CLOVIS

LIVRE TROISIÈME.

VI. — LE BAPTÊME DE CLOVIS.

 

 

Clovis et son armée rentrèrent en triomphateurs dans une patrie qu’ils venaient de délivrer, acclamés par les populations de la Gaule orientale, qui désormais n’avaient plus à trembler devant le glaive des Alamans. L’ivresse de la victoire et la joie plus sereine de sa conversion récente se mêlaient dans l’âme du roi des Francs, et il n’est pas interdit de penser que le souvenir de Clotilde, dont le nom avait été uni sur le champ de bataille à celui du Dieu qu’il venait de confesser, le poussait à accélérer son retour.

Un hagiographe qui a écrit un siècle et demi après ces événements croit pouvoir nous faire connaître son itinéraire. Si le vieil écrivain ne s’est pas trompé, nous serions en état de refaire par la pensée les principales étapes suivies par l’armée franque. Nous allons faire connaître sans commentaire la version de l’hagiographe, dans laquelle un fonds incontestable de traditions historiques a été combiné de bonne heure avec des conjectures assez difficiles à contrôler à distance.

Le roi Clovis, dit la biographie de saint Vaast, arriva à Toul après sa victoire sur les Alamans. Comme il avait hâte de recevoir le baptême, il s’y informa de quelqu’un qui pût l’initier aux vérités de la religion chrétienne, et on lui fit connaître un saint personnage du nom de Vedastes, qui y vivait dans la pratique de toutes les œuvres de religion et de charité. Clovis s’adjoignit le saint comme compagnon de route, et Vaast, — c’est sous cette forme que la postérité a retenu son nom, — devint ainsi le catéchiste du nouveau converti. L’hagiographe nous montre ensuite le royal catéchumène qui arrive, accompagné du saint, et sans doute suivi de sou armée, à une localité nommée Grandpont[1], située sur la route de Trèves à Reims, à l’endroit où cette chaussée traverse le cours de l’Aisne. C’était à peu de distance de Riguliacum, aujourd’hui Rilly-aux-Oies, dans le canton d’Attigny. Le saint y guérit un aveugle, et les fidèles des environs, pour perpétuer à souvenir du miracle, élevèrent en son honneur une basilique qui porte encore aujourd’hui son nom. Lorsqu’au septième siècle cet épisode fut mis par écrit, la tradition locale de Rilly avait, pour ainsi dire, toute la fraîcheur d’un événement récent, et c’est par elle que le biographe aura connu le nom du royal compagnon de voyage de son saint[2]. De Rilly, on gagna sans doute le palais royal d’Attigny, où, si l’on en peut croire une ingénieuse conjecture, Clotilde était accourue au devant de Clovis[3]. C’est là que l’épouse chrétienne, au comble du bonheur, put serrer dans ses bras un époux qui était désormais deux fois à elle[4]. C’est là aussi, selon toute apparence. que Clovis licencia son armée, ne conservant auprès de lui que les guerriers spécialement attachés à sa personne, ses antrustions, comme on les appelait, garde du corps aussi vaillante que dévouée.

Le premier soin de la reine, lorsqu’elle eut reçu de la bouche même de Clovis, avec le récit de sa victoire, la consolante nouvelle de sa conversion, ce fut de mander secrètement saint Remi[5]. Le prélat n’eût pas à convaincre un prince qui était déjà chrétien de par son vœu ; il put se borner à l’instruire des vérités fondamentales de la foi. Une tradition fort ancienne, et dont la vraisemblance psychologique permet de l’accueillir ici, nous fait assister à l’un dés entretiens de l’évêque et de son royal catéchumène. Celui-ci, en entendant le récit de la Passion du Sauveur, aurait bondi dans un transport de colère et se serait écrié : Que n’étais-je là avec mes Francs ![6] Plus d’un soldat chrétien a commenté de la même manière, au cours des siècles, la scène sanglante du Calvaire[7], et l’interjection mise dans la bouche de Clovis a, dans tous les cas, à défaut d’une authenticité incontestable, le mérite de refléter au vif le naturel du converti. Au surplus, il est permis de croire que le souverain d’une nation en grande partie catholique, l’époux de Clotilde, le catéchumène de saint Vaast, possédait déjà une certaine connaissance de la doctrine chrétienne. Et comme, d’autre part, l’Église catholique devait avoir hâte de s’assurer de sa précieuse conquête, saint Remi ne tarda pas à considérer sa tâche comme terminée.

Il ne restait plus qu’à donner à la conversion de Clovis le sceau du baptême. C’était le vœu le plus cher de Clotilde et de Remi, et Clovis lui-même était pressé de s’acquitter d’une promesse faite à la face du ciel. Mais une démarche de ce genre n’était pas sans difficulté. Le peuple franc vénérait dans Clovis non seulement le fils de ses rois, mais le descendant de ses dieux. Quand il marchait à la tête de son armée, secouant sur ses épaules les boucles blondes de sa chevelure royale, une auréole divine semblait rayonner autour de sa tête, En brisant la chaîne sacrée qui rattachait sa généalogie au ciel, ne devait-il pas craindre que son autorité fût ébranlée par la diminution qui atteindrait son origine, le jour où il n’aurait plus d’autre titre à régner que ses qualités personnelles[8] ? Cette question était sérieuse, et elle pouvait faire réfléchir tout autre que Clovis ; lui, il se sentait assez sûr de son peuple pour pouvoir passer outre.

Un autre obstacle semble avoir fait plus longuement réfléchir Clovis. Qu’allaient dire ses antrustions ? Liés à sa personne par le lien du serment, obligés envers lui, par leur honneur de guerriers, au dévouement le plus absolu, ils ne pouvaient pas rester les adorateurs de Wodan alors qu’il allait être le fidèle de Jésus-Christ. Entre eux et lui tout était commun, et son Dieu devait être le leur. Le pacte d’honneur et de dévouement qui les groupait autour de lui était sous la garantie de la religion : quelle en eût été la sanction, s’il n’avait pas eu de part et d’autre le même caractère ? Clovis ne pouvait pas se faire chrétien sans ses hommes, et s’il se convertissait, il fallait qu’ils abjurassent avec lui. Sinon, la bande se dissolvait, et le roi, qui avait abandonné la tradition nationale, se voyait abandonné lui-même par ceux qui voulaient y rester fidèles.

Ce n’est donc pas le consentement de ses antrustions à son baptême, c’est leur propre baptême que Clovis devait obtenir, s’il voulait accomplir la grande œuvre de sa conversion[9]. Aussi n’était-il pas sans inquiétude sur le résultat de sa démarche. Je t’écouterais volontiers, saint père, dit-il à l’évêque dans le récit de Grégoire de Tours, seulement, les hommes qui me suivent ne veulent pas abandonner leurs dieux. Mais je veux aller les trouver, et les exhorter à se faire chrétiens comme moi. L’épreuve, au témoignage du chroniqueur, réussit au-delà de toute espérance. Clovis eut à peine besoin d’adresser la parole aux siens ; d’une seule voix ils s’écrièrent qu’ils consentaient à abandonner leurs dieux mortels, et qu’ils voulaient prendre pour maître le Dieu éternel que prêchait Remi. La popularité du roi venait de remporter là un triomphe éclatant ; l’adhésion joyeuse et spontanée de ses antrustions à la foi qu’il avait embrassée écartait tous les obstacles à sa conversion, et l’on comprend que le narrateur ait vu dans ces dispositions le résultat d’une intervention providentielle[10]. Au surplus, il n’est pas interdit de croire que les choses ne se passèrent pas avec la simplicité qu’y voit Grégoire. Le chroniqueur ne connaissait de l’histoire de Clovis que les grandes lignes, et n’avait plus qu’une idée fort lointaine de la manière dont les populations germaniques résolvaient d’ordinaire le problème de leur conversion. Nous serions assez portés à nous figurer la scène qu’il résume comme un pendant de la célèbre délibération qui devait avoir pour résultat, un siècle plus tard, la conversion de la Northumbrie au christianisme[11]. A coup sûr, si un contemporain, si un témoin oculaire nous en avait conservé le souvenir, elle se présenterait à nous avec un caractère moins légendaire et avec un intérêt historique plus vif encore[12].

Pour le reste de l’armée franque, elle n’eut pas à se prononcer, et la conversion du roi n’avait pour elle qu’un intérêt général. Cette armée, qui depuis la conquête de la Gaule romaine comprenait au moins autant de chrétiens que de païens, puisqu’elle se recrutait parmi les indigènes aussi bien que parmi les barbares, avait été licenciée dès la fin de la campagne. Les soldats étaient rentrés dans leurs foyers : ceux-ci avaient regagné les villes gauloises qui étaient leur patrie, ceux-là étaient allés retrouver leurs familles sur les bords de l’Escaut et de la Meuse, dans les vastes plaines des Pays-Bas. Les soldats chrétiens, apparemment, se réjouirent comme autrefois les contemporains de Constantin le Grand ; quant aux barbares païens, ils restaient étrangers aux préoccupations de la conscience individuelle de leur roi, et ne se laissèrent pas gagner par son exemple. Ils continuèrent d’ignorer Jésus-Christ et de sacrifier à leurs dieux jusqu’au jour où des missionnaires zélés, pénétrant chez eux au péril de leur vie, leur apportèrent la bonne nouvelle du salut. Il fallut plus d’une génération pour les convertir. Ceux de Cologne étaient encore en grande partie païens un demi-siècle plus tard, et ils faillirent faire un mauvais parti à saint Gallus de Clermont, malgré la faveur dont il jouissait auprès du roi Thierry Ier, parce qu’il avait osé détruire un de leurs sanctuaires[13]. Quant aux Saliens, plusieurs continuèrent de pratiquer le culte païen à la cour de leurs propres rois[14]. Au septième siècle, ils jetèrent leurs premiers apôtres dans l’Escaut[15], et ils restèrent longtemps rétifs à l’Évangile. La Toxandrie, leur patrie primitive, comptait encore des païens à la fin du huitième siècle, et les rivages de la Flandre ne furent entièrement débarrassés du paganisme que pendant le onzième. Cette lenteur du peuple franc à suivre son roi dans les chemins où il venait d’entrer s’explique par la torpeur morale de toute barbarie : elle n’était pas le fait d’une opposition de principe, et rien n’eût été plus éloigné de l’esprit des Francs, à cette heure, que de prendre ombrage de la vie religieuse d’un monarque aimé et victorieux[16].

L’instruction religieuse des hommes de Clovis fut menée rapidement, et il fallut fixer la date de la cérémonie du baptême. Une antique tradition, qu’on disait remonter jusqu’aux Apôtres, voulait que ce sacrement ne fût administré que le jour de Pâques, afin que cette grande fête pût être, en quelque sorte, le jour de la résurrection pour les hommes et pour Dieu[17]. Mais le respect de la tradition ne prévalut pas, dans l’esprit des évêques, sur les raisons majeures qu’il y avait de ne pas prolonger le catéchuménat du roi et des siens. En considération des circonstances tout à fait exceptionnelles, on crut devoir s’écarter pour cette fois de la règle ordinaire, en fixant la cérémonie à la Noël. Après la fête de Pâques, la Nativité du Sauveur était assurément, dans toute l’année liturgique, celle qui, par sa signification mystique et par la majesté imposante de ses rites, se prêtait le mieux au grand acte qui allait s’accomplir.

Est-il vrai qu’en attendant ce jour, Clovis voulut s’y préparer par un pèlerinage au tombeau de saint Martin, le patron national de la Gaule ? Saint Nizier, évêque de Trèves, parle de ce pèlerinage à une petite-fille de Clovis, comme d’un, fait qui est dans toutes les mémoires[18], et l’on sait la dévotion particulière de Clotilde pour le sanctuaire de Tours, auprès duquel elle voulut passer ses dernières années. Les miracles de l’illustre thaumaturge avaient été un de ses grands arguments au temps de ses controverses religieuses avec son époux serait-il étonnant qu’au moment où il allait devenir chrétien comme elle, elle eût voulu témoigner sa reconnaissance au saint en lui menant sa royale conquête ? C’était, en même temps, procurer à Clovis lui-même la grâce d’être le témoin oculaire des prodiges que la miséricorde de Dieu réalisait tous les jours auprès du glorieux tombeau, et aviver sa foi au spectacle de tant de merveilles. Il ne serait donc nullement invraisemblable que Clovis eût inauguré la nombreuse série des pèlerinages de souverains aux reliques du confesseur de la Touraine. Il est vrai que Tours appartenait pour lors aux Visigoths ; mais le roi, de ce peuple, qui ne savait pas même défendre la tête de ses hôtes contre les exigences de son puissant voisin, aurait-il voulu s’opposer à ce que Clovis vînt faire ses dévotions auprès d’un sanctuaire qui était le rendez-vous des fidèles de toute l’Europe ? C’est à peine, d’ailleurs, si le roi des Francs s’y trouvait en pays étranger : il n’avait que la Loire à passer, et il pouvait visiter le sanctuaire sans entrer dans la ville même, qui était éloignée d’un quart de lieu environ.

Toutefois, il faut bien l’avouer, le silence gardé sur un événement de cette nature par Grégoire de Tours, qui était le mieux placé pour le connaître et le plus intéressé à le raconter, ne permet pas à l’historien de se prononcer d’une manière catégorique à ce sujet[19].

Cependant le grand jour de la régénération de Clovis approchait. L’auguste cérémonie devait avoir lieu à Reims, qui était la métropole de la Belgique seconde et la ville de saint Remi. Quelle autre ville était plus digne d’un tel honneur, et à qui son prélat eût-il consenti à le céder ? Grégoire de Tours, il est vrai, ne nomme pas expressément Reims comme théâtre de ce grand événement, mais ce silence même est une présomption en faveur de la tradition rémoise, car le rôle attribué à saint Rémi implique celui de sa ville épiscopale. S’il en avait été autrement, l’historien n’eût pu se dispenser de nommer la ville préférée à la cité champenoise, à moins d’induire gratuitement la postérité en erreur[20]. Tous les chroniqueurs ont été unanimes à reconnaître Reims dans la ville baptismale de Clovis, et jamais aucune autre cité gauloise ne lui a disputé son titre d’honneur.

Il est probable que Clovis vint s’établir à Reims avec Clotilde quelques jours avant le baptême, si l’on ne préfère admettre qu’il y séjourna toute l’arrière-saison pour se préparer au sacrement. Selon toute apparence, le couple royal prit un logement dans le palais qui surgissait alors au-dessus de la porte Base. C’est là, dans le voisinage d’une église Saint Pierre mentionnée par d’anciens textes, que le roi des Francs passa les derniers jours de son catéchuménat[21].

Bien que déchue alors de la splendeur qui l’entourait à l’époque romaine, la métropole de la deuxième Belgique restait une des plus belles villes du royaume franc. Le vaste ovale de son enceinte muraillée, qui datait du troisième siècle finissant, englobait le centre et la partie la plus considérable de la cité primitive, Elle était percée de quatre portes correspondant à deux grandes rues qui se coupaient à angles droits, et ornée, à ses extrémités méridionale et septentrionale, de deux arcs de triomphe dont le dernier est encore debout aujourd’hui. Son amphithéâtre, ses thermes opulents, fondés par Constantin le Grand, les riantes villas disséminées dans ses environs, en un mot, tout ce que ne protégeait pas l’enceinte rétrécie élevée sous Dioclétien avait souffert cruellement pendant les désordres des derniers siècles[22]. Toutefois, une florissante série de basiliques chrétiennes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la ville, la consolait de ses revers et était pour elle le gage de jours meilleurs. Depuis que la paix avait été rendue à l’Église, les tombeaux des saints et des martyrs de Reims, alignés le long de la voie Césarée, qui, sortait de la ville par la porte du sud[23], s’étaient transformés en opulents sanctuaires où les fidèles se complaisaient à multiplier les témoignages de leur piété. Là se dressait Saint-Sixte, la plus ancienne cathédrale de Reims, élevée sur le tombeau de son premier pasteur. Voisine de Saint-Sixte, l’église dédiée aux martyrs Timothée et Apollinaire gardait des souvenirs chers à la dévotion et au patriotisme des Rémois. Saint-Martin, non loin de là, surgissait entouré d’hypogées chrétiens remplis de peintures murales symboliques, dans le style de celles qu’on retrouve dans les catacombes de Rome[24]. De l’autre côté de la chaussée, et presque en face de ce groupe, l’œil était attiré d’abord par Saint-Agricole, bâti au quatrième siècle par l’illustre préfet Jovin ; là se trouvait le beau sarcophage en marbre blanc de ce grand homme de guerre, et aussi celui de saint Nicaise, l’évêque martyr du cinquième siècle, substitué plus tard à saint Agricole dans le patronage de ce sanctuaire. A côté de Saint-Agricole était Saint-Jean, qui avait été probablement le baptistère de Reims à l’époque où Saint-Sixte en était la cathédrale, et Saint-Celsin, placé plus tard sous l’invocation de sainte Balsamie. Enfin, en arrière du premier groupe et en s’éloignant de la chaussée, on voyait encore, au milieu des tombeaux, un modeste oratoire dédié à saint Christophe, auquel était réservé l’honneur d’abriter les cendres de saint Remi. Ce grandiose ensemble d’édifices religieux avait poussé, comme des fleurs suaves, sur les tombes des martyrs et des confesseurs ; les fidèles étaient venus grouper leurs habitations à l’ombre de leurs murailles vénérées, et une seconde Reims, entièrement chrétienne, avait surgi en dehors et à côté de la vieille cité romaine. Au surplus, l’intérieur de la ville s’était lui-même enrichi, depuis la fin des persécutions, de plusieurs nobles monuments, qui racontaient les triomphes de l’Église et la foi des fidèles. Dès 314, l’évêque Bétause y avait bâti l’église des Saints-Apôtres, qui s’appela plus tard Saint-Symphorien, et, dans les premières années du cinquième siècle, saint Nicaise avait élevé et dédié à la sainte Vierge le sanctuaire qui, depuis cette date, est resté en possession du siège cathédral de Reims. C’est, on s’en souvient, au seuil de cette église qu’il avait succombé, en 407, sous les coups des Vandales, et Reims conservait avec émotion le souvenir de son martyre, dont on montre encore aujourd’hui la place au milieu de la basilique agrandie. Avec tous ces monuments sacrés, que desservait un nombreux clergé, la ville était donc un centre religieux considérable, et si l’on tient compte du prestige qui entourait son évêque saint Remi, on n’aura pas de peine à se persuader que la métropole de la deuxième Belgique était aussi, à certains égards, la métropole religieuse du royaume des Francs.

De concert, sans cloute, avec le roi des Francs, saint Remi veilla à ce que la fête eût tout l’éclat religieux et profane qu’elle comportait. Tout ce qu’il y avait de personnages éminents dans le royaume y fut convié[25], et les invitations allèrent même chercher les princes de l’Église au delà des frontières[26]. Le baptême de Clovis prenait la portée d’un événement international. La Gaule chrétienne en suivait les préparatifs avec une attention émue ; les princes de la hiérarchie catholique tournaient du côté des Francs un regard plein d’espérance, et un tressaillement d’allégresse parcourait au loin l’Église humiliée sous le joug des hérétiques. En même temps, de sérieuses préoccupations durent visiter les hommes d’État de l’arianisme, en particulier dans les cours de Toulouse et de Ravenne. Qu’annonçait, en effet, pour la famille des monarques barbares, cette diversité de confession religieuse qui allait se produire pour la première fois au milieu d’eux ? Et que réservait au monde l’espèce de complicité morale qu’ils sentaient sourdre entre le roi des Francs et les populations catholiques soumises à leur autorité ?

Au milieu de l’allégresse des uns et de l’inquiétude des autres, se leva enfin le grand jour qui devait faire de la nation franque la fille aînée de l’Église catholique. Ce fut le 25 décembre 496, jour de la fête de Noël. Jamais, depuis son existence, la ville de Reims n’avait été témoin d’une solennité si grandiose ; aussi avait-elle déployé toute la pompe imaginable pour la célébrer dignement. De riches tapis ornaient la façade des maisons ; de grands voiles brodés, tendus à travers les rues, y faisaient régner un demi-jour solennel ; les églises resplendissaient de tous leurs trésors ; le baptistère était décoré avec un luxe extraordinaire, et des cierges innombrables brillaient à travers les nuages de l’encens qui fumait dans les cassolettes. Les parfums, dit le vieux chroniqueur, avaient quelque chose de céleste, et les personnes à qui Dieu avait fait la grâce d’être témoins de ces splendeurs purent se croire transportées au milieu des délices du paradis[27].

Du palais de la porte Basée, où il avait pris sa résidence, le roi des Francs, suivi d’un cortège vraiment triomphal, s’achemina à travers les acclamations enthousiastes de la foule, jusqu’à la cathédrale Notre-Dame, où devait avoir lieu le baptême. Il s’avance, le nouveau Constantin, écrit une plume contemporaine, il s’avance vers la piscine baptismale pour se guérir de la lèpre du péché, et les vieilles souillures vont disparaître dans les jeunes ondes de la régénération[28]. Ce fut un défilé processionnel selon tout l’ordre du rituel ecclésiastique. En tête venait la croix, suivie des livres sacrés portés par des clercs ; puis s’avançait le roi Clovis, dont l’évêque tenait la main comme pour lui servir de guide vers la maison de Dieu[29]. Derrière lui marchait Clotilde, la triomphatrice de cette grande journée ; elle était accompagnée de Théodoric, le fils aîné du roi, et des princesses ses sœurs, Alboflède et Lanthilde, celle-ci arienne, celle-là plongée jusqu’alors dans les ténèbres du paganisme. Trois mille Francs, parmi lesquels toute la bande du roi, et un certain nombre d’autres hommes libres de son armée[30], s’acheminaient à la suite du monarque, et venaient, comme lui, reconnaître pour chef suprême le Dieu de Clotilde. Les litanies de tous les Saints alternaient avec les hymnes les plus triomphales de l’Église, et retentissaient à travers la splendeur de la ville en fête comme les chants des demeures célestes. Est-ce là, aurait demandé Clovis à saint Remi, le royaume du ciel que tu me promets ?Non, aurait répondu le pontife, mais c’est le commencement du chemin qui y conduit[31].

Arrivé sur le seuil du baptistère, où les évêques réunis pour la circonstance étaient venus à la rencontre du cortège, ce fut le roi qui, le premier, prit la parole et demanda que saint Remi lui conférât le baptême[32]. Eh bien, Sicambre, répondit le confesseur, incline humblement la tête, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré[33]. Et la cérémonie sacrée commença aussitôt avec toute la solennité qu’elle a gardée à travers les siècles. Répondant aux questions liturgiques de l’officiant, le roi déclara renoncer au culte de Satan, et fit sa profession de foi catholique, dans laquelle, en conformité des besoins spéciaux de cette époque tourmentée par l’hérésie arienne, la croyance à la très sainte Trinité était formulée d’une manière particulièrement expresse. Ensuite, descendu dans la cuve baptismale, il reçut la triple immersion sacramentelle au nom du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint. Au sortir du baptistère, on lui administra encore le sacrement de confirmation, selon l’usage en vigueur dans les baptêmes d’adultes. Les personnages princiers furent ondoyés après le roi ; Lanthilde, qui était déjà chrétienne, n’avait pas besoin d’être rebaptisée, et on se borna à la confirmer selon le rite catholique[34]. Quant aux trois mille Francs qui se pressaient sous les voûtes sacrées, il est probable que le sacrement leur fut conféré selon le mode de l’aspersion, déjà pratiqué à cette époque. Tous les baptisés revêtirent ensuite la robe blanche, en signe de l’état de grâce où ils entraient par la vertu du sacrement de la régénération.

La légende n’a pas voulu laisser passer le souvenir de la grande journée du 25 décembre 496 sans y suspendre ses festons, et pendant longtemps le peuple n’a connu le baptême de Clovis qu’à travers ses récits merveilleux. On racontait qu’au moment d’ondoyer le roi, saint Remi s’aperçut que le chrême qui devait être, selon les prescriptions liturgiques, versé dans l’eau aussitôt après la bénédiction de celle-ci faisait défaut, parce que le prêtre chargé de l’apporter n’avait pu se frayer un passage à travers les flots de la multitude qui se pressait aux abords. Alors il leva les yeux au ciel dans une supplication émue, et voilà qu’une colombe, tenant dans son bec une ampoule remplie du précieux onguent, descendit jusqu’à lui, la laissa tomber dans ses mains et disparut. Telle était, dès le ixe siècle, la tradition rémoise. Plus tard, lorsque l’usage se fut introduit de sacrer les rois de France, on se persuada que le chrême miraculeux avait été apporté du ciel, non pour le baptême, mais pour le sacre de Clovis, et cette croyance a valu ensuite à l’église de Reims l’honneur de sacrer tous les rois. On aurait tort de sourire de ces légendes : elles ne manquaient pas de grandeur, et elles possédaient même une vraie valeur nationale en un temps où le peuple français vénérait la couronne de ses rois comme l’emblème de la patrie. Celle-ci lui semblait plus sainte quand il en croyait les représentants consacrés par Dieu même, et il faut respecter les poétiques fictions dont il a entouré l’origine de son obéissance.

Immense fut dans tous les milieux l’effet produit par le baptême de Clovis. Partout où la vie chrétienne avait ouvert les yeux aux hommes sur les intérêts généraux, on comprit que quelque chose de grand venait de se passer. Les populations catholiques du royaume franc se sentirent du coup relevées et rassurées : elles pouvaient regarder l’avenir en face, maintenant que la framée de Clovis faisait la garde autour de leurs sanctuaires ; elles étaient désormais, sous tous les rapports, les égales des barbares, qui partageaient leur foi et qui se rangeaient sous la houlette des mêmes pasteurs. La journée de Reims mettait donc le sceau à la conquête de la Gaule, en enlevant le dernier obstacle qui s’opposât à la parfaite fusion des éléments indigènes et étrangers. Elle rendit possible l’étonnant spectacle offert pour la première fois au monde par un royaume barbare : des. Romains adhérant à l’autorité d’un roi germanique, non avec résignation, mais avec enthousiasme, et jetant le vieux nom national dont ils étaient si fiers pour se parer, comme d’un titre plus beau, du nom nouveau de Francs. Une nation catholique était née, indestructiblement unifiée dans la même foi et sous le même roi, par un ciment tellement fort que jamais les siècles n’ont réussi à l’entamer.

Et ce royaume, sujet de joie et d’orgueil pour les fidèles qui l’habitaient, devenait en même temps un sujet d’espérance pour ceux qui portaient le joug des hérétiques burgondes ou visigoths. Chaque fois qu’un acte d’injustice ou de violence venait révolter les consciences catholiques dans les royaumes ariens, les yeux des opprimés se tournaient instinctivement du côté où ils voyaient sur le trône un souverain catholique. Les royaumes ariens ne laissaient échapper aucune occasion de multiplier ces tentations pour leurs sujets orthodoxes, et quand ils assistaient à l’explosion de leurs sympathies franques, ils s’indignaient de démonstrations qu’ils avaient follement provoquées. Au fond, eussent-ils mis à ménager la conscience des orthodoxes le même soin qu’ils semblaient avoir pour l’exaspérer, la création d’un grand royaume catholique à côté de leurs constructions hybrides était par elle-même un phénomène redoutable et menaçant, dans une époque où la religion était la base principale, pour ne pas dire unique, des royaumes et des sociétés. Quel contraste, dès le premier jour, entre cette jeune nation fière et hardie qui s’avançait à pas de géant, soulevée par une seule inspiration nationale et religieuse, et les vieilles et branlantes monarchies ariennes, que tout le génie de leurs fondateurs ne parvenait pas à empêcher de se lézarder incessamment, assises qu’elles étaient sur un sol toujours remué par les discussions confessionnelles ! Il devenait manifeste que les monarchies ariennes avaient fait leur temps en Occident, que la conversion de Clovis avait déplacé le centre de gravité de l’Europe, et que l’avenir allait passer du côté catholique.

Quant à l’Église, elle célébrait un de ses plus éclatants triomphes. Hier encore elle était, dans le monde entier, une société d’inférieurs, et il semblait que pour avoir quelque titre à commander aux peuples il fallût posséder la qualité d’hérétique. Aujourd’hui, par un vrai coup de théâtre, la situation était brusquement renversée, et la conversion des Francs apportait à l’Église l’émancipation d’abord, la souveraineté ensuite. Il était difficile, à coup sûr, qu’à cette heure on entrevît une Europe catholique et un moyen âge uni dans la foi romaine. Nous voyons toutefois qu’il s’est trouvé un homme dont le regard a été assez perçant pour deviner ces lointaines conséquences, et la main assez ferme pour oser les retracer d’avance, en termes prophétiques. Les archives de l’humanité contiennent peu de documents d’un aussi haut intérêt que la lettre de félicitation écrite à Clovis par saint Avitus de Vienne, qui était, au milieu des Burgondes ariens, la gloire de l’Église catholique et le bon génie du royaume. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus, dans cette lettre vraiment historique, de l’élévation du langage, de la justesse du coup d’œil, ou de l’inspiration sublime de la pensée.

C’est en vain, écrit l’évêque de Vienne, que les sectateurs de l’hérésie ont essayé de voiler à vos yeux l’éclat de la vérité chrétienne par la multitude de leurs opinions contradictoires. Pendant pie nous nous en remettions au Juge éternel, qui proclamera au jour du jugement ce qu’il y a de vrai dans les doctrines, le rayon de la vérité est venu illuminer même les ténèbres des choses présentes. La Providence divine a découvert l’arbitre de notre temps. Le choix que vous avez fait pour vous-même est une sentence que vous avez rendue pour tous. Votre foi, c’est notre victoire à nous. Beaucoup d’autres, quand les pontifes de leur entourage les sollicitent d’adhérer à la vraie doctrine, aiment à objecter les traditions de leur race et le respect pour le culte de leurs ancêtres. Ainsi, pour leur malheur, ils préfèrent une fausse honte au salut ; ils étalent un respect déplacé pour leurs pères en s’obstinant à partager leur incrédulité, et avouent indirectement qu’ils ne savent pas ce qu’ils doivent faire. Désormais, des excuses de ce genre ne peuvent plus être admises, après la merveille dont vous nous avez rendus témoins. De toute votre antique généalogie, vous n’avez rien voulu conserver que votre noblesse, et vous avez voulu que votre descendance fît commencer à vous toutes les gloires qui ornent une haute naissance. Vos aïeux vous ont préparé de grandes destinées : vous avez voulu en préparer de plus grandes à ceux qui viendront après vous. Vous marchez sur les traces de vos ancêtres en gouvernant ici-bas ; vous ouvrez la voie à vos descendants en voulant régner au ciel.

L’Orient peut se réjouir d’avoir élu un empereur qui partage notre foi : il ne sera plus seul désormais à jouir d’une telle faveur. L’Occident, grâce à vous, brille aussi d’un éclat propre, et voit un de ses souverains resplendir d’une lumière non nouvelle. C’est bien à propos que cette lumière a commencé à la nativité de notre Rédempteur : ainsi les eaux régénératrices vous ont fait naître au salut le jour même où le monde a vu naître pour le racheter le Seigneur du ciel. Ce jour est pour vous comme pour le Seigneur un anniversaire de naissance : vous y êtes né pour le Christ comme le Christ pour le monde ; vous y avez consacré votre âme à Dieu, votre vie à vos contemporains et votre gloire à la postérité.

Que dire de la glorieuse solennité de votre régénération ? Je n’ai pu y assister de corps, mais j’ai participé de cœur à vos joies ; car, grâce à Dieu, notre pays en a eu sa part, puisque avant votre baptême, par un message que nous a bien voulu envoyer votre royale humilité, vous nous aviez appris que vous étiez catéchumène. Aussi la nuit sainte nous a-t-elle trouvés pleins de confiance et sûrs de ce que vous feriez. Nous voyions, avec les yeux de l’esprit, ce grand spectacle : une multitude de pontifes réunis autour de vous, et, dans l’ardeur de leur saint ministère, versant sur vos membres royaux les eaux de la résurrection ; votre tête redoutée des peuples, se courbant à la voix des prêtres de Dieu ; votre chevelure royale intacte sous le casque du guerrier, se couvrant du casque salutaire de l’onction sainte ; votre poitrine sans tache débarrassée de la cuirasse, et brillant de la même blancheur que votre robe de catéchumène. N’en doutez pas, roi puissant, ce vêtement si mou donnera désormais plus de force à vos armes ; tout ce que jusqu’aujourd’hui vous deviez à une chance heureuse, vous le devrez à la sainteté de votre baptême.

J’ajouterais volontiers quelques exhortations à ces accents qui vous glorifient, si quelque chose échappait à votre science ou à votre attention. Prêcherais-je la foi au converti, alors qu’avant votre conversion vous l’avez eue sans prédication ? Vanterai-je l’humilité que vous avez déployée en nous rendant depuis longtemps, par dévotion, des honneurs que vous nous devez seulement depuis votre profession de foi ? Parlerai-je de votre miséricorde, glorifiée devant Dieu et devant les hommes par les larmes et par la joie d’un peuple vaincu dont vous avez daigné défaire les chaînes ? Il me reste un vœu à exprimer. Puisque Dieu, grâce à vous, va faire de votre peuple le sien tout à fait, eh bien ! offrez une part du trésor de foi qui remplit votre cœur à ces peuples assis au delà de vous et qui, vivant dans leur ignorance naturelle, n’ont pas encore été corrompus par les doctrines perverses : ne craignez pas de leur envoyer des ambassades, et de plaider auprès d’eux la cause du Dieu qui a tant fait pour la vôtre[35].

Ici, la main du copiste qui nous a gardé ces admirables effusions a été distraite, et une lettre destinée à l’empereur de Constantinople a été soudée maladroitement au document dont elle nous enlève les suprêmes accents[36]. C’est le programme du peuple franc que nous avons entendu formuler dans les dernières paroles du confesseur burgonde. Pour qui, à quatorze siècles de distance, voit se dérouler dans le passé le rôle historique de ce peuple alors enveloppé dans les ténèbres de l’avenir, il semble qu’on entende un voyant d’autrefois prédire la mission d’un peuple d’élus. La nation franque s’est chargée pendant des siècles de réaliser le programme d’Avitus : elle a porté l’Évangile aux peuples païens, et, armée à la fois de la croix et de l’épée, elle a mérité que ses travaux fussent inscrits dans l’histoire sous ce titre : Gesta Dei per Francos[37].

Il était dit que Clovis ne goûterait pas jusqu’à l’ivresse la joie de ces grands événements. Quelques jours s’étaient écoulés depuis son baptême, que sa sœur Alboflède, qui, à ce qu’il parait, avait embrassé la vie religieuse après sa conversion[38], fut enlevée à sa tendresse. Ce lui fut un sujet d’amère douleur, à laquelle s’associèrent ses amis. En apprenant la pénible nouvelle, saint Remi se hâta de lui envoyer un de ses prêtres avec une lettre de condoléances dans laquelle, tout en s’excusant de ne pas aller le trouver en personne, il se disait prêt, au premier appel du roi, à se mettre en route, malgré la rigueur du climat, pour se rendre auprès de lui. Le langage à la fois ému et ferme du pontife était bien fait pour relever l’âme du nouveau converti, en le rassurant sur les destinées immortelles de la sœur qu’il avait perdue, et en lui rappelant ses devoirs d’homme d’État.

Je suis accablé moi-même par la douleur que vous cause la mort de votre sœur Alboflède, de glorieuse mémoire. Mais nous avons de quoi nous consoler en pensant que celle qui vient de quitter cette vie mérite plutôt d’être enviée que pleurée. Elle a vécu de manière à nous permettre de croire que le Seigneur l’a prise auprès de lui, et qu’elle est allée rejoindre les élus dans le ciel. Elle vit pour votre foi chrétienne, elle a maintenant reçu du Christ la récompense des vierges. Non, ne pleurez pas cette âme consacrée au Seigneur ; elle resplendit sous les regards de Dieu dans la fleur de sa virginité, et elle porte sur la tête la couronne réservée aux âmes sans tache. Ah ! loin de nous de la pleurer, elle qui a mérité de devenir la bonne odeur du Christ, et de pouvoir, par lui, venir au secours de ceux qui lui adressent des prières. Chassez donc, seigneur, la tristesse de votre cœur, et dominez les émotions de votre âme : vous avez à gouverner avec sagesse, et à vous inspirer de pensées qui soient à la hauteur de ce grand devoir. Vous êtes la tête des peuples et l’âme du gouvernement : il ne faut pas qu’ils vous croient plongé dans l’amertume de la douleur, eux qui sont habitués à vous devoir toute leur félicité. Soyez donc vous-même le consolateur de votre âme ; veillez à ce qu’elle ne se laisse pas enlever sa vigueur par l’excès de la tristesse. Croyez-le bien, le Roi des cieux se réjouit du départ de celle qui nous a quittés, et qui est allée prendre sa place dans le chœur des vierges[39].

Ainsi, comme pour achever l’éducation catholique du royal converti, les joies du baptême, les douleurs de la mort et les consolations de l’amitié chrétienne visitaient son âme novice encore dans sa carrière religieuse. Les Francs, de leur côté, s’enorgueillissaient de leur titre nouveau. Pendant que dans le palais royal les larmes coulaient, l’allégresse de la conversion remplissait plus d’une ces âmes héroïques et fières qui avaient passé par la piscine de Reims. Dans leur joie d’être à Jésus-Christ, elles s’épanchaient en accents dont la naïveté n’a encore rien perdu de sa fraîcheur printanière. Écoutons retentir à travers les âges la voix jeune et passionnée du poète inconnu qui, parlant pour beaucoup d’autres, a inscrit en tête de la Loi salique l’hymne de la nativité d’un grand peuple :

Vive le Christ qui aime les Francs ! Qu’il garde leur royaume, qu’il remplisse leurs chefs de la lumière de sa grâce, qu’il protège leur armée, qu’il leur accorde l’énergie de la foi, qu’il leur concède par sa clémence, lui le Seigneur des seigneurs, les joies de la paix et des jours pleins de félicité ! Car cette nation est celle qui, brave et vaillante, a secoué de ses épaules le joug très dur des Romains, et c’est eux, les Francs, qui, après avoir professé la foi et reçu le baptême, ont enchâssé dans l’or et dans les pierres précieuses les corps des saints martyrs, que les Romains avaient brûlés par le feu, mutilés par le fer ou livrés aux dents des bêtes féroces ![40]

Ces paroles sont le commentaire le plus éloquent et le plus clair du grand acte du 25 décembre 496 ; y ajouter quelque chose, ce serait diminuer leur mâle et simple beauté.

 

 

 



[1] Aujourd’hui Vieux-Pont, près de Rilly-aux-Oies.

[2] C’est ce que von Schubert, o. c., a fort bien remarqué p. 168. Le même auteur, p. 169, note, croit pouvoir jalonner ainsi l’itinéraire du retour de Clovis : trouée de Saverne Phalsbourg, Strasbourg, Toul, vallée de la Meuse, Verdun, Aisne, Vouziers. Cf. Vita sancti Vedasti, c. 3 dans les Bollandistes, t. I de février.

[3] V. l’article du R. P. Jubaru : Clovis a-t-il été baptisé à Reims, dans les Études religieuses, philosophiques etc., t. 67, (février 1897), p. 297 et suivantes.

[4] Je me rencontre dans cette conjecture avec Adrien de Valois, Rerum francicarum libri VIII, t. I, p. 259 : Chrothildis regina... viro læta occurrit. Mais le voisinage de la villa royale d’Attigny d’une part et les indications de l’itinéraire suivi par Clovis d’après le Vita Vedasti, sont des éléments qui permettent de préciser davantage. Il faut ajouter que l’hypothèse du P. Jubaru est celle qui rend le mieux compte du texte de Grégoire de Tours, disant que la reine fit venir en secret saint Remi pour catéchiser Clovis : ce qui ne se comprend d’aucune manière mieux qu’en supposant qu’elle-même résidait alors à Attigny. Jusqu’à présent, on se persuadait que Clovis était rentré directement à Reims après sa victoire. C’est ainsi que Frédégaire, III, 21, l’a compris : Nam cum de prilio memorato superius Chlodoveus Remus fuisset reversus. De même le Vita sancli Vedasti, c. 4 : Ac inde ad Remorum urbem ad pontificem Remigium, etc. La Vie de saint Arnoul de Tours, qui fait rentrer Clovis à Juvigny dans le Soissonnais, est un document sans autorité.

[5] Tunc regina arcessire clam sanctum Remedium Remensis urbis episcopum jubet, depræcans ut regi verbum salutis insinuaret. Grégoire de Tours, H. F., II, 31. — Quelques heures de chevauchée permettaient à l’évêque d’arriver, à la nuit tombée, à la villa royale, pour en repartir avant l’aube, en gardant sa démarche secrète, ainsi que le désirait Clotilde. Jubaru, l. c., p. 298.

[6] Cum a sanctum Remedium in albis evangelio lectio Chlodoveo adnunciaretur, qualem Dominus noster Jesus Christus ad passionem venerat, dixitque Chlodoveus : Si ego ibidem cum Francis meis fuissem, ejus injuriam vindicassem. Frédégaire, III, 21.

[7] Par exemple le brave Crillon. On assure, dit M. Ed. de Barthélemy, qu’un jour, entendant la Passion prêchée à Avignon avec une grande éloquence, il se leva tout d’un coup, transporté de colère et s’écriant : Où étais-tu, Crillon ? Revue britannique, septembre 1878, p. 94.

[8] Saint Avitus de Vienne fait allusion à cette difficulté dans les paroles suivantes : Vos de toto priscæ originis stenimate sola nobilitate contentas, quicquid omne potest fastigium generositatis ornare prosapiæ vestræ a vobis voluistis exurgere. Epist., 46 (44).

[9] La plupart des historiens, induits en erreur par le langage vague de Grégoire de Tours, II, 30 (populus qui sequitur me), se sont figuré qu’il s’agissait de toute l’armée franque. Mais : 1° l’année avait été licencié après la campagne, et elle était rentrée dans ses loyers ; d’ailleurs elle était composée de Romains catholiques aussi bien que de barbares païens ; 2° il est peu vraisemblable que cette armée ne comprit que trois mille hommes, comme on l’a supposé d’après le nombre de ceux qui reçurent le baptême avec Clovis ; Grégoire d’ailleurs dit : de exercitu amplius tria millia, ce qui est tout autre chose ; 3° Clovis avait certainement une bande, et dès lors il ne peut pas ne l’avoir pas consultée ; mais Grégoire n’a probablement pas eu une idée très nette de cette institution, et de là les termes fort généraux qu’il emploie. Dire avec M. Levison, Bonner Jahrbücher, t. 103, p. 56, que j’enlève au récit de Grégoire son caractère miraculeux pour y substituer une explication rationaliste, c’est faire une pétition de principe, car il faudrait d’abord prouver que pour Grégoire de Tours, l’adhésion spontanée du populos à la foi de Clovis est l’œuvre d’un miracle. La seule preuve qu’en ait M. Levison, c’est que cet auteur dit que la chose arriva præcurrente poteutia Dei, comme si l’emploi de cette formule très générale suffisait, chez un écrivain du sixième siècle, pour faire considérer son récit comme mélangé de données d’ordre surnaturel et, par suite, pour le faire rejeter comme légendaire. Si les faits se sont passés comme Grégoire le raconte, un rationaliste peut fort bien les admettre et en donner une explication naturelle, tout en laissant à l’écrivain chrétien le droit de croire qu’ils se sont ainsi passés par la volonté de Dieu.

[10] Grégoire de Tours, II, 31.

[11] Beda le Vénérable, Hist. ecclés. Angl., II, 43.

[12] M. d’Arbois de Jubainville se figure les choses autrement. Selon lui. Clovis était le grand prêtre des Francs, et les prêtres inférieurs étaient les chefs de famille ; ceux-ci, subordonnés à Clovis au point de vue religieux comme à celui de la justice et de la guerre, suivirent en religion l’ordre du maître ; ils obéirent avec la même ponctualité que s’il avait été question d’un jugement prononcé par le roi, en matière soit criminelle, soit civile, ou que si à la guerre ils avaient entendu son commandement. Avant de se faire baptiser, Clovis avait eu, en vrai politique, la politesse de leur demander avis. Mais il y a une façon royale de poser les questions qui n’est qu’une manière habile de donner un ordre. (Étude sur la langue des Francs à l’époque Mérovingienne, Paris, 1900, p. 15.) En réalité, comme on le verra plus loin, les rois mérovingiens se gardaient de violenter leurs guerriers dans leur conscience religieuse, et Clovis n’avait pas le pouvoir de leur imposer sa propre foi.

[13] Grégoire de Tours, Vitæ Patrum, VI, 2.

[14] Vita sancti Vedasti, c. 7, S. R. M, III, 410.

[15] Vita sancti Amandi, par Baudemund.

[16] Cependant Dubos, II, p. 538 ; Fauriel, II, p. 59 ; Pétigny, II, p. 418 ; Lœbell, 2e édit., p. 329, Leblant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. I, p, XLVII, suivis de quantité d’écrivains qui parlent d’après eux, affirment que lors du baptême de Clovis, les Francs qui voulurent rester païens se séparèrent de lui et allèrent se mettre sous les ordres de Ragnacaire de Cambrai. Pétigny va même plus loin en affirmant qu’à cette occasion Ragnacaire se sépara ouvertement de Clovis. A supposer que Ragnacaire existât encore à cette date (on a vu plus haut que le contraire est probable), il y a là une grave erreur, résultant de l’interprétation vicieuse du passage d’Hincmar que voici : Multi denique de Francorum exercitu necdum ad fidem conversi, cum regis parente Raganario ultra Sumnam fluvium aliquamdiu degerunt, donec Christi gratia cooperante gloriosis potitus victoriis, eundem Raganarium flagitiis turpitudinum inservientem vinctum a Francis sibi traditum rex Chlodowicus occidit, et omnem Francorum populum per beatum Remigium ad fidem converti et baptizari obtinuit. L’idée d’Hincmar est très claire, sinon bien exacte : il se figure que tous les Francs de Clovis se sont convertis avec lui, et il ajoute que ceux qui faisaient partie du royaume de Ragnacaire restèrent païens (comme leur roi) jusqu’à la conquête de ce royaume par Clovis. Il n’est pas question là de soldats de Clovis qui l’auraient quitté pour protester contre sa conversion, et qui seraient allés servir Ragnacaire. J’ajoute que si Hincmar ne nomme ici que Ragnacaire et non Chararic, c’est parce qu’il considère ce dernier comme étant déjà converti ainsi iule son fils, sur la foi de la légende qui montre Clovis les introduisant de force dans l’ordre du clergé.

[17] Voir, pour la Gaule le canon 18 du concile d’Auxerre et le canon 3 du deuxième concile de Mâcon. Toutefois il y a des exemples que dans la Gaule du sixième siècle on administrait le baptême à Noël (Grégoire de Tours, VIII, 9).

[18] Audisti ava tua, dompa bone memorie Hrodchildis, qualiter in Francia venerit, quomodo domnum Hlodoveum ad legem catholicam adduxerit, et cum esset homo astutissimus, noluit adquiescere antequam vera agnosceret. Cum ista quæ supra dixi (il s’agit des miracles des saints) probata cognovit, humilis ad domni Martini limina cecidit et baptizare sesine mora promisit. M. G. H. Epistolæ Merovingici et Karolini ævi, t. I, p. 122. Sur le pèlerinage de Clovis à Tours, voir l’ingénieuse interprétation de M. Lecoy de la Marche, Saint Martin, p. 362.

[19] J’ai fait droit aux judicieuses réserves formulées par le R. P. Chérot dans l’un des articles qu’il e consacrés à la première édition de ce livre. (V. Études Religieuses, t. 67, (avril 1896) p. 639 et suivantes.

[20] Déjà Frédégaire III, 21 (Script. rer. Merov, II, p. 101), (III, p. 408), et le Vita S. Vedasti, c. 3, (o. c. III, p. 408) ont interprété le témoignage de Grégoire de Tours dans le sens favorable à Reims. M. Krusch le reconnaît, mais au lieu d’en conclure que c’était le sens le plus obvie du texte, il croit au contraire que cette interprétation est contredite par l’arcessire de Grégoire. Mais l’objection de M. Krusca est aujourd’hui énervée par la conjecture du P. Jubaru. La thèse de M. Krusch repose sur une interprétation vicieuse de la lettre de saint Nizier de Trèves à la reine Clotsinde, femme d’Alboïn. Dans cette lettre, l’évêque ne se propose nullement de raconter le baptême de Clovis, mais il se contente d’y faire allusion en passant pour trouver dans cette histoire un exemple édifiant pour le roi des Lombards. Comment M. Krusch peut-il écrire : Die Ansicht dass die Taufe Chlodovechs in Reims erfolgt sei ist also ein für alle mal aufsugeben. (Krusch, Zwei Heiligenleben des Jonas von Susa dans Mittheilungen des Instituts für östreichische Geschichte, XIV, p. 441.

[21] Jubaru, l. c., p. 331. Malgré l’érudition et la sagacité déployées par M. Louis Demaison dans la dissertation dont il a bien voulu enrichir la première édition de ce volume, pour établir que Clovis a habité le palais archiépiscopal situé près de la cathédrale, je n’ai pu résister à la force de l’argumentation du P. Jubaru.

[22] L. Demaison, les Thermes de Reims (Travaux de l’Académie de Reims, t. LXXV, année 1883).

[23] C’est aujourd’hui la rue du Barbâtre.

[24] Leblant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. I, p. 448.

[25] C’est ce qui ressort du passage suivant de la lettre de saint Avitus à Clovis : Conferebamus namque nobiscum tractabamusque, quale esset illud, cum adunatorum numerosa pontificum manus sancti ambitione servitii membra regia undis vitalibus confoveret, cum se servis Dei inflecteret timendum gentibus caput. On ne connaît toutefois aucun de ces prélats, sauf saint Soleine de Chartres (v. Appendice). Il est parlé aussi de saint Vaast (Vita Vedasti, c. 3) et des saints Médard et Gildard (Vita sancti Gildardi, dans Analect. Bolland., t. VIII, p. 397).

[26] S. Avitus, Epistolæ, 46 (41) : Si corporaliter non accessi, gaudiorum tamen communione non defui, quandoquidem hoc quoque regionibus vestris divine pietas gratulationis adjecerit, ut ante baptismum vestrum ad nos sublimissimæ humilitatis nuntius, qua competentem vos profitebamini pervenerit.

[27] Velis depictis adumbrantur plateæ, eclesiæ curtinis albentibus adurnantur, baptistirium componitur, balsama difunduntur, micant flagrantes odorem cerei, totumque templum baptistirii divino respergeretur ab odore, talemque sibi gratiam adstantibus Deus tribuit, ut æstimarent se paradisi odoribus collocari. Grégoire de Tours, II, 31.

[28] Procedit novos Constantinus ad lavacrum, deleturus lepræ veteris morbum, sordentesque maculas gestas antiquitus recenti latice deleturus. Grégoire de Tours, II, 31.

[29] Sicque præcedentibus sacrosanctis evangeliis et crucibus, cum hymnis et canticis spiritualibus atque lætaniis, sanctorumque nominis acclamatis, sanctus pontifex manum tenens regis a domo regia pergit ad baptisterium, subsequente regina et populo. Hincmar, Vita sancti Remigii (Bouquet, III, pp. 376-377). On ne s’étonnera pas de nous voir emprunter ces détails descriptifs à Hincmar : l’ordre liturgique d’une cérémonie de ce genre était sans doute le même au IXe siècle qu’au VIe.

[30] Grégoire, II, 31, suivi par le Liber historiæ, c. 15, se borne à dire d’une manière générale : De exercito ejus... amplius tria milia. Frédégaire, III, 21, dit : sex milia Francis. Hincmar, Vita Remigii, parle de trois mille sans compter les femmes et les enfants. D’autre part, la Vie de saint Soleine de Chartres connaît trois cent soixante-quatre nobles baptisés avec Clovis. Il faut s’en tenir au témoignage de Grégoire.

[31] Dum autem simul pergerent, rex interrogavit episcopum, dicens : Patrone, est hoc regnum Dei quod mihi promittis ? Cui episcopus : Non est hoc, inquit, illud regnum, sed initium vite per quam venitur ad illud. Hincmar, Vita sancti Remigii (Bouquet, III, p. 377).

[32] Rex ergo prior poposcit se a pontifeci baptizare. Grégoire de Tours, II, 31. Ce prior semble trahir une liturgie un peu différente de l’actuelle : Sacerdos interrogat : Quo nomine vocaris ? Catechumenus respondet : N... Saccerdos : Quid petis ab Ecclesia Dei ? R. Fidem, etc. V. le rituel romain, Ordo baptismi adultorum. Ou bien a-t-on voulu marquer que dans son impatience Clovis n’a pas attendu la question liturgique, mais qu’en vrai barbare il a passé par-dessus les formalités ?

[33] Cui ingresso ad baptismum sanctus Dei sic infit ore facundo : Mitis depone colla Sicamber, adora quod incendisti, incende quod adorasti. Grégoire de Tours, II, 31.

[34] Grégoire de Tours, II, 31.

[35] S. Avitus, Epist., 46 (41).

[36] Sur la discussion relative à ce document, voir à l’Appendice.

[37] Sur la lettre du pape Anastase à Clovis, qui est un document apocryphe, voir l’Appendice.

[38] C’est une conjecture d’A. de Valois, t. I, p. 261, reprise de nos jours par Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, t. I, p. 227.

[39] M. G. H. Epistolœ Merovinginci et Karolini ævi, t. I, p. 112.

[40] Prologue de la Loi salique. M. O. Dippe, Der Prolog der Lex Salica, me semble avoir solidement établi (Historische Vierteljahrschrift, 1899) que la rédaction de ce prologue doit être placée en 555-557.