CLOVIS

LIVRE TROISIÈME.

I. — LES DÉBUTS DE CLOVIS ET LA CONQUÊTE DE LA GAULE ROMAINE.

 

 

Clovis avait quinze ans lorsqu’il succéda à son père comme roi des Francs de Tournai. Il était né en 466, au fort des combats que Childéric, après la mort d’Ægidius, livrait dans la vallée de la Loire aux Visigoths et aux Saxons. Si, comme c’est probable, la reine Basine avait accompagné son mari, Clovis aura vu le jour dans une des villes de la France centrale, peut-être à Orléans.

Quand mourut Childéric, il y avait longtemps que son fils portait la framée. Chez les peuples barbares, les jeunes gens ne se voyaient pas soumis à la séquestration studieuse que leur inflige le régime civilisé : ils étaient initiés plus tôt à la vie publique, et proclamés majeurs à un âge où de nos jours ils sont encore sur les bancs. La majorité commençait à douze ans dans la coutume des Francs Saliens[1] : il n’y eut donc aucune interruption dans l’exercice du pouvoir royal à Tournai.

Clovis succédait de plein droit à son père, en vertu d’une hérédité qui était dès lors solidement établie dans son peuple. Il était roi de par la naissance, et les Francs n’eurent pas à délibérer sur la succession de Childéric[2]. Il ne fut pas élevé sur le pavois : ce mode d’inauguration n’était pratiqué que dans le cas d’un libre choix fait par le peuple, c’est-à-dire quand le nouveau souverain manquait d’un titre héréditaire bien constaté. Les guerriers se bornèrent à acclamer le prince qui continuait leur lignée royale, et dont la jeunesse était pour eux le gage d’un règne long et glorieux.

Peu de jours s’étaient écoulés depuis l’avènement du fils de Childéric, lorsqu’un messager apporta à Tournai une lettre qu’un heureux hasard nous a conservée. Elle était écrite par Remi, le saint évêque de Reims, un des plus illustres personnages de la Gaule. Métropolitain de la deuxième Belgique, il était la plus haute autorité religieuse de ce pays, et sa parole avait la valeur d’un oracle pour les fidèles. Remi, en félicitant le jeune monarque nouvellement monté sur le trône, lui envoyait des conseils et des exhortations empreints de confiance et d’affection paternelle. On se souviendra, en lisant sa lettre, que le destinataire avait quinze ans, et que dans ce siècle les barbares païens eux-mêmes s’inclinaient avec respect devant la grandeur morale des évêques.

Une grande rumeur est arrivée à nous, écrivait l’évêque de Reims ; on dit que vous venez de prendre en main l’administration de la deuxième Belgique. Ce n’est pas une nouveauté que vous commenciez à être ce qu’ont toujours été vos parents. Il faut veiller tout d’abord à ce que le jugement du Seigneur ne vous abandonne pas, et à ce que votre mérite se maintienne au sommet où l’a porté votre humilité ; car, selon le proverbe, les actes des hommes se jugent à leur fin. Vous devez vous entourer de conseillers qui puissent vous faire honneur. Pratiquez le bien : soyez chaste et honnête. Montrez-vous plein de déférence pour vos évêques, et recourez toujours à leurs avis. Si vous vous entendez avec eux, votre pays s’en trouvera bien. Encouragez votre peuple[3], relevez les affligés, protégez les veuves, nourrissez les orphelins, faites que tout le monde vous aime et vous craigne. Que la voix de la justice se fasse entendre par votre bouche. N’attendez rien des pauvres ni des étrangers, et ne vous laissez pas offrir des présents par eux. Que votre tribunal soit accessible à tous, que nul ne le quitte avec la tristesse de n’avoir pas été entendu. Avec ce que votre père vous a légué de richesses, rachetez des captifs et délivrez-les du joug de la servitude. Si quelqu’un est admis en votre présence, qu’il ne s’y sente pas un étranger. Amusez-vous avec les jeunes gens, mais délibérez avec les vieillards, et si vous voulez régner, montrez-vous-en digne[4].

Bien que cette lettre ne contienne que des conseils généraux et des recommandations banales, elle ne laisse pas d’avoir une grande signification. Toute l’histoire des Francs est en germe dans la première rencontre du roi et de l’évêque. L’Église, de tout temps, s’était sentie attirée vers les barbares par le mystérieux instinct de sa mission ; cette fois elle allait résolument à eux, avec la pleine conscience de ce que signifiait une pareille démarche. Il faut noter la première manifestation de cette initiative hardie, qui aura pour conséquence le baptême de Clovis et la fondation de la monarchie très chrétienne.

Qu’on ne s’étonne pas, d’ailleurs, de voir le clergé de la deuxième Belgique saluer en Clovis son souverain. Nous l’avons déjà vu : Clovis était le successeur du dernier homme qui eût exercé sur cette province une autorité respectée et bienfaisante. Que l’épiscopat gallo-romain l’ait préféré à Syagrius, il n’y a là rien qui doive nous surprendre : en supposant même qu’ils fussent restés fidèles à l’illusion impériale, pouvait-on soutenir que Syagrius était le représentant de l’Empire plutôt que Clovis ? La nationalité de celui-ci n’entrait pas en ligne de compte ; il y avait des siècles que l’armée était composée de barbares. Quant au gros de la population, elle était sans doute bien indifférente à la question nationale et au maintien de l’unité romaine. On a vu les répugnances de la Gaule centrale contre la domination d’Ægidius ; sans doute, des répugnances croissaient à mesure qu’on approchait de la frontière septentrionale. Dans ces provinces en grande partie germanisées, Rome n’était plus qu’un fantôme, et les barbares apparaissaient comme des disciples pleins de promesses.

Les premières années du règne de Clovis paraissent avoir été une période de recueillement : du moins nous ne connaissons aucun acte de lui jusqu’en 486. On dirait que, bien inspiré ou bien conseillé, il ne voulut pas faire parler de lui avant d’être en état de se signaler par quelque chose de grand. Peut-être aussi, dans son entourage, aura-t-on craint de faire une entreprise considérable en Gaule tant que vécut Euric, le tout-puissant arbitre des destins de ce pays : c’est ce qui expliquerait pourquoi la première campagne du roi franc eut lieu immédiatement après la disparition du monarque visigoth, qui mourut en 485[5]. Dans l’intervalle, le temps, en s’écoulant, apportait à Clovis l’expérience du gouvernement et affermissait son autorité. Il n’est pas douteux cependant que dès lors la fougueuse activité qui le caractérise n’ait tourmenté cette âme passionnée, et qu’il n’ait promené autour de lui des regards pleins d’ardeur et d’impatience. Qu’allait-il faire de sa jeunesse et de sa force, et quel emploi donnerait-il à l’activité d’un peuple qui cherchait le secret de son avenir dans les yeux de ce roi de quinze ans ?

Il n’y avait ni doute ni hésitation possible : l’avenir était du côté du Midi, et la voix prophétique des choses appelait le jeune monarque des Saliens à prendre possession de la Gaule. Mais il ne s’agissait plus, comme au temps de Clodion, de répandre sur les terres romaines des masses avides de barbares sans patrie, qui en expulseraient les anciens habitants. Les Francs étaient maintenant en possession de leurs foyers et de leurs champs. Ces domaines agricoles, tant convoités par eux aussi longtemps qu’ils avaient été confinés au delà du Rhin, ils les occupaient désormais, et chacun d’eux, devenu un propriétaire rural, versait joyeusement ses sueurs sur la glèbe flamande. La période de colonisation était close. Ce n’est pas pour eux, c’est pour leur roi que les guerriers de la nation allaient se remettre en campagne. Ils allaient non pas partager la Gaule entre eux, mais la mettre tout entière, telle qu’elle était, sous l’autorité de leur monarque. Pour celui-ci, l’entreprise devait avoir, si elle réussissait, des résultats incalculables ; pour son peuple, ce n’était qu’une expédition militaire, et pour les populations gallo-romaines, un simple changement de maître.

Pour mieux dire, la Gaule au nord de la Loire n’avait plus de maître du tout : c’était une proie pour le premier occupant. Depuis que les Visigoths s’étaient avancés jusqu’à Tours et dans l’Auvergne, que les Burgondes avaient pris possession de la vallée du Rhône, et que les conquêtes des Francs avaient rompu sur le Rhin les lignes de défense qui la protégeaient contre eux, elle semblait n’être plus, au milieu du déluge de la barbarie, qu’un de ces flots qui émergent encore quelque temps, mais qui sont faits pour être recouverts d’un instant à l’autre par les eaux. Entièrement coupée de l’Italie, malgré les héroïques efforts d’Aétius et d’Ægidius, elle n’avait plus rien à attendre de ce côté. La suppression du titre impérial en Occident était venue relâcher encore, si elle ne l’avait brisé entièrement, le faible lien qui la rattachait à l’Empire. Les empereurs d’Orient se trouvaient maintenant les seuls souverains nominaux du monde civilisé. Officiellement, c’étaient eux qui parlaient en maîtres à la Gaule, et qui étaient en droit de lui envoyer des ordres. Mais quelle apparence que des rives de la Propontide ils pussent faire respecter une autorité qui était déjà sans action alors qu’elle s’exerçait des bords du Tibre ? L’Empire, en réalité, ne gardait sur la Gaule que des prétentions désarmées. Entourés de tous côtés de barbares, les Gallo-romains ne rêvaient plus de percer les lignes profondes qui se mettaient entre eux et le fantôme romain. Mais ils tremblaient à l’idée de perdre les suprêmes biens de la vie sociale, et tout cet ensemble de jouissances morales et intellectuelles qui semblait compris sous le nom de civilisation romaine.

On ne sait pas ce qu’étaient devenues ces populations depuis la mort d’Ægidius et de Paul. La lampe de l’histoire s’éteint subitement après leur sortie de scène, plongeant dans des ténèbres opaques le point qu’il importerait le plus d’éclairer pour connaître le secret des origines de la Gaule franque. Pendant les années crépusculaires qui s’écoulent de 468 à 486, la désorganisation politique dut être grande dans ce pays. Ceux qui tournaient les yeux vers l’État, pour lui demander de remplir sa mission de protecteur de l’ordre social, constatèrent qu’il avait disparu. Il n’y avait plus d’empereur, il n’y avait plus même de maître des milices. Seuls, les évêques étaient écoutés et obéis dans leurs cités, parce qu’au milieu du désarroi universel, ils représentaient une force qui n’avait jamais capitulé avec aucun ennemi, ni désespéré devant aucune détresse. Chaque évêque était l’arbitre de la cité dont il était le pasteur, et son influence était en proportion du prestige que lui donnaient ses vertus et ses talents. Qui avait les évêques pour lui était le maître de l’avenir.

Il y avait cependant un continuateur de la politique conservatrice d’Ægidius et de Paul. Ægidius avait laissé un fils, du nom de Syagrius, que nous trouvons, vers 486, en possession d’une partie de la Gaule[6]. Il ne portait pas, comme son père, le titre de maître des milices, moins encore celui de duc ou de patrice, qui lui est donné par des documents peu dignes de foi[7]. Nulle part on ne voit qu’il ait tenu d’une délégation impériale le droit de diriger les destinées de la Gaule : et quelle eût d’ailleurs été l’autorité d’un mandat qui venait d’être brisé en 476 ? Nous ne pouvons donc regarder le gouvernement de Syagrius que comme un pouvoir de fait, reconnu exclusivement par les cités qui préféraient sa domination à celle d’un autre, ou encore aux dangereux hasards de la liberté. Quelles étaient ces cités ? Nous l’ignorons absolument, et il serait bien téméraire d’identifier le domaine sur lequel s’étendait l’autorité du fils d’Ægidius avec la Gaule restée romaine. Celle-ci allait de la Somme à la Loire et de la Manche à la Haute-Meuse, sans qu’il soit possible de délimiter d’une manière plus précise les frontières de l’Est. Dans cette vaste région, plus d’une cité indifférente aux destinées de Syagrius et sans sympathie pour sa politique, devait posséder un régime semblable à celui de la ville de Rome au septième siècle, c’est-à-dire que l’autorité spirituelle des évêques y avait pris la place du pouvoir civil absent.

L’histoire s’est donc laissé éblouir par le titre de roi des Romains, que Syagrius porte dans les récits de Grégoire de Tours. Elle a supposé qu’à cette royauté correspondait -un royaume, et que ce royaume comprenait toute la partie de la Gaule qui n’était pas soumise pour lors à des rois germaniques. C’est une illusion. Le titre de roi que le chroniqueur attribue à Syagrius, il l’a emprunté aux traditions des barbares eux-mêmes, qui n’en connaissaient pas d’autre pour désigner un chef indépendant[8]. Sous l’influence de ces traditions, d’autres sont allés plus loin, et ils ont imaginé une dynastie de rois dès Romains de la Gaule, dans laquelle se succèdent de père en fils Aetius, Ægidius, Paul et Syagrius[9]. Si Grégoire avait connu celui-ci par d’autres sources que les légendes franques, il se serait gardé de lui donner un titre si peu en harmonie avec la nomenclature officielle de l’Empire. Mais il était dans la destinée du dernier tenant de la civilisation romaine de n’arriver à la postérité que dans les traditions nationales de ses vainqueurs.

Le centre du pays qui reconnaissait alors la domination de Syagrius, c’était le Soissonnais, qui avait déjà appartenu, s’il en faut croire le chroniqueur, à son père Ægidius[10]. Ce renseignement, qui ne semble pas puisé dans une source écrite, doit être accepté sous bénéfice d’inventaire. Évidemment, dans la pensée des barbares auxquels il est emprunté, Soissons était un héritage que Syagrius tenait de son père en toute propriété, et il n’y avait aucune différence juridique, à leurs yeux, entre la royauté de Soissons et celle de Tournai. En réalité, toute l’autorité d’Ægidius en Gaule ultérieure reposait sur son mandat de maître des milices, et son fils n’avait pu en recueillir que ce que lui aurait attribué, soit un mandat nouveau, soit encore la confiance des populations. Si donc nous le voyons établi à Soissons aux abords de l’année 486, c’est qu’il s’était emparé de cette ville ou qu’elle s’était donnée à lui.

Bâtie au sommet d’une colline qui commande la rivière de l’Aisne, Soissons était une des cités les plus riches et les plus animées de la Gaule Belgique[11]. L’Empire y avait eu d’importants ateliers militaires, où l’on façonnait des boucliers et des cuirasses, ainsi qu’une fabrique de balistes. Plusieurs édifices considérables surgissaient dans l’enceinte rectangulaire, et les fouilles attestent la richesse et la beauté des constructions privées. L’on croit retrouver, dans les ruines d’un vaste monument situé au nord de la ville, et que la langue populaire appelait le château d’albâtre, les traces du palais des gouverneurs romains et de la résidence de Syagrius. A l’ombre de tant d’opulentes constructions, le christianisme avait élevé ses modestes sanctuaires, tout parfumés des souvenirs de ses premiers combats pour le Christ. Crépin et Crépinien, les deux cordonniers martyrs, avaient un oratoire dans la ville, sur les fondements de la chaumière qui avait abrité leurs restes sacrés ; hors les murs, deux autres églises leur étaient dédiées, l’une à l’endroit où ils avaient été emprisonnés, l’autre au-dessus de leur tombeau. Enfin, au quatrième siècle, une belle basilique sous l’invocation de la sainte Vierge, ainsi que des saints Gervais et Protais, avait surgi sur les ruines, dit-on, d’un temple d’Isis. Tous ces monuments étaient debout encore, les humbles comme les superbes ; car, au dire des historiens, Soissons avait échappé non seulement à la grande invasion de 406, mais aussi à celle d’Attila, en 451. Si l’on peut ajouter foi à ces informations, on s’expliquera sans peine le choix que Syagrius fit, pour y résider, de cette ville si heureusement épargnée. L’œil eût pu s’y croire encore en plein Empire. L’étendard romain, dit un écrivain, flottait encore sur les murs de Soissons dix ans après que l’épée des barbares l’avait renversé des murs du Capitole[12]. Mais  cet étendard n’était plus celui de l’Empire : c’était tout au plus celui d’un soldat de fortune, qui n’avait pas plus de titre que Clovis à gouverner la Gaule. Le sort des armes allait seul décider entre les deux rivaux.

Ce fut le roi des Francs qui ouvrit les hostilités. Il avait vingt ans, il était à la tête d’un peuple belliqueux et entreprenant, il s’inspirait de la tradition héroïque de Clodion, et peut-être aussi du souvenir de quelque grave injure à venger. Il dut cependant y avoir, au palais de Tournai, bien des délibérations avant qu’on se mît en campagne. Tout d’abord des alliances furent cherchées. Les rois saliens apparentés à Clovis, à savoir Ragnacaire et Chararic, promirent leur participation à l’entreprise[13]. Assuré de ce côté, Clovis prit résolument les armes. Au dire de la tradition, il envoya un défi à Syagrius, en le sommant de lui fixer le jour et le lieu de leur rencontre. Il se conformait en cela à l’usage germanique, qui ne voulait pas qu’on attaquât l’ennemi sans l’avoir défié[14]. Pareille coutume, étrangère à toute préoccupation de stratégie, devait singulièrement mettre à l’aise un adversaire au courant de la grande guerre. Mais la décadence de l’art militaire était venue, et avait nivelé les armées des deux partis. Les chances de la lutte se trouvaient donc à peu près égales, le jour où les deux rivaux eurent l’engagement suprême qui décida du sort de la Gaule.

Syagrius dut se préoccuper avant tout de couvrir sa capitale. Selon toute apparence, il se sera donc porté en avant de Soissons pour attendre l’ennemi ; mais on n’a pu faire que de vagues conjectures sur le théâtre de la lutte. D’après les uns, il se trouverait entre Epagny et Chavigny ; d’après les autres, il faudrait le chercher du côté de Juvigny et de Montécouvé[15]. Le roi des Romains avait ramassé tout ce qu’il avait de soldats, je veux dire les vétérans d’Ægidius, qui étaient restés fidèles au fils, et peut-être aussi quelques corps de soldats indigènes et de colons barbares[16]. Mais que pouvaient ces troupes, sans enthousiasme et sans foi, pour résister au choc impétueux des forces franques ?

Le jeune roi salien eut pourtant un moment de vive inquiétude : c’est lorsqu’il vit son parent, le roi Chararic, se tenir à distance de la mêlée, dans l’intention manifeste de ne se prononcer qu’en faveur de l’armée victorieuse[17]. Mais cette défection ne rendit pas beaucoup meilleure la situation de Syagrius, comme on le voit par la suite des faits. Au surplus, l’enchaînement de ceux-ci nous échappe.

L’historien des Francs a résumé en une seule ligne, probablement empruntée aux laconiques annales qu’il consultait, le récit de la lutte entre le Romain et le barbare ; il se borne à nous dire que Syagrius vaincu s’enfuit à Toulouse, auprès du roi des Visigoths, et qu’Alaric, tremblant devant la colère de Clovis, lui livra son hôte, que le barbare fit mettre à mort en secret. Il ne nous apprend pas si le vaincu prolongea sa résistance après sa première défaite, s’il y eut, dans la Gaule, des cités qui lui restèrent fidèles et qui s’opposèrent au conquérant, ni combien de temps &ira la lutte. Il nous laisse ignorer dans quelles circonstances Syagrius se vit obligé finalement de passer la frontière gothique, et de se jeter dans les bras des anciens ennemis de son père ; il ne nous dit pas davantage pourquoi, au mépris des lois de l’hospitalité, Alaric livra à Clovis l’homme qui était venu se réfugier auprès de son foyer. C’est, dit le chroniqueur franc, l’habitude des Goths de trembler[18]. Cette parole, qui est dictée à Grégoire de Tours par son antipathie à la fois nationale et religieuse pour les Visigoths, est une boutade et non une explication : car encore faudrait-il savoir pourquoi les Goths tremblaient. Ne nous sera-t-il pas permis, devant le silence de nos sources, de tâcher d’arriver à la vérité par les considérations suivantes ?

Selon toute apparence, l’extradition de Syagrius par Alaric et la conquête des régions de la Loire par Clovis sont dans un rapport d’étroite connexité. Chassé de son ancien domaine, soit aussitôt après la première bataille, soit, peut-être, après une série d’échecs successifs, le comte romain avait passé la frontière au moment où tout espoir de relever sa fortune semblait définitivement perdu. Peut-être, dans sa détresse, avait-il fait appel aux armes des Visigoths ; peut-être ceux-ci, en embrassant le parti du vaincu, avaient-ils eu avec le roi des Francs un premier conflit, au cours duquel la fortune des armes les avait abandonnés, les forçant à l’acte suprême de lâcheté que leur imposait le vainqueur irrité. Ce ne sont pas là de simples conjectures, et l’on peut s’en rapporter au témoignage d’un chroniqueur contemporain qui nous fait assister, en 496 et en 498, à des luttes entre Francs et Visigoths à Saintes et à Bordeaux. Cette lutte ne fut pas tout à fait désastreuse pour les Visigoths : s’ils virent l’ennemi s’avancer jusqu’au cœur de leur royaume, ils surent lui arracher une partie de ses conquêtes, et le roi franc comprit qu’il avait intérêt à ne pas les pousser au désespoir. Il laissait derrière lui la Gaule récemment conquise et où, sans doute, il restait encore des partisans de Syagrius ; il devait s’efforcer d’y asseoir sa puissance et de s’y rendre populaire, plutôt que de combattre au loin et de permettre à ses adversaires d’intriguer contre lui. De leur côté, les Visigoths vaincus, qui n’avaient aucune raison de défendre jusqu’à la dernière extrémité le fils de leur ennemi, sentant au contraire le besoin de se recueillir après le règne persécuteur d’Euric, qui avait ébranlé la fidélité des provinces gauloises, durent croire qu’ils n’achèteraient pas la paix à un prix trop élevé, si, en échange de l’intégrité de leur territoire, ils livraient à Clovis l’hôte gênant qui attendait à Toulouse l’arrêt du destin. Ce serait donc seulement à la fin des événements racontés dans ce chapitre et dans une partie du précédent qu’il faudrait placer l’extradition et la mort de Syagrius[19]. La tragique destinée du fils d’Ægidius était, dans une époque comme celle-là, l’inévitable dénouement d’une lutte personnelle entre deux rivaux se disputant le pouvoir. Depuis des siècles, il était dans la tradition romaine que le vainqueur se débarrassait de ses compétiteurs par la mort. Et Syagrius n’était pas de ces rivaux qui peuvent se flatter, après la défaite, de rencontrer quelque clémence dans le cœur de leur ennemi.

Tant qu’il vivait, il représentait dans une certaine mesure la tradition romaine. Rien ne garantissait qu’un jour il ne pourrait pas, avec l’appui d’un roi rival, troubler le roi des Francs dans la possession de sa conquête, en évoquant les grands souvenirs de l’Empire disparu. D’ailleurs, si faible que l’eût rendu sa défaite, il avait un parti qui devait garder de l’espoir aussi longtemps que son chef restait vivant et libre : il fallait lui ôter d’un coup toutes ses illusions. Peut-être aussi les suggestions de la rancune personnelle vinrent-elles se mêler aux calculs de la politique. Quoi qu’il en soit, Syagrius, jeté dans les fers, fut épargné quelque temps ; puis, en secret, sans doute pour ne pas provoquer ouvertement ses partisans, Clovis fit tomber sa tête sous la hache du bourreau[20]. Par cet acte de froide cruauté, il vengeait sans le savoir, sur le dernier des Romains, la mort des rois francs, ses aïeux peut-être, qui, cent soixante-dix ans auparavant avaient péri dans l’amphithéâtre de Trèves, sous la dent des bêtes féroces.

En relatant cette mort, nous avons sans doute anticipé sur les événements, car Grégoire de Tours, qu’il ne faut d’ailleurs pas prendre au pied de la lettre, nous dit que Syagrius périt seulement après que Clovis eut achevé la conquête de son royaume. Nous savons ce que nous devons entendre par cette expression ambitieuse, et nous ne reviendrons pas sur la distinction que nous avons faite entre la Gaule romaine et la Gaule de Syagrius.

Soissons avait ouvert ses portes au vainqueur dès le lendemain de la bataille, et Clovis s’y était installé aussitôt comme dans sa capitale. Tournai fut oublié, et les Francs germaniques des bords de l’Escaut virent leur souverain abandonner, pour n’y plus reparaître jamais, le palais de la vieille cité mérovingienne. Pendant quelque temps, on se souvint encore de son ancienne gloire, et un hagiographe du septième siècle l’appelle la ville royale[21]. Mais ce fut tout. L’abandon de Tournai, comme celui de la fabuleuse Dispargum, marquait une nouvelle étape de la carrière rapide des rois francs. Clovis s’installa dans le palais de Syagrius, et prit possession de tout le domaine du fisc impérial, resté sans maître. Ce fut l’origine de ses richesses, qui constituèrent un des éléments essentiels de la puissance de sa dynastie. Ce domaine comprenait un bon nombre de villas que nous retrouverons par la suite dans le patrimoine des rois mérovingiens. On sait avec quelle prédilection ils résidèrent dans ces demeures champêtres, et l’on ne peut douter que ce goût n’ait été partagé par Clovis. Lui aussi, il aima le séjour des belles campagnes où il retrouvait le grand air de la liberté germanique, avec le voisinage des forêts giboyeuses. On croit savoir le nom d’une des fermes qu’il aura habitées : c’est Juvigny, à dix kilomètres de sa capitale, à l’entrée d’une vallée étroite et près de la chaussée romaine qui conduit de Soissons à Saint-Quentin[22]. Le même honneur est revendiqué, mais avec des titres plus douteux, par le village de Crouy, sur l’Aisne, à cinq kilomètres au nord de Soissons[23]. Certes, nous ne pouvons pas garantir l’authenticité des traditions qui font résider Clovis dans ces localités, mais elles ont un degré de probabilité et de vraisemblance qui nous autorise à les mentionner ici. Et il n’est pas indifférent pour l’historien de pouvoir se figurer ce roi au repos dans une de ses vastes exploitations agricoles, et menant, loin des étroites et sombres enceintes des villes romaines, cette existence de grand propriétaire rural, qui, jusqu’à la fin de la dynastie, resta celle de ses descendants.

Le conquérant ne s’attarda pas, d’ailleurs, dans les jouissances du repos, et il continua le cours de ses succès aussitôt après la prise de Soissons. Il ne paraît pas qu’il ait rencontré beaucoup de résistance dans le reste du pays. Syagrius vaincu, il n’y avait plus de force capable de lui tenir tête. Les villes gauloises qui n’avaient pas reconnu l’autorité du fils d’Ægidius ne pouvaient guère, même si elles l’avaient voulu, fermer leurs portes à son vainqueur : dans cette lutte inégale, elles étaient condamnées à succomber. Au surplus, comme nous l’avons déjà dit, l’autorité des évêques y était grande, et l’on a pu deviner, par l’attitude de saint Remi vis-à-vis des Francs, les dispositions de tous ses frères dans l’épiscopat. Tout permet de croire qu’en général les évêques de la seconde Belgique, à l’exemple de leur métropolitain, reconnurent dans Clovis le légitime souverain de cette province abandonnée. Ils pouvaient beaucoup pour faciliter sa prise de possession et pour diminuer les souffrances qui étaient, en ce temps, le résultat ordinaire d’un changement de domination. D’un côté, ils empêchèrent les résistances inutiles, qui n’auraient servi qu’à exaspérer le vainqueur ; de l’autre, ils déterminèrent ce dernier à se présenter aux populations plutôt comme un ami que comme un conquérant. Cette intervention de l’épiscopat, qui n’est pas explicitement attestée par l’histoire, est clairement indiquée par toute la situation qui résulta de la conquête : on peut y remonter comme de l’effet à la cause, et l’induire avec une espèce de certitude des résultats qu’elle seule a pu produire.

Cela ne veut pas dire que l’occupation du pays eut lieu sans aucune violence. Toute expédition militaire, tout déplacement de force armée était, à cette époque ; un retour momentané à la barbarie la plus atroce. Les guerriers, à l’heure du combat et du pillage, n’étaient plus dans la main de leurs chefs ; il fallait, si je puis ainsi parler, leur lâcher la bride pour rester maître d’eux. Longtemps après la conquête, les armées franques gardèrent ce caractère primitif : elles ne pouvaient pas traverser leur propre pays sans le piller cruellement, et ne faisaient aucune différence entre les provinces qu’elles devaient défendre et celles qu’elles allaient attaquer[24].

On peut donc juger de quelle manière devait se comporter l’armée de Clovis, lorsqu’elle traversait en triomphe les contrées qui s’humiliaient devant le roi son maître. Pour elle, les distinctions que l’adroite diplomatie des évêques et des rois faisait entre pays conquis et pays, rallié n’existaient pas : dans son outrecuidance barbare, elle se déchaînait avec une espèce d’ivresse contre tout ce qui ne pouvait pas résister, chaque fois qu’elle ne se heurtait pas à une défense expresse ou à une intervention personnelle de son roi. Et celui-ci ne pouvait intervenir à tout propos, au risque d’user bien vite un pouvoir qui reposait surtout sur sa popularité. Il devait fermer les yeux sur beaucoup d’excès, s’il voulait être en état d’empêcher les plus criants.

Si l’on tient compte de ce qui vient d’être dit, on ne sera nullement étonné de l’épisode que nous allons raconter : il apparaîtra plutôt comme l’indice caractéristique de la situation complexe qui fut celle de la Gaule romaine à cette date. Dans une des églises qu’ils avaient pillées, les soldats francs avaient emporté tous les ornements sacerdotaux et tous les vases sacrés. Parmi ceux-ci se trouvait notamment une grande urne, d’une beauté remarquable, et à laquelle l’évêque du diocèse tenait beaucoup. Il envoya donc prier Clovis de lui faire rendre au moins cet objet d’art. Remarquons, en passant, la signification de cette démarche : c’est celle d’un homme qui croit pouvoir compter sur de la déférence, et qui ne voit pas un ennemi clans le roi des Francs. Clovis, dont l’expédition était terminée pour cette année, et qui était déjà sur le chemin du retour, invita le mandataire de l’évêque à le suivre jusqu’à Soissons, où devait avoir lieu le partage du butin. Cette opération difficile se fit selon le procédé traditionnel chez les barbares : on jetait en un tas tout ce qui avait été pris ; une part privilégiée, le cinquième ordinairement, était assignée au roi par le sort ; tout le reste était partagé en lots qu’on tâchait de rendre aussi égaux que possible, et qu’on distribuait entre tous les soldats. Les œuvres d’art les plus précieuses n’étaient évaluées qu’au poids du métal : si elles semblaient dépasser la valeur d’une part ordinaire, elles étaient mises en pièces. Ces usages militaires avaient la force que leur donnait une longue tradition, jointe à l’intérêt commun ; on comprend avec quelle sollicitude tous y devaient tenir, et le roi, qui en tirait tant d’avantages, avait moins que tout autre le droit d’y déroger au détriment des soldats.

Clovis exposait donc une partie de sa popularité pour faire plaisir à l’évêque lorsqu’il demanda qu’on lui adjugeât le vase hors part. Toutefois, comme ses guerriers l’aimaient et que la demande ne semblait pas de conséquence, tous furent unanimes à déférer à son désir. Mais un mécontent, peut-être un des commissaires préposés au partage par leurs camarades, protesta contre la prétention de Clovis et cassa le vase avec sa hache, en déclarant que le roi n’en aurait tout ou partie que si le sort le mettait dans son lot. Clovis dut dévorer sa colère, car, en somme, le soldat insolent était dans son droit strict, et il défendait celui de tous ses camarades. A coup sûr, l’armée franque eût pris ombrage d’une vengeance qui, tirée sur l’heure, eût semblé une atteinte à la liberté du partage plutôt que la punition d’une injure. Au surplus, le vase ayant été attribué au roi par le vote de l’armée, il en prit les morceaux, qu’il rendit à l’envoyé épiscopal.

L’année suivante, Clovis trouva une occasion de se venger, et il le fit cruellement. Passant ses troupes en revue au commencement de la campagne, il rencontra l’homme au vase, et le gourmanda sévèrement sur l’état de ses armes. Nul, dit-il, n’est aussi mal équipé que toi ; ta framée, ton épée, ta hache, rien ne vaut. Et lui arrachant cette dernière arme des mains, il la jeta à terre. Comme le soldat se baissait pour la ramasser, Clovis lui abattit sa francisque sur la tête en disant : C’est ce que tu as fait au vase de Soissons. Personne n’osa bouger dans l’armée, et cet acte de sévérité frappa de terreur tous les soldats[25].

L’intérêt de cette anecdote ne réside pas, comme on l’a si souvent répété, dans la différence du pouvoir que le roi franc avait sur ses guerriers, selon qu’on était sous les armes ou non. En réalité, comme nous l’avons indiqué, le soldat mutin fut épargné la première fois, parce qu’il fallait trouver un prétexte ou une occasion pour le frapper : voilà tout[26]. Mais l’épisode nous révèle aussi les ménagements dont Clovis usait vis-à-vis de l’épiscopat au cours de sa conquête, et les difficultés que cette politique prudente et circonspecte rencontrait dans l’humeur brutale des siens. Ceux-ci voulaient du butin et ne rêvaient que pillage : leur donner toute satisfaction, c’était s’exposer à voir se lever la contrée entière, et les évêques se faire l’âme de la résistance. D’autre part, avoir trop d’égards envers les indigènes, c’était risquer de mécontenter l’armée. Il fallait manœuvrer entre ces deux dangers opposés, et laisser passer les violences qu’on ne pouvait empêcher, tout en s’évertuant à réparer aussitôt le mal qui avait été fait. Ainsi, la population irritée contre les soldats s’apercevait qu’elle était protégée par leur chef, et elle se persuadait peu à peu qu’elle avait tout à gagner en reconnaissant l’autorité de ce protecteur.

Le nom de l’évêque qui fut le héros de cet épisode célèbre nous est resté inconnu, Grégoire de Tours n’a pas cru devoir nous le dire ; mais, de bonne heure après lui, on s’est persuadé que c’était saint Remi de Reims, et la conjecture n’a rien d’invraisemblable[27]. L’archevêque Hincmar, se faisant l’interprète d’une vieille tradition locale, voit même un souvenir du passage des Francs dans le nom du chemin de la barbarie, que l’on montre encore aujourd’hui dans la campagne de Reims, et qui fut suivi, dit-il, par l’armée de Clovis[28]. Somme toute, il nous importe assez peu de connaître le nom resté dans la plume de Grégoire de Tours. L’anecdote n’a de valeur que par son côté général, en ce sens que tout autre évêque de la Gaule romaine eût pu en être le héros.

La bataille de Soissons avait ouvert la campagne de 486 ; le partage du butin qui a eu lieu dans la même villa en a été l’acte final. Mais, dès le retour du printemps de l’année suivante, L’armée se réunissait de nouveau pour d’autres conquêtes. Nos sources sont malheureusement muettes sur la période de dix années qui s’écoule depuis la bataille de Soissons, en 486, jusqu’à la guerre contre les Alamans, en 496. Une seule ligne de Grégoire de Tours disant que Clovis fit beaucoup d’expéditions et qu’il remporta beaucoup de victoires, voilà, avec la laconique mention d’une lutte contre les Thuringiens, dont nous parlerons tout à l’heure, à quoi se bornent nos informations[29]. Seulement, comme au bout de cet intervalle nous trouvons le roi des Francs en possession de toute la Gaule jusqu’à la Loire, nous devons supposer qu’il en aura consacré au moins une partie à faire la conquête de ces riches et belles provinces.

Deux épisodes historiques pleins d’intérêt nous aideraient à combler cette vaste et regrettable lacune, si l’on pouvait écarter tous les scrupules qu’ils éveillent chez l’historien consciencieux, et leur assigner avec quelque certitude la date approximative que nous sommes obligé de leur donner dans ce récit. Ces épisodes montrent, s’ils sont vrais, que l’entrée du roi franc n’eut pas lieu partout sans difficulté, et que, s’il y eut des villes qui lui ouvrirent pacifiquement leurs portes, d’autres lui opposèrent une vive résistance.

De ce nombre fut Paris. Cette belle ville, née dans une île de la Seine, s’était bientôt sentie à l’étroit dans son berceau, et s’était répandue sur les deux rives en opulentes constructions publiques et privées. Mais lorsque les barbares apparurent, elle se renferma dans l’enceinte de la cité, abandonnant à la brutalité de l’armée ennemie les villas et les sanctuaires de ses faubourgs. Pendant cinq ans, s’il en faut croire un hagiographe[30], Clovis se fatigua devant les murs de sa future capitale : Paris ne voulait pas se rendre. Au bout de quelque temps, la disette éclata, et plusieurs habitants moururent de faim. Alors sainte Geneviève, la voyante qui avait déjà rassuré ses concitoyens lors de l’invasion d’Attila, se fit pour la seconde fois le bon génie de la ville menacée. Malgré un investissement rigoureux, elle parvint à s’échapper en barque sur la Seine, gagna Troyes et Arcis-sur-Aube, où elle équipa une flottille de ravitaillement, et après avoir manqué de périr au cours de sa navigation, elle rentra en triomphe à Paris, rapportant d’abondantes provisions qu’elle distribua aux affamés[31]. Nous ne savons de quelle manière se termina ce siège, mais nous avons le droit de supposer que l’influence pacifiante de la sainte n’est pas restée étrangère au pacte qui l’aura enfin cédée à Clovis. L’immense popularité dont elle ne cessa de jouir, à partir de cette époque, en est un indice assez éloquent. Paris resta reconnaissant à la mémoire de Geneviève, il en a fait sa patronne et a oublié pour elle le sophiste couronné de Lutèce : c’est dans ses mauvais jours seulement qu’il se détourne de la vierge de Nanterre pour reprendre les traditions de Julien l’Apostat.

Pendant que, protégée par les deux bras de son beau fleuve et par sa vieille enceinte romaine, la capitale de la France inaugurait la série des sièges mémorables qu’elle a soutenus, les Francs achevaient la conquête de la Gaule située au nord de la Seine. Du côté de l’est, ils s’étendaient jusqu’à la première Belgique, où Verdun, sur la Meuse, tombait dans leurs mains après une longue résistance. Il est intéressant de constater que l’évêque de cette ville était mourant lorsque les Francs arrivèrent, et cette lutte inutile trouve peut-être son explication dans l’absence de ce négociateur autorisé. Au dire d’un vieil hagiographe, l’armée franque aurait déployé à cette occasion toutes les ressources de la poliorcétique la plus savante. Du haut des murs, les assiégés virent l’investissement de leur ville progresser tous les jours, jusqu’à ce que les lignes de circonvallation furent achevées. Alors le bélier commença à battre les murailles, et une grêle de traits refoula les défenseurs qui se présentaient sur les remparts. Pendant que grandissait le danger, l’évêque expira, et la population démoralisée n’attendit plus son salut que de la clémence du roi barbare.

Mais comment toucher son cœur, maintenant que le protecteur en tare de la cité venait de disparaître ? On jeta alors les yeux sur un vieux prêtre du nom d’Euspicius, qui était universellement vénéré pour ses vertus. Euspicius consentit à aller recommander ses concitoyens au barbare victorieux, et le fit avec un plein succès. Clovis lui accorda une capitulation honorable, et, sans doute, la sécurité pour les personnes et pour les biens. La scène de l’entrée pacifique du vainqueur dans la ville prise a fait une vive impression sur le narrateur : en quelques traits pleins de vivacité il nous montre le vieux prêtre qui, tenant Clovis par la main, l’amène au pied des remparts, les portes de la ville qui s’ouvrent à deux battants pour lui livrer passage, un cortège nombreux, clergé en tête, qui vient processionnellement à la rencontre du généreux vainqueur. Deux jours de festins et de réjouissances scellèrent la réconciliation si heureusement ménagée par l’homme de Dieu. Il avait fait office d’évêque pendant la détresse de la ville ; il avait été pour elle, comme les évêques le furent si souvent, le vrai defensor civitatis ; quoi d’étonnant si le barbare lui-même désira le voir succéder au pontife défunt ? Mais Euspicius refusa ce redoutable honneur. La chaire épiscopale n’avait pas d’attrait pour cette âme éprise de la solitude, et les ombrages monastiques de Micy-sur-Loire lui réservaient, grâce à la libéralité de Clovis, la satisfaction d’un vœu bien plus cher à son cœur[32].

Le pays situé au nord de la Seine passa donc sous l’autorité de Clovis dans des conditions toutes spéciales. Il ne fut ni conquis selon toute la rigueur du droit de la guerre, ni annexé en vertu d’un traité en règle. Clovis en prit possession comme d’une terre sans maître qui avait besoin d’un protecteur et qui en général le salua volontiers comme tel. L’occupation put se faire sans trop de secousse, grâce à l’active intervention de l’épiscopat, qui, s’interposant entre les uns et les autres, mit la confiance et la modération flans les relations mutuelles, et procura aux indigènes une situation si exceptionnellement favorable, qu’on pourrait demander si ce n’est pas eux qui se sont annexé les Francs. Dans tous les cas, ils ont pris le nom national de ce peuple, qui, à partir des premières conquêtes de Clovis, va désigner tout aussi bien les Gallo-romains que les barbares[33]. Ce fait capital est en quelque sorte l’emblème de la parfaite égalité politique des deux races sous le sceptre de Clovis. Les indigènes restèrent en possession de leurs biens ; il n’y eut aucun de ces partages qui étaient la plaie incurable des autres royaumes barbares. Les Francs qui, en petit nombre, voulurent s’établir dans les nouvelles acquisitions de leur roi, n’eurent pas besoin de dépouiller les habitants : les terres du fisc, les domaines abandonnés étaient innombrables et les provinces considéraient ces nouveaux colons comme des conquêtes qu’elles faisaient elles-mêmes, puisqu’ils y rapportaient du travail et de la vie. On n’est pas parvenu à déterminer au juste la proportion dans laquelle les guerriers de Clovis se sont mêlés aux Romains de la Gaule septentrionale, mais tout atteste qu’ils furent peu nombreux et peu encombrants. Jamais les sources contemporaines n’ont l’occasion de mentionner le moindre conflit résultant de la différence des races. De vainqueurs et de vaincus, il n’en fut pas un instant question : il y eut des Francs de la veille et des Francs du lendemain, et rien de plus. La seule barrière qui les séparât, c’était la différence de religion ; mais le baptême de Clovis et de ses fidèles vint bientôt la renverser. Alors de fréquents mariages rapprochèrent et confondirent la famille germanique et la famille romaine : au bout d’une ou deux générations, la fusion était complète, et toute trace d’une différence d’origine avait disparu.

 

 

 



[1] Pardessus, Loi salique, pp. 451 et suiv.

[2] Junghans, p. 20.

[3] Cives tuos. Dubos, II, p. 496, commet une faute grave en traduisant ainsi : Faites du bien à ceux qui sont de la même nation que vous. Le mot cives, dans l’occurrence, ne se traduit pas mieux par citoyens que par sujets ; j’ai choisi un terme intermédiaire.

[4] M. G. H. Epistolæ Merovingici et Karolini ævi, t. I, p. 113. Cette lettre ne portant pas de date, on l’a tour à tour supposée écrite en 486, après la victoire sur Syagrius, et en 507, avant la guerre d’Aquitaine. La question serait sans doute en suspens si une nouvelle collation du manuscrit 869 de la Vaticane n’avait montré qu’il faut lire le début de la manière suivante : Rumor ad nos magnum pervenit administrationem vos secundum Belgice suscepisse. Et une heureuse conjecture de Bethmann, qui corrige secundum en secundæ, restitue à la phrase son sens vrai. (V. Neues Archiv., t. XIII, pp. 330 et suiv.) Dès lors la date de 507 est écartée, et le débat reste entre celles de 481 et de 486. Je me suis prononcé pour la première, parce que tout, dans le texte, désigne un jeune souverain qui vient de monter sur le trône, rien un vainqueur qui vient d’écraser un rival. La date de 481 avait déjà été proposée par Pétigny, pp. 361 et suivantes. (V. l’Appendice.)

[5] Cf. W. Schultze, Das merovingische Frankenreich, p. 56. Ce livre forme le tome II de l’ouvrage intitulé : Deutsche Geschichte von der Urzeit bis zu den Karolingern, par Gutsche et Schultze.

[6] Grégoire de Tours, II, 18 et 27.

[7] Frédégaire, III, 15 ; Hincmar, Vita Remigii dans Script. Rer. Merov., t. III, p. 129.

[8] V. l’article déjà cité de Tamassia, p. 228, et G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 213 et suivantes.

[9] G. Kurth, o. c., pp. 96 et 214.

[10] Siacrius Romanorum rex Egidii filius, apud civitatem Sexonas quam quondam supra memoratus Egidius tenuerat, sedem habebat. Grégoire de Tours, II, 27.

[11] Voir sur Soissons les histoires de cette ville par Leroux et par Henri Martin et Jacob, auxquelles sont empruntés les renseignements contenus dans le texte.

[12] Leroux, Histoire de Soissons, t. I, p. 166.

[13] Selon Dubos, Hist. crit. de l’établiss. de la monarchie française, III. p. 23, suivi par Pétigny, Études, II, p. 384, et par Junghans, Histoire critique des rois Childéric et Clovis, p. 27, Chararic aurait refusé de prendre part à la guerre. Ces auteurs ont mal lu le texte de Grégoire de Tours, II, 42, cité plus bas. Pétigny ajoute que le roi des Ripuaires refusa de secourir Clovis. Mais sa seule raison pour affirmer cela, c’est que Grégoire de Tours ne dit pas qu’il l’ait secouru en effet. C’est incontestablement une forte mauvaise raison.

[14] Deux générations après Clovis, quand Sigebert Ier se proposa d’attaquer son frère Chilpéric, il lui envoya le même message. V. Grégoire de Tours, IV, 49. Et l’on voit par Zosime, II, 45, que l’usurpateur Magnence, qui était probablement d’origine franque, avait fait proposer à l’empereur Constance une rencontre à Siscia. On offrait alors le choix du terrain, comme aujourd’hui les bretteurs offrent le choix des armes.

[15] Voir les dissertations de l’abbé Lebeuf et de Biet sous le même titre Dissertation où l’on fixe l’époque de l’établissement des Francs dans les Gaules, et dans le même volume, Paris, 1736.

[16] Selon Junghans, p. 27, Syagrius n’aurait eu à sa disposition d’autres ressources que celles de ses propres domaines.

[17] Grégoire de Tours, II, 42 : Quando autem cum Siagrio pugnavit, hic Chararisus evocatus ad solatium Chlodovechi eminus stetit, neutre adjuvans parti sed eventum rei expectans, ut cui evenerit victuriam, cum illo ut hic amicitia conligaret.

[18] Ut Gothorum pavere mos est. (Grégoire de Tours, H. F., II, 27.)

[19] Quoi qu’on pense de toutes ces conjectures, sur lesquelles cf. Levison, Zur Geschichte des Frankenkönigs Chlodovech dans Bonner Jahrbücher, t. 403, il est une chose que sans doute on m’accordera, à savoir que les événements dont Grégoire nous donne un résumé si sommaire se répartissent sur un certain espace de temps, et comprennent des péripéties que te narrateur a passées sous silence Que l’on veuille bien comparer, sous ce rapport, l’histoire de la guerre contre les Alamans, qui, dans Grégoire, tient encore une fois dans quelques lignes, et dont les recherches modernes nous ont fait connaître les diverses phases et la durée prolongée. (V. ci-dessous.)

[20] Quem Chlodovechus receptum custodiæ mancipare præcepit, regnoque ejus acceptum, eum gladio clam feriri mandavit. Grégoire de Tours, II, 27.

[21] Voyez la Vie de saint Eloi dans Ghesquière, Acta sanctorum Belgii, III, p. 229.

[22] Vita sancti Arnulfi martyris, dans dom Bouquet, III, p. 383. Sur cette localité, lire la notice de Melleville, Dictionnaire historique de l’Aisne, t. I, p. 328.

[23] Pécheur, Annales du diocèse de Soissons, t. I, p. 115.

[24] Grégoire de Tours, IV, 47-50 ; id., VIII, 30 ; Vita sancti Galli, dans M. G. H. Scriptores, II, p. 18 ; Vita sancti Medardi, c. 21, dans M. G. H. Auctor. Antiquiss. t. IV, II, p. 70 ; Procope, De bello gothico, II, 25 ; Marculf, Formul., I, 33.

[25] Grégoire de Tours, II, 27. Quo mortuo, reliquos abscedere jubet, magnum sibi per hanc causam timorem statuens. Junghans, p. 29, et d’autres exagèrent la portée de ce passage en y trouvant la preuve qu’en 487, Clovis put renvoyer l’armée dans ses foyers aussitôt après le champ de mars.

[26] Sigebert, petit-fils de Clovis, se trouvant dans une situation analogue, s’en tira de la même manière. Son armée avait murmuré contre lui, parce qu’il avait interdit certains pillages ; il monta à cheval et parvint à l’apaiser par de bonnes paroles ; seulement plus tard, quand on fut rentré dans le pays, il fit lapider les principaux mutins. (Grégoire de Tours, IV, 49.)

[27] Grégoire de Tours, II, 27, suivi par le Liber historiæ, c. 10, et par Roricon, II, p. 6, ne nomme personne. Frédégaire, III, 16 ; Hincmar, Script. Rer. Merov., t. III, p. 292, et Aimoin, I, XII, p. 36, nomment saint Remi. Hincmar est extrêmement instructif à lire ici : il fait des prodiges pour que saint Remi n’ait pas eu l’affront de se voir enlever le vase, mais aussi pour qu’il garde l’honneur de se le faire restituer, et il a trouvé de complaisants échos dans Dubos, II, p. 32, et surtout dans Pétigny, II, p. 386. Sur cette question controversée, voir G. Kurth, les Sources de l’histoire de Clovis dans Grégoire de Tours, p. 412, et Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 223 et 224.

[28] Transitum autem rex faciens secus civitatem Remis per viam quæ usque hodie propter barbarorum per eam iter barbarica nuncupatur. Hincmar, l. c. Le chemin de la barbarie existe encore aujourd’hui sous ce nom ; c’est une ancienne voie romaine courant dans la campagne de Reims, du sud-est au nord-ouest, sur un parcours d’une quarantaine de kilomètres, et se reliant à Ambonnay à la chaussée romaine qui va de Reims à Soissons. Il n’y a rien de commun entre le chemin de la barbarie et la rue du Barbastre, à Reims, comme l’a déjà montré Dubos, III, p. 28.

[29] Multa bella victuriasque fecit. Grégoire de Tours, II, 27.

[30] Vita sanctæ Genovefæ, VII, 33 (Kohler) : Tempore igitur quo obsidionem Parisius quinos per annos ut aiunt perpessa est a Francis. Quelques manuscrits portent per bis quinos annos ; mais un siège de cinq ans est déjà bien difficile à admettre. V. Kohler, pp. 85 et ss.

[31] Vita sanctæ Genovefæ, II, 7 (Kohler).

[32] Vita sancti Maximini dans dom Bouquet, III, pp. 393 et suivantes. Cf. Bertarius, Gesta episcoporum Vadunensium, c. 4. (MGH. SS., t. IV, p. 41). Cet épisode n’étant pas daté, il est fort difficile de lui assigner une place certaine dans l’histoire de Clovis. Le document même auquel je l’emprunte parle de la defectio et de la perduellio des Verdunois, ce qui ferait croire que la ville avait déjà subi le joug des Francs ; mais en même temps il place cet évènement dans les toutes premières années du règne de Clovis, à preuve ces paroles : Sed cum auspicia ejus regni multimodis urgerentur incursibus, sicut se habent multorum voluntates, quæ cupidæ sunt mutationum, et rebus novellis antequam convalescant inferre nituntur perniciem vel difficultatem, plurimi tales in regno ejus reperti sunt talium cupidi rerum. Inter ceteros vero cives Viridunensis opidi defectionem atque perduellionem dicuntur meditati. La chronologie n’était pas le fort des écrivains du moyen âge ; aussi ont-ils été bien embarrassés de savoir où placer le siège de Verdun. Aimoin le place aussitôt après le baptême de Clovis, en 497, probablement parce que l’attitude du roi après le siège lui semblait trahir un chrétien ; il a été suivi par A. de Valois, I, p. 271, qui donne les mêmes raisons. Hugues de Flavigny, qui parait avoir été frappé par la dernière partie du témoignage du Vita Maximini et n’avoir pas saisi la seconde, a cru devoir rejeter le siège de Verdun après le meurtre de Sigebert de Cologne et de son fils, ce qui en fait comme une protestation contre le crime de Clovis. Cette manière de voir a été adoptée par Dubos, III, p. 375 ; par dom Bouquet, III, pp. 40 et 355 (dans les notes) ; par Rettberg, Kirschengeschichte Deutschlands, t. I, p. 265 ; par Pétigny, II, p. 575 ; par Lœbell, Gregor von Tours, p. 269, note 2, et par M. Longnon, Géographie de la Gaule au VIe siècle, p. 89. Junghans, p. 32, et Clouët, Histoire de Verdun, p. 78, n’osent se prononcer. Je me suis rallié à la date de 486 ou 487 : 1° parce que le texte du Vita, dont nous possédons des manuscrits du dixième siècle, est formel, et que son témoignage n’implique ni obscurité ni contradiction ; 2° parce qu’en effet, vers 486, nous voyons mourir à Verdun l’évêque Possessor, tandis que ses successeurs, Firminus et Victor, meurent l’un en 502, l’autre en 529, c’est-à-dire à des dates qui ne concordent avec aucune des autres hypothèses formulées : 3° parce que la relation établie entre le siège et le meurtre de Sigebert est chimérique, comme on le verra plus loin.

[33] G. Kurth, La France et les Francs dans la langue politique du moyen âge. (Revue des questions historiques, t. 57, 1895.)