SAINTE CLOTILDE

CHAPITRE VIII. — SAINTETÉ DE CLOTILDE.

 

 

Les pages qui précèdent ont exposé dans leur ensemble le récit des tragiques événements qui ont empoisonné la vie de Clotilde, et qui furent son cortège pendant les douloureuses années de son veuvage. Mais ces coups multipliés, qui l’accablent sans l’abattre, ne remplissent pas seuls sa carrière mortelle. La vaillante chrétienne supporte courageusement les épreuves, elle bénit Dieu des maux comme des biens, et elle passe, résignée et pénitente, en semant avec profusion autour d’elle les bienfaits d’une inépuisable charité. C’est cet aspect de sa vie qu’il nous faut essayer de retracer maintenant.

L’histoire, qui a tant oublié, se souvient ordinairement dis fondateurs d’églises. Aussi, quoi d’étonnant si le nom de Clotilde reparaît plus souvent dans ses récits, depuis que le veuvage, en lui rendant sa liberté, lui a permis de multiplier ses œuvres ? L’Église, plus reconnaissante que l’homme, se plaît à inscrire les noms de ses bienfaiteurs en tête de ses annales, et les transmet de génération en génération, comme un précieux héritage qui doit arriver intact à l’avenir.

Et c’est justice. Dans les siècles crépusculaires où la vie sociale ne fait que de naître, il n’y a pas d’œuvre plus haute et plus civilisatrice que la construction d’une église ou la fondation d’un monastère. Chaque fois que sur le sol de la vieille Gaule il surgissait vers le ciel une tour portant à son sommet le signe de la croix, on pouvait dire que la civilisation comptait une citadelle, une colonie de plus. Et de chacun de ces sanctuaires qu’ornait avec tant de profusion l’intelligente piété des fondateurs, l’œil de la foi pouvait voir s’écouler ce fleuve de grâce et de vie dont il est parlé dans les Livres Saints : Vidi aquam egredientem de templo, et omnes ad quos aqua ista pervenit salvi facti sunt.

Nous ne connaissons apparemment qu’un petit nombre des fondations pieuses de Clotilde. Nous ne savons pas à quelle date il faut les rapporter, et s’il n’y en a pas, parmi celles dont le souvenir est venu jusqu’à nous, qui remontent jusqu’aux années du règne de Clovis. L’exposé que nous allons faire sera donc bien loin d’être complet et méthodique, et nous regrettons qu’il ne contienne le plus souvent que la mention sèche et sommaire d’un fait, dépouillée de ces détails précis qui donnent aux choses les couleurs de la vie et en augmentent l’intérêt. Mais, à défaut du charme que nous essayerions vainement de répandre sur ces pages, nous espérons que notre statistique, toute fragmentaire qu’elle est, ne manquera pas d’intéresser le lecteur pieux. Les plus faibles traces que les saints ont laissées de leur passage sur terre doivent être recueillies avec un soin jaloux, et nul ne nous reprochera de relever de province en province, avec l’attention émue du fidèle, l’empreinte des pas bénis qui ont traversé la France en y propageant le royaume de Dieu.

Une des fondations les plus anciennes de Clotilde, c’est celle du monastère de femmes qu’elle éleva à Chelles près de Paris, en l’honneur de saint Georges[1]. Chelles, nous l’avons vu, était sous les Mérovingiens une villa royale, et l’on peut croire que Clotilde y aura séjourné plus d’une fois, du temps qu’elle vivait heureuse aux côtés de Clovis. Il est donc très probable que c’est pendant ces jours encore ensoleillés qu’elle aura voulu ériger cet asile pour les servantes de Dieu. Là, plus d’une fois, dans de doux et religieux entretiens avec des âmes saintes, elle aura goûté cette suavité spirituelle dont le profane milieu de la cour ne connaissait pas le charme infini. Remarquons en passant la dévotion de Clotilde pour un saint qui fut, pendant tout le moyen âge, le modèle du chevalier chrétien, et se trouvait être, en quelque sorte, le patron de son belliqueux époux

On voudrait remonter ici jusqu’à la pensée pieusement conjugale qui aura inspiré cette création, et l’on se souvient avec intérêt que Clovis, lui aussi, dans une inspiration à laquelle Clotilde ne sera pas restée étrangère, avait glorifié le saint guerrier. Le monastère de Baralle près de Cambrai, qui est peut-être sa plus ancienne fondation religieuse, était également dédié à saint Georges[2]. Il serait téméraire d’insister, mais on ne peut s empêcher de constater l’unité d’intention qui semble avoir présidé à l’œuvre de l’époux et de l’épouse. L’un et l’autre mettaient les campagnes du roi des Francs sous la protection du saint qui était, aux yeux de ce temps, l’arbitre des batailles et le protecteur des guerriers.

Une autre sainte, reine de France également, devait, un siècle plus tard, reprendre et continuer l’œuvre de Clotilde. Nous savons, par la biographie de sainte Bathilde, que cette reine agrandit l’église et l’abbaye, et augmenta le nombre des religieuses[3]. Cette fondation doublement royale était appelée à de hautes destinées. Dès le septième siècle, des filles des plus illustres maisons d’Angleterre y venaient s’initier à la vie religieuse, et des princesses du sang royal y prirent le voile. Telles sont les origines de Chelles ; aucune autre maison de France ne peut se vanter, comme celle-ci, d’avoir près de son berceau deux saintes, dont chacune portait la couronne du plus beau des royaumes après celui du Ciel.

Si l’amour conjugal a inspiré la dévotion de Clotilde envers saint Georges, est-ce l’amour de la patrie ou bien l’amitié pour sainte Geneviève qui a valu à saint Germain d’Auxerre la pieuse vénération de la reine des Francs ? Auxerre était la dernière ville franque du côté de la Burgondie, Auxerre gardait le tombeau du saint qui avait découvert la sainteté de Geneviève et prédit les desseins de Dieu sur l’humble enfant de Nanterre. Clotilde honora d’une manière extraordinaire ce grand confesseur, qui avait été une des lumières de l’église des Gaules. Elle ne voulut pas qu’il continuât de reposer dans le modeste oratoire de Saint-Maurice ; elle reconstruisit la basilique sur un plan agrandi, elle l’orna richement, et l’édifice sacré a pris depuis lors le titre de l’hôte il astre dont il abritait les restes mortes. Clotilde vint en personne présider à ces grands travaux, accompagnée d’un évêque de la Haute-Bourgogne, du nom de Lupus, qui mourut avant qu’ils fussent terminés. La reine voulut qu’il trouvât l’hospitalité dernière dans la basilique même, et une tablette de marbre, contenant l’épitaphe du vieillard, gardait encore au neuvième siècle le souvenir de ces faits, ainsi que de la pieuse libéralité de Clotilde[4].

La dévotion de notre sainte envers le prince des apôtres s’est traduite d’une manière plus riche dans un bon nombre de fondations. Nous avons déjà parlé de l’église du mont Lutèce, qui fut, avant Saint-Denis, la sépulture royale de la France. Il faut mentionner encore Saint-Pierre le Puellier, à Tours, où, selon la tradition, elle aurait fondé un monastère de femmes, et où, d’après le sentiment de plusieurs érudits, elle-même aurait coulé ses derniers jours. Son biographe, qui écrivait au Xe siècle, lui attribue aussi la fondation de l’église Saint-Pierre au faubourg de Laon, où elle aurait placé, comme à Paris, un collège de chanoines réguliers. Au dire du même écrivain, elle aurait en outre agrandi et enrichi de ses libéralités l’église Saint-Pierre de Reims, en souvenir du baptême de Clovis, et elle aurait rebâti, aux portes de Rouen, un vieux monastère de Saint-Pierre, consacré autrefois par saint Denys[5]. Tous ces souvenirs ne jouissent pas d’une égale authenticité, et les deux derniers, en particulier, ont été altérés d’une manière notable ; il importait toutefois d’en tenir compte à raison de leur incontestable fond de vérité historique. Remarquons au surplus que le vocable primitif de la plupart des églises Saint-Pierre était celui des douze apôtres la tradition nous le dit expressément pour celles de Paris et de Rouen, et il est permis de le conjecturer pour plus d’une autre. Saint Pierre, bien des fois, n’a donné son nom à l’édifice que parce qu’il était le premier des douze, mais la piété du temps associait tout le cénacle au culte qui était rendu à son chef.

Il nous reste à parler d’une dernière fondation de Clotilde, celle de Notre-Dame des Andelys, sur la Seine, près de Rouen. C’est celle que nous connaissons le mieux, et qui a gardé de sa fondatrice le souvenir le plus vivace et le plus reconnaissant. Au Xe siècle, on racontait avec complaisance un épisode miraculeux qui se passa lors de l’édification de ce sanctuaire ; nous le reproduisons ici dans le langage de l’auteur, que nous nous bornons à traduire textuellement :

Cette région ne produit pas de vin, et cependant les ouvriers qui bâtissaient le monastère en réclamaient à la reine. Tandis que la sainte se préoccupait de ces exigences, voilà que se mit à sourdre dans le voisinage des constructions une fontaine d’une remarquable beauté, charmante à voir, savoureuse à goûter. Et il fut dit en rêve à sainte Clotilde que, si les ouvriers lui demandaient encore du vin, elle devait leur envoyer par une de ses servantes un breuvage puisé à cette fontaine. Le lendemainon était en plein été et il faisait fort chaudles ouvriers se mirent de nouveau à réclamer du vin à grands cris, en mêlant à leurs vociférations le nom de la sainte. Aussitôt la servante de Dieu, se conformant à l’ordre qu’elle en avait reçu, leur envoya le breuvage indiqué. A peine en eurent-ils goûté, que l’eau se trouva changée en vin, et ils déclarèrent qu’ils n’avaient jamais bu un vin si exquis. Ils vinrent trouver la sainte, et, la saluant le front baissé, ils la remercièrent. Mais elle, apprenant le prodige qui venait d’avoir lieu, l’attribua non à ses mérites, mais à la bonté divine, et elle ordonna à sa servante de n’en parler à personne. Il faut remarquer que ce prodige dura tant qu’on travailla aux constructions du monastère, qu’il se produisit en faveur des seuls ouvriers de sainte Clotilde, et que toutes les autres personnes qui buvaient à la fontaine ne sentaient que le goût de l’eau. Lorsque le monastère fut entièrement achevé, le miracle cessa, et la fontaine reprit le goût naturel d’eau qu’elle a conservé jusqu’à ce jour[6].

Ainsi parle la légende. Quant à l’histoire, elle place N.D. des Andelys à côté de Chelles, parmi les monastères où les Anglo-Saxons, récemment convertis, aimaient à envoyer leurs filles faire l’apprentissage de la vie monastique[7]. Clotilde a ainsi continué, par ses fondations monastiques, cette mission d’apostolat qu’elle avait commencée auprès de son royal époux, et e est, il ne faut pas l’oublier, une de ses arrière-petites-filles, Berthe, reine de Kent, qui a joué auprès des Anglo-Saxons le même rôle que son aïeule auprès des Francs.

Tous ces souvenirs de la pieuse activité de Clotilde n’en représentent sans doute qu’une minime partie, mais ils ont au moins le mérite de nous faire deviner, grâce à ces faibles indices, ce que devait être la royale existence qui nous les a laissés. Plus d’un des sanctuaires de Clotilde est encore debout, et prolonge à travers les âges l’action bienfaisante de la sainte souveraine. Partout où l’on prie dans les églises qu’elle a élevées il y a quatorze siècles, on peut dire qu’elle est présente par son œuvre, et ni le temps, ni les révolutions ne parviendront à renverser le trône de la première reine de France.

Des autres libéralités de sainte Clotilde, la trace s’est perdue entièrement. Les preuves que des particuliers ont reçues de sa munificence ont péri avec eux, et c’est un hasard bien exceptionnel qui a permis qu’il s’en conservât une seule. Devant le silence de nos sources, chaque détail gagne un tel intérêt, et d’autre part, l’épisode que nous allons raconter a des particularités tellement caractéristiques, que nous ne résistons pas au désir de les résumer rapidement.

Un prêtre clermontois, du nom d’Anastase, avait reçu de sainte Clotilde un fonds de terre, et il possédait un diplôme attestant cette donation. Or, il y avait alors sur le siège épiscopal de Clermont un des plus tristes représentants du clergé franc de cette époque le trop fameux Cautinus, dont Grégoire de Tours a marqué au fer rouge la répugnante physionomie. Cet évêque prévaricateur voulut se servir de son autorité pour dépouiller le pauvre clerc de son bien. Il le trouva inébranlable, et les plus cruels tourments ne parvinrent pas à lui faire lâcher prise. Enfin, la victime échappa à son bourreau et courut se plaindre au roi Clotaire, qui intervint énergiquement et fit respecter par l’avide prélat l’acte de générosité de sa mère[8]. Ainsi le plus ancien diplôme mérovingien dont la trace authentique soit conservée sort des mains de notre sainte et a consigné le souvenir d’un de ses bienfaits.

Que ne donnerait-on pas pour retrouver plus d’une fois des indications de ce genre, si vagues qu’elles soient, et pour pouvoir suivre à la trace de ces libéralités les pas de la veuve de Clovis Mais les ténèbres de l’histoire deviennent de plus en plus opaques ; c’est à peine si, par hasard, une lueur tremblotante vient éclairer un instant, d’un demi-jour incertain, les figures les plus hautes de l’époque, puis tout retombe dans la nuit.

La mémoire de Clotilde a participé, sous ce rapport, de la destinée commune de tous ses contemporains. Loin qu’elle ait été particulièrement éprouvée, on peut même dire qu’elle a été traitée avec une certaine faveur par l’aveugle hasard de l’histoire. Si elle s’était retirée dans un autre asile que Tours, ou si Tours n’était pas devenu, une génération plus tard, le siège épiscopal du premier des historiographes de France, nous ne saurions plus rien d’elle après le meurtre des enfants de Clodomir, et la dernière page de sa vie, qui en est aussi la plus suave et la mieux éclairée, nous ne la posséderions pas. Et certes, il manquerait quelque chose à l’histoire de France, si le lecteur ne voyait passer, à travers les gloires et les crimes de ses premières générations, la chaste et silencieuse figure de la pénitente royale, qui, drapée dans ses voiles de deuil, va prier pour sa famille et pour son peuple.

Suivons-là, sur les pas du chroniqueur, dans l’intimité de son existence obscure et recueillie pendant le calme dé ses dernières années. Nous avons vu qu’elle s’est retirée à Tours, ville située dans l’ancien royaume de son fils Clodomir, et où l’a attirée son culte de prédilection pour saint Martin. Elle est devenue la gardienne de ce sacré tombeau ; elle l’orne et l’enrichit avec amour ; elle y passe les heures les plus douces de sa vie, dans la société spirituelle du céleste protecteur qui a détourné d’elle, on s’en souvient, le dernier coup qui pût frapper son cœur de mère. La population de Tours a gardé un long souvenir de l’illustre concitoyenne que son saint patron a amenée dans l’enceinte de ses murailles. Lorsque, une génération après sa mort, l’évêque de cette ville prit la plume pour mettre par écrit la plus ancienne histoire des Francs, tout le monde lui parlait encore de Clotilde, et lui-même a pu, aidé. des réminiscences populaires, nous conserver ainsi les traits les plus nets et les plus secs qui nous soient restés de cette physionomie royale.

Représentons-nous bien l’existence de la sainte dans cette ville qui est à elle, et qui constitue, en quelque sorte, la capitale de son royaume de veuve. Elle y reste souveraine, tant qu’elle vit, et l’autorité de ses fils n’y pénétrera qu’après sa mort. Les pouvoirs publics dépendent d’elle. Elle a, vis-à-vis de l’église de Tours elle-même, la situation à la fois déférente et influente qu’avait Clovis, c’est-à-dire qu’en se courbant humblement devant l’autorité spirituelle du prélat ; elle devient, aussitôt le siège épiscopal vacant, l’arbitre de l’élection qui doit remplacer le défunt.

Il faut connaître cette situation pour comprendre l’intervention décisive de la reine, à deux reprises, dans les élections épiscopales de Tours. Plusieurs évêques se succédèrent dans la chaire de cette ville pendant les trente-quatre années que Clotilde en eut la possession. Sur les six élections qui eurent lieu de 511 à 545, nous en voyons deux où son intervention décisive nous est formellement attestée par l’histoire. La première, si la tradition locale a gardé des souvenirs exacts, présente un caractère assez extraordinaire. A la mort de Licinius, le pontife qui avait eu l’honneur de recevoir Clovis au retour de sa guerre d’Aquitaine, il y avait à Tours deux évêques burgondes, chassés de leur siège par les ariens, et qui, on ne sait à quelle date, étaient venus rejoindre la pieuse reine leur protectrice. Ce sont ces deux hommes que Clotilde fit monter ensemble sur le siège épiscopal ensemble, ils administrèrent et gouvernèrent le diocèse de Tours, et, fort avancés en âge, ils moururent au bout de deux ans[9]. Un autre Burgonde, qui était, comme les deux précédents, un protégé de Clotilde, leur fut donné pour successeur : il s’appelait Dinifius. La reine lui fit de grandes libéralités dont elle l’autorisa à disposer à son gré ; mais l’évêque n’en voulut faire usage qu’au profit de son église. Lui-même, qui sans doute n’était plus jeune, ne régna que onze mois[10]. De ses quatre successeurs, eux aussi, sans doute, choisis sous l’influence de la sainte, le premier, Ommatius, était membre d’une grande famille sénatoriale d’Auvergne ; Léon, abbé de Saint-Martin, vanté comme habile charpentier, paraît avoir été d’extraction modeste ; Francilion était issu d’une maison patricienne du Poitou, et Injuriosus avait pour parents de pauvres plébéiens de Tours. Ainsi se succédaient sur le siège de cette ville les conditions et les nationalités les plus diverses ; on peut croire qu’indifférente aux distinctions sociales, la sainte n’usait de sa haute influence que pour faire arriver à l’honneur le plus digne[11].

D’autres souvenirs tourangeaux nous montrent Clotilde vaquant à son ministère de charité ; ils ont été consignés par saint Grégoire de Tours dans son recueil des Miracles de saint Martin, et nous laissons la parole à ce narrateur véridique et sincère :

Il arriva au tombeau du saint un certain Theodomund, qui était privé à la fois de l’ouïe et de la parole. Tous les jours il accourait à la sainte basilique et là, s’inclinant pour prier, il faisait mouvoir seulement les lèvres, ne pouvant émettre aucune parole. Il priait avec tant de ferveur que souvent on le voyait répandre des larmes au milieu de ses oraisons muettes. Si des gens émus de pitié lui faisaient quelque aumône, aussitôt il la distribuait aux autres pauvres comme lui. Il y avait trois ans que sa dévotion avait fait de lui l’hôte assidu de ce saint lieu, lorsqu’un jour, averti par la miséricorde divine, il vint se placer devant le saint autel, et comme il était là debout, les yeux et les mains levés au ciel, voilà qu’un flot de sang corrompu lui jaillit de la bouche. A le voir, avec des gémissements, cracher cette sanie sanglante, on eût dit qu’on lui avait déchiré le gosier avec le fer. Les excrétions formaient des filets sanglants qui restaient suspendus à ses lèvres. Alors, sentant que les liens de ses oreilles et de sa langue venaient de se rompre, il se leva, et, de nouveau les mains et les yeux au ciel, il prononça d’une bouche encore pleine de sang ces premières paroles : Je vous rends de grandes grâces, très bienheureux seigneur Martin, qui, en ouvrant ma bouche, m’avez permis de consacrer à votre louange les premières paroles que je profère après un si long silence. Tout le peuple, plongé dans l’admiration et dans la stupeur à la vue d’un tel prodige, lui demanda s’il avait recouvré également l’ouïe, et il répondit qu’en effet il entendait parfaitement tout ce qu’on disait. Après qu’il eut été rendu de la sorte à la santé, sainte Clotilde, par respect pour saint Martin, le recueillit, et le plaça dans l’école des jeunes clercs, où il apprit par cœur tout le psautier. Dieu en fit un clerc accompli, et permit que par la suite il vécût de longues années au service de l’Église[12].

Voilà quelques-uns des souvenirs que sainte Clotilde a laissés à Tours ; nous ne pouvions nous dispenser de les enchâsser pieusement dans ce récit, où il fallait recueillir avec un soin jaloux les traces les plus infimes d’une si sainte existence. Mais la population de Tours, à l’époque où ces souvenirs furent mis par écrit, ne se rappelait plus que des épisodes dont plusieurs ne se rattachent, en somme, que d’une manière indirecte à la biographie de Clotilde. C’est un ensemble de traits édifiants et d’œuvres de charité, c’est le parfum entier d’une existence pénitente et mortifiée qui a laissé dans l’esprit public l’impression profonde et douce que nous essayons de rendre à notre tour, et qui a valu à la sainte les honneurs d’un culte public pour ainsi dire au lendemain de sa mort.

Dans sa vie privée, dans ses habitudes quotidiennes, dans cette partie de son existence où se concentre ce que l’âme a d’intime et de sacré, elle reproduisit, avec des traits plus touchants et irradiés par l’auréole des saintes souffrances, la noble physionomie de la généreuse chrétienne qui avait été sa mère. Il est beau de la voir perpétuer ainsi, dans sa vieillesse, la tradition de sainteté qu’elle avait reçue des leçons maternelles ; rien ne fait éclater d’une manière plus forte le bienfait impérissable d’une éducation chrétienne, au sein de la société la plus barbare et la plus hostile à l’exercice des chastes et humbles vertus féminines.

Clotilde fut le modèle des veuves chrétiennes. Disons-le en passant : le christianisme est la seule religion qui ait glorifié la veuve et qui ait élevé sa condition presque à la hauteur d’une dignité dans la communion des fidèles. A part l’exaltation de la virginité, l’Église du Christ n’a rien fait qui ait plus relevé le sexe féminin que cet honneur rendu au veuvage, devenu, par l’exercice de toutes les vertus, une nouvelle école de perfection chrétienne et presque un ordre religieux. Comptez, si vous le pouvez, cette multitude de figures chastes et touchantes que le veuvage chrétien a fait entrer au ciel, éclairées par la mélancolie résignée d’un sourire trop doux pour être douloureux, et qui, s’il garde un souvenir des amertumes de la terre, ne reflète plus que la beauté des choses éternelles.

Clotilde appartient à la famille de ces saintes. La vénération publique l’entoura dès son vivant, pendant qu’elle passait douce et indulgente à travers un monde dont les joies lui étaient devenues étrangères, mais qu’elle connaissait toujours par ses douleurs. Il est doux de recueillir ici, à travers le long silence qui a recouvert la plupart des actes de sa vie, l’éloquent témoignage qui résulte de leur ensemble, et qui lui fut rendu par ses contemporains. Il fut mis par écrit, dès la génération suivante, par le père de l’histoire de France lui-même, dans un milieu encore tout plein de l’aimable souvenir de la sainte, à l’ombre du sanctuaire qu’avaient parfumé ses vertus. Nul ne pouvait parler d’elle avec plus d’autorité, et c’est une bonne fortune de pouvoir terminer ce récit traversé de tant de nuages par ces paroles fortes émues de l’historien

La reine Clotilde se comportait de manière à être honorée de tous. Ses aumônes étaient intarissables. Elle passait ses nuits dans les veilles ; elle fut toujours un modèle de chasteté et de vertu. Avec une libéralité prévenante, elle distribuait ses biens aux églises et aux monastères, et pourvoyait les lieux saints de tout ce qui leur était nécessaire. On n’eût pas dit une reine, mais, à la lettre, une servante de Dieu. Fidèle à son service, elle ne se laissa pas séduire par la puissance royale de ses fils ni par les richesses et par l’ambition du siècle, mais elle arriva à la grâce par l’humilité[13].

On retrouve un écho de ces paroles dans la Vie de la sainte, bien que cet écrit, de date postérieure, n’ait pas l’autorité d’un contemporain : Celle qui avait porté des vêtements d’or et de soie ne s’habillait plus que d’étoffes de vil prix ; elle renonça aux festins royaux pour se nourrir désormais de pain, de légumes et d’eau[14].

Telle fut, à partir de sa quarantième année, l’existence humble et mortifiée de la femme qu avait été assise sur le trône le plus puissant de l’Europe ; elle se prolongea jusqu’à l’âge de soixante-dix ans. C’est le 3 juin 545 que sonna pour Clotilde l’heure de la délivrance, sans doute attendue. Grégoire de Tours ne nous en apprend pas davantage, mais nous croyons pouvoir emprunter au biographe de la sainte le récit qu’il consacre à ses derniers instants

Elle apprit par la révélation d’un ange que le jour de sa vocation était proche. Alors, se réjouissant en Dieu, elle pria et dit au fond de son cœur : Vers vous, Seigneur, j’ai levé mon âme ; venez et délivrez-moi, Seigneur ; en vous j’ai mis mon refuge. Puis, se sentant appesantie par la maladie corporelle, elle prit le lit, sans renoncer à la prière ni à la distribution de ses aumônes. Mais cette pauvre du Christ n’avait plus de quoi donner, parce qu’elle avait épuisé son trésor royal, dont elle s’était fait précéder au ciel en le versant dans la main des indigents. Elle envoya donc un messager à ses fils Childebert et Clotaire, les priant de la venir trouver. Les deux rois se hâtèrent d’obéir à ce désir. La servante de Dieu leur prédit plusieurs choses qui lui avaient été révélées d’en haut, et qui plus tard leur arrivèrent en effet. Le trentième jour après l’avis qu’elle avait reçu, elle se fit donner l’onction sainte selon le conseil de l’apôtre, et, munie du sacré viatique, elle expira en confessant la sainte Trinité. Son âme, portée au ciel par les mains des anges, fut placée dans le chœur des troupes célestes. Elle abandonna son corps à la première heure de la nuit, le 3 du mois de juin. Au moment où elle quittait ce monde, une immense clarté envahit la maison comme en plein midi, et il se répandit un parfum qui eût fait croire aux assistants qu’ils respiraient l’odeur de l’encens et d’autres arômes délicieux. Cette clarté et ce parfum subsistèrent dans la chambre jusqu’à ce que le jour naquit, et que le soleil brilla de tout son éclat[15].

Au chant des psaumes funèbres, un cortège imposant, conduit par les deux rois, transporta de Tours à Paris les restes sacrés de la veuve de Clovis. Le deuil fut grand dans la ville de saint Martin, qui voyait s’éloigner à jamais celle qui avait répandu autour d’elle tant de bienfaits. Sur tout le parcours, la population accourut avec un douloureux respect au devant du lugubre cortège qui annonçait à la France qu’elle avait perdu

l’ange gardien de la dynastie royale. L’église du mont Lutèce, que le peuple commençait à désigner sous le nom de Sainte-Geneviève, reçut enfin dans sa crypte la dépouille mortelle de sa fondatrice. On y déposa les restes de sainte Clotilde dans un sarcophage de pierre à côté de celui de son mari, et là, entourée des objets de sa tendresse, elle dormit, dans l’attente de la résurrection, le bon et doux sommeil du pèlerin fatigué.

 

 

 



[1] Vita Sanctæ Balthildis, c. XVIII, dans Scriptores Rerum Merovingicarum, éd. Krusch, t. II, p. 506.

[2] Gesta episcoporum Cameracensium, II, II, dans Monumentat Germaniæ historica, t. VII.

[3] Vita sanctæ Balthildis, c. VII et X dans op. cit.

[4] Heric, Gesta Episcoporum Antissiodorensium.

[5] Vita sanctæ Chrothildis, c. XIII.

[6] Vita sanctæ Chrothildis, c. XII.

[7] Bède le Vénérable, Historia ecclesiastica, III, 8.

[8] Grégoire de Tours, H. F., IV, 12.

[9] Grégoire de Tours, H. F., X, 21, p. 446 (éd. Krusch).

[10] Grégoire de Tours, X, 31.

[11] Id., ibid.

[12] Grégoire de Tours, De Virtutibus sancti Martini, I, 7.

[13] Grégoire de Tours, H. F., III, 18.

[14] Vita sanctæ Chrothildis, c. 11.

[15] Vita sanctæ Chrothildis, c. 14.