SAINTE CLOTILDE

CHAPITRE VI. — LES ANNÉES DE DEUIL.

 

 

La mort de Clovis ne fit pas déchoir Clotilde de sa situation royale : elle garda le rang et l’opulence d’une reine. L’usage franc voulait qu’au lendemain des noces, l’époux constituât à l’épouse un douaire qui s’appelait, dans la langue des Germains, le don du matin. Nous savons, par certains exemples, que le don du matin d’une reine comprenait des villes entières[1], et représentait des revenus assez considérables pour permettre à une veuve royale de ne pas tomber au-dessous de sa condition, lorsque le roi son époux lui était enlevé. Le douaire de Clotilde fut donc composé d’un certain nombre de villes et de villas disséminées dans les diverses parties du royaume. C’était, pour employer une expression moderne, une partie du domaine de la couronne qui lui était attribuée pour la vie. De la sorte, elle put continuer de mener une existence princière, sans rien retrancher de ses libéralités accoutumées.

En somme toutefois, elle n’eut plus rien de commun avec le trône. L’éducation même de ses enfants lui fut enlevée par la mort de leur père. Il y avait chez les Francs Saliens deux coutumes pernicieuses. L’une, qui leur était commune avec tous les autres peuples germaniques, faisait arriver tous les fils d’un roi défunt à l’héritage politique de leur père, et partageait le royaume en autant de parts qu’il y avait d’héritiers masculins. L’autre, plus barbare encore, faisait commencer à douze ans l’âge de la majorité pour les princes comme pour les simples guerriers. Grâce à ces dispositions de la coutume, les trois fils de Clotilde passèrent d’emblée sur le trône paternel, bien que Clodomir, leur aîné, eût tout au plus dix-sept ans. Avec leur demi-frère Théodoric, ils se partagèrent cette vaste monarchie. Reims, Paris, Soissons et Orléans devinrent Ise centres politiques d’autant de royaumes gouvernés, les trois derniers du moins, par des adolescents ou même par des enfants. Ce fut le malheur de ces princes, soustraits à la bienfaisante influence de leur mère pour être livrés, dès l’âge le plus tendre, à toutes les séductions du pouvoir royal, dans un milieu où les germes mauvais se développaient avec une effrayante facilité.

Dans ces cours hybrides du sixième siècle, la barbarie brutale des Francs de race germanique et la décadence raffinée des Francs de provenance romaine se mêlaient de manière à produire une corruption atroce et répugnante à laquelle peu de princes Mérovingiens échappèrent. Les fils de Clovis y apprirent à ne résister à aucune de leurs passions, et y exaspérèrent en quelque sorte le tempérament à la’ fois luxurieux et sanguinaire qui semble commun aux rois de cette époque. Ils ne manquèrent pas de grandes qualités ; ils furent braves, énergiques, accessibles, le cas échéant, à la pitié et à la justice, et surent, même au fort de leurs débordements, laisser à la religion sa légitime influence dans la vie publique. Mais, comparés à leur père, ils réalisaient la prédiction de leur aïeule Basine le lion généreux et magnanime de la vision de Childéric avait pour successeurs des ours et des loups féroces.

Ces princes abreuvèrent de mortelles douleurs l’existence de leur mère, et firent de son veuvage une longue agonie. Bientôt elle put constater qu’elle était seule au monde la supériorité que lui donnaient ses vertus faisait le vide autour d’elle et l’isolait des milieux frénétiques où s’agitait désormais l’existence de ses enfants.

Encore si elle avait pu conserver auprès d’elle sa fille Clotilde ! Les deux femmes auraient vécu ensemble l’une pour l’autre, et leur existence haute et triste aurait rappelé celle de Carétène et de ses filles, alors que toutes les trois, retirées à hi cour de Genève, elles étaient comme les pénitentes du trône. Mais, au bout de quelques années, la jeune princesse fut enlevée à sa mère par les impitoyables exigences de la politique. Amalaric, roi des Visigoths, venait de la demander en mariage, et ses frères, flattés de cette démarche, n’avaient pas hésité à lui accorder la main de leur sœur[2]. On ne sait pas si Clotilde fut consultée.

Il y avait de quoi frémir à l’idée d’une alliance qui unirait par les liens de la tendresse conjugale le fils d’Alaric II et la fille de Clovis, et il fallait toute la barbarie de mœurs qui régnait alors dans la patrie du Cid et de Chimène pour l’envisager sans effroi. Les pères des deux futurs époux avaient été ennemis jurés ; l’un d’eux avait dépouillé l’autre de la moitié de ses États, il lui avait porté le coup mortel sur le champ de bataille. Amalaric l’avait-il oublié, et qui pouvait promettre qu’il ne s’en souviendrait pas un jour ? L’éventualité était d’autant plus redoutable que sa démarche actuelle, inspirée simplement par des considérations politiques, ne devait pas garantir les sentiments qu’il aurait pour sa femme le jour où, fatigué d’elle, il se rappellerait tout à coup que tout les séparait, la piété filiale et l’éducation religieuse. Car Alaric était arien, comme tout son peuple, et le fanatisme des Visigoths n’était que trop connu en France, où l’on avait accueilli, quelques années auparavant, tant de victimes de leurs persécutions.

Ces sombres prévisions hantèrent-elles l’esprit de la mère à qui on allait enlever son enfant, ou bien ne se berça-t-elle pas elle-même d’espérances meilleures ? Se souvenant qu’elle avait autrefois quitté la cour de Genève dans des conditions presque semblables, pour aller épouser un prince païen qu’elle avait eu le bonheur de convertir, ne pouvait-elle pas se flatter de l’idée qu’à sa fille aussi il serait donné de ramener à la vraie foi son époux et son peuple ? Qui sait que de fois cette question sera revenue dans les entretiens intimes des deux femmes, pendant les derniers jours, à la fois douloureux et doux, qu’il leur fut donné de passer ensemble ? Clotilde sera l’ange de la réconciliation pour les Visigoths et pour Amalaric ; elle renouvellerait là-bas les beaux jours de la conversion des Francs ; elle serait l’instrument de la fraternité entre les deux dynasties ; elle comblerait le fossé de sang..... Enfin, il fallut se dire adieu. La fiancée d’ Amalaric, s’arrachant aux embrassements de sa mère, monta dans le char royal qui l’emmenait en Espagne, suivie d’une multitude de pesants chariots qui contenaient sa suite et ses bagages. Clotilde restait plus seule que jamais.

Et bientôt commença la série des tribulations que lui réservait l’ambition de ses fils dénaturés. Le point de départ en fut dans la guerre de Burgondie. Ils n’en pouvaient pas faire de plus impie, ni qui atteignit à tel point le cœur de leur mère dans ses sentiments les plus intimes. On a NUI quelles relations avaient été établies entre les deux peuples, à la suite de l’heureuse réconciliation de Clovis avec Gondebaud. Les Burgondes étaient devenus les fidèles alliés des Francs. Ils leur avaient apporté le plus précieux concours dans la guerre contre les Visigoths, dont ils étaient sortis les mains vides, et ils avaient eu à supporter presque seuls les coups de Théodoric venant au secours de ses parents d’Espagne. Il ne paraît pas que les déceptions subies par eux au cours de cette campagne aient altéré la sincérité de leur amitié pour leurs voisins. Le roi des Burgondes venait précisément de donner la main de sa fille à Théodoric, ce fils de Clovis qui avait été à la tête des soldats francs pendant la guerre d’Aquitaine et de Provence.

Une autre considération aurait dû protéger le peuple burgonde contre les armes des conquérants francs. Leur roi Sigismond, cousin germain de Clotilde, semblait doublement rattaché à la famille de cette princesse depuis qu’il avait mis fin au principal motif de dissentiment entre les deux peuples. Ami et pour ainsi dire élève de saint Avitus, il avait embrassé la foi catholique du vivant de son père, et, à sa suite, nombre de Burgondes de marque étaient rentrés dans le sein de l’orthodoxie. La conversion totale de la Burgondie n’était plus qu’une question de temps.

Mais Sigismond n’avait pas mérité de jouir du triomphe d’une foi qu’il professait du fond du cœur. Avec de la générosité, de l’élévation d’esprit et un sincère sentiment religieux, il avait le caractère faible et l’humeur mobile, et toutes les influences avaient prisé tour à tour sur la mollesse de sa volonté. Quand saint Avitus fut descendu dans la tombe, n’ayant plus personne à de lui pour l’affermir dans le chemin de la justice, il se laissa gouverner par sa seconde femme. L’ascendant funeste qu’elle prit sur lui devint la cause de ses suprêmes malheurs. La marâtre avait conçu une aversion passionnée contre un fils, du nom de Sigéric, que son mari avait de son premier mariage. Au dire de la tradition, cet enfant avait eu pour elle des paroles blessantes, un jour qu’il l’avait vue revêtue des ornements royaux portés autrefois par sa mère. Elle jura la mort du malheureux adolescent, et, à force d’insinuations perfides et de calomnies impudentes, elle parvint à persuader le père que son fils en voulait à sa couronne. Sigismond crut tout, et Sigéric  périt étranglé par ses ordres[3].

A peine le crime était-il commis, que le remords entra dans le cœur de l’infortuné père. Il se jeta éperdument sur le corps de son fils, le couvrant de larmes et de baisers désespérés. Puis il courut se réfugier dans la solitude du monastère d’Agaune, auprès du tombeau de saint Maurice, le plus célèbre sanctuaire de la Burgondie. Là, il lassa de longs jours dans les pleurs et les exercices de pénitence, suppliant Dieu de lui pardonner l’horrible forfait. Peut-être crut-il avoir désarmé l’éternelle justice lorsqu’il revint à Lyon après avoir institué à Agaune la psalmodie perpétuelle, cette voix toujours en éveil de la prière, qui portait à Dieu, dans une effusion ininterrompue, les cris de la douleur et du repentir humains. Mais, dit avec une sombre éloquence le chroniqueur contemporain, la vengeance divine marchait sur ses traces[4].

Quelle raison ou quel prétexte arma contre leur malheureux parent le bras des fils de Clotilde ? Nous ne le savons pas, et, en somme, cela importe peu à l’histoire. Leur fallait-il un autre mobile que ce besoin insatiable de combats et de gloire qui est le fond de l’âme barbare, ou encore cette cupidité effrénée qui ne leur permettait pas le repos, tant qu’il restait quelque chose à convoiter ou à conquérir ? Ce fut, dans tous les cas, une lugubre expédition à laquelle Clodomir convia ses deux frères, Childebert et Clotaire. Pour la première fois, une lutte atroce allait mettre aux prises des rois catholiques, et il était réservé à Clotilde d’être témoin de cette lutte impie, doublement fratricide. En comparant l’expédition maudite de 523 avec celle de 500, en rapprochant la modération de Clovis de la férocité de ses fils, on pourra se convaincre combien l’atmosphère morale de la dynastie franque s’est altérée. C’est la preuve que les jeunes rois francs se sont soustraits à l’apaisante influence de Clotilde, et que la mère de Clodomir ne peut plus ce que pouvait la femme de Clovis.

Sigismond, aidé de son frère Godomar, essaya vainement de s’opposer à l’invasion de son royaume. Dès la première rencontre, l’armée burgonde fut taillée en pièces, et les deux frères durent chercher leur salut dans la fuite. Godomar parvint à s’échapper ; Sigismond fut moins heureux. Après avoir rôdé quelque temps dans les montagnes, et s’être même caché, à ce qu’il paraît, sous l’habit d’anachorète, il vint finalement, conduit par sa destinée, demander un refuge à sa chère abbaye de Saint-Maurice en Valais. C’est là qu’était le cœur de ce prince religieux et infortuné, dont l’histoire oublie les faiblesses pour ne plus le voir que dans l’auréole de ses malheurs. Cette fois encore, comme au lendemain du crime tant pleuré, il venait se mettre sous la protection du céleste patron de ce sanctuaire, espérant peut-être que ses ennemis s’arrêteraient au seuil de l’asile sacré. Mais la mesure de l’expiation n’était pas encore pleine ; le bras de Dieu pesait toujours sur le meurtrier de Sigéric. C’étaient des traîtres qui l’avaient attiré dans la solitude d’Agaune : il y était guetté depuis longtemps, et, à peine arrivé aux portes du monastère, il tomba sur les cohortes ennemies. Il eut la douleur de retrouver un grand nombre de ses sujets parmi les soldats francs, et ce fut un Burgonde du nom de Trapsta qui, nouveau Judas, mit la main sur lui et le livra à Clodomir. Celui-ci l’emmena captif en France, et l’enferma avec sa femme et ses enfants au bourg de Coulmiers en Beauce, dans le voisinage d’Orléans, sa capitale[5].

Ce n’était là que le premier acte de la tragédie. Bientôt on apprit en France que Godomar avait repris les armes, et qu’il avait remis toute la Burgondie sous son autorité. Alors Clodomir fit en toute hâte les préparatifs d’une nouvelle expédition. Avant son départ, des rumeurs sinistres circulèrent dans le pays on disait qu’il voulait massacrer ses prisonniers. L’histoire ne nous dit pas si sa mère fut informée de ce funeste projet, ni si elle essaya, comme c’est probable, d’en détourner son fils. Ce qui est certain, c’est que les avertissements salutaires ne lui firent pas défaut. Les populations beauceronnes gardèrent longtemps le souvenir de la généreuse démarche que fit auprès de lui saint Avitus, abbé de ce célèbre monastère de Mici, entre la Loire et le Loiret, qui avait été une des principales fondations de Clovis. Dès la première nouvelle de l’attentat qui se préparait, le saint vieillard accourut à Orléans : Épargne ton prisonnier, dit-il à Clodomir, et Dieu sera avec toi et te donnera la victoire. Sinon, tu tomberas au pouvoir de l’ennemi, et il t’arrivera, ainsi qu’à ta femme et à tes enfants, ce que tu auras fait à Sigismond. Mais le barbare, dans sa présomption, méprisa ce solennel avertissement : il fit périr son captif avec sa femme et ses deux fils encore en bas âge, Gislehad et Gondebaud, et fit jeter les cadavres au fond d’un puits. Toute la branche aînée de la dynastie des Burgondes fut ainsi exterminée d’un seul coup[6]. L’Église catholique a gardé la mémoire du roi pénitent et épuré ; elle lui a laissé le titre de martyr que lui a conféré la pitié de son peuple, et elle a permis qu’on le vénérât sur les autels.

Clodomir avait été le coupable instrument d’une légitime vengeance ; l’heure était venue pour lui aussi de rendre ses comptes à la justice divine. Il partit pour la Burgondie au printemps de 524, avec la tranquille confiance du victorieux qui croit n’avoir qu’à porter le dernier coup à un ennemi à terre. Il avait compté sans le désespoir d’un peuple. A la voix de Godomar, tous tes Burgondes s’étaient levés dans un suprême effort pour venger leur roi et pour défendre leur liberté. Clodomir ayant fait sa jonction avec ses frères, il donna sur l’armée des Burgondes à Vézeronce, entre Lyon et Genève, dans la vallée du Rhône. La bataille, que l’amour-propre national des Francs a vainement essayé de présenter comme une victoire, fut en réalité une épouvantable catastrophe où sombra l’honneur des armes franques, jusque-là réputées invincibles. Clodomir succomba au premier rang des siens ; sa tête, plantée sur une pique et reconnaissable à la longue chevelure blonde dont les boucles sanglantes volaient autour d’elle, jeta la terreur et le désespoir dans les rangs des siens, qui s’enfuirent éperdument. Les vainqueurs, dit l’historien byzantin qui nous a donné la narration la plus véridique de cette journée, terminèrent la guerre de la manière la plus avantageuse, et aux conditions qu’il leur plut de fixer. Quant aux débris de l’armée franque, ils furent heureux de pouvoir regagner leurs foyers[7].

On devine l’effet que cette foudroyante nouvelle dut faire sur Clotilde. Clodomir était son premier-né ; il avait été, à la lettre, l’enfant de ses prières et de ses larmes, et c’est lui dont la guérison miraculeuse, arrachée au Ciel par les supplie : tisons de sa mère, avait préparé les voies à la conversion de Clovis. Quel avenir n’avait-elle pas rêvé pour un fils dont le berceau avait servi de rendez-vous à tant, de hautes et saintes préoccupations, et dont la vie avait été comme l’enjeu à une lutte entre le Ciel et l’enfer ? Maintenant il avait péri dans sa coupable folie, au milieu de la défaite et de la honte, et son corps mutilé gisait, privé de sépulture sur la terre ennemie. Sa veuve Gontheuque, selon la barbare coutume de l’époque, passa dans les bras de son beau-frère Clotaire[8] ; quant à ses enfants, ils furent recueillis par Clotilde. C’était tout ce qui lui restait de son fils : héritage précieux et qui ne devait pas lui être disputé par la cupidité des siens. Les serrant sur son cœur et Ies entourant de tous les soins d’une tendresse in piète, elle se refit avec eux une famille et un intérieur domestique. La mère avait eu le cœur brisé ; la grand’mère se reprenait à la vie et l’espoir.

Tout son dévouement, maternel se concentra sur ces pauvres petits orphelins, qui n’avaient plus qu’elle au monde. Ils étaient trois Theodoald, Gunther et Clodoald. Les enfants, élevés comme des princes par leur grand’mère dans l’opulent palais des Thermes, qu’elle n’avait pas encore quitté, étaient sa joie et son orgueil. Ce fut sa tendresse qui les perdit. Le roi de Paris, Childebert, était pour ainsi dire le témoin quotidien de ses sentiments. Il prit ombrage d’une affection si ardente, se disant, non sans fondement, que si les enfants atteignaient l’âge de la majorité, leur grand’mère ferait tout pour leur procurer un royaume, et qu’alors sans doute leurs oncles seraient mis en demeure de restituer l’héritage de Clodomir.

Il n’y avait qu’un moyen d’écarter cette dangereuse éventualité c’était de se débarrasser des enfants avant qu’ils eussent eu le temps de se créer un parti et de défendre leurs prétentions les armes à la main. L’idée de les faire périr germa donc de bonne heure dans l’esprit de Childebert, qui, pas plus que ses frères, n’était arrêté par un scrupule d’ordre moral dès que les intérêts de son ambition étaient en jeu. On ne peut certes trouver la moindre excuse à un projet aussi profondément pervers, mais il faut reconnaître, encore une fois, que le vicieux régime successoral du droit franc suggérait en quelque sorte le crime. En matière d’héritage, la loi salique ne connaissait guère les droits des mineurs elle ignorait même le principe si équitable de la représentation, et laissait les successions qui s’ouvraient devenir le partage exclusif de ceux qui étaient  assez forts pour faire triompher leurs revendications. Childebert et Clotaire pouvaient donc se considérer, dans une certaine mesure, comme les héritiers légitimes de leur frère défunt, et, dès lors, il leur était facile de se persuader que les revendications éventuelles de leurs neveux à Aient aussi injustes que dangereuses.

Quoi qu’il en soit, Childebert, voulant avoir un complice, manda le roi de Soissons, qui vint s’aboucher avec lui à Paris dans le palais de la Cité. Sinistre entrevue dans laquelle, sans longs pourparlers on résolut froidement de faire périr les jeunes princes. Mais du projet à l’exécution il y avait de la distance. Il était assez malaisé d’arracher les enfants à la tendresse vigilante de leur grand’mère, et, à moins d’aller les égorger entre ses bras, les meurtriers ne pouvaient guère les approcher. Ces fils dénaturés durent recourir à une indigne supercherie pour arriver à leurs fins. La chronique franque, qui a gardé une très vive impression de l’horrible scène, en a cependant, à ce qu’il semble, brouillé quelque peu les détails, et il n’est pas impossible que des données légendaires se soient glissées dans le récit que nous a fait Grégoire de Tours. Mais combien poignante, dans sa fruste simplicité, cette page où, sans commentaire, il a consigné l’effroyable souvenir ! Le plus grand dramaturge des temps modernes n’a pas fait jaillir plus de pitié du récit de la mort des enfants d’Édouard que n’en exprime le verbe incorrect du chroniqueur. Voici comment, d’après lui, s’est déroulée la tragédie.

Childebert avait fait répandre le bruit que son entrevue avec son frère avait pour but de délibérer sur l’élévation de ses jeunes neveux au trône. Clotilde y fut trompée comme tout le monde ; elle reçut sans défiance, et même avec joie, le message que ses fils lui firent tenir, et qui était conçu en ces termes : Envoyez-nous les enfants, et nous les ferons rois. Pleine d’allégresse, elle donna à boire et à manger aux petits princes, et les remit aux mains des envoyés, en leur disant :

Il me semblera que je n’ai pas perdu mon fils, si je vous vois établis sur son trône. Les enfants partirent avec l’allégresse naturelle à leur âge, se persuadant qu’ils allaient ceindre la couronne ils marchaient à la mort.

A peine tombés aux mains de leurs oncles, les fils de Clodomir furent brutalement séparés de tout le personnel attaché à leur service, et traités comme des prisonniers. Peu de temps après, les deux rois envoyaient un nouveau message à leur mère. Ils avaient fait choix, pour cette triste besogne, d’un personnage qui comptait parmi les plus nobles de la Gaule entière. Arcadius, c’était son nom, était petit-fils de Sidoine Apollinaire et arrière-petit-fils de l’empereur Avitus ; sa famille était la plus illustre de la vieille Auvergne, cette terre classique du dévouement à la civilisation romaine, et son père Apollinaire, qui avait vaillamment combattu à Vouillé sous le drapeau d’Alaric, avait ensuite occupé le siège épiscopal de Clermont. Mais la décadence universelle avait atteint également ce fier patriciat Apollinaire lui-même n’avait dû l’épiscopat qu’à de viles intrigues, et son fils Arcadius, servile adulateur des nouveaux maîtres de l’Auvergne, ne reculait devant aucune bassesse pour conquérir leur faveur. C’est ce personnage de race impériale qui présenta à Clotilde, tenant en mains une épée nue et une pair de ciseaux. Vos fils, dit-il à Clotilde, vous prient de me dire ce qu’il faut faire des enfants s’il faut leur couper les cheveux avec ces ciseaux, ou le cou avec cette épée.

Ces paroles avaient une portée que tout le monde comprenait à cette époque. La chevelure longue était le privilège des seuls Mérovingiens et l’emblème de leur dignité royale ; leur enlever cette couronne naturelle équivalait à leur enlever aussi le droit de régner, et dès lors, leur place n’était plus sur le trône, mais dans le cloître, parmi les hommes tondus qui ne comptaient plus dans le monde. Telle était l’alternative qu’offrait à sa souveraine, sans doute avec l’obséquiosité qui est la marque de tout courtisan, le valet de bourreau que lui avaient dépêché ses fils.

Folle de douleur et d’épouvante, la malheureuse femme, qui voyait se dissiper dans une révélation si terrible les douces illusions dont elle avait bercé son cœur, laissa, dit-on, échapper dans son délire ces paroles irréfléchies : S’ils ne doivent pas devenir rois comme leur père, j’aimerais mieux les voir morts que tondus. Hélas ! elle venait, sans le savoir, de prononcer la sentence de mort de ses bien-aimés. Arcadius ne lui laissa pas le temps de reprendre ce propos ; il retourna aussitôt auprès des rois, en leur disant : Allez jusqu’au bout ; vous avez le consentement de la reine. Ils n’en demandèrent pas davantage au misérable dont la vile complaisance mettait en quelque sorte leur crime sous la responsabilité de leur sainte mère, et sans retard ils passèrent à l’exécution du monstrueux attentat.

Alors se passa dans le palais de Childebert une des scènes les plus déchirantes dont l’histoire ait gardé le souvenir. Les malheureux enfants de Clodomir, à l’expression de physionomie de leurs oncles, aux armes qu’ils brandissent, devinent le sort dont ils sont menacés ; ils courent à travers la chambre pour échapper aux royaux assassins ; mais Clotaire, empoignant l’aîné par le bras, lui plonge le couteau dans les flancs. Pendant que l’enfant agonise, son cadet se jette aux genoux de Childebert et les embrasse en le suppliant de le sauver. Le roi de Paris sent se remuer en lui ce qui reste d’humanité au fond des cœurs plus féroces ; il s’attendrit sur l’innocente victime, et, les yeux pleins de larmes, il conjure Clotaire de l’épargner ; il va jusqu’à offrir de lui payer la rançon de l’enfant. Mais Clotaire a respiré l’odeur du sang ; il a maintenant l’ivresse du meurtre ; il s’emporte, il reproche à l’autre sa lâcheté, il menace de le frapper lui-même s’il prétend mettre obstacle à l’exécution du projet qu’ils ont ourdi ensemble. Alors Childebert mollit ; il repousse l’enfant qu’il avait accueilli dans ses bras, et le pousse dans les mains homicides de Clotaire, qui lui fait subir le même sort qu’à son aîné. Après quoi, par tin inutile raffinement de cruauté, le gouverneur et toute la suite des jeunes princes furent également massacrés. L’une des victimes était âgée de dix ans, l’autre de sept.

Leur frère Clodoald, qui en avait cinq à peine, échappa comme par miracle au poignard des assassins couronnés. L’histoire se borne à nous dire, en termes obscurs, qu’il fut sauvé par quelques hommes de cœur, mais ne nous apprend pas dans quelles circonstances. Peut-être à cause de son jeune âge n’avait-il pas été remis à ses oncles en même temps que ses frères, et se hâta-t-on de le mettre en lieu sûr dès qu’on apprit la triste fin de ceux-ci. Le seul asile qui pût le protéger, c’était le cloître, et des traditions postérieures nous apprennent qu’en effet Clodoald devint moine de l’abbaye de Nogent près de Paris, à laquelle il aurait laissé le nom de Saint-Cloud. Ainsi s’accomplissait à la lettre et dans toute son étendue la prophétie du saint vieillard de Mici à Clodomir Dieu le frappait jusque dans ses enfants, et vengeait par l’extermination de sa race le sang innocent versé à Coulmiers[9].

Le crime perpétré, les deux assassins n’osèrent pas affronter le regard de leur malheureuse mère ils s’enfuirent, l’un dans son royaume de Soissons, l’autre dans une des villas du voisinage. Elle surmonta sa mortelle douleur pour rendre tes derniers devoirs à ses malheureux petits-enfants. Elle fit prendre leurs cadavres dans le palais abandonné, elle les mit dans des cercueils, et, au son de lugubres psalmodies, elle les fit porter dans l’église du mont Lutèce. Paris vit la vénérable veuve, la femme de son grand roi, conduire seule le deuil des enfants de Clodomir, pendant que ses fils emportaient dans leur fuite l’opprobre d’un crime qui épouvantait les esprits. La crypte royale s’ouvrit pour les pauvres victimes, et leurs petits corps, déposés dans des sarcophages de pierre proportionnés à leur taille, furent déposés à coté de celui de leur grand-père. Ces humbles reliques reposèrent en paix pendant treize siècles à l’ombre du, sanctuaire national, et sous la garde du patriotisme français. Il était réservé à la Révolution de profaner jusqu’à des souvenirs si inoffensifs, et, en dispersant les cendres des enfants royaux, de disputer le prix de la sauvagerie à Childebert et à Clotaire.

La tombe venait de se refermer sur les dernières joies de Clotilde debout près du sombre abîme, elle n’était plus que le fantôme d’un passé glorieux, à jamais évanoui. Le cœur brisé, l’âme détachée de tout, elle se hâta à son tour de fuir Paris et de regagner son cher asile de Tours, auprès du tombeau de saint Martin. Elle ne revit que rarement la capitale de la France[10], dont le séjour lui était devenu insupportable, et les fils dénaturés qui étaient ses bourreaux furent débarrassés de la présence de leur sainte victime.

 

 

 



[1] Ainsi Galeswinthe avait reçu de Chilpéric, en douaire et en don du matin, les villes de Bordeaux, Limoges, Cahors, Béarn et Cieutat. V. Grégoire de Tours, H. F., IX, 20.

[2] Grégoire de Tours, H. F., III, 1.

[3] Grégoire de Tours, H. F., III, 5.

[4] Grégoire de Tours, H. F., III, 5.

[5] Vita sancti Sigismundi, c. IX, 9, dans Jahn, Die Geschichte der Burgundionen und Burgundiens, t. II, p. 510 ; Grégoire de Tours, H. F., III, 6.

[6] Grégoire de Tours, H. F., III, 6.

[7] Agathias, I, 3, d’après lequel il faut compléter et rectifier Grégoire de Tours, H. F., III, 6.

[8] Grégoire de Tours, loc. cit.

[9] G. Kurth, Clovis, p. 567-570.

[10] Raro Parisios visitans, Grégoire de Tours, H. F., II, 43.