SAINTE CLOTILDE

CHAPITRE IX. — GLOIRE POSTHUME DE SAINTE CLOTILDE.

 

 

La reconnaissance populaire a de bonne heure honoré la mémoire de Clotilde comme on honore celle des saints, en lui rendant un culte. Cet hommage spontané, jailli du cœur de la foule, et consacré par l’autorité religieuse pour ainsi dire Ss le lendemain de sa mort, est comme le sceau mis à l’ensemble des faits qui établissent le degré héroïque de ses vertus. En pareille matière une tradition de culte est, de tous les témoignages, le plus éclatant et le plus irrécusable. Lorsque ce témoignage est d’accord avec toutes les attestations de l’histoire et qu’il n’est contredit par aucune, les preuves de sainteté sont faites, et il n’est au pouvoir de personne de les infirmer.

C’est donc à bon droit que les genoux des fidèles se sont toujours pliés devant le souvenir de sainte Clotilde, bien qu’elle n’ait pas été l’objet d’un procès de canonisation en règle, non plus que les autres saints de son époque. Et il convient, avant de clore l’histoire de sa vie, que nous disions quelques mots de sa gloire posthume, pour parler comme les Bollandistes, c’est-à-dire des hommages religieux qui ont été rendus à sa mémoire par le peuple chrétien.

Lorsque les restes mortels de Clotilde descendirent dans la crypte de Clovis, ils y rencontrèrent dans la fraternité du tombeau la dépouille d’une autre sainte, que Clotilde avait aimée, et à qui elle-même avait voulu donner l’hospitalité de son dernier séjour. C’était Geneviève, l’héroïne du sixième siècle, que les Parisiens reconnaissants, nous l’avons déjà dit, entouraient d’une popularité presque sans exemple dans l’histoire de leur ville. Geneviève, en prenant possession de l’église du mont Lutèce, la remplit tout entière du rayonnement de sa gloire. La basilique bientôt ne Ait, plus qu’à elle on ne la connut, plus sous le vocable des Douze Apôtres ni sous celui de saint Pierre, on se souvint seulement qu’elle y reposait, et le sanctuaire désormais ne porta que le nom de la sainte. Et, par un étonnant renversement des rôles, Clovis et les siens, dans leur dernière demeure, semblèrent n’être que les hôtes de Geneviève.

Clotilde y reposa, si je puis ainsi parler, dans la splendeur qui jaillissait du tombeau de sa sainte amie. La fille des rois prit sa place dans la tombe à côté de la fille du peuple, et l’auréole sacrée réunit dans la mort comme dans la vie deux âmes sœurs, entre lesquelles les vaines distinctions sociales de ce monde ne subsistaient plus. La gloire de la reine ne fut pas éclipsée par la gloire plus éclatante de la vierge. Clotilde ne cessa d’être pour ainsi dire associée aux honneurs dont sainte Geneviève était l’objet. Elle eut, elle aussi, son natalice marqué dans le calendrier, avec son office liturgique dont nous avons conservé le texte, et qui est resté cher à l’église de France. De nombreux miracles, au témoignage de plusieurs martyrologes, vinrent attester, à diverses époques, la légitimité du culte que lui rendaient les fidèles.

Une châsse opulente avait reçu, de fort bonne heure, les restes vénérés de la sainte. Renouvelée à plusieurs reprises, et en dernier lieu au seizième siècle, cette châsse était un des trésors populaires de Paris. Elle était en argent doré : des deux côtés étroits on y voyait d’une part Clotilde avec Clovis ; de l’autre, la sainte en costume de religieuse, près de la fontaine des Andelys qu’elle avait fait jaillir. Les côtés longs offraient une succession de saints particulièrement vénérés à Paris et à Sainte-Geneviève[1].

Chaque fois, nous disent de vieux écrivains, qu’un danger menaçait Paris, la châsse de sainte Clotilde figurait avec celle de sainte Geneviève dans les processions qui alors traversaient les rues de la grande ville. Il en fut ainsi pendant les heures sombres qui sonnèrent si souvent pour Paris au quinzième et au seizième siècle. Ainsi se continuait, du fond du tombeau, la pacifique royauté de Clotilde sur la nation dont elle avait contribué à faire la fille aînée de l’Église. Par delà les figes, la confiance et l’amour du peuple allaient incessamment à sa première reine chrétienne, et le patriotisme trouvait son compte dans ces sentiments engendrés par la foi.

Mais le culte de sainte Clotilde ne fut pas confiné aux murs de sa capitale, et, de bonne heure, des parcelles de ses reliques allèrent l’aviver dans les provinces.

Les ravages exercés au neuvième siècle par les Normands fournirent la première occasion de ces migrations posthumes. La châsse de la sainte fut alors transportée au château de Vivières (Aisne), qui contenait une église paroissiale, et elle y resta tant que durèrent les troubles. Quand la tranquillité fut rétablie, les Génovéfains réclamèrent le précieux trésor aux chanoines de Vivières, qui semblent avoir eu de la peine à s’en dessaisir, si nous en jugeons d’après le partage qui intervint. La tête et un bras furent laissés à Vivières ; le reste du corps avec la châsse fut emporté à Paris. Plus tard, vers 1149, lorsque le chapitre de Vivières embrassa la règle de Prémontré, la plupart des chanoines allèrent fonder, à quelque distance de là, l’abbaye de Valsery, dont Vivières ne fut plus qu’un prieuré. En 1234, les deux maisons procédèrent au partage des reliques de la sainte, et chacune obtint sa part de la tête et du bras. La partie laissée à Vivières fut enfermée dans un buste de bois et y a été religieusement conservée jusqu’à nos jours, sauf que pendant la période révolutionnaire on enterra le buste pour le soustraire aux profanateurs. Lorsqu’en 1865, il fut ouvert par M. Henri Congnet, doyen du chapitre de la cathédrale de Soissons, on y trouva les parties principales d’une tête, plus une charte de l’abbé de Valsery, datée de 1234, et relatant les faits exposés ci-dessus.

Au surplus, le culte de la sainte est resté populaire à Vivières.

On y montre une fontaine Sainte-Clotilde et, à côté, les ruines d’une chapelle qui lui était dédiée.

A l’époque du pèlerinage, la veille du 3 juin et pendant les six semaines qui suivent, les pèlerins viennent avec dévotion boire de l’eau couverte, disent-ils dans leur langage populaire, des cheveux de la sainte. Ainsi appellent-ils les herbes très fines qui sont à la surface de l’eau. On demande surtout à la sainte d’être délivré de la fièvre. Chaque année, on compte douze ou quinze cents pèlerins[2].

Quant aux reliques de Valsery, elles furent conservées également jusqu’à la fin de l’ancien régime. Au commencement du dix-huitième siècle, nous les voyons encore signalées par Hugues, abbé d’Étival et annaliste de l’ordre de Prémontré. Après la Révolution, ce fut l’église de Cœuvres qui en hérita. On sait que Cœuvres fut habité par la belle Gabrielle ; il est plus intéressant de savoir que Clotilde y repose. La reine qui a reçu du ciel les lys de France est devenue ainsi la concitoyenne de la favorite qui a aidé à les souiller. Toujours, dans l’histoire de la société moderne, nous rencontrons de ces contrastes entre la beauté de l’idéal chrétien et les scandales de la réaction païenne.

D’autres parties du corps de la sainte étaient conservées dans une châsse d’argent massif dans l’église de l’abbaye de Joyenval (Seine-et-Oise). Peut-être ont-elles contribué à la naissance de la légende à laquelle nous venons de faire allusion, et qui est le pendant de celle de la sainte Ampoule de Reims. Cette légende, fort en vogue pendant le quinzième et le seizième siècle, racontait que Clotilde y reçut des mains d’un ermite, pour le remettre à Clovis, l’écusson de France, qui était d’azur à trois fleurs de lys d’or, et qu’un ange avait apporté du ciel. Lors de la suppression de l’abbaye en 1791, M. Terrier, maire de Chambourcy, fit transporter solennellement la châsse de la sainte dans l’église paroissiale de son village, où elle resta suspendue par des chaînes de fer jusqu’en 1793. Les révolutionnaires s’étant emparés de la châsse qu’ils détruisirent, le dévoué maire parvint à sauver les ossements, et les enferma dans un sac de toile qu’il courut de tous côtés et scella de son sceau. Ce sac ne fut ouvert qu’en 1837, et les ossements déposés dans une châsse nouvelle ; une parcelle en a été retirée en 1863 pour être envoyée à la nouvelle église Sainte-Clotilde de Paris.

En présence de ces traditions de culte, qui jouissent d’une autorité considérable, que faut-il penser des prétentions de l’abbaye du Trésor, à Vernon en Normandie ? Les religieuses de cette maison se vantaient, elles aussi, de posséder le chef de la sainte. Nous ne possédons pas de données qui nous permettent d’élucider, la question, qui inspirera peut-être un jour le zèle de quelque archéologue local. Ce qui est certain, c’est qu’en 1641, lorsqu’à Sainte-Geneviève on ouvrit la châsse de sainte Clotilde à la demande du roi Louis XIII, qui désirait avoir une parcelle de ses reliques, la tête ne s’y trouvait plus, sans que personne eût le moindre souvenir d’une circonstance qui en aurait pu expliquer la disparition.

Pour en finir avec l’histoire des reliques de la sainte, nous dirons que la châsse fut ouverte en 1656, pour en retirer une côte qui fut offerte à Notre-Dame des Andelys, qui avait bien mérit4 ce don, par la ferveur du culte qu’elle n’a cessé de rendre à la première reine de France.

Ce ne sont pas là, assurément, les seuls faits de la gloire posthume de sainte Clotilde, mais ce sont les seuls que nous connaissons. Ils n’en ont pas moins d’intérêt. Aux yeux du chrétien, l’histoire de la diffusion d’un culte de saint ne saurait être négligée, parce qu’elle est le prolongement d’une influence bienfaisante et l’expansion d’un rayonnement civilisateur. Du haut des autels où on le vénère, le saint continue de parler et d’agir, et la puissance d’apostolat des vertus qu’il a pratiquées dans sa vie mortelle est comme centuplée. Qui dira la somme des saintes résignations et des abnégations généreuses que des veuves et des mères chrétiennes ont puisées aux pieds de sainte Clotilde, dans ces entretiens célestes que la prière renouvelle tous les jours entre les saints du ciel et les âmes éprouvées sur la terre ?...

 

Un jour, après avoir gardé pieusement, pendant douze siècles, le souvenir de ses plus pures gloires nationales, il arriva que la nation française, dans un accès de délire, voulut détruire de ses propres mains les fortes et vivaces racines qu elle avait dans le passé. En 1793, à l’heure oit l’on violait tous les tombeaux et où l’on profanait toutes les gloires, la rage des révolutionnaires s’en prit aussi au sanctuaire de son premier roi. La crypte de Clovis fut violée, les cendres sacrées de Geneviève jetées au vent ; c’est à grand’peine si un oratorien parvint à sauver les ossements de Clotilde, et à les mettre en lieu sûr. Malheureusement, ce vieillard pusillanime, craignant qu’ils ne fussent profanés s’ils tombaient dans les mains des forcenés, se décida à faire lui-même leur besogne et les brûla. Toutefois, les cendres ne furent pas enlevées à la France cédées par un génovéfain à la petite église paroissiale de Saint-Leu, elles y sont encore conservées aujourd’hui.

L’impiété avait cru anéantir, avec les débris mortels de la sainte, son culte et sa mémoire : elle s’est trompée comme elle se trompe toujours. Le christianisme est éternel ; éternellement il reprend possession des domaines qui sont les siens, comme la mer fait de ses rivages. Le culte de sainte Clotilde est resté florissant par toute la France. II jouit d’une particulière popularité dans les divers endroits qui ont gardé de ses reliques, c’est-à-dire aux Andelys, à Vivières, à Chambourcy et à Cœuvres ; il fleurit aussi à Courgent et à Longpont dans le diocèse de Versailles. Paris, de son côté, a voulu faire réparation à la mère de ses rois, et lui a érigé en 1863, sur la rive gauche, une de ses plus belles églises modernes. De loin, on voit les deux élégantes tours jumelles de ce noble édifice dresser vers le ciel leurs flèches gothiques finement dentelées, et le sanctuaire, que les maîtres des arts plastiques ont orné de chefs-d’œuvre rappelant l’histoire de la sainte, apparaît dans sa calme majesté au milieu d’un quartier élégant et gracieux, un des coins les plus exquis de Paris. La fraîche verdure des grands arbres se marie harmonieusement à la sobre beauté du monument alentour circule une vie abondante, mais sans trouble ni agitation fiévreuse, et une piété indéfectible amène assidûment les fidèles devant les autels de la première reine de France.

 

 

 



[1] Voir une description et une reproduction de cette châsse dans les Bollandistes, Acta Sanctorum, t. I de juin (3 juin), p. 293.

[2] Mgr P. Guérin, les Petits Bollandistes, t. VI, p. 427, d’après une communication de M. Henri Congnet, en 1866.