CLOVIS

LIVRE QUATRIÈME.

I. — LA GUERRE DE BURGONDIE.

 

 

Maître du royaume le plus vaste et le plus solide de l’Europe, Clovis était devenu l’arbitre de l’Occident. Seul, parmi les souverains de son voisinage, il se sentait vraiment roi. Les Francs barbares vénéraient en lui le représentant le plus glorieux de leur dynastie nationale ; les Francs de race Gallo-romaine[1] le saluaient comme le défenseur de leur foi et de leur civilisation. Il pouvait, sans inquiétude, tourner toute son attention du côté du midi ; en arrière de lui il n’avait que des alliés, dans son royaume que des sujets fidèles. Il n’en était pas de même de ses voisins, les rois visigoths, ostrogoths ou burgondes. En Burgondie, tout spécialement, le trône était assiégé de soucis sans nombre, et le roi ne pouvait envisager sans inquiétude l’avenir de la dynastie. Les troubles confessionnels étaient à l’ordre du jour, la défiance sévissait entre indigènes et barbares ; au sein de la famille royale elle-même régnaient des dissensions fatales. Il y avait là autant d’invitations tacites à l’intervention étrangère. Jeune, ambitieux, chef d’un peuple belliqueux, conscient du courant de sympathies qui du fond des royaumes ariens dirigeait vers lui les espérances catholiques, Clovis ne pouvait manquer de répondre avec empressement à un appel explicite qui lui viendrait de Burgondie. Cet appel ne tarda pas à se faire entendre, et il partit de la dynastie burgonde elle-même.

Le royaume des Burgondes avait eu, dès l’origine, une destinée bizarre et semée de vicissitudes. En 413, à la suite des troubles de la grande invasion, les Burgondes étaient parvenus à passer jusque sur la rive gauche du Rhin, où Worms était devenue leur capitale. Là, au contact des indigènes catholiques, une partie d’entre eux avait embrassé la foi romaine[2], et l’on eût pu croire qu’ils étaient appelés à remplir quelque grande mission dans l’histoire du monde naissant. Les traditions épiques de l’Allemagne ont conservé le souvenir de ce premier royaume burgonde, et le poème des Niebelungen a enchâssé dans ses récits la description de la brillante cour de Worms, où trois rois jeunes et vaillants régnaient entourés d’un peuple de héros. Mais le royaume de Worms n’eut qu’une existence éphémère. Aétius, en 435, infligea à l’armée burgonde une défaite sanglante, dans laquelle périt le roi Gunthar, et, deux ans après, les Huns, sans doute excités Par lui, exterminèrent presque le reste. C’est ce dernier désastre qui est devenu plus tard, dans l’épopée germanique, le massacre des héros burgondes à la cour d’Attila. Il était cependant de l’intérêt de l’Empire de conserver les débris d’une nation qui lui avait déjà rendu des services dans sa lutte contre les Alamans, et qui avait toujours fait preuve de dispositions plus bienveillantes que les autres barbares. En 443, il accueillit donc sur son territoire les Burgondes fugitifs, et leur assigna sur les deux rives du Rhône, avec Genève pour capitale et, à peu près pour centre, la région montagneuse alors connue sous le nom de Sapaudia[3]. Ce fut là le noyau du deuxième royaume des Burgondes. Les barbares s’y établirent et partagèrent le sol avec les propriétaires indigènes, d’après un règlement calqué sur celui qu’on appliquait, dans les provinces, à l’occasion des logements militaires. Les Romains durent livrer chacun à son hôte, — c’est ainsi que la loi appelait le soldat, — le tiers de sa maison et de ses esclaves, les deux tiers de ses terres et la moitié de ce qu’il possédait en forêts[4]. Seulement, ces logements militaires d’un nouveau genre étaient définitifs, et l’hôte s’installa pour toujours avec femme et enfants. On comprend les souffrances que l’arrivée des nouveaux venus dut causer à la population indigène, et que d’amers souvenirs soient restés attachés, pour elle, aux premiers jours de la nationalité burgonde. Les racines du royaume plongeaient, pour ainsi dire, dans une spoliation universelle qui ne se laissait pas oublier, toute légale qu’elle fût, et que de nombreuses violences individuelles devaient rendre plus insupportable encore. Un saint de cette époque a flétri avec une courageuse indignation les excès que les barbares se permettaient envers des populations inoffensives et désarmées, et dans une de ces inspirations prophétiques comme en avaient si souvent les grands solitaires, il prédit aux Burgondes l’arrivée d’autres hôtes qui leur appliqueraient leur propre mesure, et avec lesquels il leur faudrait partager à leur tour[5].

Les années, en s’écoulant, n’avaient en rien amélioré cette situation de malaise et d’hostilité mutuelle. Deux nations restaient en présence l’une de l’autre, ou, pour mieux dire, vivaient l’une sur l’autre. Partout le Romain sentait sur ses épaules le poids de ce barbare qui avait pris son bien, qui parlait une langue inintelligible, et qui était étranger à sa vie sociale et intellectuelle. Tout l’éloignait de lui, et ce qui aurait dû l’en rapprocher, le voisinage et la cohabitation, ne servait qu’à rafraîchir sans cesse le souvenir des humiliations et des violences de la première heure. La religion, ailleurs si puissante à éteindre les conflits et à rapprocher les cœurs, restait désarmée ici : au lieu d’unir elle divisait. Car les Burgondes, séduits par l’exemple des autres nations de leur race, venaient de passer en grande majorité à l’arianisme, si bien qu’on ne se rencontrait plus même au pied des autels. Telle était la situation intérieure dans celui des royaumes hérétiques où le vainqueur était le moins ‘inhumain, et où les rois veillaient avec le plus de soin à préserver les droits de leurs sujets de race romaine. Aussi, tandis que dans le royaume franc la fusion des races se fit dès le premier jour, avec une rapidité étonnante, en Burgondie, elle était à peine commencée au début du vue siècle. Chaque fois que le chroniqueur national de ce peuple parle d’un de ses compatriotes, il a soin de nous dire s’il est de race burgonde ou romaine[6], et le fait d’une constatation pareille est à lui seul la preuve que l’on continuait d’avoir conscience de la distinction des deux peuples.

Les Burgondes, d’ailleurs, ne furent jamais les ennemis de l’Empire. Campés, comme on vient de le dire, au milieu d’une province romaine, ils entendaient payer l’hospitalité qu’ils recevaient. Ils étaient les soldats de Rome, et ils observaient loyalement le pacte conclu entre eux et les empereurs. En échange des terres romaines, ils donnaient leur sang, et le versaient sans marchander. Ils furent à Mauriac en 451, combattant sous les drapeaux de cet Aetius qui, fidèle à la politique romaine, se servait tour à tour des Huns contre les Burgondes, et des Burgondes contre les Huns. Tant qu’ils vécurent comme peuple, ils gardèrent une vraie dévotion à l’Empire. Que le maître du monde fût à Rome ou à Byzance, ils ne cessèrent d’être à ses pieds, et de lui parler dans des termes d’une obéissance humble et pour ainsi dire servile. Rome les récompensa avec des insignes et avec des dignités. A l’un de leurs rois, Gundioch, celui que le pape Hilaire appelait son fils[7], elle donna le titre de maître des milices ; un autre, Chilpéric, reçut les honneurs du patriciat. Les rois burgondes étaient donc de grands personnages, mais comme fonctionnaires romains plus encore que comme monarques indépendants. Gondebaud hérita du’ titre de patrice qu’avait porté son oncle ; cela lui permit, à un moment donné, de créer un empereur : il est vrai que c’était le faible et éphémère Glycérius. Ces rois se considéraient de plus en plus comme faisant partie du corps de l’Empire, et comme constitués à sa défense. Ils ne prêtèrent pas l’oreille aux suggestions de Romains qui, comme le préfet Arvandus, leur offraient le partage de la Gaule avec les Visigoths. Lorsque ceux-ci, ambitieux et entreprenants à l’excès, mirent la main sur Arles et sur Marseille, et manifestèrent l’intention de soumettre toute la Gaule, les Burgondes furent dans ce pays les meilleurs soutiens de l’Empire agonisant, et ils allèrent tenir garnison à Clermont en Auvergne, pour mettre à l’abri d’un coup de main ce dernier poste de la civilisation romaine[8]. On ne leur en sut pas gré dans ce monde de décadents : on trouvait qu’ils faisaient fuir les Muses, et qu’ils sentaient mauvais avec leurs cheveux frottés de beurre rance[9]. Finalement, un empereur de rencontre abandonna sans combat, aux conquérants barbares, cette province qui n’avait eu que des barbares pour défenseurs. Euric et ses Visigoths entrèrent à Clermont en vertu du pacte conclu avec eux par Julius Nepos, malgré les supplications désespérées des patriotes arvernes. Quant aux Burgondes, dupés mais chamarrés d’honneurs stériles, ils purent voir, pendant qu’ils restaient volontairement enfermés dans leurs montagnes, les Visigoths parcourir la Gaule jusqu’à la Loire, et leur fermer à jamais l’accès de la mer, en s’emparant de ces côtes lumineuses et parfumées de la Méditerranée, l’éternel objet des convoitises des hommes du Nord.

Ainsi, comme leurs voisins les Alamans, les Burgondes ne parvinrent pas à se procurer le grand débouché de l’Océan : ils restèrent, pour leur malheur, un peuple sans issue. Ils avaient, il est vrai, élargi leur domaine primitif. Après Mauriac, l’heure avait sonné où quiconque voulait mettre la main sur l’héritage de Rome en avait emporté sa part. Les Burgondes avaient pu s’étendre du côté du sud jusqu’à Avignon, de l’est jusqu’à Windisch, du nord jusqu’à Besançon, à Langres et à Dijon. Ils n’allèrent jamais plus loin, parce qu’ils ne surent pas profiter des occasions propices. Non qu’ils manquassent d’ambition, ou qu’ils fussent exempts de l’âpre passion du barbare pour la terre romaine et pour le butin. Mais ils n’avaient ni le génie militaire ni l’esprit politique de leurs puissants congénères. Lorsque la guerre d’Odoacre et de Théodoric éclata dans leur voisinage, elle leur offrit une occasion unique d’intervenir comme arbitres souverains entre les deux adversaires. Au lieu de cela, ils se contentèrent de tomber en pillards sur la haute Italie, où ils allèrent chercher du butin et des captifs. Après quoi ils furent trop heureux, lorsque finalement Théodoric fut resté le maître, d’obtenir la main de sa fille pour leur prince Sigismond. C’est ainsi qu’ils devinrent presque les vassaux du dernier venu de l’invasion, eux qui avaient vu, à plusieurs reprises, les destinées de la Gaule et de l’Italie entre leurs mains. Si l’on ajoute que la Burgondie, pas plus qu’aucun autre royaume barbare, n’échappa aux inconvénients du partage forcé, ce fléau de toutes les monarchies germaniques, on aura l’idée achevée d’une nation sans frontières naturelles, sans unité morale, resserrée entre trois voisins" également redoutables, et privée de boussole au milieu des incertitudes de ce temps agité.

Gondebaud est resté, devant l’histoire, le vrai représentant de son peuple, dont il a, si l’on peut ainsi parler, incarné les grandeurs et les faiblesses. C’était un barbare lettré, car il savait le latin et même le grec[10], lisait volontiers, s’intéressait aux hautes questions théologiques, et aimait à les faire discuter devant lui. Il s’entourait de ministres romains, se préoccupait de la condition des populations romaines de son royaume, et légiférait en leur faveur. Arien, il était dépouillé de toute prévention contre l’Église catholique, à ce point que, sur des questions qui ne touchaient pas aux points discutés entre les deux confessions, il prenait volontiers l’avis des prélats orthodoxes, comme saint Avitus. Les bonnes relations qu’il ne cessa de garder avec les évêques de son royaume donnèrent même aux catholiques l’espoir d’une conversion que malheureusement ses hésitations perpétuelles empêchèrent d’aboutir. Il était humain, modéré, accessible aux affections de la famille, et l’on ne peut lui imputer aucune action sanglante dans une époque où le sang coûtait si peu à verser. De plus, il avait des préoccupations de civilisateur, et il mérita que Théodoric le Grand le complimentât des progrès que, sous sa direction, les Burgondes faisaient dans la vie sociale[11]. Mais Gondebaud ne trouva pas la vraie voie du salut. Il n’eut ni le regard assez perspicace pour la voir, ni le cœur assez ferme pour rompre les attaches du passé. Il resta, lui et son fils, l’obséquieux vassal de la cour de Byzance. Il ne sut pas s’émanciper davantage des liens de l’arianisme, qui était l’obstacle à la fondation d’une vraie nation burgonde. Nature élevée, mais caractère faible et indécis, il échoua en somme dans l’œuvre de sa vie. Mais il faut dire qu’avec un génie plus grand, Théodoric échoua comme lui. Les grands hommes de l’arianisme n’étaient pas dans le courant de l’avenir.

A côté de Gondebaud, et plus grand que lui, parce qu’à l’énergie d’une volonté droite il joint l’intuition vive et lumineuse des vérités latentes, se dresse l’homme illustre qui est la principale gloire du royaume burgonde. Alcimus Ecdicius Avitus appartenait à une de ces grandes familles gallo-romaines dans lesquelles le sacerdoce catholique semblait héréditaire. Il était né dans la grande ville de Vienne, dont son père avait occupé le siège épiscopal, et des liens de parenté le rattachaient au dernier lettré de la Gaule, au célèbre Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont. A la mort de saint Mamert, en 490, l’église de Vienne l’appela à sa tête, à peu près vers le même temps que son frère Apollinaire prenait possession du siège épiscopal de Valence. Éloquent et lettré, et de plus fort versé dans l’Écriture sainte, il avait toute la haute culture intellectuelle de son temps, et aucun des problèmes qui préoccupaient ses contemporains n’a passé devant son intelligence toujours en éveil, sans qu’il lui ait donné une réponse. Mais cet esprit, qui par tous ses souvenirs plonge dans le monde ancien, appartient par toutes ses aspirations au monde nouveau. C’est la Rome des papes, et non plus la Rome des Césars, qui est la patrie de sa pensée et de son cœur. Rien ne lui est plus cher que la prérogative du siège de Pierre, et quand la cause des souverains pontifes est on jeu, sa voix s’élève et vibre d’une émotion communicative. Il salue dans la papauté la tête du genre humain incarné dans l’Église universelle, l’institution providentielle qui préside aux destinées de la civilisation. Mais l’Église, pour lui, ne se borne pas au clergé et aux évêques : l’Église, selon sa magnifique expression, doit être le souci commun de tous les fidèles[12]. La mettre partout et tout ramener à elle, voilà le programme d’Avitus, et sa vie entière a été consacrée à le réaliser. Avec l’ardeur sacrée de l’apôtre et l’habileté consommée du diplomate, il se fait le champion, l’avocat, l’interprète de l’Église auprès de ce monde bizarre et nouveau qui l’entoure et qui cherche sa voie. Il n’attend pas qu’on vienne à elle ; il ne s’enferme pas dans l’orgueil de son sang de patricien, il va aux barbares, il va aux hérétiques, il se fait l’ami de l’arien Gondebaud, dont il gagne le respect, de son fils Sigismond, qu’il convertit, de Clovis, à qui il envoie ses félicitations avec ses encouragements. Il a le pressentiment des grandes choses qui vont se faire par les barbares, et de l’ordre nouveau qui va surgir des ruines de l’antiquité. Lui-même, qui a passé par les écoles des rhéteurs, et qui a gardé, dans sa prose, l’empreinte de leur enseignement, il sait, quand il le faut, renoncer aux thèmes usés et frivoles de l’ancienne littérature qui séduisent encore un Sidoine, pour chanter, avec un souffle digne de Milton, la création du monde et la chute des premiers humains.

Avitus est déjà une physionomie moderne, autant par l’élan hardi de son intelligence vers l’avenir, que par les hautes préoccupations qui visitent son âme de chrétien et de pontife. Il est très intéressant de savoir que cet illustre représentant de l’Église catholique chez les Burgondes était en relations épistolaires avec saint Remi, le patron spirituel de Clovis[13]. La Providence, qui a rapproché les noms et l’activité de ces deux grands hommes, leur a cependant assigné une destinée bien différente. L’un disparaît presque dans la pénombre de l’histoire, derrière l’ampleur magnifique de l’œuvre à laquelle il se voua ; l’autre, debout sur les ruines d’une nationalité qu’il n’a pu sauver, semble à première vue un génie trahi par la fortune, et qui survit à ses travaux. Mais non : si l’édifice politique du royaume burgonde a croulé, l’arianisme seul a été écrasé dans sa chute, et les Burgondes, rentrés dans l’unité catholique, ont survécu comme nation à la catastrophe de leur dynastie. L’apostolat d’Avitus n’a donc pas été stérile, car nul n’a plus contribué que lui à ce grand résultat.

Combien apparaît vaine et fausse, pour qui a contemplé de près cette noble physionomie d’évêque, la supposition de certains historiens qui veulent que ce grand patriote fût, au moins par l’intention, un traître envers son peuple et son roi, et qu’il ait en secret désiré la domination franque ! Ni l’ardeur de son zèle catholique, ni les termes enthousiastes dans lesquels il s’adresse à Clovis converti, ne donnent le droit de proférer contre lui une accusation aussi injurieuse. S’il se réjouit du baptême de Reims, c’est qu’il ne reste étranger à rien de ce qui intéresse le royaume de Dieu. Sa vaste correspondance le montre s’associant avec la même chaleur de sentiment à toutes les causes catholiques. Nulle part dans le monde il n’entend un cri de joie ou de douleur sortir du sein de l’Église sans que son âme vibre à l’unisson. Je suis une vigie, dit-il quelque part, je tiens le clairon, je n’ai pas le droit de me taire[14]. Et qui ne voit tout ce qu’aurait perdu l’archevêque de Vienne à passer sous le joug des Francs restés aux trois quarts païens, lui qui était l’ami de ses souverains, et qui voyait les Burgondes, conquis par l’exemple de leur prince royal, revenir toujours plus nombreux à sa foi ? A moins donc de vouloir que tout prélat orthodoxe, vivant sous l’autorité d’un monarque arien, ait été nécessairement un traître de profession, il faut bien admettre qu’Avitus avait intérêt, plus que tout autre, au maintien du royaume et de la dynastie, et se résigner à laisser intacte cette gloire si haute et si pure de l’Église de Burgondie[15].

Gondebaud et Avitus, c’est, si l’on peut ainsi parler, toute la nation burgonde en résumé ; c’est l’image vivante et fidèle des contrastes et des dissidences qui l’empêchèrent de se constituer. D’un côté, le doute, l’indécision, l’hésitation mortelle au carrefour des destinées, c’est le peuple burgonde, c’est la dynastie arienne ; de l’autre, le coup d’œil juste et sûr, l’assurance sereine, l’imperturbable fermeté de direction, c’est l’épiscopat, c’est l’Église catholique. Mais ces éléments sont opposés, et la nation, tirée en deux sens, se trouble et se disloque. Elle n’aura jamais son credo, elle n’arrivera jamais à la fière et joyeuse conscience d’elle-même, de son unité, de sa mission providentielle. Tout ce qui fait la force et la grandeur du jeune royaume franc lui est refusé, et elle est fatalement destinée à devenir quelque jour la proie d’une puissance mieux organisée.

Ce jour n’était pas encore arrivé, mais les événements le préparaient. La succession de Gundioch n’avait pas laissé de créer de sérieuses difficultés entre ses fils. Un écrivain burgonde prétend qu’à la mort de ce roi, Gondebaud s’était emparé des deux tiers de l’héritage, ne laissant qu’un tiers à son frère Godegisil ; mais ce renseignement ne peut pas être tout à fait exact[16]. Et même s’il l’était, il faudrait admettre que Godegisil dut couver bien longtemps son ressentiment avant de le satisfaire, car Chilpéric était mort avant 493, et la guerre des deux frères n’éclata qu’en 500. Ce qui est certain, c’est que la supériorité matérielle de Gondebaud sur son frère, reconnue par les contemporains et attestée par quantité de faits, devait être bien blessante pour l’amour-propre de celui-ci. Quoi qu’il en soit, une rivalité d’intérêts et de vanité reste encore l’explication la plus plausible de la guerre fratricide qui allait mettre aux prises les deux oncles de Clotilde. S’y mêla-t-il aussi une querelle religieuse ? Nous n’en voyons pas de trace dans les relations personnelles entre les rois ; mais il est possible que les dissentiments confessionnels aient eu une certaine influence au moins sur leurs peuples. La fermentation qui régnait dans le pays, vers 485 et pendant les années suivantes, permet de croire qu’au moment dont nous parlons il en restait encore quelque chose. Ce qui est probable, dans tous les cas, c’est que les deux frères appartenaient à deux confessions opposées : tandis que Gondebaud restait l’espoir et l’appui de la secte arienne, Godegisil parait avoir été catholique ainsi que sa femme[17].

Quoi qu’il en soit, incapable de soutenir seul le poids de la lutte contre son frère, Godegisil appela Clovis à son secours. Le roi des Francs avait, semble-t-il, plus d’un bon motif pour intervenir en sa faveur. C’est Godegisil, on l’a vu, qui avait été le tuteur de Clotilde et de sa sœur ; elles avaient grandi à sa cour, et, sans doute, assise sur le trône des Francs, la fille de Chilpéric gardait un souvenir reconnaissant au protecteur de ses jeunes années. Si, comme nous l’avons supposé, Godegisil partageait la foi de Clotilde et de Clovis, il ne lui aura pas été difficile de les intéresser à sa cause. A ces raisons, il faut ajouter l’intérêt politique qu’avaient les Francs à protéger le plus faible des deux rivaux contre le plus fort, et aussi la pro, messe faite par Godegisil de leur payer un tribut annuel aux taux qu’il leur plairait de fixer[18].

A en croire notre chroniqueur, l’accord entre Clovis et Godegisil aurait été négocié dans le plus grand secret, et Gondebaud ne se serait douté de rien. Bien plus, voyant les armées franques envahir son territoire, il aurait imploré l’aide de son frère, et celui-ci lui aurait promis main forte à l’heure même où il s’ébranlait pour aller rejoindre l’armée de Clovis. Rien de moins probable. Si, comme il ressort du récit de Grégoire lui-même, des rivalités et des dissentiments existaient déjà entre les deux frères, comment Gondebaud aurait-il pu se méprendre sur le sens de l’intervention de Clovis, et n’y pas voir le fait d’un accord préalable avec Godegisil ? Comment les négociations entre les deux complices auraient-elles pu lui rester tellement cachées, qu’il eût la naïveté de compter sur le secours de son frère jusqu’au moment où les troupes de celui-ci, sous ses propres yeux, allèrent rejoindre les étendards des Francs ? De pareilles méprises ne sont possibles que dans les récits populaires, où la vraisemblance est sacrifiée au besoin de produire un effet dramatique ; on ne saurait les supposer chez un homme d’État qui a donné plus d’une preuve de perspicacité et d’intelligence[19].

Selon toute apparence donc, les choses se sont passées beaucoup plus simplement. Soit que les deux frères fussent déjà aux prises, soit que l’entrée en campagne de Clovis ait été le commencement des hostilités, Gondebaud ne paraît pas s’être trompé un instant sur la gravité de l’intervention franque. Rassemblant à la hâte toutes ses forces disponibles, il courut au-devant de son dangereux adversaire avant qu’il eût pénétré au cœur de ses États, et le rencontra sous les murs de Dijon.

Cette ville était située dans une plaine agréable et fertile, au pied des coteaux vineux de la Bourgogne, dont les crus étaient célèbres dès cette époque, et au confluent de, deux rivières, l’Ouche et le Suzon. Ce dernier entrait en ville par une arche ménagée sous une des portes, et en sortait par la porte opposée. L’enceinte formait un quadrilatère dont les massives murailles, de trente pieds de hauteur et de quinze pieds d’épaisseur, étaient construites en grandes pierres de taille depuis le bas jusqu’à une hauteur de vingt pieds ; le reste était en petit appareil. Elle était percée de quatre portes s’ouvrant aux quatre points cardinaux, et flanquée de trente-trois tours. A l’intérieur de la ville s’élevaient une église et un baptistère ; au dehors surgissaient deux basiliques, et des moulins tournoyaient avec une grande rapidité sur le cours des rivières. Protégée par sa puissante muraille, la localité avait gardé son importance pendant que Langres, dont elle dépendait, était tombée en ruines ; aussi les évêques affectionnaient depuis longtemps le séjour de Dijon, et Grégoire de Tours s’étonnait que la ville n’eût que le rang d’un simple castrum, alors qu’elle méritait le titre de cité[20].

Du haut de leurs murs, les habitants de Dijon purent assister à la rencontre des deux armées. Gondebaud, accablé par des forces supérieures dut prendre la fuite. On ne sait s’il essaya de tenir quelque temps à Lyon et à Vienne, et il est assez difficile de supposer qu’il ait cru tout perdu après une première rencontre. Dans tous les cas, nous ne le retrouvons qu’à l’extrémité méridionale de son royaume, à l’abri des hautes murailles d’Avignon[21]. La légende, qui s’est mêlée dans de fortes proportions au récit de la guerre de Burgondie, n’a pas voulu s’en tenir là ; elle a imaginé que le roi des Francs serait allé assiéger Gondebaud à Avignon, et que le Burgonde n’aurait été sauvé que grâce à la ruse d’un de ses fidèles nommé Aredius. Ce dernier aurait passé dans le camp de Clovis, aurait gagné la confiance de ce roi en se faisant passer pour un transfuge, et l’aurait finalement décidé à lever le siège, et à se ‘contenter d’un tribut annuel que lui payerait Gondebaud. Là-dessus, le roi franc se serait bénévolement retiré, laissant à son rival les mains libres pour tirer une éclatante vengeance de son frère[22].

Qui croira que Clovis, s’il avait poursuivi Gondebaud jusqu’à Avignon, dans l’intention de s’emparer de lui et de le mettre à mort, se serait laissé gratuitement détourner de son projet par un transfuge[23] ? Selon toute apparence, après que tout le pays eut été soumis, Clovis, croyant Gondebaud réduit à l’impuissance et ne voulant pas d’ailleurs’ l’accabler, considéra sa tâche comme terminée. Il partit donc, laissant auprès de Godegisil un corps de troupes franques de cinq mille hommes environ, qui devaient l’aider à s’affermir dans sa nouvelle conquête, et maintenir autour de lui le prestige de l’alliance franque[24]. On ne sait quel profit personnel le roi des Francs retirait de la campagne, car le tribut annuel promis par Godegisil ne fut jamais payé, et rien ne nous autorise à supposer, avec certains historiens, que son allié aurait acheté son concours au prix d’une partie du territoire burgonde[25]. Au surplus, les événements se précipitèrent de telle sorte que l’histoire est hors d’état de noter les menus faits qui remplissent les intervalles entre les catastrophes.

Godegisil, comme on l’a vu, s’était installé dans la capitale de son frère, à Vienne, et s’y abandonnait à toute l’ivresse de son triomphe. Son bonheur fut de courte durée. A peine le roi des Francs était-il rentré chez lui que, sortant de sa retraite d’Avignon, Gondebaud venait à la tète d’une armée assiéger l’usurpateur dans la ville conquise. Pour s’expliquer un si prompt revirement de fortune, il faut admettre que, ses malheurs ne lui avaient pas enlevé la fidélité de tous ses sujets, et que, derrière l’armée étrangère qui se retirait, le pays se soulevait pour accueillir son roi légitime. Cette supposition contrarie, sans doute, les idées de ceux qui exagèrent l’importance des dissensions confessionnelles, et qui croient que les partis politiques étaient toujours déterminés, dans la Gaule du sixième siècle, par des mobiles religieux. Plus d’une fois encore, dans le cour de ce récit, on aura l’occasion de se convaincre que les populations catholiques, malgré leur attachement à leur religion, ne se croyaient pas dispensées de servir loyalement un souverain hérétique. La fidélité d’un homme comme saint Avitus, le dénouement d’un catholique illustre comme Aredius[26], prouvent suffisamment le contraire pour les catholiques de Burgondie, et l’accueil que Gondebaud reçut en rentrant dans son royaume honore à la fois les sujets et le roi qui en fut l’objet.

Au surplus, il est probable que, dans cette réaction contre un frère intrus, Gondebaud aura compté sur ses alliances autant que sur ses propres forces. Nous voyons, par une marque de déférence qu’il donna au roi des Visigoths après la campagne, qu’il cherchait tout au moins à se concilier les bonnes grâces de la cour de Toulouse. Et rien n’interdit de croire qu’Alaric, effrayé dès lors des succès croissants de Clovis, aura voulu relever un homme qui avait le même ennemi que lui. Ainsi s’expliquerait encore la neutralité que Clovis crut devoir garder pendant cette seconde lutte entre les deux frères, ne voulant pas se créer un nouvel ennemi pour le seul plaisir d’obliger Godegisil[27]. Peut-être aussi, quand même il l’aurait voulu, il ne serait plus arrivé à temps pour conjurer la chute de son allié.

La brusque apparition de son frère au pied des murailles de Vienne fut un coup de foudre pour Godegisil. Il n’avait pris, ce semble, aucune précaution en vue d’une pareille éventualité, et elle le trouva entièrement au dépourvu. Si les solides murailles de la vieille cité romaine suffirent pour la mettre à l’abri d’un premier assaut, en revanche, la ville mal approvisionnée n’était pas en état de soutenir un siège quelque peu prolongé. Or Gondebaud, décidé à reconquérir sa capitale à tout prix, en avait fait un investissement en règle, et bientôt les souffrances de la faim commencèrent à se faire sentir parmi les assiégés. On recourut au moyen cruel et dangereux usité en pareil cas : on expulsa les bouches inutiles. Parmi les malheureux frappés par cette mesure se trouvait l’ingénieur préposé à l’entretien des aqueducs de la ville. Indigné, il alla trouver Gondebaud, et lui offrit de faire pénétrer ses soldats dans la place. A la tête d’un corps de troupes qu’on lui confia, et précédé d’ouvriers munis de leviers et d’autres engins, il s’engagea dans le conduit d’un aqueduc qui avait été coupé dès le commencement du siège, et, parvenu au cœur de la .cité, fit soulever la lourde pierre qui couvrait l’œil du conduit. Aussitôt les soldats de Gondebaud se précipitent dans les rues en sonnant de la trompette, et courent ouvrir les portes de la ville à leurs frères d’armes. Les assiégés, surpris en désordre, sont massacrés[28]. Godegisil se réfugie dans l’église arienne, espérant qu’elle le protégera plus efficacement qu’un sanctuaire catholique ; mais la colère des vainqueurs ne respecte pas le droit d’asile ; ils pénètrent dans le sanctuaire et massacrent le roi ainsi que l’évêque arien[29]. Le corps de troupes franques laissé par Clovis auprès de son allié échappa seul au carnage. Ces soldats s’étaient réfugiés dans une tour ; ils purent capituler et eurent la vie sauve, car Gondebaud avait expressément défendu qu’on touchât à leur personne. Il les envoya à Toulouse, à son ami Alaric, qui tenait ainsi des otages de Clovis[30].

La vengeance de Gondebaud fut atroce et indigne de lui. La curie de Vienne, qui existait encore et qui comptait quantité de personnages distingués, parmi lesquels plusieurs se glorifiaient du titre d’illustres, fut saignée largement. Tous ceux de ses membres qui avaient embrassé le parti de Godegisil périrent dans des supplices raffinés[31]. Le même sort frappa ceux des Burgondes qui s’étaient rendus coupables de la même trahison. La terreur régna dans le pays, retombé tout entier, depuis la prise de Vienne, au pouvoir de Gondebaud. Après les hécatombes des premiers jours, le vainqueur s’attacha à ramener par la douceur de son gouvernement les cœurs qu’il avait pu s’aliéner par ses violences. C’est des années qui suivirent ces événements que date la loi Gombette, ce code plus doux, fait, au dire d’un chroniqueur peu suspect, pour empêcher les Burgondes d’opprimer les Gallo-romains[32]. Les leçons de l’expérience avaient profité au vieux roi : il s’était rendu compte de la nécessité de ménager les populations indigènes, seule base d’une nationalité stable et forte. Il semble même avoir entrevu l’urgence de combler l’abîme religieux qui le séparait de la plus grande partie de ses sujets : ses conférences religieuses avec saint Avitus se multiplièrent à partir de cette date, et, s’il en faut croire Grégoire de Tours, il aurait même demandé à l’évêque de Vienne de le recevoir en secret dans la communion catholique[33]. Mais il ne put se décider à faire publiquement l’acte d’adhésion qu’on exigeait de lui, et la crainte des Burgondes ariens l’arrêta toute sa vie sur le seuil de la maison de Dieu.

Somme toute, il avait seul profité de la guerre entreprise pour le dépouiller du trône, et dans laquelle il avait passé par de si singulières vicissitudes. Elle lui avait permis de rétablir l’unité burgonde, de se débarrasser d’un rival dangereux, et de forcer le roi des Francs lui-même à compter avec lui. La neutralité de Clovis, quel qu’en ait été le motif, contribuait à rehausser encore le prestige de Gondebaud auprès des siens, et Avitus était sans doute l’interprète de l’opinion publique en Burgondie lorsqu’il lui écrivait : Tous vos dommages se sont tournés en profit ; ce qui faisait couler nos larmes nous réjouit maintenant[34]. Quant au peuple franc, étonné de voir son souverain, pour la première fois, revenir d’une guerre les mains vides, il se persuada qu’il y avait là-dessous quelque ruse déloyale qui lui avait enlevé les fruits de sa vaillance, et il imagina la légende que nous avons résumée plus haut.

Cependant les relations entre les deux monarques semblent s’être améliorées de bonne heure. Une ou deux années après la guerre, Gondebaud et Clovis eurent une entrevue aux confins de leurs royaumes, sur les bords de la Cure, affluent de l’Yonne en amont d’Auxerre[35]. Selon l’étiquette barbare, les deux souverains se rencontrèrent au milieu du cours de la rivière, chacun dans une embarcation avec son escorte : c’était le moyen imaginé par la diplomatie pour qu’aucun des deux ne fût obligé poser le pied sur le sol d’autrui, et que les négociations pussent avoir lieu en pays neutre, dans des conditions de sécurité et de dignité égales de part et d’autre[36]. On devine quel fut l’objet principal de l’entretien des deux rois. Chacun désirait effacer le souvenir des dissentiments anciens ; il ne fut donc pas difficile de s’entendre. Mais un point plus délicat, et qui fut certainement abordé par Clovis, ce fut la question de l’alliance franco-burgonde[37]. Gondebaud n’ignorait pas qu’elle signifiait pour lui la rupture avec les Visigoths, ses alliés d’hier, et qu’elle l’entraînerait dans tous les hasards où voudrait s’aventurer la politique de son jeune et ambitieux parent. Il est possible qu’il n’ait pas cédé sur l’heure, et qu’il ait voulu prendre le temps de la réflexion ; ce qui est certain, c’est qu’en somme l’alliance fut conclue, et les Visigoths abandonnés par le roi des Burgondes. Vienne le jour où éclatera l’inévitable conflit entre le jeune royaume catholique et la vieille monarchie des persécuteurs ariens, et le roi des Burgondes sera aux côtés de Clovis, comme un auxiliaire sûr et éprouvé.

Un épisode de l’entrevue sur la Cure a été heureusement conservé par l’histoire. Il y avait alors, aux confins des deux royaumes, un saint personnage du nom d’Eptadius, que Clovis désirait vivement attacher à la destinée des Francs. Il pria Gondebaud, dont cet homme était le sujet, d’abandonner ses droits sur lui, et de permettre qu’il devînt évêque d’Auxerre. Gondebaud, dit l’hagiographe, ne céda qu’à grand’peine, et comme quelqu’un à qui on demande de renoncer à un trésor ; finalement, il ne put pas se dérober aux sollicitations de son nouvel allié, et il accorda l’autorisation demandée. On eut plus de peine à vaincre la modestie du saint que la constance de son roi. Eptadius eut beau être élu à l’unanimité par le clergé et par le peuple, il ne voulut pas accepter le redoutable honneur qu’on lui destinait, et il s’enfuit dans les solitudes montagneuses du Morvan. Il fallut, pour le décider à revenir, que Clovis s’engageât à respecter ses scrupules et lui fournît les ressources pour racheter les prisonniers qui avaient été faits pendant la guerre. Alors le saint reparut, et, encouragé par le roi, reprit avec une énergie redoublée sa noble tâche de rédempteur des prisonniers. Il est bien probable que les deux souverains secondèrent son action en se rendant spontanément l’un à l’autre les captifs qu’ils avaient faits : ainsi la religion fermait les plaies qu’avait ouvertes la guerre, et effaçait la trace des dissentiments d’autrefois.

C’est un chef-d’œuvre de la diplomatie de Clovis d’avoir gagné à son alliance la Burgondie arienne, et toute frémissante encore des récentes humiliations qu’il venait de lui infliger. Peut-être, en la détachant de l’amitié des Visigoths, le roi des Francs pensait-il déjà à sa campagne d’Aquitaine, qu’il n’aurait pu entreprendre s’il avait eu sur ses flancs les Burgondes hostiles. Mais comment s’expliquer cette volte-face de la politique burgonde, lâchant le Visigoth, qui est son allié naturel, pour entrer dans l’alliance du Franc qui l’a dépouillé ? L’attitude équivoque d’Alaric II, qui, après avoir accepté la garde des prisonniers francs faits par Gondebaud, les avait renvoyés à Clovis, avait sans doute cruellement blessé le roi burgonde, en lui montrant le peu de fond qu’il devait faire, le cas échéant, sur un allié aussi versatile. Il pouvait aussi avoir une raison plus directe encore d’en vouloir à Alaric. S’il est vrai que la ville d’Avignon où il s’était réfugié pendant sa guerre contre son frère Godegisil lui eût été enlevée, peu d’années après, par les armes des Visigoths, alors ce n’est pas lui qui a changé d’attitude : il a pris le seul moyen que la trahison de son allié lui rendit possible en se jetant dans les bras des Francs[38]. D’autre part, il est permis de croire que les considérations de parenté n’auront pas été absolument sans influence, et que les instances de Clotilde n’auront pas été étrangères à l’heureux aboutissement des négociations. Si cette dernière hypothèse est fondée, on conviendra que l’histoire a été bien ingrate envers la reine des Francs[39].

 

 

 



[1] Voir pour la justification de ce terme mon mémoire sur La France et les Francs dans la langue politique du moyen âge. (Revue des questions historiques, t. 57.)

[2] Paul Orose, VII, 32.

[3] Longnon, p. 69 ; Binding, pp. 16 et suiv.

[4] Prosper, a. 413 ; Marius, a. 456 ; Lex Burgundionum, tit. 54 ; Frédégaire, II, 46. Voir sur cette question des partages Gaupp, Die Germanischen Ansiedelungen und Landtheilungen, pp. 85 et suivantes.

[5] Vita Lupicini, dans les Acta Sanctorum des Bollandistes, t. III de mars (25), p. 265.

[6] V. mon article ci-dessus cité, pp. 375-376.

[7] Sirmond, Concil. Gall., I, p. 132. Ce qui ne prouve pas qu’il fût catholique, car ce titre est donné par le même pape au prince visigoth Frédéric (Sirmond, o. c., I, p. 128), et par le pape Jean à Théodoric le Grand.

[8] Sidoine Apollinaire, Epist., III, 4 et 8.

[9] Id., Carm., XII.

[10] S. Avitus, Contra Eutychen, I, II, p. 22 (Peiper).

[11] Per vos propositum gentile deponit. Cassiodore, Variar., I, 46.

[12] Non ad solos sacerdotes Ecclesiæ pertinet status ; cunctis fidelibus sollicitudo ista communis est. S. Avitus, Epist., 36.

[13] Flodoard, Hist. rem., III, 21 (éd. Lejeune). Il est vrai que M. Schroers (Hinkmar, Erzbischof von Reims, p. 452) suppose que Hincmar, qui nous apprend l’existence d’une lettre d’Avitus à Remi (Flodoard, l. c.), a confondu avec la lettre d’Avitus à Clovis, et que, selon M. Krusch (Neues Archiv., XX, p. 515), cette confusion est manifeste. Mais je ne voudrais pas me porter garant de la conjecture de ces deux érudits.

[14] S. Avitus, Epist., 19 : Speculator sum, tubam teneo, tacere mihi non licet.

[15] Arnold, Cæsarius von Arelate, pp. 202-215, a tracé de ce grand homme une véritable caricature ; il ne peut lui pardonner son ultramontanisme, et c’est peut-être le secret d’une injustice qui étonne chez cet auteur, dont les jugements ont d’ordinaire plus de sérénité.

[16] Vita sancti Sigismundi dans Jahn, Die Geschichte der Burgundionen und Burgundiens, t. II, p. 505.

[17] La dynastie fut toujours divisée au point de vue religieux. Godegisil fut le tuteur des deux princesses catholiques, filles de Chilpéric : pourquoi, plutôt que Gondebaud, s’il n’avait pas été catholique ? De plus, pendant le peu de temps qu’il fut maître de Lyon, Godegisil construisit dans cette ville, avec sa femme Théodelinde, le monastère de Saint-Pierre. Voir Pardessus, Diplomate, I, p 156, et cf. Binding, Das burgundisch-romanische Kœnigreich, p. 160. Il est vrai que Grégoire de Tours, Hist., Franc., livre III, préface, considère Godegisil comme arien ; mais Grégoire ne connaît toute l’histoire de Burgondie qu’à travers la légende.

[18] Grégoire de Tours, II, 32.

[19] L’exposé de l’origine de la guerre burgonde que nous faisons ici est en contradiction manifeste avec le Collatio episcoporum, où Clovis apparaît comme l’agresseur. Mais on a reconnu de nos jours que ce document est apocryphe ; v. l’Appendice. Quand au récit de Procope, De Bello gothico, I, 12, c’est un tissu d’inexactitudes : il a manifestement confondu la guerre de 523 et celle de 500, et il attribue à Théodoric une attitude qui jure avec toute sa politique, et qui est d’ailleurs d’une parfaite invraisemblance. Dubos, III, p. 221, et Pétigny, II, p. 469, ont tort d’accueillir la version de Procope, que Fauriel passe prudemment sous silence, et que Manso, Geschichte des Ostgothischen Reiches, p. 69, note ; Junghans, p. 75 ; Binding, p. 154, note, rejettent catégoriquement. Il faut écarter la version du Liber historiæ, c. 16, suivi par Hincmar, Vita sancti Remigii, 91, (Acta Sanctorum des Bollandistes, t. I, d’octobre, p. 153 E), qui prétend que Clovis dut marcher contre Godegisil et Gondebaud unis. Pour Roricon (dom Bouquet, III, p. 12) et Aimoin, I, 19 (ibid., III, p. 40), ils sont dans la logique de la légende en soutenant que Clovis entreprit la guerre de Burgondie pour venger les injures de Clotilde. En effet, si Clotilde a eu des griefs, il est inadmissible qu’elle ait attendu la mort de son mari, et qu’elle les ait fait venger par ses enfants !

[20] Grégoire de Tours, III, 19 ; Longnon, Géographie de la Gaule au sixième siècle, p. 210.

[21] Ce point est historiquement établi par l’accord de Grégoire de Tours, II, 32 et de Marius d’Avenches (M. G. H., Auctores Antiquissimi, XI, p. 234) et par la Table Pascale de Victorius ad ann. 500 : Gundubadus fuit in Abinione. (Même collection, t. IX, p. 729).

[22] Grégoire de Tours, l. c.

[23] Je renvoie, pour la démonstration du caractère légendaire de l’épisode, aux pages 253-261 de mon Histoire poétique des Mérovingiens. Aux auteurs que j’y cite en note page 255, je ne sais si je ne puis pas joindre Dubos, III, pp. 235 et suivantes : il est certain qu’il a fait, à son insu, la démonstration la plus piquante de l’impossibilité du récit de Grégoire de Tours, en essayant d’expliquer les causes des malheurs surprenants et des succès inespérés de Gondebaud, durant le cours de l’année 500 (p. 237).

[24] Grégoire de Tours, II, 33. Frédégaire, III, 23, est seul à faire mention d’un chiffre. Je crois avoir prouvé l’historicité de cet épisode. Voir les Sources de l’histoire de Clovis dans Grégoire de Tours, p. 402, et l’Histoire de Clovis d’après Frédégaire, pp. 92-03.

[25] Binding, p. 459. Jahn, II, pp. 30 et 125, croit même savoir que Godegisil céda à Clovis Lyon et toute la partie du royaume située sur la live gauche de la Saône et du Rhône, mais que Gondebaud, après avoir triomphé de Godegisil, reprit possession du tout, Il n’y a rien de tout cela dans les sources, sinon que, d’après Grégoire de Tours, II, 32, Godegisil, après la victoire de Dijon, aurait promis à Clovis une partie de son royaume (promissam Clodovecho aliguam partem regni sui). Mais, à supposer qu’il eût fait cette promesse, il ne dut pas avoir le temps de la tenir ; d’ailleurs, elle est en contradiction avec le récit du même Grégoire, disant quelques lignes plus haut que Godegisil s’engagea à. payer tribut à Clovis. La promesse d’un tribut et celle d’une cession de territoire ne sont pas tout à fait la même chose. J’avoue cependant que la seconde est plus vraisemblable que la première, surtout s’il s’agit du territoire conquis sur Gondebaud, que les vainqueurs se seraient partagé. Cf. Junghans, p. 75.

[26] Aredius est un personnage historique, bien qu’il ne soit généralement connu que comme héros de deux récits légendaires, à savoir, les Fiançailles de Clotilde et le Siège d’Avignon, et d’un épisode apocryphe, le colloque de Lyon. Il y a une lettre de saint Avitus, Epist., 50, qui lui est adressée.

[27] Cf. Jahn, Die Geschichte der Burgundionen und Burgundiens, p. 125.

[28] Cette prise de ville n’a rien d’invraisemblable ; Bélisaire s’est emparé de Naples grâce au même stratagème, v. Procope, de Bello goth., I, 10.

[29] De même on voit, en 531, le roi Amalaric, attaqué à Barcelone par Childebert, se réfugier dans une église. Grégoire de Tours, III, 10. Cf. Histoire poétique des Mérovingiens, p. 263, note.

[30] Grégoire de Tours, II, 33. Frédégaire, III, 23, prétend qu’il les fit périr : il n’y a là qu’une des preuves de la négligence avec laquelle il résume Grégoire.

[31] Interfectis senatoribus Burgundionibusque qui Godigiselo consenserant. C’est la leçon d’un des meilleurs manuscrits de Grégoire de Tours, le Casinensis (voir l’édition de Grégoire par W. Arndt, p. 25). Les autres manuscrits omettent le que, ce qui rend le texte inintelligible. En effet, en Burgondie, tous les senatores sont romains et tous les Burgundiones sont barbares ; des senatores Burgundiones seraient des Romains-Germains ou des civilisés barbares.

[32] Grégoire de Tours, II, 33.

[33] Grégoire de Tours, II, 34.

[34] S. Avitus, Epist., 5 ; ad Gundobadum.

[35] Ou du Cousin, affluent de la Cure, selon M. Thomas, Sur un passage de la Vita sancti Eptadii, dans les Mélanges Julien Navet, Paris, 1895. Le texte, qui n’est conservé que dans deux manuscrits, est fort corrompu ; M. Krusch par des conjectures très arbitraires (S. R. M., t. III, p. 189, c. 8), n’a fait que l’altérer davantage. Je garde la leçon de M. Thomas. (V. l’Appendice.)

[36] Le Vita Eptadii, par qui nous connaissons cette entrevue, n’en marque pas la date ; mais d’aucune manière elle n’est postérieure à 507. Jahn, t. II, p. 109, qui ne cesse de se distinguer par l’excessive faiblesse de sa critique, s’avise cette fois de déployer une rigueur non moins excessive en contestant le témoignage du Vita Eptadii, mais ses raisons n’ont aucune valeur. Quant à la date, M. Levison (Zur Geschichte des Frankenkönigs, Clodowech) croit que le texte fait penser plutôt à 494, attendu que notre épisode y est raconté avant un autre (ch. 11), qu’il croit de cette date. Mais, outre que ce dernier point est fort discutable, le passage du Vita Eptadii nous montre que l’entrevue des deux rois a lieu pacis mediante concordia, termes qui s’expliquent le mieux après une guerre.

[37] Eodem tempore quo se ad fluvium. Quorandam, pacis mediante concordia, duorum regnum Burgundionum gentis et Francorum est conjuncta potentia. Vita Eptadii, dans Bouquet, III, p. 380. Voir toutefois l’Appendice.

[38] En effet, l’évêque d’Avignon se trouve représenté en 506 au concile national du royaume visigoth, convoqué par saint Césaire d’Arles. (Malnory, Saint Césaire, p. 48.) Toutefois, cet auteur accorde, p. 70, note 1, que l’évêque d’Avignon n’était peut-être intéressé au concile d’Agde que pour la partie de son diocèse située sur la rive gauche de la Durance.

[39] Cf. G. Kurth, Sainte Clotilde, 6e édition, Paris, 1900, pp. 73 et 78-80.