CLOVIS

LIVRE TROISIÈME.

II. — LA CONQUÊTE DE L’ENTRE-SEINE-ET-LOIRE.

 

 

L’essor victorieux du conquérant ne se laissa pas arrêter par les flots de la Seine. Après s’être rendu maître des cités qui étaient au nord de ce fleuve, il le passa enfin, et se fit reconnaître comme souverain par toutes celles de l’Entre-Seine-et-Loire. Ce fut une seconde conquête qui, sous certains rapports, se distingua de la première, et qu’on aurait tort de confondre avec elle. Si vagues et si obscurs que soient les souvenirs des chroniqueurs, ils ont gardé la notion de la différence que nous indiquons ici : En ce temps, dit l’historien du huitième siècle, Clovis, augmentant son royaume, l’étendit jusqu’à la Seine. Plus tard, il se rendit encore maître de tout le pays jusqu’à la Loire[1].

L’occupation de la Gaule romaine par Clovis se présente donc à nous comme divisée en deux phases. Ce qui les détermine, c’est la situation politique de la Gaule centrale à cette époque. Au nord de la Seine était la sphère d’influence de Syagrius ; il est probable qu’il prétendait gouverner sur toute cette région, et que, même là où son autorité n’était pas reconnue, il avait des partisans qui travaillaient à la faire valoir. Soissons était ainsi, sinon la capitale d’un royaume véritable, du moins le noyau d’un royaume en puissance. Rien de pareil au midi de la Seine, où, selon toute probabilité, l’influence du fils d’Ægidius était nulle. On a déjà vu cette contrée, dans les derniers temps de l’Empire, secouer avec impatience le joug de Rome et se pourvoir de gouvernements locaux ; on l’a vue plus tard résister avec énergie à Ægidius. Si le fils de ce dernier n’a trouvé de résidence qu’aux extrémités septentrionales de la Gaule romaine, c’est, évidemment, parce que les villes du centre ne voulaient pas supporter son autorité.

Il est sans doute bien difficile de se représenter l’espèce de gouvernement que s’était donné le pays : on ne peut que le deviner, en partant de ce principe qu’il se sera inspiré d’intérêts toujours les mêmes, et qu’il se sera conformé aux circonstances. Or nous voyons que partout, dans l’Empire agonisant, c’est l’autorité spirituelle de l’évêque qui se substitue à l’autorité disparue du comte : les villes qui ont des évêques possèdent en eux des chefs qu’elles aiment et qui jouissent de leur confiance. Ce n’est donc pas exagérer que de supposer l’Entre-Seine-et-Loire sous la forme d’un certain nombre de républiques municipales qui sont, sinon gouvernées, du moins inspirées par leurs évêques, et que l’identité des intérêts aura rapprochées en une espèce de fédération nationale. Supposez les liens de cette fédération aussi lâches que possible : encore est-il qu’elle s’imposait en face du danger commun, et que le témoignage formel d’un historien presque contemporain en atteste l’existence. N’ayant plus d’épée pour la défendre, la Gaule centrale s’était mise sous la protection de ses évêques : elle regardait de leur côté chaque fois que l’orage se levait, attendant plus de leurs prières et de leur influence morale que de la valeur de, ses soldats et du talent de ses généraux. Dans ces centres urbains qui ressemblaient à des navires désemparés, les évêques étaient des hommes providentiels qui venaient remplacer au gouvernail le pilote frappé de vertige, et qui, sereins et calmes au milieu de l’irritation des flots, guidaient vers le port les peuples rassurés. Installés dans les palais des gouverneurs, ils n’héritèrent pas seulement de leurs logis abandonnés, mais encore de leurs fonctions désormais sans titulaire. Ils remplirent la mission de l’État, que l’État ne remplissait plus. Partout où l’on peut jeter un regard sur leur activité, on les voit non seulement bâtir des églises et enseigner les fidèles, mais organiser la charité, présider aux travaux publics, veiller à l’hygiène, se faire les protecteurs de leurs ouailles menacées, monter sur les murailles à l’heure où il s’agit de mourir[2]. Ce que la papauté fut pour la ville de Rome menacée par les Lombards et abandonnée par les empereurs, les évêques de Gaule l’ont été pour leurs villes, non moins menacées et non moins abandonnées. L’histoire ne nous l’a pas dit, puisque en somme l’histoire ne dit plus rien ; mais cela ressort de tous les faits, qui resteraient inexplicables autrement.

Comment, dans ce pays de gouvernement, épiscopal, l’autorité de Clovis va-t-elle s’implanter ? Est-ce au moyen de la guerre, ou bien par la voie des négociations pacifiques ? Y a-t-il eu conquête, ou y a-t-il eu accord ? Encore une fois, nos annalistes gaulois sont muets. Mais on pense bien que le fils de Childéric, né lui-même dans cette Gaule centrale où son père a laissé de bons souvenirs, n’y est pas le premier venu. Il est puissant, il est irrésistible, il n’est pas l’ennemi de la religion, il est bienveillant ; comment ne l’aurait-on pas reçu ?

Un écrivain étranger, presque contemporain, Procope, qui se trompe naturellement sur les détails locaux, mais qui décrit avec netteté les situations générales, prononce ici une parole révélatrice : Les Francs, dit-il, ne pouvant avoir raison des Armoriques par la force, leur proposèrent l’alliance et des mariages réciproques. Les Armoriques — c’est le nom sous lequel cet auteur désigne les populations de la Gaule occidentale — acceptèrent cette proposition, car les deux peuples étaient chrétiens, et de la sorte ils n’en formèrent plus qu’un seul et acquirent une grande puissance[3]. Voilà le grand fait dans toute sa portée : un pacte d’égalité qui unit les Romains et les Francs, et bientôt après, la conversion des derniers aidant, une parfaite fusion des deux peuples, qui mêlent leur sang et leur nom dans une nationalité nouvelle.

On a voulu contester le témoignage de Procope, et l’on a cru trouver, dans certaines inexactitudes de cet auteur, la preuve qu’il n’y a pas lieu d’y ajouter foi. Rien de plus contraire à une bonne méthode historique. Qu’on refuse de s’en rapporter à lui chaque fois qu’il s’agit de choses locales, difficiles à connaître pour qui ne les a vues de ses yeux, ou n’y a été mêlé en personne, c’est parfait. Mais soutenir que cet historien remarquable, qui est venu en Italie, qui a été en rapport avec les Francs, dont l’attention était en éveil sur la situation politique des barbares, et qui avait d’ailleurs le plus grand intérêt à étudier le peuple de Clovis, n’ait pu connaître le fait le plus général et le plus fécond de sa carrière, ou qu’il l’ait inventé de toutes pièces sans ombre de vraisemblance, voilà une prétention qui doit être repoussée énergiquement.

A supposer d’ailleurs que le témoignage de Procope n’existât point, les faits sont là, qui déposent avec une éloquence plus convaincante que la sienne. Cette parfaite égalité qu’il dit avoir existé en vertu d’un pacte entre les indigènes et les conquérants, nous savons qu’elle a existé en effet, et cela dès le premier jour de la conquête franque. Ou, pour mieux dire, — car le mot d’égalité suppose l’existence de deux êtres distincts, — il n’y avait plus aucune distinction, au moment où écrivit Procope, entre les uns et les autres : les deux peuples s’étaient fondus en un seul, dont tous les membres revendiquaient avec le même droit comme avec la même fierté le titre de Francs. Voilà ce que l’historien byzantin pouvait constater de son temps par le témoignage de la voix publique, de même que nous le constatons aujourd’hui par celui de l’histoire. Récuser l’explication qu’il en donne, ce serait non seulement une prétention téméraire et injustifiée, ce serait déclarer qu’il peut y avoir des effets sans cause. Ici, ou jamais, l’induction historique a le droit de réclamer sa place. Si, contrairement à la loi de toutes les conquêtes barbares de cet âge, les indigènes ont été reçus par les conquérants dans la jouissance de tous les droits politiques, c’est qu’au lieu d’une conquête proprement dite, il y a eu une prise de possession réglée par une pacte. Et nul ne contestera à l’épiscopat gaulois d’en avoir été le négociateur[4].

Nous n’irons pas plus loin ; nous nous garderons surtout de vouloir être plus précis. Nous ne prétendrons pas que ce pacte fut un traité en règle, négocié avant l’entrée de Clovis dans les villes de la Gaule centrale, et dont les clauses auraient été, au préalable, débattues entre elles et lui. Nous n’essayerons pas d’enfermer dans des dates, de traduire par des formules l’influence morale toute-puissante que nous devinons dans ce grand mouvement. Nous ne la connaîtrons jamais que par ses conséquences les plus générales et les plus durables ; quant à ses manifestations vivantes dans le temps et dans l’espace, nous sommes réduits à les ignorer. Bornons-nous à rappeler que les indigènes de la Gaule n’avaient aucune hostilité préconçue contre les Francs ; que, dégoûtés de l’Empire, ils voyaient plutôt en eux des libérateurs qui les affranchissaient à jamais du fantôme impérial ; que, de leur part, les Francs ne venaient pas pour envahir et pour partager la Gaule, mais simplement pour la soumettre à leur roi ; que, dans ces conditions, rien n’empêchait les villes de les accueillir spontanément ; qu’au surplus, les cités s’inspiraient de leurs évêques, et que les évêques préféraient les Francs païens aux Visigoths hérétiques ; qu’ils durent se borner à demander des garanties ; que Clovis, à l’exemple de son père, était trop déférent envers ces tout-puissants arbitres de la Gaule pour ne pas accueillir leurs propositions, et qu’enfin, il avait tout avantage à les accepter. Si toutes ces données sont exactes, — et nous ne voyons pas qu’elles puissent être contestées, — comment ne pas admettre l’hypothèse d’un accord pacifique au moyen duquel, soit avant, soit après l’entrée de l’armée franque dans l’Entre-Seine-et-Loire, ce pays serait passé sous l’autorité de Clovis ? Et quand ce traité, suggéré presque impérieusement à l’esprit par l’étude des événements, est ensuite attesté d’une, manière formelle par un contemporain bien informé, comment refuser de se rendre aux deux seules autorités qui guident la conscience de l’historien, le témoignage des hommes et le témoignage des faits ?

Procope ajoute un renseignement trop précis et trop vraisemblable pour qu’il y ait lieu de le révoquer en doute, même si l’on pouvait en contester certains détails. Il restait, dit-il, aux extrémités de la Gaule, des garnisons romaines. Ces troupes, ne pouvant ni regagner Rome ni se rallier aux ennemis ariens, se donnèrent avec leurs étendards et avec le pays dont elles avaient la garde aux Francs et aux Armoriques. Elles conservèrent d’ailleurs tous leurs usages nationaux, et elles’ les transmirent à leurs descendants, qui les suivent fidèlement jusqu’à ce jour. Ils ont encore le chiffre des cohortes dans lesquelles ils servaient autrefois ; ils vont au combat sous les mêmes drapeaux, et on les reconnaît aux ornements romains qu’ils portent sur la tête[5]. Voilà, certes, un curieux témoignage. Qu’il soit entièrement inventé, c’est ce qu’on ne fera, certes, admettre à aucun historien sérieux.

Procope parlait de choses de son temps, et l’on ne voit pas bien comment il aurait pu se laisser abuser en cette matière. Son témoignage est d’ailleurs confirmé par des renseignements qui nous viennent d’un tout autre côté. Il est certain qu’il existait en Gaule, au cinquième siècle, un grand nombre de colonies militaires, formées par des barbares de toute nationalité, à qui l’Empire avait donné des terres en échange du sang qu’ils versaient sous les étendards des légions. Un document officiel de l’époque nous montre des lètes Bataves, des Suèves et des Francs répartis dans diverses régions de la Gaule, et principalement dans l’Entre-Seine-et-Loire, à Bayeux, à Coutances, à Chartres, au Mans, à Rennes et dans quelques cités au nord de la Seine ainsi qu’en Auvergne[6]. Au témoignage de la môme source, corroboré par un écrivain du quatrième siècle, il y avait des Sarmates cantonnés en Poitou, en Champagne, en Picardie et en Bourgogne[7]. La colonie des Taïfales du Poitou nous est connue à la fois par ce document et par un chroniqueur contemporain[8]. Enfin, la toponymie, de son côté, non seulement confirme l’existence des colonies de Taïfales[9] et de Sarmates[10], mais nous en révèle encore d’autres de Chamaves[11], de Hattuariens[12], de Marcomans[13], de Warasques[14], d’Alamans[15] et de Scotingues[16]. Plusieurs de ces colonies, comme celles des Bataves, des Chamaves et des Hattuariens, appartenaient au groupe de peuples qui a constitué la nationalité franque. Ces barbares, qui avaient échangé leur patrie germanique pour les foyers que l’Empire leur avait donnés en Gaule, se trouvaient désormais sans maître et sans titre de possession. Ils retrouvèrent l’un et l’autre en saluant Clovis comme leur souverain, et, au prix de cet hommage qui ne devait guère leur coûter, ils conservèrent l’intégrité de leur rang et de leurs biens. Ils continuèrent, comme sous l’Empire, à former des corps militaires distincts sous des chefs à eux, et il n’est pas étonnant qu’ils aient gardé quelque temps, comme le dit le narrateur byzantin, leurs étendards et leurs uniformes traditionnels. Les Francs avaient, dès longtemps, l’habitude d’incorporer de la sorte tous les barbares qu’ils trouvaient établis dans leurs nouvelles conquêtes ; en les admettant à la parfaite égalité des droits civils et politiques dans un temps où ils la refusaient encore aux indigènes. C’était ce que leur loi nationale appelait les barbares qui vivent sous la loi salique[17]. Mais cette désignation même devint superflue le jour où tolu les hommes libres, quelle que fût leur nationalité, jouirent sous le sceptre de Clovis d’une parfaite égalité de droits. Aussi ne la verra-t-on plus employée par les auteurs contemporains, qui n’ont pour tous, Romains ou barbares, que l’appellation générique de Francs.

Outre ces groupes épars, trop faibles pour échapper à l’absorption même s’ils l’avaient voulu, l’Entre-Seine-et-Loire contenait deux autres peuples plus compacts, plus nombreux, et qu’il n’était pas si facile de priver de leur indépendance. C’étaient les Saxons et les Bretons. Les uns et les autres constituaient de vraies nationalités fort distinctes des Gallo-romains, avec lesquels ils n’avaient rien de commun que la participation au même sol. Quelles furent les relations de Clovis avec eux ?

Les Saxons étaient répandus tout le long du littoral de la Manche, depuis la Belgique jusqu’aux confins de la Bretagne ; au delà de cette presqu’île, ils occupaient encore les rivages de la Loire à son embouchure. Toutes ces régions portaient dès le premier siècle, dans les documents de l’Empire, le nom de Rivage saxonique. Nous distinguons sur cette vaste étendue trois groupes de ces barbares. Le premier était formé par les colonies saxonnes établies en grand nombre dans le Boulonnais et aux abords du Pas-de-Calais : ils avaient été incorporés dans le royaume franc, selon toute apparence, dès le temps de Clodion. Un second groupe, plus considérable, occupait le Bessin et avait pour centres les villes de Bayeux et de Coutances. Ici, les Saxons étaient tellement nombreux qu’ils semblent avoir formé la majorité de la population[18]. Encore à la fin du sixième siècle, nous voyons qu’ils ont conservé leurs caractères nationaux et qu’ils forment comme une enclave germanique au milieu du royaume franc. Chose remarquable, ils avaient dans une certaine mesure germanisé les populations romaines au milieu desquelles ils vivaient ; du moins est-ce parmi le clergé de cette région que nous rencontrons les plus anciens noms germaniques[19].

Un troisième groupe de Saxons était établi, dès l’époque romaine, à l’embouchure de la Loire, sur la rive gauche de ce fleuve et dans les îles qui forment l’archipel de son large estuaire. C’est celui-ci qui a le plus souvent fait parler de lui dans l’histoire : il a été la terreur de toutes les populations de la Basse-Loire. On a vu les combats acharnés que leur ont livrés les derniers comtes romains, assistés de Childéric, leur assaut sur Angers, leur défaite, la chasse que les Romains leur donnèrent dans leurs îles. Ces revers ne les avaient pas domptés. Quelques années après — c’était dans les commencements du règne de Clovis — ils menaçaient de nouveau la ville de Nantes. Nantes était un des centres du commerce gaulois ; elle ne le cédait qu’à Marseille et à Bordeaux. De plus, par l’importance de sa position stratégique, qui commande le cours inférieur de la Loire et qui ferme aux vaisseaux la porte de la Gaule centrale, elle était un poste des plus précieux à garder ou à conquérir. Écoutons le récit de Grégoire de Tours :

Du temps de Clovis, la ville de Nantes fut assiégée par les barbares. Déjà soixante jours s’étaient écoulés pour elle dans la détresse, lorsque au milieu de la nuit apparurent aux habitants des hommes qui, vêtus de blanc et tenant des cierges allumés, sortaient de la basilique des bienheureux martyrs Rogatien et Donatien. En même temps, une autre procession, semblable à la première, sortait de la basilique du saint pontife Similien. Quand ces deux processions se rencontrèrent, elles échangèrent des salutations et prièrent ensemble, puis chacune regagna le sanctuaire d’où elle était venue. Aussitôt toute l’armée ennemie se débanda, en proie à la plus grande terreur. Lorsque vint le jour, elle avait entièrement disparu, et la ville était délivrée. Le miracle eut pour témoin un certain Chillon, qui était pour lors à la tête de cette armée. Il n’était pas encore régénéré par l’eau et par l’Esprit-Saint, mais, sans tarder, il se convertit à Dieu dans la componction de son cœur, et né à une vie nouvelle, il proclama à haute voix que le Christ est le Fils du Dieu vivant[20].

Ainsi les Saxons étaient restés le fléau de la Gaule, et l’on peut croire que s’ils avaient eu une base d’opération plus solide, c’est-à-dire s’ils avaient gardé contact avec les masses profondes de la Germanie, ils auraient disputé avec quelque chance de succès la domination de la Gaule au peuple franc. Essayèrent-ils de lui résister lorsqu’ils virent apparaître les soldats de Clovis dans les vallées de la Seine et de la Loire ? Ou bien, reconnaissant dans les conquérants des frères, et heureux de se mettre sous l’autorité d’un roi puissant de leur race, entrèrent-ils dans la nationalité franque au même titre et avec les mêmes droits que tous les autres peuples gallo-romains ou germaniques ? L’histoire ne nous en dit rien ; toutefois, si l’on peut s’en rapporter à quelques indices, il y a lieu de croire à un accord pacifique bien plutôt qu’à un règlement de comptes par les armes. Les Saxons gardèrent fidèlement, pendant cette période, leurs usages et leurs mœurs. Ceux du Bessin sont, de tous les groupes ethniques de la Gaule franque, celui qui a le mieux conservé sa nationalité au sixième siècle, et encore au neuvième siècle, le pays qu’ils habitaient était désigné par leur nom[21]. Les traces si nombreuses que l’immigration barbare a laissées dans la Normandie doivent être en bonne partie attribuées aux Saxons, et les Normands, qui pénétrèrent dans ce pays au dixième siècle, n’ont fait qu’y ranimer une vitalité germanique alors sur le point de s’épuiser. Quant aux Saxons de la Loire, rien ne permet de supposer qu’ils aient été troublés dans la paisible possession de leurs foyers. Ils restèrent païens jusque dans la seconde moitié du sixième siècle, et c’est à l’évêque Félix de Nantes qu’était réservé l’honneur de les introduire dans la communion catholique[22]. C’est assez dire que les Saxons ont été traités par les Francs en peuple frère plutôt qu’en ennemis, et que vis-à-vis des barbares la politique du conquérant fut la même que vis-à-vis des Gallo-Romains.

Vis-à-vis des Bretons, cette politique s’inspira des mêmes larges idées, bien qu’avec des modifications rendues nécessaires par des différences de race et de lieu. Les Bretons représentaient en Gaule une nationalité foncièrement étrangère aux deux grandes races qui se la partageaient, et avec laquelle les points de contact étaient fort rares. Installés dès le milieu du cinquième siècle, avec le consentement de l’Empire, dans la presqu’île à laquelle ils ont laissé leur nom, ils y furent tout d’abord des auxiliaires de l’armée romaine, dont on se servait contre les barbares, et qu’on faisait passer où l’on avait besoin d’eux. Mais l’Empire ayant cessé d’exister, et les immigrés voyant grossir leurs rangs d’un grand nombre d’insulaires fuyant devant les envahisseurs, anglo-saxons, il arriva que les Bretons se trouvèrent à la fin plus de liberté d’une part et, de l’autre, plus de force pour la défendre, et telle était leur situation lorsque la fortune des événements les mit en contact avec les Francs. Y eut-il une lutte sérieuse entre les deux peuples ? Encore une fois, il n’y en a pas d’apparence ; tout, au contraire, nous porte à croire qu’il intervint une espèce d’accord, mais d’une espèce particulière cette fois. Les Bretons gardèrent leur indépendance et leurs chefs nationaux ; ils ne furent pas, comme l’avaient été leurs voisins les Saxons, incorporés dans le royaume des Francs, mais ils reconnurent l’hégémonie de ce peuple et la suzeraineté de son roi. C’est ce que le chroniqueur du sixième siècle exprime d’une, manière aussi concise que juste quand il écrit : Après la mort de Clovis, les Bretons continuèrent de rester sous l’autorité des Francs, mais en gardant leurs chefs nationaux, qui portaient le titre de comte et non de roi[23].

Ainsi, de quelque côté que nous envisagions la conquête de la Gaule romaine par Clovis, elle se présente à nous avec le même caractère essentiel, celui d’une prise de possession fondée pour le moins autant sur une convention que sur les armes. Si l’on fait abstraction de la situation toute spéciale des Bretons, cette conquête assura aux populations conquises une parfaite égalité avec les conquérants. On ne peut se lasser de le répéter : là est le secret de la vitalité déployée par le peuple franc dès le premier jour. Au lieu de souder ensemble des éléments disparates pour en faire un corps factice et sans vie, à l’imitation des autres barbares, le conquérant franc, guidé par un génial instinct et servi par d’intelligents collaborateurs, a fondu tous les métaux dans une même coulée et en a tiré un indestructible airain.

 

 

 



[1] Liber historiæ, c. 14.

[2] Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, t. I, pp. 125-126.

[3] Procope, De bello gothico, I, XII, p. 63 (Bonn).

[4] Cf. W. Schultze, Das Merovingische Frankenreich, p. 57 : In den folgenden Jahren wurden dann allmälich, mehr noch duch friedliche Unterwerfung als duck Waffengewalt, auch die Gebiete zwischen Seine und Loire dem Reiche Chlodovichs einverleibt.

[5] Procope, De Bello gothico, I, XII, p. 61 (Bonn).

[6] Notitia Dignitatum, éd. Seeck, XLII.

[7] Notitia Dignitatum, éd. Seeck, XLII, et Socrate, Hist. ecclés., IV, 11, 32.

[8] Notitia Dignitatum, éd. Seeck, XLII, et Grégoire de Tours, Hist. Franc., V, 7 et Vit. Patr., XV.

[9] A Tiffauges et dans les environs.

[10] Localités du nom de Sermaise, Sermoise, etc., dans divers départements français.

[11] Ils ont laissé leur nom au pagus Hamaus, dont le nom subsiste dans celui du village de Saint-Vivant-en-Amous. Cf. Longnon, Atlas historique de la France, texte, p. 132.

[12] D’où le pays Attoariensis au pays de Langres. Longnon, o. c., p. 96.

[13] Une dizaine de localités françaises portent le nom de Marmagne, sur l’origine duquel v. Quicherat, Essai sur la formation française des noms de lieu, p. 28.

[14] Vita Eustasii dans Mabillon, Acta Sanct. O. S. B., II, p. 109 ; ils ont laissé leur nom à Varais prés de Besançon.

[15] Aumenancourt.

[16] Finot, Le pagus Scodingorum dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 33.

[17] Barbarus qui lege salica vivit. Lex Salica, passim.

[18] Sur les Saxons de Bayeux (Baiocassini Saxones) v. Grégoire de Tours, Hist. Franc., V, 26 ; X, 9.

[19] Voici les plus anciens noms germaniques portés en Gaule par des évêques ; je les relève sur les listes des signatures des conciles du temps, et l’on verra qu’ils sont tous portés par des évêques ou des prêtres du Littus Saxonicum : 511. Gildardus, évêque de Rouen, et Littardus, évêque de Séez ; 538, Lauto, évêque de Coutances, Theudobaudis, évêque de Lisieux, Baudastes, prêtre délégué par l’évêque d’Avranches ; 541, Scupilio, prêtre délégué de Coutances et Baudardus, prêtre délégué d’Avranches. C’est seulement à partir de 549 que les listes conciliaires nous offrent des noms germaniques portés par des prêtres qui appartiennent à d’autres diocèses que la Normandie.

[20] Grégoire de Tours, Gloria martyrum, c. 59. Dans la première édition de ce livre, j’avais admis avec Ruinart, note à Grégoire de Tours, l. c., que Chillon était un Franc, ainsi que son armée. Après plus mûr examen, je me suis convaincu que cette opinion n’est guère soutenable. Grégoire de Tours n’a pu penser à nous présenter la délivrance de Nantes du joug des Francs comme un bonheur ; il était Franc lui-même, et très loyaliste, comme d’ailleurs tout le monde au sixième siècle en Gaule. De plus, devait-il considérer comme un miracle une délivrance qui n’en était pas une, puisqu’en fait Nantes tomba et resta sous l’autorité franque comme toute la Gaule ? Les termes mêmes employés, tempore regis Clodovechi, semblent bien indiquer que l’événement n’a avec Clovis qu’un rapport chronologique. Combien, au contraire, tout l’épisode s’illumine vivement si l’on admet que les barbares qui essayent de prendre Nantes, mais qui en sont chassés miraculeusement, sont les Saxons du voisinage, les éternels ennemis ! Cf. Meillier, Essai sur l’histoire de la ville et des comtes de Nantes, publié par L. Maître, (Nantes. 1872, p. 25), et Arth. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. I, p. 329.

[21] Otlingua Saxonia. Capitulaire de 853.

[22] Munere Felicis de verre nata seges,

Aspera gens Saxo, vivens quasi more ferino

Te medicante sacer bellua reddis ovem.

Fortunat, Carm. III, 9.

[23] Nam semper Britanni sub Francorum potestatem post obitum regis Clodovechi fuerunt, et comites non regis appellati sunt. (Grégoire de Tours, Hist. Franc., IV, 4.) Conclure de ce passage avec M. A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. I, p. 263, que les Bretons ne reconnurent la suprématie des Francs qu’après la mort de Clovis, c’est, à mon sens, faire violence au texte, car cela revient à lui faire dire que les Bretons ont attendu cette mort pour faire leur soumission. Dom Lobineau (Histoire de Bretagne, t. I, p. 9) se trompe lorsqu’il argue de l’absence des évêques bretons au concile d’Orléans (511) pour nier la soumission de la Bretagne à Clovis. Y avait-il d’autres sièges épiscopaux en Bretagne, à cette date, que ceux de Rennes et de Vannes ? Si oui, étaient-ils assez nombreux pour qu’on ne soit pas autorisé à expliquer leur absence, comme celle d’autres évêques dont les noms manquent, par une circonstance purement fortuite ?