CLOVIS

 

INTRODUCTION.

 

 

L’histoire de la société moderne a gravité pendant plusieurs siècles autour d’un peuple prédestiné, qui en a écrit les pages les plus mémorables : je veux parler du peuple franc. Le premier après la chute du monde antique, il a jeté un germe de vie dans la poussière de mort où gisait l’humanité, et il a tiré une civilisation opulente de la pourriture de l’Empire. Devenu, par son baptême, le fils aîné de l’Église, il a fondé dans les Gaules le royaume le plus solide de l’Europe, il a renversé les orgueilleuses monarchies ariennes, il a groupé sous son autorité et introduit dans la société chrétienne les nationalités germaniques, il a humilié et tenu en échec l’ambition de Byzance, et, dès le sixième siècle, il a été à la tête du monde civilisé. Devant l’orage formidable que l’islam déchaînait sur le monde, il a été seul à ne pas désespérer de l’avenir : il s’est attribué la mission de défendre la chrétienté aux abois, et il a rempli sa tâche dans la journée de Tours, en posant au croissant des limites qu’il n’a plus jamais franchies. Maître de tout l’Occident, il a donné au monde une dynastie qui n’a pas sa pareille dans les fastes de l’humanité, et dont toutes les gloires viennent se réunir dans la personne du plus grand homme d’État que le monde ait connu : Charlemagne. Au faîte de la puissance, il s’est souvenu de ce qu’il devait à l’Église : après l’avoir sauvée de ses ennemis, il l’a affermie sur son trône temporel, et, armé du glaive, il a monté la garde autour de la chaire de saint Pierre, tranchant pour plus de mille ans cette question romaine qui se pose de nouveau aujourd’hui, et qui attend une solution comme au temps d’Astolphe et de Didier. La papauté lui a témoigné sa reconnaissance en consacrant par ses bénédictions une autorité qui voulait régner par le droit plus encore que par la force ; elle a jeté sur les épaules de ses rois l’éclat du manteau impérial, et elle a voulu qu’ils prissent place à côté d’elle, comme les maîtres temporels de l’univers. La haute conception d’une société universelle gouvernée tout entière par deux autorités fraternellement unies est une idée franque, sous le charme de laquelle l’Europe a vécu pendant des siècles. Après s’être élevé si haut qu’il n’était pas possible de gravir davantage pour le bien de la civilisation, le peuple franc, par une disposition providentielle, s’est morcelé lui-même, se partageant pour mieux se multiplier, et léguant quelque chose de son âme à toutes les nations qui sont nées de lui. Son nom et son génie revivent dans la France ; mais la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne ont eu leur part de l’héritage commun, et l’on peut dire que l’Italie et l’Espagne elle-même ont été vivifiées par leur participation partielle et temporaire à sa’ féconde existence.

C’est dans le groupe des peuples issus de la souche franque que la civilisation occidentale a eu ses plus brillants foyers, et l’on peut dire que toutes les grandes choses du moyen âge y ont été conçues et exécutées. Nulle autre race n’a servi l’idéal avec la même passion et le même désintéressement ; nulle autre n’a su, comme elle, mettre l’épée au service de la croix, méritant que l’on écrivît de ses faits d’armes : Gesta Dei per Francos. La croisade fut, par excellence, l’œuvre des Francs, et l’histoire leur a rendu justice en plaçant deux de leurs princes sur les trônes de l’Orient : Godefroi de Bouillon à Jérusalem et Baudouin de Flandre à Constantinople Mais les combats sanglants n’ont pas épuisé l’ardente activité de leur génie, et toutes les entreprises de paix ont trouvé en eux leurs plus vaillants zélateurs. La Trêve-Dieu, qui a commencé la pacification du monde, est l’œuvre de leur épiscopat, et la réforme de Grégoire VII, qui a arraché la civilisation au joug mortel de la féodalité guerrière, est celle de leurs moines.

Grand par l’épée, le génie franc a été grand aussi parla pensée. Il a créé la scolastique, cette vigoureuse méthode d’éducation de l’esprit moderne ; l’art ogival, qui a. semé de chefs-d’œuvre le sol de l’Occident ; l’épopée carolingienne, plus haute dans son inspiration et plus parfaite dans son plan que le chef-d’œuvre d’Homère. Après quatorze siècles d’une vitalité incomparable, il n’a point encore défailli : il brûle sous la cendre des révolutions, il reste plein de chaleur et de vie, et quand on y porte la main, on sent palpiter l’âme du monde. La foi catholique n’a pas de centre plus radieux, et la civilisation ne peut pas se passer de la race franque.

Rien dans l’origine de cette race ne semblait présager de si hautes destinées. Cantonnée à l’extrémité du monde civilisé, dans les marécages incultes de Batavie, elle était une des plus arriérées au moment où l’héritage de la civilisation antique s’ouvrit. Le nom des Francs, qui se résumait alors dans celui de leurs protagonistes les Sicambres, était synonyme de destructeurs sauvages, et la réputation qu’ils s’étaient faite dans l’Empire ressemblait à celle qu’eux-mêmes ont faite plus tard aux Normands et aux Hongrois. Braves et entreprenants, comme l’étaient d’ailleurs tous les barbares, ils ne se distinguaient pas par les aptitudes supérieures qui brillaient à un si haut degré chez d’autres peuples germaniques. Sans notion d’État ni de civilisation, sans lettres, sans art, sans idée nationale, ils étaient bien en dessous des Goths qui, au lendemain de la crise universelle, fondèrent des royaumes où ils convièrent à une fraternelle collaboration le passé et l’avenir, la vieillesse du monde romain et la jeunesse du monde barbare. Eux, ils portaient le fer et le feu dans les _régions qu’ils conquéraient, et ne s’y établissaient qu’après avoir exterminé les habitants et anéanti la civilisation.

D’où vient donc la grandeur historique du peuple franc ? Tout entière du choix fait de ce peuple par la volonté transcendante qui a créé le monde moderne. A l’aurore de ce monde, il a été appelé, et il a répondu à l’appel. Avec une joyeuse confiance il a mis sa main dans la main de l’Église catholique, il a été son docile disciple et plus tard son énergique défenseur, et il a reçu d’elle le flambeau de la vie, pour le porter à travers les nations. C’est l’histoire de cette féconde alliance de l’Église et du génie franc qui fait l’objet de ce livre.

Il semblait, pendant les premiers siècles de notre ère, que l’Empire romain eût créé l’état définitif dans lequel l’humanité devait achever ses destinées. Ses penseurs l’ont cru, ils l’ont dit avec des accents d’une majesté étonnante, et tout le genre humain a partagé pendant longtemps leur conviction. Les chrétiens eux-mêmes ne refusaient pas leur créance à cette espèce de dogme politique. Ils trouvaient dans leurs Livres saints des prophéties qui, interprétées au sens usuel, annonçaient l’Empire romain comme le dernier et le plus durable de la terre, et, se persuadant qu’après lui viendrait la fin de tout, ils le respectaient comme la suprême sauvegarde que Dieu avait accordée à la paix terrestre. Il faut entendre leurs apologistes, Méliton et Tertullien par exemple, s’en expliquer vis-à-vis des persécuteurs. Comment, leur disent-ils en substance, pourrions-nous être des ennemis de l’Empire, nous qui sommes persuadés qu’il durera autant que le monde ? Telle était, chez les fils et les frères des martyrs, l’intensité du patriotisme romain : ils croyaient à l’éternité de Rome, même alors qu’ils mouraient plutôt que de se soumettre à ses injustes lois.

Cette conviction s’affermit singulièrement à partir du jour où le Labarum victorieux flotta au sommet du Capitole. Lorsque la fin des persécutions eut fait disparaître la seule cause qui pût rendre l’Empire odieux à une partie de ses sujets, alors il apparut vis-à-vis d’eux dans tout l’éclat d’une majesté sans pareille. C’est qu’il n’était pas seulement un État, il était la civilisation elle-même. Sa conception de la société humaine ne rencontrait pas de négateur. Les formes sociales qu’il avait réalisées semblaient les seules possibles. Nul n’imaginait une autre organisation des pouvoirs publics, une autre constitution de la famille, un autre principe de classification sociale, une autre répartition des richesses, une autre interprétation de la beauté. Toutes ces nouveautés hardies étaient réalisées depuis longtemps au sein de la société chrétienne, mais les plus grands esprits ne s’avisaient pas d’en poursuivre l’application à la société politique. Un perfectionnement, un progrès graduel de celle-ci sous l’influence bienfaisante de l’Évangile, toutes les âmes religieuses y croyaient et y travaillaient. Une société politique nouvelle, qui ne serait pas la continuation de la romaine, mais qui surgirait sur ses ruines, personne ne se la figurait. Étant, si l’on peut parler ainsi, le moule du royaume de Dieu, l’Empire était éternel comme lui.

Telle était, sinon la conviction raisonnée, du moins la persuasion sincère de la grande moyenne des intelligences. Qu’ils fussent chrétiens ou païens, qu’ils s’appelassent Ausone et Sidoine Apollinaire, ou encore Symmaque et Rutilius Namatianus, qu’ils considérassent dans l’Empire le protecteur de l’Église chrétienne ou qu’ils adorassent en lui l’incarnation de l’âme divine du monde, ils avaient sous ce rapport la même foi. Ce qui établissait l’union dans la diversité de leurs tendances, c’était ce puissant instinct de conservation qui est une des plus grandes forces de la vie sociale, même alors qu’elle agit à l’aveugle et sans le contrôle d’une haute raison. Tout conspirait à entretenir ces dispositions : le souvenir des grandeurs du passé et la terreur des maux futurs, le tour d’esprit que donne la civilisation, l’impossibilité de concevoir une autre forme d’existence, l’habitude si douce et si forte de vivre au jour le jour dans les jouissances élaborées par les ancêtres dont on était les heureux héritiers.

La foi de ces dévots de l’Empire ne se laissa pas déconcerter par les rudes leçons des événements. L’indignité et l’impuissance toujours plus manifestes des organes dans lesquels s’incarnait la civilisation romaine ne leur ouvrirent Pas les yeux. Ils ne voulurent pas voir, ils n’essayèrent pas de comprendre les phénomènes qui révélaient graduellement, à l’observateur le moins perspicace, le divorce du genre humain et de Rome. Leur culte ne fit que gagner en ferveur mystique et en enthousiasme voulu. L’émancipation de l’humanité, quand elle frappait leurs yeux par quelque manifestation trop éclatante, ne leur inspirait que des sentiments d’irritation et d’indignation amère. Enfermés dans le cercle enchanté des grands souvenirs patriotiques, et se cramponnant à la foi impériale, en dehors de laquelle il leur semblait que l’univers dût rentrer dans le néant, ils se refusaient à envisager l’éventualité d’un monde privé du Capitole et du Palatin. Ils étaient ballottés entre l’adoration passionnée d’une société dont ils partaient déjà le deuil, et l’horreur profonde pour ces barbares grossiers, ignorants et malpropres, qui apparaissaient comme ses seuls successeurs.

Ce n’est pas que vis-à-vis d’une situation, qui allait s’assombrissant depuis le troisième siècle, tous les esprits aient également manqué de clairvoyance. L’affaiblissement progressif de l’Empire, la puissance grandissante des barbares étaient des phénomènes parallèles, dont ceux-là surtout pouvaient mesurer l’étendue qui les envisageaient du haut du trône, et qui, ayant passé leur jeunesse dans les camps, y avaient vu toutes les forces vives du monde concentrées dans les seuls barbares. L’idée de mettre fin au conflit tantôt ouvert et tantôt latent entre la civilisation et la barbarie, et de sauver celle-là en apprivoisant celle-ci, fut une pensée haute et vraiment impériale, à laquelle les grands empereurs chrétiens se consacrèrent avec énergie. Aller aux barbares, leur tendre une main amie, les introduire comme des hôtes pacifiques dans ce monde qu’ils voulaient détruire, les faire vivre côte à côte avec les Romains au sein de la même civilisation, et raviver l’Empire en y versant la sève jeune et ardente de la Germanie, c’était, certes, une tâche qui valait la peine d’être entreprise ; c’était, tout au moins, le dernier espoir du monde et sa suprême chance de salut.

Il faut honorer les hommes qui ont conçu ce rêve ; il faut reconnaître ce qu’il avait de séduisant, puisqu’après avoir été caressé par les plus grands des Romains, par Constantin et par Théodose, il put encore, un siècle après, en pleine décomposition de l’Empire, faire la conquête de ce qu’il y avait de meilleur parmi les barbares, d’un Ataulf et d’un Théodoric le Grand. Mais il faut reconnaître aussi que ce n’était qu’un rêve, que l’assimilation d’une race entière était précisément le plus gigantesque effort et la plus grande preuve de vitalité, et que si l’Empire avait été capable de réaliser un tel programme, c’est qu’il aurait été dans la plénitude de sa vigueur et de sa foi. Mais Rome se mourait, et la tâche qu’on lui imposait exigeait toutes les ressources de la force et du génie. Au fur et à mesure que l’expérience se renouvelait, l’échec devenait de plus en plus visible, et, à la fin, la chimère qui proposait le problème dévora les audacieux qui essayèrent de le résoudre.

Alors se posa pour l’Église chrétienne la solennelle question. Allait-elle, s’attachant au cadavre de l’Empire, partager ses destinées et périr avec lui, en refusant de tendre la main à l’avenir qui s’avançait ? Ou bien, se sentant appelée à des destinées éternelles, allait-elle abandonner l’Empire à lui-même, se porter au-devant des barbares, et commencer avec eux un monde nouveau ? Il nous est facile, à la distance où nous sommes et à la lumière de l’histoire, de constater qu’il n’y avait qu’une seule réponse à faire à cette question. Mais les problèmes que l’histoire résout avec aisance, la vie les pose dans des termes qui ne laissent pas découvrir la solution avec la même facilité. Cette triple vérité, que l’Empire était irrémédiablement condamné, que l’avenir était du côté des barbares, et qu’il ne fallait pas chercher le salut dans la combinaison de ces deux mondes, était couverte d’épaisses ténèbres. La fermeté d’esprit qu’il fallait pour l’entrevoir était regardée comme de l’impiété, et le courage qui consistait à prendre une attitude amicale vis-à-vis des barbares, c’était de la trahison.

L’Église ne se troubla pas devant les difficultés de sa pénible tâche. Elle avait d’ailleurs, dans ses traditions, le souvenir d’un divorce non moins douloureux et non moins nécessaire. Lorsque, dans les premiers jours de son existence, les chrétiens de nation juive prétendirent faire du christianisme une religion nationale, et exigèrent que pour entrer dans la communion des fidèles on passât par la synagogue, le cénacle s’était opposé avec une énergie surhumaine à ces revendications du patriotisme, qui confisquaient au profit des seuls Israélites le patrimoine légué par le Christ à toute l’humanité. En proclamant le caractère universel de l’Évangile, en ouvrant les portes de l’Église toutes grandes aux Gentils, sans autre condition que le baptême, les Apôtres avaient sauvé le christianisme et la civilisation.

L’Église du cinquième siècle se souvint de ce sublime exemple. Elle voulut rester la religion de l’humanité, et non celle d’un peuple, ce peuple fût-il le peuple romain. Elle voulut s’ouvrir aux barbares comme elle s’était ouverte aux Gentils, et les recevoir dans son sein sans qu’ils fussent obligés de passer par l’Empire. Et, pour pouvoir remplir cette haute mission, elle se détacha de Rome comme elle s’était détachée d’Israël. Sacrifice cruel sans doute, qui dut coûter bien des larmes à ceux qui le firent, qui dut leur valoir bien des anathèmes de la part de ceux qui estiment que le salut de l’humanité et la gloire de l’Église importent moins au monde que les couleurs d’un drapeau politique. Le sacrifice fut consommé cependant, et la merveilleuse souplesse du génie catholique s’affirma une fois de plus dans la manière victorieuse dont il traversa cette grande crise.

Cette évolution mémorable n’a jamais été racontée. Elle se compose d’une multitude de faits dont l’œil ne voit pas le lien, et ses proportions sont tellement vastes, que les contemporains n’ont pu en apercevoir que des épisodes isolés, dont le rapport au tout leur échappait. Comme un pont gigantesque jeté sur l’abîme qui sépare deux mondes, et que le divin ingénieur a laissé crouler après qu’il n’en a plus eu besoin, le grandiose itinéraire de l’Église ne se reconnaît qu’à des arches brisées et à des piliers épars, dont l’architecture ne se laisse deviner que par le regard exercé, et qui effraye la paresse de l’imagination. Essayons de marquer les principaux jalons que l’histoire a laissés debout, comme pour défier la sagacité de l’historien.

C’est la chrétienté d’Afrique qui semble, la première, avoir entrevu la direction de l’avenir et prononcé le mot de l’émancipation. Moins liée aux traditions romaines, plus rapprochée, par son génie, par son climat, par son passé, de ce monde oriental où fut le berceau de l’idée chrétienne, elle était faite pour oser dire tout haut la pensée qui tourmentait le sein oppressé du monde. Mais il ne fallut pas moins que son plus grand génie, ou, pour mieux dire, le plus grand génie de l’Église latine, pour parler avec autorité et pour trouver la formule qui devait rendre l’idée acceptable. Lorsque l’Empire, épouvanté de la prise de Rome par Alaric, se recueillait dans une angoisse sans bornes devant ce sacrilège auquel il ne s’était pas attendu, et qu’il demandait à Dieu l’explication de ce qui confondait la raison, alors saint Augustin éleva la voix, et révéla à ses contemporains la signification des terribles événements dont ils étaient les témoins. Avec une netteté et une hardiesse qui déchiraient tous les voiles, il leur enseigna que l’Empire n’était pas la cité éternelle, et qu’il n’avait pas, comme le croyaient ses fidèles, reçu la mission de réaliser la fin de l’humanité. L’Empire n’était que la cité des hommes ; mais il y avait une cité de Dieu qui seule possédait des promesses d’éternité, et qui seule était la patrie commune des âmes. Étrangère à ce mondé, à travers lequel elle s’acheminait en pèlerinage, la cité de Dieu reconstituait en dehors de l’Empire une communauté humaine plus vaste, plus durable, plus parfaite, dont la loi était établie par Dieu lui-même, et qui reposait sur la charité universelle. Pour la cité des hommes, dont l’Empire était la réalisation, sa mission était close : il pouvait périr sans que l’humanité fût entraînée dans sa ruine ; s’il refusait de faire partie de la cité de Dieu, Dieu recommencerait avec les seuls barbares l’œuvre de l’avenir.

Telles furent les vues sublimes que le penseur d’Hippone ouvrit devant les yeux de son siècle, et que les écrivains de son école développèrent avec chaleur et éloquence. Salvien, qui s’inspire directement d’Augustin, parle avec une visible sympathie de ces barbares grossiers, hérétiques, ignorants, dont il ne nie pas les vices, mais dont il proclame bien haut les vertus. Il les oppose à la dégradation des Romains de son temps, et il fait rougir les civilisés d’être moins vertueux et moins forts que ces hommes qu’ils méprisent. Paul Orose, autre disciple d’Augustin, est plus catégorique encore ; c’est lui surtout qui semble répudier l’Empire : Si, dit-il, la conversion des barbares doit être achetée au prix de la chute de Rome, il faut encore se féliciter[1]. Il y avait dans cette simple parole le germe d’une nouvelle philosophie de l’histoire de l’humanité.

De pareils enseignements étaient bien faits pour scandaliser le patriotisme des Romains et les préjugés des civilisés. Que de réclamations, que de protestations indignées il dut y avoir, dans les milieux éclairés, contre ces audacieuses négations de tout ce qu’on avait tenu pour sacré ! L’Église trahissait la cause de la conservation sociale, elle enhardissait la barbarie, elle décourageait les derniers défenseurs de la civilisation. Les évêques abandonnaient les nobles traditions de l’épiscopat ; ils étaient les successeurs indignes des grands pontifes du quatrième siècle, qui avaient été les colonnes du monde ; ils démentaient la générosité de leurs collègues, qui montaient sur les murs de leurs villes pour repousser Attila ; ils semblaient se complaire à attiser les flammes et à provoquer la foudre, et Augustin mourant, en proie aux plus sinistres prévisions, dans les murs de sa ville épiscopale assiégée par les Vandales, n’expiait-il pas trop justement la faute d’avoir cru qu’on pouvait déserter la cause de Rome, et bâtir l’avenir sur les masses branlantes et orageuses de la barbarie ?

Certes, en présence de ces démentis apparents que les faits infligeaient à l’idée, il y avait du courage à lui rester fidèle. Il y en avait plus encore à la faire descendre des hauteurs de la spéculation dans le champ clos de la vie, et à lui permettre de s’incarner enfin dans les réalités concrètes de l’histoire. Aller au devant des destructeurs avec la confiance et la sécurité de la foi, les acclamer au moment où ils brûlaient les églises, et leur demander de réaliser cette chimère sublime qu’on peut appeler d’un nom bien fait pour en marquer l’audace : une civilisation barbare, c’était là une entreprise qu’on dut qualifier d’insensée, aussi longtemps qu’elle n’eut pas réussi. Pour l’avoir osé, l’épiscopat gaulois est resté grand devant l’histoire, et l’homme dont le nom résume et représente cette attitude de l’épiscopat, saint Remi de Reims, doit être placé plus haut dans les annales du monde moderne que Clovis lui-même. Fut-ce de sa part un acte d’héroïque abnégation, et dut-il étouffer dans son cœur le regret de la civilisation déclinante, lui qui en avait été une des dernières gloires et qui avait remporté des palmes dans l’art de bien dire, cette suprême consolation des hommes de la décadence ? Ou bien alla-t-il d’enthousiasme aux barbares, séduit par la pensée de devenir l’agent d’une œuvre providentielle, dont la grandeur subjuguait son esprit, et de nouer le lien vivant qui rattacherait le passé et l’avenir ? L’histoire n’a pas pris la peine de nous révéler ce secret : elle nous place en présence des résultats sans nous dire au prix de quels sacrifices ils furent obtenus. Et, après tout, qu’importe ? C’est l’œuvre qui juge l’ouvrier, et l’œuvre est sous nos yeux. Le Sicambre a courbé la tête sous les ondes baptismales, il est devenu le chef d’un grand peuple, et l’union de l’Église et des barbares a sauvé le monde.

Le baptême de Clovis est donc plus qu’un épisode de l’histoire universelle : c’est le dénouement victorieux d’une de ses crises. En relisant cette page fatidique des annales de l’humanité, le chrétien éprouvera le sentiment puissant et profond d’une entière sécurité devant les problèmes sans cesse renaissants, puisqu’il y voit la Providence accorder à l’Église, dans une de ses heures les plus sombres, ce qu’elle ne lui a refusé dans aucune autre : des penseurs qui ont tracé sa voie à travers les ténèbres de l’Océan, et des pilotes qui, au moment décisif, ont hardiment donné leur coup de barre dans la direction de l’avenir.

 

 

 



[1] Quamquam si ob hoc solum barbari romanis finibus immissi forent, quod vulgo per Orientem et Occidentem ecclesiæ Christi Hunnis et Suevis, Validis et Burgundionibus, diversisque et innumeris credentium populis replentur, laudanda et attollenda Dei misericordia videretur : quandoquidem, etsi cum labefactione nostri, tantæ gentes agnitionem veritatis acciperent, quam invenire utique nisi hac occasione non possent. Paul Orose, Histor., VII, 41.