Arles la Double[5]. Un pont de bateaux reliés par de fortes chaînes rattachait les deux villes l’une à l’autre[6].

Les Visigoths n’avaient pu se résigner à laisser un poste de cette importance aux mains de l’empereur. Ils l’avaient assiégée quatre fois pendant le cinquième siècle, et, une fois qu’ils en furent les maîtres, ils la gardèrent avec un soin jaloux, toujours l’œil au guet, dans la crainte qu’on ne leur disputât cette perle de la Méditerranée. Les Burgondes surtout leur inspiraient de l’inquiétude : comme on l’a déjà vu, ils allèrent jusqu’à soupçonner l’évêque d’Arles lui-même, sur la seule foi de son origine burgonde, de vouloir livrer la ville à ses compatriotes. Même après que l’innocence de saint Césaire eut été reconnue, et qu’il fut rentré dans sa ville épiscopale, les soupçons persistèrent contre lui dans une bonne partie de la population arlésienne. Il y avait là quelque chose de fatal ; c’étaient, si l’on peut ainsi parler, ses fonctions qui le dénonçaient, et, quoi qu’il fît, il était suspect de plein droit. La communauté de foi entre les assiégeants et les catholiques arlésiens créait entre eux une solidarité apparente dont tout le poids retombait sur l’évêque ; car, bien que les catholiques formassent la majorité, les Goths ariens et les juifs constituaient des groupes compacts, également hostiles, sinon à la population catholique, dont il fallait ménager les sentiments, du moins à son chef, qu’on essayait d’isoler. La haute situation que ses vertus, ses talents et ses fonctions avaient faite à Césaire irritait les ariens. Quant aux Juifs, ils avaient une rancune spéciale contre le grand évêque. Ne venait-il pas, au concile d’Agde, de faire prendre des précautions contre les conversions simulées ou peu durables des juifs, et n’avait-il pas étendu à tout fidèle l’interdiction de les recevoir à sa table ou d’accepter leurs invitations[7] ? Goths et juifs se trouvaient donc unis dans une même inimitié contre Césaire. Les juifs surtout parlaient très haut, ne cessaient de suspecter le dévouement des catholiques, et se faisaient volontiers les zélateurs du patriotisme. Ce rôle était d’autant plus fructueux que tout le monde était animé du même esprit de résistance à l’assiégeant.

Venant de la Septimanie, les Francs et les Burgondes commencèrent par ravager toute la campagne d’Arles située sur la rive droite. Puis ils se répandirent sur la rive gauche, où ils firent les mêmes dégâts, et se mirent en devoir d’investir étroitement la ville. Il y avait alors, en dehors de l’enceinte et au pied même de ses murailles, un établissement religieux inachevé encore ; où Césaire se proposait de fonder un monastère de femmes dont il réservait la direction à sa sœur Césarie. Ce couvent était l’œuvre de prédilection du saint : lui-même, en vrai moine, n’avait pas craint d’y prendre sa part des plus rudes travaux, peinant comme un simple ouvrier à la sueur de son front. Il eut la douleur de voir cet édifice, qui lui était si cher, tomber sous les coups des assiégeants, qui en employèrent les matériaux à leurs travaux de circonvallation[8]. A le voir ainsi traité par l’ennemi, pouvait-on encore avec quelque raison soutenir ; qu’il était de connivence avec eux ? Non, certes[9]. Mais les opiniâtres soupçons dont il était la victime ne se laissèrent pas dissiper, et un incident fâcheux vint, peu après, leur donner une apparence de fondement.

Pendant qu’on poussait le siège avec vigueur, un jeune clerc, parent de l’évêque, se laissa descendre nuitamment par une corde du haut des remparts et gagna le camp ennemi. Il pouvait sembler difficile de reprocher à saint Césaire cet acte de lâcheté comme une trahison dont il aurait été le complice, et c’était faire peu d’honneur à son habileté que de lui attribuer pour instrument son commensal et son propre parent. Mais la passion politique ne raisonne pas. Les juifs et les ariens feignirent de tenir la preuve évidente d’un complot ourdi par l’évêque pour livrer la ville à l’ennemi ; ils firent grand bruit de l’incident, et ils parvinrent à provoquer une sédition dans laquelle les enfants d’Israël s’agitèrent et firent preuve d’une patriotique indignation contre l’évêque. Ce fut chose décidée : Césaire était un traître ; c’était par son ordre et de sa part que le clerc transfuge était allé s’entendre avec les assiégeants ; il fallait châtier la trahison et veiller au salut de la ville. Les têtes ainsi échauffées, on courut arracher le saint à sa demeure près de son église ; sa maison et même sa chambre furent remplies de soldats, et l’un des Goths poussa l’insolence jusqu’à prendre possession de son lit. Les plus exaltés avaient proposé de noyer le saint dans le Rhône ; mais, au moment d’exécuter ce projet, on recula devant la gravité d’un pareil attentat, et on imagina d’emmener le prisonnier sous bonne garde à Beaucaire, en amont de la ville sur le Rhône, qui, comme on l’a vu plus haut, était resté au pouvoir des Visigoths. Mais, comme les deux rives du fleuve étaient occupées par les assiégeants, et qu’ils avaient peut-être des bateaux croisant dans ses eaux, le dromon qui portait l’évêque n’osa pas risquer un voyage aussi dangereux. Il fallut donc le ramener dans la ville, où il fut jeté dans les cachots souterrains du prétoire. Tout cela s’était passé la nuit, et peut-être n’avait on voulu, en simulant le voyage de Beaucaire, que donner le change à la population catholique, qui s’inquiétait de ce que devenait son pasteur. De fait, elle n’apprit pas ce qu’on avait fait de lui, ni même s’il était encore vivant[10].

A quelque temps de là, un autre incident, d’une nature plus sérieuse, vint détourner le cours des préoccupations populaires, et faire oublier l’animosité qu’on avait contre le saint. Un juif, qui se trouvait de garde sur les remparts, imagina de lancer aux ennemis, en guise de projectile, une pierre à laquelle il avait attaché une lettre. Celle-ci portait qu’ils pouvaient appliquer leurs échelles, la nuit, à l’endroit de la muraille occupée par le poste juif, et s’emparer ainsi de la ville, à condition que les Israélites échapperaient au pillage et à la captivité. Par malheur pour le traître, il se trouva que l’ennemi recula ses avant-postes pendant la nuit, si bien que, le lendemain matin, des Arlésiens qui s’étaient aventurés au dehors de l’enceinte découvrirent la lettre, et vinrent en grand émoi la lire au peuple assemblé sur la place publique. Cette fois, la fureur populaire se déchargea sur les juifs. Non seulement le coupable paya cher son essai de’ trahison ; mais, du coup, toute la tribu devint suspecte. Quant à l’accusation formulée contre saint Césaire, elle tomba, apparemment parce que les juifs en étaient les plus ardents fauteurs, et que leur trahison présumée devenait un argument en faveur de leur victime[11].

Cependant le siège traînait en longueur, et les souffrances de la faim commençaient à se faire sentir dans la nombreuse population de la ville, ce qui montre que l’investissement du côté de la mer était aussi étroit que du côté du fleuve. Enfin, on apprit que du secours arrivait, et que les troupes de Théodoric étaient en marche. Un édit de ce prince, dont la teneur nous est conservée[12], les avait convoquées pour le 22 juin, et il est probable que ce fut dans les dernières journées de ce mois, ou dans les premières de juillet, qu’elles apparurent sous les remparts de la ville affamée.

Pourquoi Théodoric le Grand n’était-il pas intervenu plus tôt ? Après la fastueuse démonstration qu’il avait imaginée pour empêcher l’explosion des hostilités, après les menaces peu déguisées qu’il avait fait entendre à Clovis pour le cas où il s’aviserait d’entrer en campagne, comment avait-il pu laisser écraser son gendre, et détruire un royaume qui était pour l’Italie une garantie de sécurité ? Il serait injuste, sans doute, d’expliquer son inaction par un de ces calculs machiavéliques comme celui que Procope lui attribue dans la guerre des Burgondes, et dont la rumeur populaire des Francs, toujours portés à croire et à dire du mal de l’ennemi, ne manqua pas de l’accuser cette fois encore[13]. Théodoric n’avait pas le moindre intérêt à mettre aux prises Alaric et Clovis. Sa politique d’équilibre européen, s’il est permis d’employer cette expression, avait essentiellement pour but de contrebalancer ses royaux confrères les uns par les autres, pour arriver à maintenir son hégémonie sur tous. Prétendre qu’il fut séduit par l’idée de se faire, presque sans coup férir, sa part des dépouilles d’Alaric, cela revient toujours à supposer que ce profond politique aurait été assez mal inspiré pour attirer sur l’Italie, en substituant le voisinage des Francs à celui des Visigoths, le plus terrible de tous les dangers. On ne soutiendra pas davantage qu’il ait poussé l’amour de la paix et la prédilection pour les solutions pacifiques jusqu’au point de ne pas même bouger après la fatale journée de Vouillé, car c’était créer une situation contre laquelle il ne serait plus possible de réagir autrement que par les armes. Pourquoi donc, encore une fois, a-t-il laissé les alliés franchir le Rhône et menacer l’Italie elle-même, et ne se mit-il en campagne qu’un an après l’explosion de la lutte, à un moment où tout pouvait déjà être perdu ?

La solution du problème doit être cherchée à Byzance, dans les combinaisons de cette diplomatie savante qui était restée la dernière ressource de l’Empire expirant. Byzance, nous l’avons déjà dit, avait mis les armes à la main des Francs et les avait jetés sur les Visigoths, probablement après leur avoir promis d’occuper pendant ce temps le roi d’Italie. Pour des raisons qui nous échappent, les Grecs ne prirent pas la mer en 507 ; mais ils firent des préparatifs de guerre tellement ostensibles, que Théodoric, effrayé, ne crut pas pouvoir dégarnir son royaume.. Au printemps de 508, l’Empire se trouva enfin en mesure de faire la diversion promise à ses alliés francs et burgondes. Une flotte de cent navires de guerre et d’autant de dromons, quittant le port de Constantinople sous les ordres des comtes Romain et Rusticus, vint débarquer sur les côtes de l’Italie méridionale, et mit à feu et à sang une grande partie de l’Apulie. Les environs de Tarente et ceux de Sipontum furent particulièrement éprouvés[14].

On ne sait pas pourquoi les Byzantins se bornèrent à ces razzias. Peut-être l’armée avait-elle des instructions qui lui défendaient de s’engager plus sérieusement ; peut-être aussi l’impéritie et la lâcheté des chefs sont-elles seules responsables de l’insuccès apparent d’un si grand effort. Les énergiques mesures de défense que Théodoric prit sans retard, et qui, assurément étaient préparées de longue main, n’auront pas peu contribué à faire regagner le large à la flotte impériale. Dans tous les cas, l’opinion publique à Byzance considéra l’expédition comme un échec et le chroniqueur byzantin en parle avec mépris, moins comme d’une opération militaire que comme d’un exploit de pillards[15].

Voilà pourquoi Théodoric n’était pas apparu plus tôt sur le théâtre où se décidaient les destinées de la Gaule, et telle est l’explication d’une attitude qui a été une énigme pour les historiens[16]. Il faut dire plus. Au moment où s’ébranlaient les forces qui allaient au secours de la Provence, le sol de l’Italie n’était peut-être pas encore tout à fait évacué par les troupes byzantines. De toute manière, il était indispensable de rester l’arme au bras, et de protéger les rivages méridionaux contre un retour offensif de leur part. Le roi d’Italie fut donc obligé de diviser ses forces pendant l’été de 508, et n’en put opposer qu’une partie à l’armée réunie des Francs et des Burgondes. Cela suffisait, à vrai dire, pour mettre provisoirement en sûreté les villes qui n’avaient pas encore reçu leur visite, et pour relever le moral de la population indigène : ce n’était pas assez pour un engagement définitif avec les alliés.

Du moins, le cours des événements militaires pendant l’année 508 justifie ces conjectures. Débouchant en Gaule le long de la Corniche, les Ostrogoths prirent possession, sans coup férir, de tout le pays situé au sud de la Durance. Ce qui restait de Visigoths dans ces régions les accueillit sans doute à bras ouverts, et la population elle-même les salua comme des libérateurs. Marseille surtout leur fit un accueil chaleureux[17], et il fut facile aux officiers de Théodoric de substituer partout le gouvernement de leur maître aux débris d’un régime écroulé. Rattachés à l’Italie, les Provençaux croyaient redevenir, d’une manière effective, les citoyens de l’Empire romain ; Théodoric était pour eux le lieutenant de l’empereur, et la douceur de son gouvernement les rassurait contre les persécutions religieuses qu’ils avaient eu à subir sous Euric.

Au surplus, Théodoric ne perdit pas un instant pour donner à sa prise de possession de la Provence le caractère d’une mesure définitive et irrévocable. Le pays était à peine sous ses ordres, qu’il y envoyait Gemellus pour le gouverner en qualité de vicaire des Gaules[18] ; titre très pompeux, si l’on réfléchit à l’exiguïté du pays sur lequel s’étendait l’autorité du vicaire, significatif toutefois et même plein de menaces pour les alliés, parce qu’il remettait en question et contestait d’une manière implicite la légitimité de toutes leurs conquêtes au nord des Alpes.

Comme le siège d’Arles durait toujours, il parut essentiel, si on ne pouvait le faire lever cette année, d’encourager au moins les assiégés, en leur faisant passer quelques ravitaillements qui leur permettraient d’attendre un secours plus efficace. L’entreprise réussit pleinement. Culbutant les Francs et les Burgondes qui occupaient la rive gauche, avant qu’on eût pu venir à leur secours de la rive droite, les Ostrogoths entrèrent dans la ville avec un convoi de vivres qui y ramena l’abondance et la joie. Cet épisode éclaira les alliés sur le danger qui les menaçait pour l’année suivante, si auparavant ils ne parvenaient pas à fermer l’accès d’Arles aux armées italiennes. Ils firent donc les plus grands efforts pour s’emparer du pont de bateaux qui reliait les deux rives. Leurs dromons l’assaillirent de tous les côtés à la fois, mais les assiégés opposèrent une résistance vigoureuse : à leur tête était le chef des troupes ostrogothiques, Tulwin, héros apparenté à la famille des Amales, qui fit des prodiges de valeur, et qui fut grièvement blessé dans cette rencontre[19]. Le pont, disputé avec acharnement, resta aux assiégés. Arles put tenir l’hiver encore : le printemps allait lui apporter la délivrance.

En 509, libre enfin de préoccupations du côté de Byzance, Théodoric put jeter toutes ses forces sur la Gaule, et alors les événements se précipitèrent. Une armée ostrogothique, sous la conduite d’Ibbas[20], arrivant de Turin, franchit les Alpes au col de Suse, et apparut subitement sur les derrières de l’ennemi dans la vallée de la Durance[21]. Par cette manœuvre hardie, Ibbas coupait les communications des Burgondes avec leur royaume, et dominait à la fois la route de Valence et celle d’Arles à partir de Gap. Là, l’armée se partagea : l’un des corps, sous les ordres de Mammo, se répandit au nord de la Durance[22], pénétra dans Orange dont la population tout entière fut emmenée en captivité[23], inquiéta même les environs de Valence[24], et, revenant vers le sud, s’empara d’Avignon où il mit une garnison gothique[25]. L’autre corps d’armée, dont Ibbas s’était réservé le commandement, pilla le pays de Sisteron, d’Apt et de Cavaillon, et vint ensuite faire sa jonction avec Mammo pour aller ensemble débloquer Arles.

La situation était excellente pour les généraux de Théodoric. Maîtres du littoral, où ils pouvaient compter sur la fidélité de la population, maîtres de la vallée de la Durance, laissant derrière eux le pays burgonde épuisé ils étaient précédés et suivis par la terreur de leurs armes lorsqu’ils arrivèrent sous les murs de la capitale de la Provence. La situation des assiégeants, au contraire, était des plus périlleuses. Obligés, pour faire un blocus en règle, de se disperser sur les deux rives du fleuve, ils se voyaient, sur la rive gauche, pris entre la ville et l’armée ostrogothique, et transformés presque en assiégés. Il leur fallut renoncer au blocus, ramener en hâte toutes leurs forces sur la rive droite, et se préparer à soutenir l’assaut réuni de la ville et de ses libérateurs. Une bataille dont nous ne connaissons que le résultat eut lieu de ce côté du Rhône. Ce fut un éclatant triomphe pour les Goths ; à en croire leur chroniqueur Jordanès, qui parle ici avec une exagération manifeste, trente mille Francs et Burgondes seraient restés sur le carreau[26].

Les Goths rentrèrent victorieux dans la ville enfin délivrée, traînant à leur suite une multitude de prisonniers dont ils emplirent tous les bâtiments publics, les églises et la maison de l’évêque. Ces pauvres gens, affamés, à peu près nus, étaient en proie à la plus extrême détresse. Saint Césaire vint à leur secours avec une infatigable charité. Sans faire de distinction entre les Francs et les Burgondes, entre les ariens et les catholiques, il commença par leur distribuer des habits et des aliments, puis il se mit à les racheter de la captivité. Il dépensa dans ce but tout ce que son prédécesseur Eonius avait légué à la mense de son église. Mais les besoins étaient plus grands que les ressources. Alors l’évêque se souvint que lorsqu’il s’agissait du rachat des captifs, les conciles autorisaient jusqu’à l’aliénation des biens ecclésiastiques, jusqu’à la vente des vases sacrés. Et le trésor de son église y passa : les encensoirs, les calices, les patènes, tout fut mis en pièces et vendu au poids de l’or. Les revêtements d’argent qui ornaient le piédestal des colonnes et les grilles du chœur, détachés à coups de hache, passèrent également aux mains des brocanteurs, et, longtemps après, on montrait encore dans la cathédrale d’Arles les traces de ce vandalisme héroïque de la charité[27].

C’est ainsi que la Provence avait traversé, sans presque subir aucun dommage, les jours critiques du changement de domination. La conquête de ce pays par l’Italie était achevée. Théodoric la traita d’une manière aussi généreuse qu’habile. Il accorda immédiatement aux Arlésiens la remise des impôts pour l’année 510-511[28] ; il les combla d’éloges pour la bravoure avec laquelle ils avaient enduré les privations et les dangers du siège[29] ; il leur donna de l’argent pour réparer leurs murailles, qui avaient beaucoup souffert, et promit de leur envoyer des vivres dès que la navigation aurait recommencé[30]. Aux Marseillais il fit ses compliments sur la fidélité qu’ils lui avaient témoignée, leur confirma l’immunité dont ils jouissaient, et leur remit l’impôt de l’année[31]. La même remise fut accordée aux habitants des Alpes-Cottiennes, par le pays desquels était passée l’armée d’Ibbas, et qui avaient eu beaucoup à se plaindre de leurs défenseurs[32]. Un évêque, Severus, dont le diocèse nous est inconnu, reçut une somme de quinze cents pièces d’or à distribuer entre ses ouailles, selon les dommages qu’elles avaient subis[33]. Enfin, la Provence fut dispensée de l’obligation qui lui avait été faite antérieurement d’approvisionner les forts nouvellement bâtis sur la Durance ; Théodoric décida qu’ils seraient ravitaillés directement par l’Italie[34]. De plus, les généraux et les gouverneurs ostrogoths reçurent les instructions les plus formelles sur la conduite qu’ils avaient à tenir envers les provinciaux : ils devaient vivre en paix avec eux, les traiter conformément aux exigences de la civilisation, enfin, se comporter de telle sorte qu’ils pussent se réjouir d’avoir changé de maîtres. Nous avons conservé les dépêches que reçurent dans ce sens Gemellus, vicaire des Gaules, et Wandil, comte d’Avignon ; elles font honneur au génie du roi qui les a, sinon dictées, du moins revêtues de sa signature souveraine[35]. Lui-même s’adressa aux provinciaux dans des termes d’une élévation vraiment royale :

Vous voilà donc, par la grâce de la Providence, revenus à la société romaine, et restitués à la liberté d’autrefois. Reprenez aussi des mœurs dignes du peuple qui porte la toge ; dépouillez-vous de la barbarie et de la férocité. Quoi de plus heureux que de vivre sous le régime du droit, d’être sous la protection des lois et de n’avoir rien à craindre ? Le droit est la garantie de toutes les faiblesses et la source de la civilisation ; c’est le régime barbare qui est caractérisé par le caprice individuel[36].

Il n’eût pas été digne de Théodoric de terminer la campagne après s’être borné à prendre sa part des dépouilles du malheureux Alaric. Le prestige de son nom, la sécurité de l’Italie et l’intérêt de son petit-fils Amalaric exigeaient plus. Il fallait empêcher les Francs de s’interposer entre les deux branches de la famille gothique, comme les arbitres tout-puissants de ses destinées ; il fallait rétablir entre l’Espagne et l’Italie ces relations de voisinage et ces communications quotidiennes que la perte de la Septimanie venait de détruire. A ces considérations d’ordre national venait se joindre un intérêt dynastique très pressant, je veux dire le danger que l’usurpation de Gésalic faisait courir à la cause d’Amalaric II, trop jeune pour se défendre contre son frère naturel. A peine donc l’armée ostrogothique fut-elle entrée à Arles qu’elle se vit chargée d’une nouvelle mission, celle de reconquérir le littoral qui séparait le Rhône des Pyrénées.

Comme on l’a vu plus haut, plusieurs localités importantes y tenaient encore, que les troupes d’Ibbas débloquèrent et rendirent à leur liberté. Entrées à Carcassonne, elles mirent la main, au dire de Procope, sur le trésor des rois visigoths, qui fut envoyé à Ravenne[37]. La ville contenait un autre trésor dont la charité chrétienne était seule à s’inquiéter : c’était l’immense multitude de captifs que saint Césaire y vint racheter[38]. Nîmes aussi tomba, du moins pour quelque temps, au pouvoir des Ostrogoths, car nous la voyons gouvernée à un certain moment par le duc qui avait sa résidence à Arles[39]. On peut admettre que toutes les localités qui étaient restées libres avant la bataille d’Arles passèrent sous l’autorité du roi d’Italie, soit qu’il y entrât de par le droit de la conquête, soit qu’il se bornât à en prendre possession au nom de son petit-fils.

Laissant derrière lui les villes dont la fidélité lui était acquise, Ibbas poussa droit sur Narbonne, la principale conquête des Francs et des Burgondes sur les côtes de la Méditerranée. Nulle part il ne rencontra de résistance. L’ennemi s’étant retiré, la population accueillit l’armée italienne ; quant aux Visigoths qui avaient embrassé le parti de Gésalic, la fuite de l’usurpateur les décida sans doute à faire leur soumission[40]. Sans perdre de temps, Ibbas passa les Pyrénées et donna la chasse à Gésalic. Celui-ci, après avoir tenté un semblant de résistance, fut obligé de prendre la fuite, pendant que le généralissime de Théodoric s’employait activement à établir dans la péninsule l’autorité de son maître comme tuteur du jeune roi. Cependant Gésalic s’était réfugié auprès de Thrasamond, roi des Vandales, et celui-ci, sans doute pour brouiller davantage encore la situation, lui procura des ressources avec lesquelles il tenta une nouvelle fois la fortune des armes. Mais, vaincu derechef dans les environs de Barcelone, il s’enfuit en Gaule, où il parvint à rester caché pendant une année environ. Il fut enfin découvert dans le pays de la Durance, et, livré à Ibbas, il périt sous la main du bourreau[41].

Théodoric pouvait à bon droit s’enorgueillir du succès de cette campagne. Son double but était atteint : le royaume des Visigoths était sauvé, et leur dynastie restait en possession du trône. Le roi d’Italie avait vaincu partout où ses généraux s’étaient montrés. Il ne s’était pas contenté d’arrêter l’essor des Francs victorieux, il leur avait arraché deux des plus belles provinces de leur nouvelle conquête. Il avait infligé aux Burgondes, avec le cuisant regret de se voir refoulés définitivement de la mer, l’humiliation de laisser dans ses mains leur ville d’Avignon, boulevard méridional de leur royaume, qui, paraît-il, leur fut enlevée au cours de cette campagne. Il avait apparu, au milieu des peuples en’ lutte, comme le gardien puissant et pacifique du droit, et il pouvait écrire au roi des Vandales : C’est grâce à nos armes que votre royaume ne sera pas inquiété[42].

Et pourtant, malgré toutes ces apparences consolantes pour l’orgueil national des Goths, le vaincu n’était pas Clovis, c’était Théodoric. Son prestige avait reçu, par la chute de la domination visigothique en Gaule, un coup dont il ne devait plus se relever. Il devenait de plus en plus manifeste que son idéal n’était qu’une chimère. Adieu l’hégémonie pacifique de l’Italie sur tous les peuples de l’Occident, et l’espèce d’empire nouveau créé par la diplomatie au profit de la maison des Amales ! En chassant les Visigoths de l’Aquitaine, Clovis avait rompu le faisceau formé par l’alliance des deux peuples sur lesquels pivotait la politique de Théodoric. En s’emparant de ce pays pour lui-même, il avait déplacé le centre de gravité de l’Europe, et transféré de Ravenne à Paris la primauté honorifique du monde. Là était le résultat capital de la campagne de 506 et des années suivantes : les lauriers d’Ibbas n’y changeaient pas grand’chose, et l’échec des Francs resta un simple épisode de la lutte. Ce qu’il avait d’humiliant n’atteignit d’ailleurs que les lieutenants de Clovis. Leur insuccès s’évanouissait, en quelque sorte, dans le rayonnement de la gloire avec laquelle il était revenu de Toulouse et de Bordeaux, dans l’éclat pompeux de la cérémonie de Tours, qui avait imprimé à son pouvoir le cachet de la légitimité. Il n’avait pu conserver toutes ses conquêtes, mais ce qu’il en gardait avait un prix suffisant pour le consoler de ce qu’il avait perdu. Après comme avant l’intervention de Théodoric, il restait, de par la victoire de Vouillé, le maître tout-puissant de la Gaule. Voilà ce que virent les contemporains, et ce qui frappa son peuple. Est-il étonnant que les Francs aient oublié totalement la guerre de Provence, et que l’expédition de Clovis leur ait paru terminée le jour où il traversa les rues de Tours à cheval, le diadème sur la tête, entouré d’un peuple reconnaissant qui acclamait en lui son libérateur et le collègue des Césars ?

 

 

 



[1] Ménard, Histoire civile, ecclésiastique et littéraire de la ville de Nîmes, Paris, 1744, t. I, p. 75.

[2] Procope, De Bello gothico, I, 12.

[3] Vita sancti Cæsarii, I, 15, dans Mabillon, Acta Sanctorum, I, p. 641.

[4] Ausone, XIX, 74.

[5] Id., ibid., XIX, 73.

[6] Grégoire de Tours, Gloria Martyrum, c. 68.

[7] Voir les canons 34 et 40 du concile d’Agde, dans Sirmond, Concilia Galliæ, I, pp. 168 et 169. Cf. Arnold, Cæsarius von Arelate, p. 248.

[8] Vita sancti Cæsarii, Mabillon, o. c., p. 641.

[9] Arnold, Cæsarius von Arelate, p. 247.

[10] Vita sancti Cæsarii, I, 15, dans Mabillon, I, p. 641. Cf. Arnold, Cæsarius von Arelate, p. 248, note 808.

[11] Vita sancti Cæsarii, I, 16, dans Mabillon, I, p. 641.

[12] Cassiodore, Variarum, I, 24.

[13] Frédégaire, II, 58.

[14] Comte Marcellin, Chronicon, a. 508, dans M G. H., Auctores antiquissimi, XI, p. 97 ; Cassiodore, Variarum, I, 16, et II, 36.

[15] Comte Marcellin, l. c.

[16] Par exemple pour Binding, Das Burgundisch-Romanische Kœnigreich, p. 202. Cependant la vérité avait déjà été entrevue par Vic et Vaissette, Histoire générale du Languedoc, t. I, p. 218 ; de nos jours elle l’a été par Pétigny, II, p. 526, par Gasquet, l’Empire byzantin et la monarchie franque, p. 133, par Dahn, Die Kœnige der Germanen, t. V, p. 113, et enfin, depuis la publication de ce livre, par Malnory, Saint Césaire, p. 92, par Hartmann, Das Italienische Kœnigreich, Leipzig 1897, p ; 160, par Arnold, Cæsarius von Arelate, p. 245, et par W. Schultze, Das Merovingische Frankenreich, p. 74.

[17] Cassiodore, Variarum, III, 34.

[18] Cassiodore, Variarum, III, 16 et 17.

[19] Id., ibid., VIII, 10. Sur ce personnage, voir encore le même recueil, VIII, 9 ; Mommsen, préface de l’édition de Cassiodore, p. 37 ; le même, Ostgothische Studien, dans le Neues Archiv., t. XIV, pp. 506 et 515.

[20] Schrœder, dans l’Index personarum de l’édition des Variarum de Mommsen, suppose, non sans vraisemblance, que le nom d’Ibbas est le diminutif de Ildibald. Aschbach, Geschichte der Westgothen, p. 177, et Dahn, Die Kœnige der Germanen, t. V, p. 113, et t. VI, p. 372, disent à tort qu’Ibbas était un zélé catholique.

[21] Cassiodore, Variarum, IV, 36.

[22] Marius d’Avenches, Chronicon, a. 509 : Hoc consule Mammo dux Gothorum partem Galliæ deprædavit.

[23] Vita sancti Cæsarii, I, 19, dans Mabillon, o. c., I, p. 642.

[24] S. Avitus, Epitolæ, 87 (78).

[25] Cassiodore, Variarum, III, 38.

[26] Jordanès, c. 58.

[27] Vita sancti Cæsarii, I, 17, dans Mabillon, o. c., t. I, p. 641.

[28] Cassiodore, Variarum, III, 32.

[29] Id., ibid., l. c.

[30] Id., ibid., III, 44.

[31] Id., ibid., III, 34.

[32] Id., ibid., IV, 36.

[33] Id., ibid., II, 8.

[34] Id., ibid., III, 41 et 12.

[35] Id., ibid., III, 16 et 38.

[36] Cassiodore, Variarum, III, 17.

[37] Procope, De Bello gothico, I, 12.

[38] Vita sancti Cæsarii, I, 23, dans Mabillon, o. c., I, p. 613.

[39] Grégoire de Tours, Gloria martyrum, c. 77.

[40] Cassiodore, Variarum, IV, 17.

[41] Le peu de chose que nous savons sur Gésalic se trouve dans Cassiodore, Variarum, V, 43 (cf. le proœmium de Mommsen, p. 36), plus quelques lignes d’Isidore de Séville, Chronicon Gothorum, c. 37, et de Victor de Tunnuna, a. 510.

[42] Cassiodore, Variarum, V, 43.