CLOVIS

LIVRE QUATRIÈME.

III. — LA CONQUÊTE DE L’AQUITAINE.

 

 

Rien de tout ce qui se passait au delà de la Loire n’échappait à Clovis. Il se rendait parfaitement compte du rôle qu’il était appelé à jouer dans ce royaume d’Aquitaine, où les fautes du gouvernement avaient fait de l’intervention étrangère le seul remède à une situation désespérée. Nul, d’ailleurs, n’était mieux qualifié que lui pour présenter au roi des Visigoths des observations sévères sur sa politique intérieure. Roi catholique, il était en Gaule le représentant de tous les intérêts de l’orthodoxie ; souverain des Francs, il ne pouvait pas tolérer que dans son voisinage des hommes fussent maltraités pour le seul crime de trop aimer son peuple. Il se voyait donc, par la force des choses, placé à la tête du parti franc et catholique chez les Visigoths ; tout au moins il en était le patron et le protecteur-né. Nul doute que la crainte de Clovis n’ait été un des principaux mobiles du revirement de la politique religieuse des Visigoths. Vainqueur de tous ses ennemis et ayant pour alliés les Burgondes eux-mêmes, Clovis pouvait réclamer justice pour ses coreligionnaires : en la leur rendant spontanément, on lui enlevait tout prétexte à intervention.

Cela suffisait-il, et n’était-il pas trop tard pour apaiser les populations catholiques frémissantes, qui voyaient le désarroi se mettre parmi les bourreaux et Clovis apparaître en libérateur ? Ne se produisit-il pas dès lors, parmi elles, des mouvements destinés à préparer ou à hâter une intervention franque ? Ou, tout au moins, l’irritation populaire ne se traduisit-elle pas, en certains endroits, par de véritables soulèvements ? A la distance où nous sommes placés de ces événements, et avec les faibles lumières que nous fournissent les sources, il est impossible de répondre à cette question, et nous ne l’aurions pas même soulevée, si quelques lignes très obtures de l’hagiographie ne semblaient en quelque sorte la suggérer[1].

Mais, en dehors de la question religieuse proprement dite, il y avait quantité d’autres points sur lesquels devaient éclater tous les jours des conflits entre les Francs et leurs voisins. Les confins des deux pays étaient fort étendus, les relations des peuples très hostiles : des incidents de frontière, des querelles inattendues entre les nationaux des deux royaumes éclataient à chaque instant, et dégénéraient bien vite en froissements entre les deux cours. La tradition populaire des Francs, consignée dans une légende[2], est d’accord avec la correspondance politique de Théodoric le Grand pour attribuer le distord à ces rivalités entre les deux puissances de la Gaule. Que Clovis ait voulu et désiré un conflit, qu’il ait compté dans ce cas sur les sympathies qu’il avait en Aquitaine, cela est fort probable ; il se sentait le plus fort de toute manière, et le chroniqueur franc lui-même lui attribue l’initiative des hostilités.

Alaric semble avoir fait ce qu’il pouvait pour ménager son redoutable adversaire. Il lui avait livré Syagrius ; il est probable aussi qu’il lui avait renvoyé les prisonniers francs de Gondebaud. Enfin, il lui proposa une entrevue pour régler pacifiquement leurs différends. Clovis ne crut pas pouvoir refuser cette proposition. Les deux rois se rencontrèrent donc aux confins de leurs royaumes avec des formalités d’étiquette semblables à celles qui avaient réglé autrefois l’entrevue sur la Cure. Il y avait dans la Loire, en face du bourg d’Amboise, une île qui s’est appelée par la suite l’Île d’entre les Ponts[3] ou l’Île Saint-Jean[4] : c’est là, probablement sur terrain neutre, qu’ils mirent pied à terre, chacun avec une escorte désarmée dont le chiffre avait été strictement convenu d’avance. L’entrevue fut ou du moins parut cordiale : les deux rois burent et mangèrent ensemble, et se quittèrent après s’être mutuellement assurés de leur amitié[5].

Par malheur, il y avait dans le monde une puissance qui était singulièrement intéressée à brouiller les relations entre les deux princes barbares. Byzance n’avait jamais renoncé à la souveraineté de l’Occident. Pour elle, les Germains qui s’étaient emparés des provinces n’y étaient que des garnisons au service de l’empereur, ou des envahisseurs qu’il en fallait chasser dès qu’on pourrait. Elle ne cessait de rêver aux moyens de remettre sous son obéissance ces florissantes contrées, et l’idée de ramener les aigles romaines, malgré le veto des siècles, aux limites où les avaient posées Germanicus et Trajan fut de toutes les chimères byzantines la plus grandiose et la plus persistante[6]. Longtemps avant Justinien, qui le premier en réalisa au moins une partie, elle hanta l’imagination de ses prédécesseurs, et nous en retrouvons plus d’une trace dans leur politique. Mais l’expédient auquel ils recouraient n’avaient rien de la grandeur imposante du but : il consistait à diviser les barbares et à les détruire les uns par les autres. L’ennemi à anéantir tout d’abord, c’étaient les Goths. Ils tenaient deux des trois grandes presqu’îles méditerranéennes, et ils empiétaient sur la troisième. Maître de l’Italie et d’une partie de l’Illyrie, Théodoric affectait même des allures d’empereur qui, plus encore que son pouvoir, révoltaient profondément l’orgueil des Byzantins. Depuis qu’en 504 ses lieutenants avaient infligé aux armées impériales une défaite humiliante, et porté l’autorité de leur maître jusque dans la Pannonie[7], les rapports étaient extrêmement tendus entre les cours de Ravenne et de Constantinople. Tirer une revanche éclatante de l’insolent barbare, c’était devenu en quelque sorte l’idée fixe de l’empereur Anastase.

En cherchant le peuple qui devait lui servir d’instrument dans cette entreprise, il hésita probablement quelque temps entre les Francs et les Burgondes. Les Burgondes étaient de tous les Germains les plus sincères amis de l’Empire, et les plus respectueux envers les empereurs. On a vu plus haut les preuves de leur espèce de culte pour la majesté impériale, et de la subordination au moins nominale de leurs rois aux souverains de Byzance. Voisins des deux royaumes gothiques, ils avaient également à se plaindre de l’un et de l’autre, car le premier avait mis fin à leur carrière à peine commencée en s’emparant de la haute Italie, et l’autre, en mettant la main sur la Gaule maritime, les avait à jamais enfermés dans leurs montagnes. Mais les Burgondes n’étaient pas assez forts pour engager la lutte contre les Goths. D’ailleurs, depuis la campagne de 500, ils étaient devenus, sinon les tributaires, du moins les amis et les alliés des Francs, qui exerçaient sur leur royaume une suzeraineté déguisée.

C’était donc aux Francs décidément qu’il fallait s’adresser. Les Francs étaient les ennemis-nés des Goths. Les ardentes rivalités qui régnaient entre les deux peuples n’étaient pas un mystère pour Byzance, toujours parfaitement renseignée sur ce qui se passait chez les barbares. La position stratégique des Francs les rendait admirablement aptes au rôle d’agresseurs. Couverts du côté des Ostrogoths par les Burgondes, ils pouvaient anéantir les Visigoths avant que l’Italie eût le temps d’intervenir ; eux-mêmes, libres sur leurs derrières, ils n’avaient pas à craindre de diversion sérieuse pendant qu’ils seraient aux prises avec leurs ennemis au sud de la Gaule. Leur supériorité militaire ne faisait de doute pour personne ; il paraissait certain que si, alliés aux Burgondes, ils se jetaient sur l’Aquitaine, ils en balayeraient facilement les occupants. Et si Théodoric s’avisait de venir au secours de ceux-ci, ne pouvait-on pas, quand on le voulait, lui donner de l’ouvrage en Italie, et une démonstration de la flotte byzantine ne devait-elle pas suffire pour retenir chez lui ce barbare défiant, établi au milieu de populations romaines mal réconciliées ?

Si, comme on n’en peut guère douter, ces considérations ont frappé l’esprit des contemporains, il dut y avoir d’actives négociations entre Byzance et Clovis pendant le cours de l’année 506. Anastase venait de rompre toute espèce de relations diplomatiques avec les Ostrogoths : les fastes consulaires de l’Occident ne contiennent plus, à partir de 507, le nom du consul créé dans l’empire d’Orient. L’empereur pressait vivement Clovis d’entrer en campagne, s’engageant à faire de son côté une démonstration assez sérieuse pour empêcher Théodoric d’intervenir dans la lutte. En même temps, il est probable qu’il encourageait Gondebaud, qui était d’ailleurs l’allié de Clovis, à prendre part à l’entreprise, promettant aux deux rois de ratifier le partage qu’ils feraient des dépouilles des Visigoths. Sans doute, nous ne possédons aucun témoignage positif attestant que telle fut la marche des négociations ; mais elles s’accusent d’une manière éclatante au cours des événements qui vont se dérouler sous nos yeux.

De quelque secret qu’aient été entourés ces pourparlers, ils n’échappèrent pas à la perspicacité du roi d’Italie. Il devina l’orage qui allait fondre sur son édifice politique, et il ne lui fut pas difficile de se rendre compte que dans la personne de son gendre Alaric, c’était lui avant tout qui était visé. On peut croire qu’il s’attendait depuis longtemps à une attaque de ce genre, et qu’il avait pris, en vue de cette éventualité redoutée, toutes les précautions que peut suggérer le génie de l’homme d’État le plus exercé. Il avait fait tour à tour entrer, dans sa clientèle ou dans son alliance, tous les peuples barbares de l’Occident, et il était en Europe le chef d’une famille de rois qu’il travaillait à serrer le plus étroitement possible autour de sa personne. Grâce à une série de mariages politiques, il se trouvait le beau-père du roi des Burgondes et de celui des Visigoths, le beau-frère de celui des Vandales et de celui des Francs, et l’oncle de celui des Thuringiens ; enfin, il avait adopté comme fils d’armes celui des Hérules. Ces liens de parenté entre les rois lui semblaient la meilleure garantie de la paix entre leurs peuples. Il avait été assez heureux pour voir sa politique couronnée de succès, et tous les royaumes barbares reconnaître tacitement la suprématie de son génie. Clovis était le seul dont les allures conquérantes vinssent troubler ce bel ordre, et donner de l’inquiétude au patriarche des rois. Une première fois déjà, il avait fallu que Théodoric intervînt pour arrêter le cours de ses succès militaires, qui menaçaient de rompre l’équilibre de l’Occident. Aujourd’hui, le danger était plus sérieux : c’était la nation gothique elle-même, c’était le sang de ses rois qui était menacé. Théodoric mit tout en œuvre pour conjurer le conflit, et l’on peut juger, par le zèle qu’il y apporta, de l’importance qu’avaient à ses yeux les intérêts en cause.

Une contre alliance qui serait assez forte pour effrayer Clovis et pour neutraliser auprès de lui les influences byzantines, tel fut le moyen qui s’offrit tout d’abord à son esprit. Sa correspondance, qui nous a été heureusement conservée, nous le montre s’adressant tour à tour à tous les rois barbares ses parents et ses alliés, pour les décider à faire avec lui une démarche collective auprès du roi franc, auquel on offrirait de trancher par voie d’arbitrage son différend avec Alaric. En cas de refus, on lui notifierait qu’il aurait sur les bras une guerre avec tous les princes représentés dans l’ambassade.

Il n’y avait pas de temps à perdre : l’attitude de Byzance laissait entrevoir une prise d’armes a bref délai. Ce fut donc probablement vers la fin de 506 ou dans les premiers jours de 507 que partit, de la cour de Ravenne, l’ambassade chargée de faire le tour des capitales européennes. Outre la lettre qu’ils devaient remettre, de la part de leur souverain, aux divers rois alliés, ils étaient chargés pour chacun d’eux d’un message verbal, contenant sans doute des choses trop délicates pour être mises par écrit. Ces communications confidentielles n’ont pu, d’ailleurs, que confirmer les grandes lignes du plan dont la correspondance de Théodoric nous a gardé le croquis. Leur voyage circulaire terminé, les négociateurs devaient, renforcés des ambassadeurs de tous ces rois, se présenter auprès de Clovis avec le message de leur maître, qui lui parlerait de la sorte au nom de toute l’Europe germanique. Plan vaste et grandiose sans doute, et dont l’issue prospère était la seule chance qui restât de conserver la paix de l’Occident.

La première visite de l’ambassade fut pour le roi de Toulouse. Elle lui porta, avec des paroles d’encouragement, le conseil de ne pas bouger avant que les négociations de Théodoric avec les autres rois barbares eussent abouti.

Vous avez le droit, écrivait le monarque ostrogoth, de vous glorifier de la valeur traditionnelle de votre peuple, et de vous souvenir qu’Attila a été écrasé par vos ancêtres. Rappelez-vous cependant qu’une longue paix amollit les nations les plus belliqueuses, et gardez-vous d’exposer sur un seul coup de dé des forces qui sont restées trop longtemps sans emploi. Prenez donc patience jusqu’à ce que nous ayons envoyé notre ambassade au roi des Francs, et tranché votre litige par voie de jugement amical. Vous êtes tous deux nos parents, et nous ne voulons pas que l’un de vous soit mis dans un état d’infériorité vis-à-vis de l’autre. Comme il n’y a d’ailleurs entre vous aucun grief sérieux, rien ne sera plus facile à apaiser, tant que vous n’aurez pas recouru aux armes. Au reçu de cette ambassade, joignez vos envoyés à ceux que nous adressons à notre frère Gondebaud et aux autres rois, et fasse le Ciel que nous vous aidions à vous protéger contre les intrigues de ceux qui se complaisent malignement aux querelles d’autrui. Quiconque voudra vous faire du tort nous aura pour ennemis[8].

De Toulouse, renforcée selon toute probabilité des envoyés d’Alaric, l’ambassade se rendit à la cour de Vienne, auprès’ du roi Gondebaud. La lettre adressée à ce monarque est conçue de la manière la plus diplomatique : Théodoric n’y sort pas du domaine des considérations morales, semble éviter de serrer de près la question, et ne parler, en quelque sorte, que par acquit de conscience.

C’est un grand mal, écrit-il sentencieusement, que les querelles entre personnages royaux, et, pour nous, nous souffrons de voir les dissentiments de nos proches. C’est à nous qu’il convient de rappeler ces jeunes princes à la raison, et de prononcer au besoin des paroles sévères pour les empêcher d’aller aux excès. Aidez-moi dans cette tâche ; joignez votre ambassade à la mienne et à celle d’Alaric, afin que nos efforts unis parviennent à rétablir la concorde entre ces rois. Il n’y aura personne qui ne nous rende responsables de leur querelle, si nous ne faisons pas tout pour l’apaiser[9].

Il est peu probable que Gondebaud, qui dès lors était en secret l’allié de Clovis, ait déféré aux instances de Théodoric, et les envoyés de celui-ci durent le quitter assez mécontents, pour achever leur message auprès des rois des Hérules, des Warnes et des Thuringiens. Chacun de ces trois princes reçut un exemplaire d’une lettre unique dans laquelle Théodoric s’exprimait sur le compte de Clovis en termes plus explicites que dans la lettre à Gondebaud.

Celui, dit-il en substance, qui veut injustement ruiner une nation respectable, n’est pas disposé à observer la justice envers les autres, et si le succès le favorise clans cette lutte impie, il se croira tout permis. Joignez donc vos envoyés à ceux qui portent nos offres de médiation à Clovis, pour qu’en esprit d’équité il renonce à attaquer les Visigoths, et qu’il s’en rapporte au droit des gens, ou qu’il sache qu’autrement il aura affaire à nous tous. On lui offre une entière justice : que veut-il donc de plus, sinon bouleverser tous les royaumes- voisins ? Il vaut mieux réprimer tous ensemble, dès le début et à peu de frais, ce qui autrement risquerait de causer une conflagration générale. Rappelez-vous combien de fois Euric vous a comblés de ses présents, combien de fois il a écarté de vous les armes de voisins puissants. Rendez aujourd’hui au fils ce que le père a fait pour vous : vous agirez pour votre propre bien, car si le roi des Francs parvenait à l’emporter sur la grande monarchie visigothique, nul doute qu’il ne s’attaque ensuite à vous[10].

Les roitelets barbares déférèrent-ils au vœu de leur puissant allié, et se joignirent-ils à lui pour la démarche comminatoire qu’il leur proposait de faire ensemble auprès du roi franc ? Nous ne sommes pas en état de le dire, et leur inaction dans la lutte qui éclata peu après pourrait faire croire qu’ils ont prudemment évité de s’aventurer. Quoi qu’il en soit, les envoyés de Théodoric, après ce long itinéraire à travers les cours barbares, terminèrent leurs pérégrinations auprès de Clovis, en lui remettant de la part de leur maître une lettre dont nous résumons le contenu :

La Providence a voulu nouer des liens de parenté entre les rois, afin que leurs relations amicales aient pour résultat la paix des nations. Je m’étonne donc que vous vous laissiez émouvoir, par des motifs frivoles, jusqu’à vous engager dans un violent conflit avec notre fils Alaric. Tous ceux qui vous craignent se réjouiront de cette lutte. Jeunes tous les deux, et tous les deux à la tête de florissantes nations, craignez de porter un rude coup à vos royaumes, et de prendre sur vous la responsabilité des catastrophes que vous allez attirer sur vos patries. Laissez-moi vous le dire en toute franchise et affection : c’est trop de fougue de courir aux armes dès les premières explications. C’est par voie d’arbitrage qu’il faut trancher vos débats avec vos proches. Votre querelle serait un opprobre pour moi-même. Je ne veux pas d’une lutte d’où l’un de vous deux peut sortir écrasé ; jetez ces armes que vous tournez en réalité contre moi. Je vous parle comme un père et comme un ami : celui de vous qui mépriserait mes exhortations doit savoir qu’il aura à compter avec moi et avec tous mes alliés. Je vous exhorte donc comme j’ai exhorté Alaric : Ne laissez pas la malignité d’autrui semer la zizanie entre vous et lui ; permettez à vos amis communs de régler à l’amiable vos différends, et rapportez-vous-en à eux de vos intérêts. Celui-là n’est certes pas un bon conseiller qui vent entraîner l’un ou l’autre de vous dans la ruine[11].

Ces dernières paroles, et les autres que nous avons soulignées, ne laissent pas de doute sur la personnalité visée par Théodoric : c’est, à ne pas s’y tromper, l’empereur dont il s’agit[12]. La démarche du roi d’Italie, complétée et précisée par les instructions verbales de ses ambassadeurs, était une lutte ouverte et acharnée contre l’influence byzantine auprès de Clovis. On mettait ce dernier en demeure de se prononcer entre Ravenne et Constantinople, entre le monde barbare où il avait ses voisins, ses parents, ses amis, et le monde romain où il ne rencontrait qu’un empereur perfide et intrigant. Toute l’éloquence des ambassadeurs dut tendre à rompre les liens qui se nouaient, à persuader à Clovis que ses intérêts et sa gloire le détournaient également d’une pareille alliance.

Ce fut en vain. L’ambassade venait trop tard, et elle ne servit qu’à précipiter les événements. Peut-être n’était-elle pas encore rentrée au palais de Ravenne que l’armée franque et l’armée burgonde s’ébranlaient chacune de son côté. Quand saint Avitus revint dans sa ville épiscopale, qu’il avait quittée pour aller célébrer une fête religieuse dans son diocèse, l’héritier de la couronne burgonde, à son grand étonnement, était déjà parti avec ses soldats[13]. Cette précipitation était commandée par les circonstances : une fois la lutte décidée, il importait de fondre ensemble sur l’ennemi commun avant que Théodoric eût le temps de venir à son secours.

L’explosion des hostilités prit les Visigoths au dépourvu. Ce peuple, déshabitué par une longue paix des labeurs et des périls de la guerre, avait perdu, comme le craignait Théodoric, de cette valeur qui le rendait si redoutable aux Romains des générations précédentes. Il souffrait aussi d’une gêne financière à laquelle il avait cru porter remède en émettant de la monnaie altérée[14]. L’arrivée des Francs causa une espèce d’affolement. Pendant qu’on dépêchait en toute hâte un message à Théodoric pour le prévenir du danger et le supplier d’accourir sans retard[15], les agents fiscaux battaient tout le royaume pour faire rentrer dans les caisses de l’État le plus d’argent possible, et les recruteurs officiels faisaient prendre les armes à tout ce qui était en état de les porter. Même des religieux furent arrachés à la solitude de leur cellule pour, aller grossir les rangs de l’armée visigothique[16]. Ils s’y rencontraient avec beaucoup de Romains catholiques dont les sentiments étaient les leurs, et qui souffraient de verser leur sang pour une cause qui semblait se confondre avec celle de l’hérésie. Certes, ces braves gens n’étaient pas des traîtres, et on verra qu’ils surent vaillamment faire leur devoir de soldat ; mais on conviendra qu’une armée ainsi composée ne devait pas être animée de cet enthousiasme qui est la condition de la victoire. On se sentait battu d’avance ; on allait au combat à travers les sourds grondements d’une population qui voyait des ennemis dans ses défenseurs.

Quel contraste que celui des deux armées, et comme il exprimait bien l’opposition des deux régimes politiques ! Dans le camp de Clovis, tout était à l’allégresse : Romains et barbares se serraient avec le même entrain autour d’un chef populaire et aimé. Et comme il avait su s’y prendre pour exalter le courage et le zèle des siens, en leur présentant cette nouvelle expédition comme une espèce de croisade !

Je ne puis supporter, avait-il dit, que ces ariens occupent une bonne partie de la Gaule. Marchons donc contre eux, et, après les avoir battus, soumettons leur terre à notre autorité[17]. Des acclamations unanimes avaient salué ces paroles, et l’on s’était ébranlé.

L’armée franque présentait un beau spectacle on s’y montrait le jeune prince Théodoric, fils aîné de Clovis, qui allait faire ses premières armes sous les yeux du roi, et le prince Chlodéric, héritier présomptif du vieux roi de Cologne, qui avait amené à l’allié de son père les contingents francs de la Ripuarie. Pendant qu’à travers les plaines neustriennes on s’acheminait vers la Loire, les Burgondes, de leur côté, se mettaient en route pour aller prendre le royaume visigoth à revers. Gondebaud lui-même était à la tête de ses troupes ; sous ses ordres, son fils aîné, Sigismond, commandait une partie de l’armée dans laquelle l’élément indigène et catholique était prépondérant. Tous les catholiques de Burgondie accompagnaient de leurs vœux et de leurs prières l’armée nationale, qui allait contribuer à la délivrance de leurs frères d’Aquitaine, et à l’humiliation d’une puissance hérétique et persécutrice.

Partez heureux, écrivait saint Avitus à Sigismond, et revenez vainqueur. Gravez votre foi sur vos armes, rappelez à vos soldats les promesses divines, et par vos prières forcez le Ciel à vous venir en aide[18].

Laissons les Burgondes suivre par les montagnes de l’Auvergne l’itinéraire qui les fera pénétrer dans le Limousin, et attachons-nous à l’armée de Clovis. Arrivée dans la vallée de la Loire à la hauteur d’Orléans, elle avait pris par la chaussée romaine qui longeait la rive droite de ce fleuve, l’avait franchi dans les environs d’Amboise[19], et de là, laissant à droite la ville de Tours qui devait lui être dévouée depuis longtemps, elle s’était dirigée à grandes journées du côté de Poitiers. Une sévère discipline, bien difficile à faire respecter par une armée de barbares, régnait parmi les soldats. Par un édit royal, publié avant l’entrée en campagne, Clovis avait prescrit un respect absolu des personnes et des choses ecclésiastiques. Les prêtres, les clercs de tout rang et leurs familles, les religieux des deux sexes, et jusqu’aux serfs d’église, tous étaient mis sous la protection spéciale du souverain, c’est-à-dire, selon le langage d’alors, dans la paix du roi. Quiconque se rendait coupable de violence envers eux ou les dépouillait de leurs biens s’exposait par là même à la plus terrible vengeance[20]. Par considération pour son saint patron, le pays de Tours fut mis tout entier sous la protection de cet édit, ou, pour mieux dire, un édit tout spécial défendit aux soldats d’y molester qui que ce fût, et d’y prendre autre chose que de l’herbe et de l’eau. Clovis tua de sa propre main un soldat qui s’était permis d’enlever du foin à un pauvre, disant par manière de plaisanterie que c’était de l’herbe.

Comment, dit le roi, pourrions-nous espérer de vaincre, si nous offensons saint Martin ?[21]

Clovis donna une autre preuve de sa grande confiance dans le pouvoir du patron de l’église de Tours. Conformément à un usage barbare de cette époque, auquel les chrétiens eux-mêmes recouraient de temps à autre malgré les interdictions des conciles, il voulut que saint Martin rendît un oracle au sujet de l’issue de sa campagne. Ses envoyés allèrent donc, sans que lui-même se détournât de sa route, porter de riches présents au saint de la part de leur maître, dans l’espoir qu’il leur donnerait un signe quelconque de l’avenir. Et, en effet, au moment où ils entraient dans la basilique, le primicier qui dirigeait les chants du chœur faisait exécuter l’antienne suivante : Seigneur, vous m’avez armé de courage pour les combats, vous avez renversé à mes pieds ceux qui se dressaient contre moi, vous m’avez livré les dos de mes ennemis, et vous avez dispersé ceux qui me poursuivent de leur haine[22]. Ces paroles sacrées, qui s’adaptaient si bien à la situation de Clovis, n’était-ce pas saint Martin qui les avait mises dans la bouche des chanteurs, pour donner au roi des Francs un présage de sa victoire ? Les envoyés le crurent, et, pleins de joie, ils allèrent rapporter cette bonne nouvelle à leur maître[23].

Cependant l’armée franque, quittant la vallée de la Loire, avait pénétré dans celle de la Vienne, et la remontait, cherchant avec ardeur un gué, car Alaric avait fait détruire les ponts et enlever les bateaux[24]. Malheureusement, de fortes pluies avaient grossi la rivière, et, après une journée entière de recherches, il avait fallu camper sur la rive droite. Clovis se mit en prière, et supplia Dieu de lui venir en aide. Et, dit la tradition conservée par Grégoire de Tours, voilà qu’une biche de proportions énormes entra dans la rivière sous les yeux du roi, et, la traversant à gué, montra ainsi à toute l’armée le chemin qu’elle devait suivre[25]. La route de Poitiers était ouverte maintenant. Quittant la vallée de la Vienne à partir du confluent du Clain, en amont de Châtellerault, on remonta allègrement cette dernière rivière, sur le cours de laquelle on devait rencontrer Poitiers. Au moment de mettre le pied sur le territoire d’un pays placé sous le patronage de saint Hilaire, le grand adversaire de l’arianisme, Clovis avait ordonné à son armée de respecter le domaine de ce saint aussi religieusement que celui de saint Martin.

 Alaric, cependant, était parvenu à grand’peine à rassembler son armée. N’étant pas arrivé à temps, semble-t-il, pour barrer à son adversaire le passage de la Loire ni même celui de la Vienne, il venait de se jeter en avant de Poitiers, pour couvrir cette ville et pour livrer bataille dans les conditions les plus favorables. Au nord de l’antique cité s’étendait une plaine immense, bornée par de profondes forêts, et sillonnée seulement par un petit cours d’eau de volume médiocre, nommé l’Auzance, qui de l’ouest à l’est allait rejoindre la vallée du Clain. Cette plaine était connue par le nom de la seule localité qui se rencontrât dans sa solitude : on l’appelait la champagne de Vouillé[26]. C’est tout près de cette localité, à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Poitiers, qu’Alaric avait pris position dans un ancien camp retranché occupant une superficie de soixante-quinze hectares, qui avait été, croit-on, un oppidum de l’époque gauloise, et qu’on nomme encore aujourd’hui le camp de Céneret. Cette position, puissamment défendue de trois côtés par l’Auzance, et du quatrième par un retranchement de six cent mètres de longueur, commandait le chemin par lequel devait arriver Clovis[27].

Poitiers surgissait à l’extrémité méridionale de cette vaste étendue, dont la séparait la vallée de la Boivre. Cette petite rivière, en venant au pied de ses murs se réunir au Clain, isolait de tous côtés le promontoire aux pentes abruptes qui porte la ville, sauf vers le sud-ouest où l’étranglement de la montagne resserrée entre les deux vallées forme une espèce d’isthme qui la relie au reste du plateau. L’ancienne Limonum, enfermée dès le quatrième siècle dans une enceinte romaine, formait au sommet de sa colline une espèce de massif parallélogramme de pierre qui couronnait d’une manière pittoresque les deux vallées, mais sans descendre jusqu’à elles. Les murs, qui avaient six mètres d’épaisseur, étaient garnis de tours nombreuses, clairsemées au nord et au midi, où l’escarpement des pentes servait de défense naturelle, plus rapprochées à l’ouest, où les travaux d’art devaient suppléer à l’insuffisance du terrain. Avec ses temples, ses thermes, ses basiliques, ses arcs de triomphe, son amphithéâtre à vingt mille sièges, et ses trois aqueducs qui la pourvoyaient d’eau fraîche, Poitiers était une des plus belles villes de l’Aquitaine[28] : au quatrième siècle, Ammien Marcellin la mettait au premier rang avec Bordeaux, Saintes et Clermont[29]. Le christianisme y était venu à son tour planter ses édifices, et l’on attribuait à Constantin la fondation de son église cathédrale, dédiée à la Vierge. Le siège de Poitiers avait été orné d’un éclat incomparable par son évêque, saint Hilaire, un des confesseurs intrépides qui, au fort de la tourmente arienne, avaient monté la garde autour du dogme trois fois saint de la Trinité. Ce grand homme reposait à quelque distance de sa ville épiscopale, dans le cimetière auquel il avait confié la dépouille mortelle d’Abra, sa fille bien-aimée, qui, fidèle aux vœux de son père, n’avait voulu avoir d’autre époux que le Christ. Il avait fait élever sur le tombeau de la vierge chrétienne une basilique dédiée aux saints Jean et Paul, mais que les fidèles s’habituèrent à désigner bientôt sous son nom. Elle était située à l’endroit précis où commence l’étranglement du plateau de Poitiers, à quelques centaines de mètres des remparts qu’elle dominait, et sur le penchant septentrional de la colline. De là, elle regardait au loin toute la vaste plaine de Vouillé. Aujourd’hui encore, le voyageur qui arrive par le nord aperçoit la basilique Saint-Hilaire longtemps avant que le reste de la ville ait apparu sur la hauteur.

La nuit tombait lorsque l’armée franque, débouchant dans la plaine où allaient se décider les destinées de l’Europe, arriva en vue des avant-postes d’Alaric, fortifié dans son camp de Céneret. La tente de Clovis fut dressée à la hâte, et les soldats s’éparpillèrent dans leurs bivouacs, pour se préparer par quelques heures de repos rapide à la formidable rencontre du lendemain. Soudain, le roi, dont le regard mesurait l’étendue comme pour demander à cette plaine muette le mot de la grande énigme du lendemain, vit une lumière éblouissante se lever à l’horizon sur le campanile de Saint-Hilaire. C’était, selon l’expression saisissante de l’historien, un phare de feu qui semblait venir dans sa direction, comme pour lui annoncer que la foi d’Hilaire, qui était aussi la sienne, l’assisterait dans sa lutte contre l’hérésie, à laquelle le grand confesseur de Poitiers avait jadis livré tant de combats victorieux[30]. Toute l’armée fut témoin de ce spectacle, et les soldats s’écrièrent que le ciel combattait pour eux[31]. Aussi cette nuit fut-elle passée dans l’allégresse chez les Francs, pour qui elle était en quelque sorte la veillée de la victoire.

Que se passait-il, cependant, derrière les retranchements du camp de Céneret ? Les causes vaincues n’ont pas d’historien, et aucun annaliste n’a pris la peine de nous faire assister à l’agonie du royaume visigoth. Toutefois un historien byzantin croit savoir qu’Alaric aurait voulu retarder la bataille jusqu’à l’arrivée du secours de Théodoric le Grand, mais que l’impatience de son peuple le força d’en venir aux mains sans attendre les renforts promis. Rien de plus vraisemblable, d’ailleurs, que cette contrainte morale exercée sur leur chef par des guerriers braves et amoureux de gloire, mais sans responsabilité, qui confondaient la prudence et la lâcheté, et qui craignaient de devoir partager avec d’autres l’honneur de la victoire[32]. Alaric voyait plus clair dans sa situation’ et se rendait compte que le gros de son armée ne partageait. pas les dispositions de l’élite. Mais, d’autre part, il était devenu impossible d’ajourner l’heure de l’échéance, et il se décida, quels que fussent ses sentiments intimes, à aller au-devant de la destinée. Peut-être, selon l’ancienne coutume germanique, les deux rois échangèrent-ils encore un défi solennel, et se donnèrent-ils rendez-vous pour le jour suivant.

Le lendemain, de bonne heure, — on était au cœur des longues journées de l’été, — les deux armées se déployèrent en ordre de bataille, et la lutte commença aussitôt. Le lieu précis de l’engagement doit être cherché, selon Grégoire de Tours, à quinze kilomètres de Poitiers, des deux côtés de la chaussée romaine qui allait de cette ville à Nantes et à l’Océan. Les Francs commencèrent par faire pleuvoir de loin une grêle de traits sur leurs adversaires, mais ceux-ci ne répondirent pas avant de pouvoir combattre corps à corps[33]. Alors s’engagea une mêlée sanglante, car lés Visigoths étaient un peuple vaillant, et, malgré les sinistres présages qui planaient sur leur cause, chacun dans l’armée d’Alaric voulait faire son devoir. Le roi des Goths avait avec lui son fils Amalaric, enfant âgé de cinq ans ; à côté de Clovis combattaient son fils aîné Théodoric, et Chlodéric, le prince de Cologne. La lutte sans doute se serait prolongée, si elle n’avait été terminée brusquement par la mort de l’un des rois. Comme dans, les rencontres de l’âge héroïque, Clovis et Marie se cherchaient dès le commencement de l’action, voulant vider leur querelle par un de ces combats singuliers dans l’issue desquels les barbares voyaient un jugement de Dieu. Alaric tomba, frappé d’un coup mortel ; mais son rival faillit payer cher sa victoire, car deux soldats visigoths, probablement des membres de la bande royale, fondirent à la fois sur lui de droite et de gauche et cherchèrent à le percer de leurs épées. Mais la cuirasse de Clovis était de bonne trempe, et son cheval bien dressé ; il tint tête à ses agresseurs, et donna aux siens le temps d’accourir et de le mettre hors de danger[34].

La chute d’Alaric fut pour l’armée des Goths le signal d’un sauve-qui-peut éperdu. Prenant au milieu d’eux l’enfant royal menacé de tomber aux mains de l’ennemi, quelques hommes dévoués lui firent un rempart de leurs corps, et, fuyant à bride abattue, furent assez heureux pour l’emporter sain et sauf loin du théâtre du carnage[35]. Tout le reste se dispersa dans toutes les directions, ou succomba sous les coups des Francs victorieux. Les Auvergnats venus sous la conduite d’Apollinaire, fils de l’évêque Sidoine, furent presque entièrement exterminés. Le chef parvint à fuir, mais la fleur de la noblesse clermontoise resta sur le carreau[36], et les vainqueurs, pour entrer à Poitiers, durent passer sur les cadavres de ces braves catholiques, tombés pour la défense des persécuteurs de leur foi. A neuf heures du matin, tout était terminé, et il n’avait pas fallu une demi-journée pour mettre lin à la domination arienne en Gaule. Néanmoins, la rencontre avait été des plus sanglantes, et quantité de monticules disséminés dans la plaine marquèrent, pour les générations suivantes, la place où les victimes de ce drame dormaient sous le gazon[37]. Clovis alla se prosterner devant le tombeau de saint Hilaire, pour remercier le grand confesseur de la protection qu’il lui avait accordée pendant cette brillante journée ; puis il fit son entrée triomphale dans la ville, acclamé comme un libérateur par la population.

Il avait, on s’en souvient, pris le territoire de Tours et de Poitiers sous sa protection spéciale, par vénération pour les deux grands saints dont lui-même implorait le secours dans cette campagne. Mais, dans l’ivresse de la victoire, ses ordres ne furent pas toujours respectés, et les bandes de soldats isolés qui se répandirent dans les environs, pendant les premiers jours qui suivirent, purent se croire tout permis. Quelques-uns d’entre eux arrivèrent, au cours de leurs pillages, jusqu’au monastère qu’un saint religieux de la Gaule méridionale, nommé Maixent, avait, fondé sur les bords de la Sèvre Niortaise[38]. Il y vivait en reclus, dirigeant, du fond de sa cellule, les moines que le prestige de sa sainteté, avait groupés sous sa houlette. Effrayés de l’arrivée des pillards ; ils coururent supplier le saint homme de sortir pour leur enjoindre de se retirer, et, comme il hésitait à rompre sa sévère clôture, ils brisèrent la porte de sa cellule et l’en tirèrent de force. Alors l’intrépide vieillard alla tranquillement au-devant de ces barbares, et leur demanda de respecter le lieu saint. L’un d’eux, dit l’hagiographe, tira son glaive et voulut l’en frapper ; mais le bras qu’il avait levé resta immobile, et l’arme tomba à terre. Ses compagnons, effrayés, se sauvèrent aussitôt, regagnant l’armée pour ne pas éprouver le même sort. Le saint eut pitié de leur camarade ; il lui frotta le bras d’huile bénite, fit sur lui le signe de la croix, et le renvoya guéri. Voilà comment le monastère de Saint-Maixent échappa au pillage[39].

Pendant que les destinées du royaume visigoth se décidaient dans les plaines de Vouillé, l’armée des Burgondes pénétrait dans le Limousin, et l’un de ses corps, commandé par le prince Sigismond, mettait le siège devant une place forte qu’un écrivain appelle Idunum, et dans laquelle il faut peut-être reconnaître la ville actuelle d’Ahun[40]. La place fut prise d’assaut, et un grand nombre de prisonniers tombèrent aux mains des soldats[41]. La jonction des deux armées franque et burgonde se fit non loin de là, et les alliés entrèrent bannières déployées dans la capitale des Visigoths. Au bruit de leur arrivée, le concile de Toulouse, qui avait commencé à siéger dans cette ville en conformité des résolutions prises l’année précédente, se dispersa en toute hâte, sans avoir achevé ses travaux et sans avoir pu rédiger ses actes[42]. La ville fut livrée à toutes les horreurs du pillage et de l’incendie[43], et une grande partie de l’opulent trésor des Visigoths, qu’on n’avait pas eu le temps de mettre en lieu sûr, tomba aux mains de Clovis[44]. Ce trésor était célèbre chez les populations du cinquième siècle ; il avait sa légende, et l’on en racontait mille choses merveilleuses. Là, sous la protection du dragon qui, dans l’épopée germanique, est le gardien jaloux de l’or, brillaient dans l’ombre les émeraudes et les autres joyaux du roi Salomon[45], tombés au pouvoir des Romains après la prise de Jérusalem par Titus, et enlevés par les Goths après le pillage de Rome. Quoi qu’il faille penser de cette poétique généalogie, il est certain que c’était alors la plus précieuse collection d’objets d’art qui existât en Occident. On y rencontrait, avec les dépouilles de la capitale du monde, tout ce que les Goths avaient ramassé au cours des formidables razzias opérées par eux dans les plus belles et les plus riches contrées de la Méditerranée. Les rois de Toulouse aimaient à les visiter presque tous les jours, et à se délecter de la vue de tant de chefs-d’œuvre du luxe et de l’art[46]. Maintenant, il passait en une seule fois dans les mains de l’heureux Clovis. C’était, aux yeux des barbares, le complément indispensable de toute conquête, car la possession d’un royaume était à leurs yeux inséparable de celle du trésor royal.

A Toulouse, les conquérants se partagèrent en trois corps d’armée qui allèrent, chacun dans une direction différente, achever la conquête de la Gaule visigothique. Clovis s’était réservé toutes les cités occidentales, et aussi la région située entre la Garonne et les Pyrénées.

En somme, il restait chargé de la partie la plus difficile de cette tâche : il devait, non seulement donner la chasse à l’ennemi s’il faisait un retour offensif, mais, après en avoir nettoyé les plaines, l’aller chercher dans les retraites montagneuses des Pyrénées, où il était si facile à des poignées d’hommes résolus d’arrêter la marche d’une armée victorieuse. Malheureusement l’histoire est muette sur cette phase de la campagne d’Aquitaine, et nous ne pouvons que par la conjecture en entrevoir les grandes lignes. Laissant derrière lui les villes de Bordeaux, de Saintes et d’Angoulême, qu’il se réservait de prendre au retour, le roi des Francs pénétra directement dans la contrée comprise entre la Garonne et les Pyrénées, que les Romains avaient appelée la Novempopulanie, et qui a pris plus tard le nom de Gascogne. Cette contrée se compose de plusieurs parties fort différentes. Le long de l’Océan, depuis Bordeaux jusque vers Bayonne, ce sont des plaines basses et marécageuses dans lesquelles on ne rencontrait alors qu’une population clairsemée et peu de villes. Plus loin, les terres se relèvent, faisant comme un vaste effort pour supporter le gigantesque massif des Pyrénées, du haut desquelles d’innombrables rivières se précipitent à travers de fertiles vallées vers la Garonne et vers l’Adour. Enfin, on pénètre dans les régions montagneuses et d’accès difficile, où nichaient de tout temps quantité de petites peuplades énergiques et amoureuses de leur liberté. Ici, pour peu que la population lui fût hostile, l’armée conquérante devait se résigner à tous les ennuis et à toutes les péripéties d’une guerre de montagne : occuper chaque poste l’un après l’autre, s’éparpiller en une multitude de corps, être toujours sur le qui-vive pour surveiller l’ennemi invisible que chaque rocher, chaque détour du chemin pouvait brusquement jeter sur vous.

Dans quelle mesure Clovis parvint-il à triompher de ces obstacles ? Un chroniqueur du septième siècle croit pouvoir nous apprendre qu’il conquit le pays entier jusqu’aux Pyrénées[47] ; mais, en y regardant de près, on est tenté de croire qu’il ne fit reconnaître son autorité que dans la basse Novempopulanie. Nous voyons, par un document digne de foi, qu’à la fin de son règne les villes d’Eauze, Bazas, Auch, étaient en son pouvoir, et nous savons d’autre part qu’il était également maître du Bordelais. Mais, chose étrange, lorsqu’en 511 il réunit au concile d’Orléans les évêques de la Gaule, ceux des diocèses montagneux échelonnés au pied des Pyrénées manquaient en masse au rendez-vous : on n’y rencontrait ni Couserans, ni Saint-Bertrand de Comminges, ni Tarbes, ni Oléron, ni Bénarn, et l’on y eût cherché vainement les évêques de Dax, de Lectoure, d’Aire et d’Agen. Or tous ces diocèses, à part les deux derniers, avaient été représentés cinq ans auparavant au concile d’Agde. N’avons-nous pas le droit d’en conclure que, tout au moins à la date de 511, les populations gasconnes défendaient encore, contre le vainqueur des Visigoths, une indépendance avec laquelle Charlemagne lui-même se vit obligé de compter[48] ?

Il semble cependant que tout le monde, en Novempopulanie, n’était pas opposé à la conquête franque. D’après des récits d’ailleurs fort vagues et peu garantis, saint Galactorius, évêque de Bénarn (aujourd’hui Lescar), aurait combattu vaillamment à la tête de son peuple contre les Visigoths, aux environs de Mimizan, non loin de l’Océan Atlantique. Fait prisonnier, et sommé d’abjurer la Toi catholique, il aurait préféré la mort à l’apostasie. Si ce récit est exact, au moins dans son ensemble, l’événement se sera passé au plus tôt en 507, car en 506 nous voyons que Galactorius vivait encore : sa signature se trouve au bas des actes du concile d’Agde. Et dès lors il devient difficile de nier qu’il ait été à la tête d’une troupe de partisans qui prêtaient main-forte à Clovis. Les textes nous disent, il est vrai, qu’il périt pour avoir refusé d’abjurer la foi catholique ; mais que peut-on croire d’une telle assertion ? Depuis les dernières années, les Visigoths avaient renoncé aux persécutions religieuses, et ce n’est pas après la bataille de Vouillé qu’ils devaient penser à les reprendre. Si donc on peut se fier au récit en cause, il est probable qu’ils auront voulu, en faisant périr Galactorius, le châtier de sa rébellion plutôt que de sa religion[49]. Au surplus, l’obscurité qui est répandue sur cet épisode ne permet pas de présenter ici autre chose que des hypothèses.

La fin tragique de Galactorius prouverait dans tous les cas que les Visigoths n’avaient pas entièrement désespéré de la fortune. Clovis rencontra de la résistance, et il ne crut pas devoir perdre du temps à la briser. Au lieu de forcer les défilés à un moment où la saison était déjà avancée, et peu désireux d’user ses efforts à s’emparer de quelques rochers, il aura provisoirement abandonné les peuplades pyrénéennes à elles-mêmes, et sera venu mettre la main sur une proie plus importante. Bordeaux, l’ancienne capitale des Goths, le port le plus considérable de la Gaule sur l’Atlantique, valait mieux que toutes les bicoques des Pyrénées, et il lui tardait d’en déloger les ennemis. Ceux-ci étaient nombreux dans cette ville ; lorsqu’il s’en fut rendu maître, nous ne savons comment, il en chassa tous ceux qui n’étaient pas tombés les armes à la main, et il y établit ses quartiers d’hiver[50]. En ce qui le concernait, la campagne de 507 était finie.

Pendant que Clovis soumettait l’occident, son fils Théodoric allait prendre possession des provinces orientales de la Gothie. C’étaient, en revenant de Toulouse vers le nord, l’Albigeois, le Rouergue et l’Auvergne, y compris, sans doute, le Gévaudan et le Velay, qui étaient des dépendances de cette dernière, en un mot, tout ce que les Visigoths avaient occupé le long des frontières de la Burgondie[51]. Il n’y paraît pas avoir rencontré de grandes difficultés. Les Visigoths n’avaient jamais été fort nombreux dans ces contrées montagneuses, les dernières qu’ils eussent occupées en Gaule, et dont la population leur avait opposé en certains endroits une résistance héroïque. Les sentiments ne s’étaient pas modifiés dans le cours d’une génération écoulée depuis lors. Les soldats de Clermont s’étaient, il est vrai, bravement, conduits à Vouillé ; mais, maintenant que le sort des combats s’était prononcé pour les Francs, nul ne pouvait être tenté de verser sa dernière goutte de sang pour une cause aussi odieuse que désespérée[52].

Quant à Gondebaud, il avait eu pour mission de donner la chasse aux Visigoths de la Septimanie, et de rejeter au delà des Pyrénées les débris de cette nation. Poussant droit devant lui pendant que les princes francs s’en allaient à droite et à gauche, Gondebaud pénétra dans Narbonne. Là, un bâtard du feu roi, du nom de Gésalic, profitant de l’enfance de l’héritier présomptif, s’était proposé pour souverain aux Visigoths démoralisés, et ceux-ci, dans leur impatience de retrouver un chef, n’avaient pas hésité à le mettre à leur tête, sans se préoccuper de ce que devenait le jeune Amalaric. Mais Gésalic n’était pas de taille à soutenir les destinées croulantes de son peuple. Sa lâcheté et son ineptie éclatèrent bientôt au grand jour, et lorsque les Burgondes arrivèrent, l’usurpateur s’enfuit honteusement[53]. Le roi des Burgondes, maître du pays, alla ensuite faire sa jonction avec le jeune Théodoric, qui, sans doute par le Velay et le Gévaudan, venait concerter ses opérations avec lui en vue de la suite de la campagne[54].

Les résultats acquis au moment où l’hiver de 507 vint mettre fin aux hostilités étaient plus beaux que l’on n’eût osé l’espérer. A part quelques villes isolées, les Visigoths ne possédaient plus en Gaule que les rivages de la Provence, entre le Rhône et les Alpes, et quelques postes sur la rive droite de ce fleuve ; car, si les montagnards des Pyrénées tenaient encore, c’était par esprit d’indépendance et non par fidélité à leurs anciens tyrans. Mais que valait pour les vaincus la Provence, désormais détachée du royaume par là perte de Narbonne, et qu’ils ne pouvaient ni défendre efficacement ni même désirer de garder ? D’ailleurs, elle semblait faite pour d’autres maîtres. Les Burgondes avaient hâte de pénétrer enfin dans ces belles contrées, qu’ils avaient si longtemps regardées avec convoitise, et que la fortune des armes venait, semblait-il, de leur livrer. Il n’est pas douteux, en effet, que la Provence ne fût le prix dont les Francs allaient payer l’utile coopération de Gondebaud.

On peut se demander s’il n’y avait pas, de la part du roi franc, un calcul insidieux dans cette répartition des provinces. Tout ce qui avait été conquis pendant la campagne de 507 était resté à Clovis, même les villes que Gondebaud avait prises seul, même les contrées voisines de la Burgondie, où il aurait été si naturel de donner des agrandissements à celle-ci ! N’était-ce pas pour enlever à Gondebaud jusqu’à la possibilité de s’étendre de ce côté qu’on l’avait envoyé prendre Narbonne, tandis que le fils de Clovis était venu soumettre à l’autorité de son père le Rouergue, la Gévaudan, le Velay, l’Auvergne, en un mot, toute la zone qui confinait au royaume de Gondebaud ? Il est vrai qu’on lui promettait une compensation magnifique : la belle Provence, cet Éden de la Gaule, cette porte sur la Méditerranée ne valait-elle pas plus que les gorges des Cévennes ? Mais la Provence restait à conquérir, et c’est au moment de faire cette difficile conquête que Clovis, regardant la guerre comme terminée, partait de Bordeaux et prenait le chemin du retour !

Le roi des Francs, en quittant la grande cité qui lui avait donné l’hospitalité pendant l’hiver, y laissait une garnison pour y affermir son autorité, preuve qu’elle avait besoin de ce renfort, et qu’on se remuait encore du côté de la Novempopulanie. Il est probable que le retour eut lieu par les trois grandes cités qui n’avaient pas encore reçu la visite des Francs : Saintes, Angoulême et Bourges. Nous savons que Saintes ne fut pas prise sans difficulté, et que là, comme à Bordeaux, le roi fut obligé de laisser une garnison franque[55]. Angoulême opposa également de la résistance, et, si l’on se souvient qu’à ce moment la domination visigothique était à peu près entièrement balayée de toute la Gaule, on conviendra que les Goths de cette ville avaient quelque courage, ou les indigènes quelque fidélité. Mais un événement qui n’est pas rare dans l’historiographie de cette époque vint encore une fois à l’aide de l’heureux Clovis : les murailles de la ville croulèrent devant lui, et l’armée franque y entra sans coup férir[56]. Était-ce l’effet d’un de ces tremblements de terre que les annales du vie siècle nous signalent différentes fois en Gaule, ou bien la vieille enceinte, mal entretenue, manquait-elle de solidité ? On ne sait, mais les populations ne se contentèrent pas d’une explication si naturelle, et elles voulurent que la Providence elle-même fût intervenue pour renverser par miracle, devant le nouveau Josué, les remparts de la nouvelle Jéricho. Clovis entra dans la ville par cette brèche miraculeuse, en chassa les Goths et y établit les siens[57]. Une légende ajoute que le roi, sur le conseil de son chapelain saint Aptonius, avait fait élever en vue de la ville des reliques de Notre-Seigneur, et qu’instantanément les murailles s’écroulèrent. Pour récompenser Aptonius, Clovis, devenu maître de la ville, après en avoir chassé l’évêque arien, l’y aurait intronisé à la place de celui-ci, et contribué à l’érection de la cathédrale[58].

D’Angoulême, Clovis revint par Poitiers, et de là il arriva à Tours. Selon toute apparence, ce n’était pas la première fois qu’il mettait le pied dans cette ville fameuse, à laquelle le tombeau de saint Martin faisait alors une célébrité sans pareille dans la Gaule entière.

Tours était un municipe romain de dimensions médiocres, dont la massive enceinte circulaire subsiste encore aujourd’hui aux environs de la cathédrale Saint-Gatien, et qu’un pont de bateaux mettait en communication avec la rive droite de la Loire. La vie chrétienne y avait commencé dès avant les persécutions ; mais c’est seulement après la paix religieuse qu’on avait pu fonder au milieu de la ville le premier sanctuaire, bâti sur l’emplacement de la maison d’un riche chrétien. Quand saint Martin était venu, Tours et son diocèse avaient été transformés rapidement par son fécond apostolat. La cathédrale avait été agrandie, des églises rurales élevées dans les principales localités avoisinantes, un monastère, Marmoutier, avait surgi dans les solitudes sur l’autre rive ; le paganisme avait été totalement exterminé, et la Touraine jouissait d’un degré de civilisation bien rare à cette époque dans la Gaule centrale. Mort, saint Martin continua de présider à la vie religieuse de son diocèse, qui se concentrait autour de son tombeau, et y attirait d’innombrables pèlerins.

Ce tombeau se trouvait à dix minutes à l’ouest de la ville, le long de la chaussée romaine. Il fut d’abord recouvert d’un modeste oratoire en bois, que l’évêque saint Perpet, au Ve siècle, remplaça par une spacieuse basilique. L’érudition moderne a reconstitué le plan de ce sanctuaire fameux. C’était une basilique à la romaine, avec une abside en hémicycle au fond, et, de chacun des deux côtés longs, deux étages de colonnes dont le premier était supporté par une architrave, et qui reliaient les nefs latérales à celle du milieu. Le transept était éclairé par une tour-lanterneau surmontée d’un campanile Le corps du saint gisait à l’entrée du chœur, les pieds tournés vers l’Orient, la tête regardant l’autel ; ses successeurs dormaient autour de lui dans des arcosolium qui reçurent, au Ve et VIe siècle, la plupart des évêques de Tours. Tous les murs étaient ornés d’inscriptions poétiques dues à Sidoine Apollinaire et à Paulin de Périgueux, qui les avaient composées à la demande de saint Perpet. Ainsi les derniers accents de la poésie classique magnifiaient le confesseur, pendant que les cierges et les lampes flambaient en son honneur autour de sa tombe, et que la foule des malheureux et des suppliants, prosternée devant l’autel, l’invoquait avec ferveur, et entretenait dans le lieu saint le bourdonnement vague et confus d’une prière éternelle.

Devant l’entrée occidentale de l’édifice, un atrium ou cour carrée servait de vestibule à l’église : il était entouré de portiques et de bâtiments de toute espèce, notamment de cellules où les pèlerins étaient admis à passer la nuit. Des croix de pierre, des édicules contenant des reliques, de petits monuments élevés en mémoire de guérisons miraculeuses garnissaient le pourtour. Cette cour, qui participait de l’immunité du lieu saint et qui avait comme lui le droit d’asile, était le rendez-vous de la foule des fidèles et des simples curieux. Les marchands s’y tenaient auprès de leurs établis, et faisaient de leur mieux pour attirer la clientèle ; les pèlerins, assis à l’ombre des hautes murailles, y consommaient leurs provisions ; des amuseurs populaires groupaient autour d’eux des auditoires peu exigeants qui s’égayaient de leurs récits ou de leurs gestes, et une animation assez profane, tempérée pourtant par le respect du lieu saint, y distrayait de la ferveur et des supplications de l’intérieur[59].

Tel était ce sanctuaire, l’un des grands centres de la prière humaine, un des foyers les plus ardents de la dévotion catholique. Entouré dès lors d’une agglomération naissante, et visité par des flots de pèlerins de tous pays, il constituait comme une Tours nouvelle à côté de la première, qu’il vivifiait et qu’il contribuait à enrichir. Clovis y était ramené par la reconnaissance, par la piété, par un vœu peut-être, et aussi par cet intérêt particulier, fait de curiosité et d’admiration, qu’inspirent toujours les grandes manifestations de la vie religieuse des peuples. Sa première visite fut donc pour le tombeau du saint ; il y fit ses dévotions et combla l’église de riches présents. Selon un pieux usage de cette époque, il avait notamment donné son cheval de guerre à la mense des pauvres de l’église, sauf à le racheter presque aussitôt. La légende rapporte que lorsqu’il offrit, pour prix de rachat, l’énorme somme de cent pièces d’or, la bête ne voulut pas bouger de l’écurie : il fallut que le roi doublât le chiffre pour qu’elle consentît à se laisser emmener. Alors Clovis aurait dit en plaisantant :

Saint Martin est de bon secours, mais un peu cher en affaires[60].

Voilà, probablement, le premier bon mot de l’histoire de France : il a l’authenticité de tous les autres.

Une grande nouvelle attendait Clovis à Tours, ou vint l’y rejoindre peu de temps après son entrée dans cette ville. Satisfait de la campagne de son allié, et voulant resserrer les liens qui l’unissaient à lui, l’empereur Anastase lui envoyait les insignes du consulat honoraire. C’était une distinction des plus enviées, car les dignités honoraires avaient le même prestige que les effectives, et la remise des insignes était entourée d’un cérémonial imposant. Le roi reçut l’ambassade byzantine dans la basilique de Saint-Martin, et se laissa offrir successivement le diplôme consulaire enfermé dans un diptyque d’ivoire, la tunique de pourpre, le manteau ou chlamyde de même couleur, et enfin le diadème d’or[61]. Puis il remercia, les ambassadeurs, revêtit la tunique et la chlamyde, se coiffa du diadème, monta à cheval à la porte de l’atrium[62], et de là s’achemina solennellement, au milieu d’un grand cortège, jusqu’à la cathédrale, jetant de l’or et de l’argent au peuple accouru pour assister à un spectacle aussi pompeux.

Cette grandiose démonstration laissa un souvenir durable dans l’esprit des populations du pays, encore profondément pénétrées de souvenances romaines. Clovis, glorifié par l’empereur, et apparaissant aux yeux de ses nouveaux sujets avec tout l’éclat de la pourpre impériale, ce n’était plus le barbare qu’un hasard heureux avait rendu maître du pays, c’était, pour tous ceux qui avaient gardé le culte de l’Empire, le représentant du souverain légitime, et, pour tout le monde, l’égal de la plus haute autorité de la terre. Ses sujets ne pouvaient se défendre d’un certain orgueil patriotique en voyant leur souverain revêtu d’un titre qui continuait d’imposer aux hommes. Dès ce jour, dit Grégoire de Tours, on donna à Clovis les noms de consul et d’auguste[63]. Et l’hymne barbare qui sert de prologue à la Loi Salique fait sonner bien haut le titre de proconsul qu’il attribue au roi des Francs, dans la même tirade où il oppose avec fierté les Francs aux Romains. Tant il est vrai que le prestige des institutions survit à lev puissance, et que les hommes ne sont jamais plus vains d’une dignité que lorsqu’elle est devenue absolument vaine !

Il serait d’ailleurs erroné de soutenir, comme l’ont fait quelques historiens, que c’est le consulat honoraire de Clovis qui seul a fait de lui le souverain légitime de la Gaule. La cérémonie n’avait eu cette portée pour personne. Ni Anastase n’entendait investir Clovis d’un pouvoir royal sur la Gaule, ni Clovis n’aurait voulu se prêter à une cérémonie qui aurait eu cette signification. Les Gallo-romains connaissaient trop bien la valeur du consulat pour s’y tromper ; quant aux Francs, ils étaient sans doute de l’avis de leur roi, et trouvaient avec lui que, comme on disait au moyen âge, il ne relevait son royaume que de Dieu et de son épée.

Nous ne terminerons pas ce chapitre sans essayer de répondre à une question : Que devinrent les Visigoths d’Aquitaine après la conquête de leur pays par les Francs ?

Ils furent exterminés, répond avec assurance un chroniqueur du huitième siècle. Clovis laissa des garnisons franques dans la Saintonge et dans le Bordelais pour détruire la race gothique[64]. Et Grégoire de Tours, plus autorisé, nous apprend que Clovis, maître d’Angoulême, en chassa les Goths[65]. Ces témoignages sont formels, et ils reçoivent une remarquable confirmation de ce fait qu’à partir de 508, on ne trouve plus de Visigoths ou du moins plus d’ariens en Gaule. Il semble qu’en réalité l’extermination de ce peuple ait été complète.

Ne nous hâtons pis, toutefois, de tirer une pareille conclusion. Si peu nombreux qu’on les suppose en Aquitaine, si sanglantes qu’on se figure les hécatombes du champ de bataille et les violences du lendemain, il n’est pas facile d’exterminer tout un peuple. Combien ne dut-il pas rester, dans les provinces, de familles visigotiques enracinées dans le sol, pour qui l’émigration était impossible, et qui durent chercher à s’accommoder du régime nouveau ! Un moyen s’offrait à elles : abjurer l’hérésie et se faire recevoir dans la communion catholique. Elles s’empressèrent d’y recourir, et nous voyons que dès les premières années qui suivirent la conquête, elles abjurèrent en masse. Le clergé arien donna l’exemple du retour à la vraie foi, et les fidèles suivirent. L’Église accueillit avec joie et empressement ces enfants prodigues de l’hérésie. Elle leur facilita le retour en permettant aux évêques de laisser à leurs prêtres, s’ils en étaient dignes, leur rang hiérarchique après une simple imposition des mains, et elle consentit à ce que leurs sanctuaires fussent affectés au culte catholique[66]. Il y eut donc très peu de changement ; car, en dehors des sectaires fanatiques pour qui l’hérésie était un instrument de domination, personne n’était attaché à l’arianisme, et la plupart des ariens ignoraient la vraie nature du débat sur le Verbe, qui passionnait les théologiens. Ainsi tomba la fragile barrière qui séparait en deux camps opposés les chrétiens de la Gaule, et il n’y eut plus qu’un bercail et un pasteur[67].

L’État imita la générosité de l’Église. Il n’est dit nulle part quelle fut la condition politique des Visigoths convertis ; il n’est pas même dit quelle fut celle des Aquitains catholiques. Mais tout nous amène à conclure que ces conditions furent identiques, et nous savons déjà que les Aquitains suivirent celle de tous les autres hommes libres du royaume de Clovis. Ils acquirent d’emblée, et par le seul fait de leur passage sous son autorité, le nom, la qualité et les droits des Francs. Le titre de Franc avait été, à chaque extension de la puissance franque, conféré libéralement à tous les hommes libres du pays conquis. Il en fut encore de même cette fois. Tous les Aquitains, qu’ils fussent Romains ou barbares, entrèrent dans la participation de la nationalité franque. Aucune distinction ne fut jamais faite, sous le rapport des droits politiques, entre ces diverses catégories de Francs, quelle que fût leur origine. Saliens, Saxons, Romains d’Aquitaine ou Romains de la Gaule septentrionale, Visigoths convertis, tous sans exception se trouvèrent réunis sous le patronage de ce nom. Clovis fut le roi de tous, et une large égalité, reposant sur l’unité de religion et sanctionnée par une prudente politique, régna dès le premier jour entre Francs de race et Francs naturalisés. On n’a jamais vu, dans les temps barbares, une conquête se faire dans de telles conditions. Clovis conquit le sceptre de l’Aquitaine ; mais l’Aquitaine conquit la nationalité franque et la pleine égalité avec ses vainqueurs.

 

 

 



[1] Je veux parler de la mort de saint Galactorius de Bénarn, dont il sera question plus loin.

[2] Cette légende, très obscure, et dont on ne peut guère garder grand’chose, raconte au point de vue franc l’origine des hostilités, et rejette naturellement tous les torts sur le roi des Visigoths. Sans valeur pour l’histoire de Clovis, elle est au contraire pleine d’intérêt pour celle des mœurs barbares, et je renvoie le lecteur à l’étude que je lui ai consacrée dans l’Histoire poétique des Mérovingiens.

[3] Dubos, III, p. 267 ; A. de Valois, I, p. 291.

[4] Fauriel, II, p. 57 ; Cartier, Essais historiques sur la ville d’Amboise et son château, Poitiers, 1842. Du Roure, Histoire de Théodoric le Grand, I, p. 478, l’appelle aussi l’Île d’Or.

[5] Grégoire de Tours, II, 35.

[6] G. Kurth, les Origines de la civilisation moderne, t. I, pp. 301 et suivantes.

[7] Ennodius, Panegyricus Theodorico dictus, c. 12. Cf. le comte Marcellin, année 501, et la chronique de Cassiodore, année 504 (Mommsen).

[8] Cassiodore, Variar., III, 1.

[9] Cassiodore. Variar., III, 2.

[10] Cassiodore, Variar., III, 3.

[11] Cassiodore, Variar., III, 4.

[12] Il faut se garder de supposer, avec Junghans, p. 84, et avec W. Schultze, Das Merovingische Frankenreich, p. 72, que Théodoric a voulu faire allusion aux menées du clergé catholique. C’est d’abord, nous l’avons vu, faire une hypothèse téméraire que d’admettre sans preuve les prétendues menées de l’épiscopat des Gaules ; c’est ensuite supposer Théodoric très maladroit que de lui attribuer des attaques aussi âpres contre les conseillers de Clovis au moment où il s’agissait de le gagner.

[13] S. Avitus, Epist., 45 (40).

[14] S. Avitus, Epist., 87 (78).

[15] Procope, De Bello gothico, I, 12.

[16] Vita sancti Aviti Eremitæ (dom Bouquet, III, 390).

[17] Grégoire de Tours, II, 17. Cf. Histoire poétique des Mérovingiens, p. 267.

[18] S. Aviti, Epist., 45 (40).

[19] C’est là, en effet, l’itinéraire le plus court pour aller de Paris à Poitiers ; de plus, la Vie de saint Dié parle d’une rencontre de Clovis avec ce saint, qui demeurait à Blois. Je me rallie donc à l’opinion de Pétigny, p. 503, contre Dubos, III, p. 287, et Junghans, p. 87, qui nomment Orléans.

[20] Voir la lettre de Clovis aux évêques, dans Sirmond, Concilia Galliæ, I, p. 176.

[21] Grégoire de Tours, II, 37.

[22] Psaume XVII, 40-41.

[23] Grégoire de Tours, l. c.

[24] Pétigny, II, p. 503.

[25] Grégoire de Tours, l. c. De pareils épisodes étaient fréquents à une époque ou les pays étaient moins peuplés et plus giboyeux qu’aujourd’hui. Un gué de l’Isère fut montré par une biche au général Mummolus. Grégoire de Tours, IV, 44. J’ai cité d’autres exemples, les uns légendaires, les autres historiques, dans l’Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 215 et suiv. On a souvent placé le passage de la Vienne à Lussac, k cause d’un lieu voisin dit le Pas de la biche ; mais M. Richard nous apprend qu’il y a plusieurs l’as de la biche sur la Vienne, entre autres un à Chinon (Bulletin mensuel de la Faculté des lettres de Poitiers, 1888, pp. 62-66.)

[26] Ce point doit être noté pour l’intelligence du récit. Le campus Vocladensis de Grégoire de Tours II, 37, la campania Vocladensis de Frédégaire, III, 21, désignent toute la plaine et non seulement la paroisse actuelle de Vouillé. D’ailleurs, jusqu’en 1790, cette paroisse fut immense et comprit presque la plaine entière, en tout plus de sept mille hectares. Quand donc le Liber historiæ, c. 17, nous apprend que la bataille fut livrée in campo Vogladinse super fluvium Clinno, il ne faut pas objecter que le village de Vouillé n’est pas situé sur le Clain, car l’auteur ne dit pas cela.

[27] A. Richard, Les Légendes de Saint-Maixent et la victoire de Clovis en Poitou. (Revue des questions historiques, t. XXXIII, p. 609) ; Id., la Bataille de Vouillé (Bulletin mensuel de la Faculté des lettres de Poitiers, 1888, pp. 62-66).

La question du théâtre de la bataille de Clovis contre les Visigoths, qui a fait couler tant d’encre, semblait tranchée depuis la démonstration péremptoire de M. A. Longnon, Géographie de la Gaule au sixième siècle, p. 576 et suiv., et de M. A. Richard, o. c., et Revue des questions historiques, t. XXXIII, qui ont prouvé l’un et l’autre que Vocladum doit être identifié avec Vouillé ; aussi m’étais-je rallié purement et simplement à leur avis, après une étude soigneuse de la question et une inspection personnelle des lieux. Depuis lors. M. Lièvre est rentré en lice pour défendre son opinion entièrement isolée qui place Vogladum à Saint-Cyr (Revue historique, janv.-févr. 1898), mais il aura simplement fourni à M. A Richard (La bataille de Vouillé, Poitiers 1898) et à moi-même (Revue des questions historiques, t. LXIV, 1898 p. 172 et suiv.) l’occasion de démontrer l’inanité de sa thèse.

[28] Ledain, Mémoire sur l’enceinte gallo-romaine de Poitiers (Mémoires de la société des antiquaires de l’Ouest, t. XXXV.) — Article du même dans Paysages et monuments du Poitou, Paris, 1898, t. I.

[29] Ammien Marcellin, XV, 11.

[30] Sur un phénomène de même genre, cf. Grégoire de Tours, Virtul. S. Juliani, c. 34, où est racontée la translation des reliques de saint Julien par notre chroniqueur dans l’église du dit saint à Tours. Referebat autem mihi vir fidelis, qui tunc minus adstabal, cum nos basilicum sunnus ingressi, vidisse se pharum immensi luminis e cœlo dilapsam super beatam basilicam descendisse, et deinceps quasi intro ingressa fuisset.

[31] Grégoire de Tours, II, 37. Fortunat, Liber de Virtutibus sancti Hilarii, 20 et 21, ajoute que Clovis entendit en menue temps une voix qui lui recommandait de hâter l’action, sed non sine venerabilis loci oratione, et qu’il se conforma à cette prescription, diligenter observans et oratione occurrens. Il semble pourtant bien difficile d’admettre que Clovis ait été prier dans la basilique Saint-Hilaire avant la bataille, et je me demande si Fortunat a bien rendu la tradition poitevine.

[32] Procope, Bell. gothic., I, 12.

[33] Confligentibus his eminus, resistunt cominus illi. Grégoire de Tours, II, 37. J’ai traduit comme j’ai pu ce passage obscur.

[34] Sed auxilio tam luricæ quam velocis equi, ne periret exemptus est. Grégoire de Tours, II, 37. Il ne faut pas conclure de ce velocis equi que Clovis a pris la fuite, ce qui ne permettrait pas de comprendre auxilio luricæ. En réalité, velox marque ici l’agilité et la souplesse des mouvements du cheval qui sert à merveille son maître dans sa lutte. Cf. Grégoire de Tours, II, 21 : Quem Ecdicium miræ velocitatis fuisse multi commemorant. Nam quadam vice multitudinem Gothorum cum decim viris fugasse prescribitur. Grégoire fait allusion ici à l’exploit que nous avons raconté plus haut, et l’on conviendra que cette velocitas n’est certes pas celle d’un fuyard.

[35] Grégoire de Tours, II, 37.

[36] Grégoire du Tours, l. c.

[37] Ubi multitudo cadaverum colles ex se visa sit erexisse. Fortunatus, Liber de virtutibus sancti Hilarii, 21.

[38] V. un épisode tout semblable dans l’histoire de la soumission de l’Auvergne révoltée par Thierry Ier, en 532. Pars aliqua, dit Grégoire de Tours (Virtul. S. Juliani, c. 13) ab exercitu separata ad Brivatinsim vicum infesta proripuit. Et cela, bien que Thierry eût défendu, lui aussi, de piller les biens de saint Julien. On a, dans les deux cas, un exemple de l’espèce de discipline qui régnait dans l’armée franque.

[39] Grégoire de Tours, II, 37. Sur cet épisode, voir G. Kurth, les Sources de l’histoire de Clovis dans Grégoire de Tours, pp. 415-422.

[40] Je sais bien que le nom ancien d’Ahun est Acitodunum ; mais je ne vois pas d’autre localité dont le nom ressemble davantage à Idunum, et puis, le texte du Vita Epladii est fort corrompu.

[41] Ex Vita sancti Eptadii (dom Bouquet, III, 381).

[42] Krusch, dans la préface de son édition des lettres de Ruricius, à la suite de Sidoine Apollinaire, p. 65, prouve contre Baluze que le concile de Toulouse eut réellement lieu.

[43] Tholosa a Francis et Burgundionibus incensa. Chronique de 511 dans M. G. H. Auctores antiquissimi, t. IX, p. 665. On voudrait savoir où Kaufmann, Deutsche Geschichte et Arnold, Cæsarius von Arelate, p. 244, ont vu que Toulouse fut trahie et livrée aux Francs par son évêque Héraclien.

[44] Grégoire de Tours, II, 37 : Chlodovechus... cunctos thesauros Alarici a Tholosa auferens. Selon Procope, Bell. Goth., I, 12, ce trésor était conservé à Carcassonne, et Théodoric le transporta à Ravenne. Je pense que la manière la plus vraisemblable de faire disparaître la contradiction de ces deux témoins, c’est de supposer qu’une partie du trésor avait été réfugiée à Carcassonne avant la bataille de Vouillé.

[45] Procope, Bell. Goth., I, 12. Il faut remarquer qu’ailleurs le même Procope, Bell. Vandal., lib. II, veut que le trésor de Salomon soit tombé dans les mains de Genséric au pillage de Rome en 455, et emporté à Carthage, d’où Bélisaire l’aurait envoyé à Justinien.

[46] Sidoine Apollinaire, Epist., I, 2.

[47] Frédégaire, III, 24. Roricon (dom Bouquet, p. 18) sait même que Clovis arriva jusqu’à Perpignan, détruisant villes et châteaux et emportant un butin immense.

[48] C’est l’opinion de Fauriel, II, pp. 72 et 73, ainsi que de Pétigny, II, p. 556. Il serait dangereux d’aller plus loin, et de chercher, comme fait Bonnet, Die Anfænge des karolingischen Hauses, p. 197, qui veut absolument voir le Ligeris de la Loi salique dans la Leyre, petit cours d’eau du bassin d’Arcachon, à limiter à cette rivière les conquêtes de Clovis. Bonnet veut aussi, bien à tort, que Toulouse ait été reperdu par les Francs et reconquis par Ibbas : on ne s’expliquerait pas autrement, selon lui, l’absence de l’évêque de Toulouse au concile d’Orléans. C’est là abuser d’un indice dont je crois avoir fait un usage légitime ci-dessus, M. Barrière-Flavy, Étude sur les sépultures barbares du midi et de l’ouest de la France, p. 29, n’est pas moins téméraire en plaçant la limite des Francs et des Visigoths, après 508, entre Toulouse et Carcassonne, dans le Lauraguais, où il trouve une ravine qui aurait fait la frontière.

[49] Sur saint Galactorius, voir P. de Marra, Histoire du Béarn, Paris, 1640, p. 68, et Acta Sanct., 27 juillet, t. VII, p. 434. Les Bollandistes, il est vrai, ne veulent admettre d’autre cause de la mort du saint que son refus d’abjurer ; mais il est difficile d’être si affirmatif. Un mémoire de M. H. Barthety, Étude historique sur saint Galactoire, évêque de Lescar, Pau, 1878, in-12°, ne nous apprend rien de nouveau.

[50] Grégoire de Tours, II, 37. Je ne sais quels sont les modernes qui, au dire d’Adrien de Valois, I, p, 267, prétendent que les Visigoths tentèrent de nouveau la fortune des combats dans le voisinage de Bordeaux, au lieu dit Camp des ariens, et qu’ils furent défaits une seconde fois.

[51] Grégoire de Tours, l. c.

[52] Voilà tout ce qu’on peut légitimement supposer. Décider que les villes durent se livrer elles-mêmes aux Francs, sans autre preuve que les persécutions dirigées contre les évêques par les Visigoths, est un mauvais raisonnement. D’ailleurs, les rares témoignages de l’histoire nous apprennent tout le contraire : Toulouse fut pris et incendié, Angoulême dut être assiégé au moment où la cause des Visigoths était entièrement ruinée, le château d’Idunum dut être pris d’assaut. De ce que, vingt ans après, Rodez, reconquis dans l’intervalle par les Visigoths, accueillit avec enthousiasme les Francs qui vinrent la reprendre (ex Vita sancti Dalmasii, dom Bouquet, III, 420), Augustin Thierry croit pouvoir induire que, en 507, peu de villes résistèrent à l’invasion, la plupart étaient livrées par leurs habitants ; ceux dont la domination arienne avait blessé ou inquiété la conscience travaillaient à sa ruine avec une sorte de fanatisme, tout entiers à la passion de changer de maîtres. (Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, livre I.) Rien de tout cela ne trouve sa justification dans les textes : il n’y a ici qu’une idée préconçue.

[53] Isidore, Hist. Goth., c. 37. Vic et Vaissette, p, 248, suivis par beaucoup d’autres, veulent que Gésalic ait traité avec Clovis. Mais je ne lis rien de pareil dans le passage de Cassiodore (Variar., V, 43), sur lequel ces auteurs s’appuient.

[54] La chronique de 511 commet ici une erreur qu’il suffira de relever en passant : Occisus Alaricus rex Gothorum a Francis. Tolosa a Francis et Burgundionibus incensa, et Barcinona a Gundefade rege Burgundionum capta, et Geseleicus rex cum maxima suorum clade ad Hispanias regressus est. M G. H. Auctor. antiquiss., t. IX, p. 667. Il est évident qu’il faut lire Narbona au lieu de Barcinona.

[55] In Sanctonico et Burdigalinse Francos precepit manere ad Gothorum gentem delendam, Liber historiæ, c. 17. — La continuatio Havniensis de Prosper contient, sous l’année 496, cette ligne énigmatique : Alaricus anno XII regni sui Santones obtinuit. On en retiendra, dans tous les cas, que Saintes a été disputé.

[56] Grégoire de Tours, II, 37.

[57] Tunc, exclusis Gothis, urbem suo dominio subjugavit. Grégoire de Tours, II, 37. Selon Hincmar (Acta Sanctorum, t. I d’octobre, p. 154 B), et Aimoin, I, 22 (dom Bouquet, t. III, p. 42), les Goths furent massacrés. Roricon, p. 18 (dom Bouquet, t. III) embellit tout cela selon son procédé ordinaire, et A. de Valois, t. I, p. 298, a tort de croire que cet auteur reproduit ici une source ancienne. Sur l’interprétation du fait, je ne saurais être d’accord avec M. Malnory, qui écrit : Angoulême, dit Grégoire de Tours, vit tomber ses murs à l’aspect de Clovis : cela veut dire, sans, doute que le parti catholique romain lui en ouvrit les portes. Saint Césaire, p. 68. Il n’y a, selon moi, à moins d’admettre le miracle, que deux manières d’expliquer le fait : ou bien il y a eu un événement naturel qui a été regardé comme miraculeux, on bien nous sommes en présence d’une invention pure et simple. Si les catholiques avaient livré la ville au roi, ils s’en seraient vantés, et Grégoire l’aurait su.

[58] Historia Pontificum et comitum Engolismensium, dans Labbe, Bibliotheca nova manuscriptorum, t. II, p. 219.

[59] Une restitution de la basilique Saint-Martin a été tentée plusieurs fois ; la plus célèbre est celle de Jules Quicherat, publiée dans la Revue archéologique, 1869 et 1879, et rééditée dans les Mélanges d’archéologie et d’histoire du meule auteur. (Cf. Lecoy, Saint Martin, p. 468 et suiv.) Depuis lors, de nouvelles recherches, appuyées sur des fouilles récentes, ont fait faire un pas à la connaissance du monument et modifié sur quelques points les conclusions de Quicherat. Voir un aperçu de ces derniers travaux dans l’article de M. de Grandmaison (Bibliothèque de l’école des Chartres, t. LIV, 1893). Je me suis rallié, sur plusieurs points, aux vues de M. de Lasteyrie dans son mémoire intitulé : L’église Saint Martin de Tours. Étude critique sur l’histoire et la forme de ce monument du cinquième au onzième siècle (Mémoires de l’Académie des Inscriptions et des Lettres, t. XXXIV, 1892).

[60] Liber historiæ, c. 17.

[61] Igitur ab Anastasio imperatore codecillos de consolato accepit, et in basilica beati Martini tunica blattea indutus et clamide, imponens vertice diademam... et ab ea die tamquam consul aut augustus est vocitatus. Grégoire de Tours, II, 38. Le Liber historiæ, c. 47, et Hincmar, Vita sancti Remigii (dom Bouquet, III, p. 379, reproduisent Grégoire de Tours. Le grand prologue de la Loi salique donne à Clovis le titre de proconsul (Pardessus, Loi salique, p. 345). Aimoin (I, 22) croit savoir que Clovis reçut le titre de patricius Romanorum (dom Bouquet, III, p. 42), et Roricon (dom Bouquet, III, p. 19) dit : et non solum rex aut consul sed et augustus ab eodem imperatore jussus est appellari. Il est inutile de dire qu’on doit purement et simplement s’en tenir à Grégoire de Tours. Pour l’inscription runique de La Chapelle-Saint-Éloi, où Clovis est appelé Konung Chloudoovig consoul (Leblant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, I, p. 215), c’est une indigne supercherie.

[62] L’atrium lui-même étant un endroit sacré, on n’y montait pas à cheval. Voir Grégoire de Tours, Gloria martyrum, c. 60.

[63] Grégoire de Tours, II, 38.

[64] Liber historiæ, c. 17.

[65] Tunc exclusis Gothis urbem suo dominio subjugavit. Grégoire de Tours, II, 37.

[66] 10. De clericis ab hæresi conversis et de basilicis Gothorum. — De hæreticis clericis, qui ad fidem catholicam plena fide ac voluntate venerunt, vel de basilicis quas in perversitate sua Gothi hactenus habuerunt id censuimus observari, ut si clerici fideliter convertuntur, et fidem catholicam integre confitentur, vel ita dignam vitam morum et actuum prohitate custodiunt, officium quo eos episcopus dignos esse censuerit, cum impositæ manus benedictione suscipiant, et ecclesias simili, quo nostræ innovari solent, placuit ordine consecrari. Concile d’Orléans en 511, dans Sirmond, Concilia Galliæ, I, p. 480. Le concile d’Épaone en 517, canon 33, tranche la question des sanctuaires ariens dans un sens opposé (Sirmond, o. c., I, p. 200) ; mais il avait pour cela des raisons spéciales qui sont en partie déduites dans une lettre de saint Avitus, Epist, 7 (6), en partie restées dans sa plume et faciles à deviner.

[67] Dahn, Die Kœnige der Germanen, V, p. 114, invoque des noms comme Amalarius et Alaricus pour établir qu’il y avait encore des Goths en Aquitaine. Je ne saurais me rallier aux considérations archéologiques de M. de Baye, dans Bulletin et Mémoires de la société archéologique et historique de la Charente, 6e série, t. I (1890-91).