CLOVIS

 

PRÉFACES.

 

 

PRÉFACE DE LA SECONDE ÉDITION.

Le lecteur qui voudra prendre la peine de contrôler les deux éditions de ce livre se convaincra facilement que les mots revue, corrigée et augmentée placés en tête de celle-ci sont d’une rigoureuse exactitude. Depuis cinq ans, j’ai eu l’occasion de serrer de plus près quelques-uns des problèmes que soulève en grand nombre l’histoire de Clovis. Je n’ose dire que j’en ai donné la solution, mais on reconnaîtra peut-être que j’ai fait ce qui était possible dans l’état actuel de nos connaissances. D’autre part, j’ai profité de tous les travaux spéciaux qui ont paru depuis 1895. La bibliographie critique a été tenue au courant et par endroits refondue ; elle présente le tableau méthodique et complet des ressources qui sont à la disposition, de l’historien. Les appendices II et III ont été ajoutés ; celui-là est le remaniement d’un travail qui a paru y a une douzaine d’années[1] ; celui-ci discute à fond la question du baptême de Clovis si souvent controversée en ces dernières années. Dans l’Appendice IV on retrouvera l’intéressante dissertation dont M. Louis Demaison a bien voulu enrichir la première édition de ce livre, et qu’il a retouchée pour tenir compte des recherches récentes.

La table des noms placée à la fin de chaque volume répond à un désir qui m’a été témoigné par des lecteurs bienveillants.

Saint-Léger-lez-Arlon, le 28 août 1900.

 

EXTRAIT DE LA PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

J’entreprends une tâche que personne n’a abordée avant moi. Il n’existe pas d’histoire de Clovis à l’usage du public. L’homme qui ouvre les annales du monde moderne, le fondateur de la France n’a jamais eu de biographe.

La raison en est simple. Les matériaux nécessaires pour écrire cette histoire sont si rares, si fragmentaires, si peu sûrs, qu’à première vue il semblerait qu’il faille renoncer à les employer. Le règne créateur qui a imprimé sa trace d’une manière si puissante dans l’histoire n’en a laissé aucune dans l’historiographie. Les archives en sont totalement perdues. De tous les documents émanés de la main de Clovis, nous ne possédons qu’un bout de lettre adressé aux évêques de son royaume. Les six diplômes conservés sous son nom sont apocryphes. La première rédaction de la LOI SALIQUE paraît de lui ; mais on ne le saurait pas sans le témoignage d’un inconnu qui, à une époque postérieure, en a écrit le prologue. Il ne nous reste pas une seule monnaie de lui. Childéric lui-même a été moins maltraité, puisque la tombe nous a rendu son portrait, gravé en creux dans un cachet.

Clovis était mort depuis deux générations lorsqu’il se trouva un chroniqueur pour raconter à la postérité ce qu’on croyait alors savoir de lui. Mais les souvenirs exacts se réduisaient à fort peu de chose : quelques lignes très sèches sur ses guerres, empruntées aux annalistes du cinquième siècle ; quelques légendes, les unes populaires et les autres ecclésiastiques, et où la part du vrai et du faux était bien difficile à démêler, voilà tout ce que Grégoire de Tours put mettre en œuvre. Il en fit le récit qui est resté jusqu’à nos jours la base de toute l’histoire de Clovis, et qui, malgré ses défectuosités, était pour son temps une œuvre remarquable. Tous ceux qui vinrent après lui se bornèrent à le copier, et n’ajoutèrent à ses renseignements que des fables. L’oubli, d’ailleurs, descendit de bonne heure sur le fondateur de la monarchie : sa gloire vint se fondre dans celle de Charlemagne, qui resta seul en possession de l’attention des masses, et qui apparut bientôt comme le vrai créateur de la monarchie franque. Les noms mêmes de ces héros sont à ce point de vue bien instructifs : Charlemagne est un nom populaire, qui a vécu sur les lèvres de la multitude ; Clovis est un nom archaïque, tiré des vieux parchemins par l’érudition. Si le peuple s’était souvenu de Clovis et l’avait fait vivre dans ses récits, nous l’appellerions Louis.

On comprend que les historiens modernes aient été peu encouragés à traiter un sujet si difficile à aborder, et promettant si peu de résultats. L’époque de Clovis était pour eux ce que sont pour les nations anciennes leurs âges héroïques : on redisait ce qu’on avait entendu raconter par la tradition, et, sans prendre la peine d’en contrôler le témoignage, on avait hâte de quitter ces régions ténébreuses. La critique seule y descendait de temps en temps, armée de sa lampe ; mais chaque exploration qu’elle y faisait avait pour résultat de biffer quelques traits de l’histoire traditionnelle, et de diminuer encore le peu d’éléments positifs qu’elle contenait. Dans les tout derniers temps, ce travail de destruction a pris une allure des plus prononcées. En même temps que la critique pénétrante et acérée de Julien Havet réduisait à néant plusieurs documents de la plus haute importance, tels que la lettre du pape Anastase II et le colloque des évêques de Lyon, l’auteur de ce volume, s’appuyant sur les recherches antérieures de Junghans et de Pio Rajna, établissait définitivement le caractère légendaire de tous tes récits relatifs au mariage de Clovis, à sa guerre de Burgondie et à ses luttes avec ses proches.

La vérité historique pouvait gagner à ces constatations, mais la vie de Clovis devenait de plus en plus difficile à écrire.

Fallait-il cependant renoncer à l’entreprise, et le quatorzième centenaire du baptême de Reims devait-il s’écouler sans qu’on essayât de déterminer la place que ce grand événement occupe dans l’histoire de la France et du monde ? Je n’ai pu me décider à répondre à cette question autrement que par la publication de ce livre. Il m’a paru que je pouvais, sans témérité, me risquer à traiter un sujet auquel j’ai été ramené à plusieurs reprises au cours de vingt ans d’études historiques, et auquel j’ai consacré une bonne partie de mes travaux antérieurs.

Je ne parlerai pas du plan de mon livre : le lecteur me jugera d’après ce que j’ai fait, et non d’après ce que j’ai voulu faire. Il me suffira de dire que, comme on s’en apercevra aisément, cet ouvrage est écrit pour le grand public, et non pour un petit cénacle d’érudits. J’en aurais doublé le volume si j’avais voulu discuter tous les problèmes que je rencontrais en route, et citer toutes les autorités sur lesquelles je m’appuie. Bien que j’aie lu tout ce qui se rapporte à mon sujet, et que j’aie même compulsé les œuvres des érudits des trois derniers siècles, j’ai pensé qu’on me saurait gré de mettre enfin à la portée des lecteurs instruits les résultats positifs de la science, plutôt que de résumer les discussions des savants. On trouvera d’ailleurs, dans l’Appendice, un aperçu critique de tous mes documents, qui me dispensera de multiplier les notes au bas des pages.

Le travail de la critique n’est que l’élément négatif de l’histoire. Je le sais, et j’ai essayé plus d’une fois de suppléer à l’insuffisance de mes documents par l’effort intense de l’esprit pour arriver à l’intuition du passé. Je puis dire que j’ai vécu avec mon héros, et sans doute, si je l’avais montré tel que je l’ai vu, ce livre pourrait se présenter avec plus d’assurance devant le public.

Arlon, le 30 septembre 1895.

 

 

 



[1] Dans le Compte Rendu du Congrès scientifique international des catholiques, 1re session, t. II, Paris, 1889, et dans la Revue des questions historiques, t. 44. (1888).