SAINTE CLOTILDE

CHAPITRE V. — DERNIÈRES ANNÉES DE MARIAGE.

 

 

La mission providentielle de Clotilde est accomplie : le roi des Francs est catholique, la nation française est née. L’humble femme qui a été choisie pour être l’instrument de cette œuvre de salut va maintenant rentrer dans la pénombre de son foyer, et disparaître derrière les grandes destinées qu’elle a inaugurées. L’histoire nie la rencontre plus pendant le règne de Clovis ; la seule fois qu’elle prononcera encore son nom associé à celui de son époux, ce sera pour les montrer se préoccupant ensemble de leur tombeau commun.

Mais, si l’existence de la sainte se dérobe désormais au grand jour de la publicité, elle n’en sera que plus méritoire devant Dieu. Les occupations de la famille, la pratique assidue de la charité, l’influence discrète mais bienfaisante qu’elle exerce sur son mari, telles seront désormais ses œuvres. Son nom ne sera sur aucune des entreprises de Clovis, mais sa sainteté rayonnera à travers toutes, et l’on peut affirmer, sans craindre de se tromper, que chaque fois qu’il se préoccupa d’étendre le royaume de Dieu, trouva en elle une zélée et active collaboratrice.

Nous essayerons, malgré le silence des annalistes, de contempler d’un peu plus près l’existence royale et sainte dont nous avons à retracer le cours. A défaut d’indications expresses, nous en retrouvons les grandes lignes dans celle de Clovis, qui nous est mieux connue, et dont Clotilde partagea les vicissitudes en épouse fidèle.

La royauté franque avait marché à grands pas, au cours des dix années écoulées. De Soissons, elle s’était avancée jusqu’à Paris. Dès lors, cette vieille ville, débordant de toutes parts Ne de la Cité qui était son berceau, s’était répandue sur les deux rives de son beau fleuve, sur la rive gauche surtout, où se concentra, pendant toute l’époque mérovingienne, la vie politique du royaume franc. Le vaste palais des Thermes, dont l’œil surpris voit encore les ruines imposantes et sévères surgir au milieu de la gaieté du quartier latin, fut, selon toute probabilité, le séjour des deux époux lorsqu’ils résidaient dans leur capitale. L’été, ils séjournaient de préférence dans les villas de leur domaine, dont les plus rapprochées de Paris étaient Epineuil, Bonneuil, Reuil, Chelles et Clichy. Dans chacune de ces résidences, la sainte, qui avait sa maison à elle, menait le large train de vie d’une reine puissante, entourée d’un nombreux personnel de domestiques et de fonctionnaires à son service. Sa cour, comme autrefois celle de sa mère Carétène à Lyon, était le rendez-vous de tout ce qui avait une grâce ou une faveur à demander. Nul doute que les évêques et les grands personnages de l’Église des Gaules n’y aient apparu fréquemment, et que les fondateurs de maisons religieuses n’en soient revenus plus d’une fois, enrichis des libéralités de la pieuse souveraine. Celle-ci aimait à s’entourer des âmes saintes dont la piété était un encouragement pour la sienne, et l’on ne peut douter qu’elle ait attiré à elle tout ce qui se distinguait, dans cette société barbare, par l’éclat des vertus et par la dignité de la vie.

Il est donc hautement probable que de bonne heure, comme le veulent de pieuses traditions, des relations d’amitié s’établirent entre la reine et la sainte qui était le bon génie de sa capitale. La vierge de, Nanterre, qui touchait alors au terme de sa carrière terrestre, jouissait d’une popularité immense dans ce Paris qui a toujours vénéré la figure de la religieuse, qu’elle s’appelât Geneviève, comme alors, ou la sœur Rosalie, comme de nos jours. Le peuple rendait hommage à l’éclat de ses vertus, à la fermeté virile d’une âme, que rien n’abattait, et surtout, à l’ardeur de son patriotisme. Ce mot peut étonner, appliqué à une religieuse du sixième siècle, et il est possible qu’il ne soit plus compris en un temps où l’on s’habitue de plus en plus à identifier le patriotisme avec la haine de l’étranger. Mais Geneviève était patriote comme Jeanne d’Arc, c’est-à-dire que son patriotisme consistait avant tout dans un amour de prédilection pour le peuple au milieu duquel Dieu l’avait fait naître. Et cet amour était en elle le principe d’une activité courageuse et infatigable, oublieuse de la faiblesse de son sexe. Ce que Jeanne d’Arc fut devant les Anglais, Geneviève l’avait été devant les envahisseurs barbares. Seule, elle avait appris à ses concitoyens à ne pas désespérer à l’approche des Huns d’Attila. Si elle ne monta pas à l’assaut d’Orléans, elle fut sur la brèche de Paris assiégé par les conquérants francs, et elle ne sortit de cette ville que pour aller, au travers de mille dangers, chercher au loin de quoi la ravitailler. Les Francs n’avaient pas gardé rancune à leur courageuse ennemie devenus maîtres de Paris, ils s’étaient inclinés, avec la population indigène, devant l’ascendant de cette vaillante fille de France, qui était devenue, auprès des maîtres nouveaux, l’avocate des opprimés. Bref, Geneviève était la figure la plus populaire de Paris. On était habitué à la voir partout où il y avait une souffrance à adoucir, une misère à consoler, une injustice à redresser, une bonne parole à dire, une initiative hardie à prendre c’était l’âme de Paris s’exhalant par la voix de la sainte fille, avec je ne sais quel entrain et quelle belle humeur toute française[1].

Qu’une telle femme soit devenue rapidement l’amie de Clotilde, quoi d’étonnant ? Geneviève ne craignait pas d’allier aux personnages royaux, chaque fois que les intérêts de la charité l’exigeaient. Clotilde de son côté devait se sentir attirée par tout ce qu’il y avait de charme dans la personnalité de la sibylle chrétienne. Une vive et sincère amitié pouvait naître entre la fille du peuple et la fille des rois. L’histoire ne nous le dit pas, mais nous autorise à le croire. Autrement, s’expliquerait-on l’honneur sans précédent qui fut fait plus tard à Geneviève, lorsqu’à sa mort le caveau royal du mont Lutèce s’ouvrit pour donner l’hospitalité à ses cendres ? En partageant ainsi sa dernière demeure avec l’humble religieuse, Clotilde a rendu, semble-t-il, un éclatant témoignage au lien qui existait entre elles, et ce n’est pas manquer à la vérité historique d’interpréter comme nous le faisons, un indice aussi significatif.

L’occupation principale de la reine pendant ces années, ce fut, — est-il besoin de le dire ? — l’éducation de ses enfants. Elle en avait quatre. A Clodomir, né vers 494, avaient succédé deux frères Childebert et Clotaire, et une fille, qui avait reçu au baptême le nom maternel. Tous ces enfants grandirent sous la surveillance de leur mère, pendant que Clovis poursuivait le cours de ses campagnes.

Tout étrangère qu’elle fût à ces travaux militaires, il vint cependant un jour où elle ne put se dispenser d’y prendre le plus vif et le plus poignant intérêt. Un message, envoyé de Genève par Godegisil, invitait Clovis à contracter avec lùi une alliance offensive contre Gondebaud, lui faisant d’ailleurs les plus brillantes promesses en cas de succès[2]. Les deux oncles de la reine allaient se trouver aux prises dans une lutte fratricide, et c’était son mari qui devait y prendre part. Cruelle perspective pour l’épouse chrétienne !

L’origine des rivalités qui venaient d’éclater dans la famille royale des Burgondes n’est pas connue. Jusqu’alors, on l’a vu, la concorde ne parait pas avoir été troublée entre les frères. Autant qu’on peut s’en rendre compte, ils avaient vécu en paix, et le plus grand homme de la Burgondie, saint Avitus, a rendu témoignage des larmes fraternelles que Gondebaud versa sur la mort de Chilpéric[3]. Mais la disparition de ce dernier semble avoir été la cause principale du conflit entre les deux survivants. Gondebaud avait sur son frère plus d’une supériorité. Il apparaissait comme le vrai roi de la Burgondie ; Godegisil, comme un de ses lieutenants. L’étranger ne connaissait que lui, s’adressait à lui de préférence, quand il voulait traiter avec les Burgondes. Cette supériorité, qu’elle lui vînt de son talent et de son caractère, ou simplement des circonstances, était faite pour inspirer de l’ombrage à son cadet. S’y ajouta-t-il des griefs positifs, et faut-il croire, avec certains historiens, qu’en s’attribuant la part du lion dans l’héritage de Chilpéric, Gondebaud aurait exaspéré la jalousie de Godegisil ? Nous ne le savons pas, mais nous avons le droit de le supposer. Voulant sortir à tout prix d’une situation équivoque, et trop faible pour l’emporter par ses seules forces, Godegisil résolut de faire appel au mari de sa fille adoptive.

Beaucoup de raisons devaient pousser le roi des Francs à répondre à cet appel. Sans compter l’ardente ambition qui ne lui permettait pas de rester étranger à un débat de cette importance sur ses frontières, il ne pouvait hésiter entre les deux belligérants. Godegisil était le tuteur de Clotilde, il lui avait servi de père, et, probablement, il partageait sa foi catholique[4] ; il était d’ailleurs loin d’inspirer aux Francs autant d’ombrage que Gondebaud, précisément parce qu’il était moins puissant et doué d’un moindre génie politique. Il est peu probable que dans ces affaires, où ses plus intimes sentiments étaient en jeu, Clotilde n’ait pas pesé sur l’esprit de Clovis. Et sans doute, placée devant la nécessité de prendre parti pour l’un des deux, elle sera intervenue de la manière la plus énergique en faveur de l’homme auquel elle devait toute sa reconnaissance. Mais, en même temps, elle aura voulu qu’en portant secours au plus menacé, on ne fit pas à l’autre une guerre inexpiable. Il s’agissait de sauver Godegisil et non d’exterminer Gondebaud, et nous avons le droit de dire que tel fut apparemment le programme de Clotilde, puisque nous le voyons de point en point réalisé par Clovis.

Le roi des Francs partit donc pour la Burgondie. Il aida Godegisil à humilier Gondebaud ; sous les murs de Dijon, il lui infligea une sanglante défaite, après laquelle le vaincu fut obligé de fuir jusqu’aux extrémités de son royaume et de s’enfermer à Avignon[5]. Clovis ne voulut pas l’accabler. Au lieu de le poursuivre jusque dans ce dernier asile, il revint sur ses pas, satisfait d’avoir sauvé le père adoptif de Clotilde, à qui il laissa d’ailleurs un corps d’auxiliaires qui comptait de cinq à six mille hommes[6]. Une telle modération ne parait pas avoir été habituelle chez le fou : gueux conquérant. Son peuple, étonné de le voir, pour la première fois, revenir les mains vides d’une campagne victorieuse, n’y comprit rien ; il imagina que son héros, dans l’excès d’une Onéreuse loyauté, s’était laissé jouer par les Burgondes, et il raconta à ce sujet une de ces fables qu’il est temps, après quatorze siècles de possession, de bannir du domaine de l’histoire.

Nous reproduisons ici la légende franque dans toute sa naïve invraisemblance. Le lecteur n’aura pas de peine à reconnaître que, même si l’on adopte les données du récit populaire, la politique de Clovis ne perd rien de ce caractère de modération et d’humanité qui semble trahir l’influence de Clotilde.

Godegisil, nous dit Grégoire de Tours, s’était installé en triomphateur à Vienne, dans la capitale de son frère. Pendant ce temps, Clovis avait grossi son armée et s’était mis à la poursuite de Gondebaud, se proposant de l’arracher d’Avignon et de le mettre à mort. Cependant le vaincu tremblait derrière les murs de son dernier asile. Il exposa ses craintes à ce même Arédius, qui, une première fois déjà, a apparu dans la légende aux côtés de ce roi pour rétablir par son adresse une situation désespérée. Il nous reste une ressource, dit l’ingénieux conseiller, c’est d’adoucir la sauvagerie de cet homme. Laissez-moi faire ; je me présenterai à lui comme un transfuge et je saurai l’amener au point où nous le voulons. Promettez-moi seulement de vous conformer aux conseils que je vous ferai tenir. Gondebaud promit tout, et Arédius, gagnant le camp ennemi, vint trouver Clovis. J’abandonne ce misérable Gondebaud, lui dit-il ; si vous daignez me prendre à votre service, vous et les vôtres trouverez en moi un serviteur fidèle.

Clovis s’empressa de l’accueillir, et bientôt le Burgonde eut gagné toute sa confiance, car sa conversation était agréable, ses conseils étaient judicieux, et il montrait une grande fidélité à accomplir les missions qui lui étaient confiées. Cependant Clovis avait mis le siège devant Avignon. Si vous voulez entendre un bon conseil, lui dit le rusé Burgonde, bien que vous n’en ayez pas besoin, je vous donnerai mon avis en toute franchise. Pourquoi vous consumez-vous ici avec votre armée, alors que votre ennemi occupe une position inexpugnable ? Vous dévastez les champs et vous ravagez toute la région, mais sans faire le moindre tort à Gondebaud. Il vaut bien mieux lui envoyer une ambassade et lui imposer un tribut annuel ; de la sorte, vous épargnerez cette contrée, et vous vous ferez de votre ennemi un vassal. S’il refuse cette proposition, vous garderez naturellement les mains libres. Clovis goûta ce conseil il ramena son armée au pays franc, et obtint de Gondebaud la promesse d’un tribut annuel, dont le roi burgonde paya même le premier terme.

On le voit, la légende elle-même, stupéfaite du dénouement pacifique de la guerre de Burgondie, n’a pu s’en rendre compte qu’en imaginant un conseiller influent qui aurait fait prévaloir auprès de Clovis la cause de la justice et de la modération. Singulière et tenace illusion du génie populaire ! Ce conseiller fidèle et écouté, il veut que ce soit le fabuleux et perfide Arédius, et il ne pense pas que le roi franc a à côté de lui un conseil autrement fidèle, autrement dévoué, dans une femme chrétienne intéressée à conjurer l’épouvantable conflit entre ceux qui lui sont chers. Mais telle est, au VIe siècle, la sombre barbarie de l’esprit public. Il ne peut concevoir que la ruse et la violence, il ne s’arrête pas devant le spectacle de la vertu.

Clotilde pouvait se féliciter de voir terminer, d’une manière relativement satisfaisante, une guerre qu’elle avait envisagée avec tant d’alarmes.

Hélas ! sa joie fut de courte durée. Un fratricide devait bientôt terminer la, lutte impie, dans laquelle les mains du roi des Francs étaient restées pures du sang de ses proches. A peine Clovis avait-il tourné le Ils que Gondebaud sortait d’Avignon, et venait mettre le siège devant Vienne, sa capitale, où Godegisil s’était hâté de s’installer, dans l’ivresse de son triomphe. Menacé de la famine, ce dernier fit sortir de la ville les bouches inutiles. Ce fut ce qui le perdit. Un puisatier qui faisait partie des expulsés se chargea de conduire les assiégeants jusqu’au cœur de Vienne par le canal de l’aqueduc. Godegisil, voyant l’ennemi maître de la place, se réfugia dans l’église arienne[7], espérant que les soldats ennemis respecteraient au moins leurs propres sanctuaires. Vain espoir ! Il périt massacré au pied de l’autel avec l’évêque arien, qui s’était associé à sa fortune. Des flots de sang burgonde et romain coulèrent dans cette fatale journée ; puis, la première fièvre de carnage passée, des exécutions et des tortures cruelles, auxquelles furent soumis les membres des plus grandes familles du pays, complétèrent l’atroce vengeance de Gondebaud[8].

La triste fin de Godegisil dut retentir douloureusement dans le cœur de sa fille adoptive, qui avait tout fait pour la conjurer. Elle était, d’autre part, une humiliation pour Clovis, qui voyait son allié périr sous les coups de l’ennemi commun, et crouler l’œuvre à laquelle il avait consacré l’effort de ses armes. Et toutefois, nous ne voyons pas que le ressentiment ou le désir de vengeance aient fait fléchir la ligne de conduite imperturbablement modérée qu’il garda vis-à-vis de l’ennemi triomphant. Le roi des Burgondes fut le seul voisin dont il respecta les frontières ; quelque temps après ces tragiques aventures, il scella même avec lui une sincère réconciliation. Aux confins de leurs royaumes, les deux souverains, montés chacun dans une embarcation, se rencontrèrent dans le lit de la Cure, affluent de l’Yonne, et leur entrevue se termina par une paix durable[9]. Désormais leurs griefs respectifs étaient oubliés. Clovis eut dans Gondebaud un allié fidèle, Our ne pas dire un vassal ou un lieutenant. Et, tant qu’il vécut, la Burgondie gravita dans l’orbite de la politique franque. C’était là, sans contredit, un grand et beau résultat : il n’avait pas coûté une goutte de sang. On n’y retrouvera point la politique du barbare cruel et rusé qu’une fausse histoire a fait de Clovis, et il sera juste d’avouer qu’elle n’est pas indigne d’un roi chrétien. C’est faire un usage légitime de la critique que d’y reconnaître la main délicate de Clotilde, intervenant entre les siens pour adoucir l’âpreté de leurs conflits et finalement pour joindre leurs mains dans une étreinte loyale. Si on réfléchit qu’au lieu de rendre hommage à cette bienfaisante intervention, la légende populaire, guidée par la barbarie du milieu d’où elle est sortie, a voulu faire de Clotilde le génie funeste et malfaisant qui met ses parents aux prises entre eux dans une guerre d’extermination, on comprendra l’immensité de l’injustice que l’histoire a à se reprocher envers cette noble femme.

La Burgondie réservait une autre douleur encore à Clotilde. En 506, sa mère Carétène mourut à Lyon, à l’âge de 50 ans passés, après une vie pleine de bonnes œuvres, qui avait été le modèle de celle de sa fille. On ne sait si Clotilde put lui fermer les yeux ; mais, si cette consolation fut refusée à la mourante, elle en emportait au ciel une plus précieuse : celle de savoir ses petits-enfants élevés dans la foi catholique. Ce fut là, l’auteur de son épitaphe le dit en termes exprès, le plus grand bonheur qui brilla sur les derniers jours de la sainte femme[10].

Sa fille, cependant, continuait les traditions maternelles. D’elle aussi Sidoine Apollinaire aurait pu dire qu’elle était la Tanaquil d’un nouveau Lucumon, l’Agrippine d’un nouveau Germanicus. Mais ces frivoles comparaisons d’une rhétorique mourante n’expriment que d’une manière bien imparfaite le rôle de l’épouse chrétienne. D’après ce qui vient d’être dit, nul ne révoquera en doute que l’influence de Clotilde sur son époux ait grandi après le baptême de Clovis. Elle s’en servit dans l’intérêt de la religion et de la charité, et l’on peut croire que des fondations pieuses attribuées à Clovis par l’histoire, le plus grand nombre, sinon la totalité, est dû à l’initiative de sa femme. Il y a telle abbaye fondée par lui, celle de Saint-Martin d’Auch, par exemple, dont la tradition locale dit formellement qu’il l’édifia à la demande de Clotilde. Et par une coïncidence qui ne doit pas être fortuite, l’église Sainte-Marie, qui était la cathédrale de la même ville, célébrait tous les ans, au 3 juin, l’office double de sainte Clotilde[11]. Si les établissements religieux qui remontent à cette époque reculée avaient mieux conservé leurs souvenirs authentiques, que de fois nous verrions apparaître dans l’acte de fondation, à côté du roi tout puissant qui les crée, la figure douce et souriante de la reine qui a inspiré sa générosité ! Mais les archives du VIe siècle ont péri sans retour, et les ténèbres de l’oubli se sont répandues sur toutes les œuvres de cette époque. Seule, par une heureuse exception, l’église fondée à Paris par Clovis et par Clotilde a conservé quelques souvenirs de ses premiers jours. Voici, d’après un ancien chroniqueur, l’origine de cet édifice, que les deux époux destinaient à leur servir de sépulture.

La colline au sommet de laquelle surgit aujourd’hui le dôme majestueux du Panthéon était encore, au VIe siècle, une solitude inhabitée. Elle s’appelait le mont Lutèce, et elle fermait l’horizon du Paris mérovingien, étendu dans la vallée de la Seine sur les deux rives du fleuve, du milieu duquel émergeait Pile sacrée qui portait le berceau de la ville. La chaussée de Paris à Sens gravissait le mont Lutèce entre les vignobles et les jardins, et venait atteindre ensuite un large plateau qui portait le plus ancien cimetière de Paris. Ce cimetière, qui remontait à l’époque romaine, contenait à la fois les dernières tombes païennes et les premières tombes chrétiennes de la ville l’évêque saint Prudence y dormait entouré de plusieurs de ses successeurs.

Plus d’une fois, de leur palais romain situé en face de cette colline, le regard de Clovis et de Clotilde s’était arrêté sur ce tranquille horizon, des hauteurs duquel semblait descendre jusqu’à eux, à travers le frais murmure des verdoyants ombrages, la solennelle invitation de la mort. L’idée leur sourit d’y répondre en préparant là-haut la place de leur dernière demeure, à l’abri d’un sanctuaire qui serait le monument durable de leur foi commune, et qui dresserait au-dessus de toute la vallée le signe glorieux de la résurrection. Toujours le souvenir de Clotilde a été associé à celui de Clovis dans l’histoire de cet édifice sacré. Il n’est guère douteux qu’elle en ait suggéré la première idée au roi, dans ces conversations intimes que l’unité de foi avait rendues si douces entre les deux époux. Un chroniqueur parisien du VIIe siècle, dont les souvenirs locaux ont souvent une grande valeur historique, attribue formellement cette initiative à Clotilde. Il est vrai que, d’après lui, c’était dans la pensée du couple royal une église votive, qui devait être bâtie si le roi revenait victorieux de la campagne d’Aquitaine. Ce qui est certain, c’est que la construction n’en fut commencée que dans les dernières années du règne de Clovis.

Le roi voulut inaugurer les travaux avec toute la solennité du rite germanique, si nouveau et si curieux, dans son formalisme barbare, pour la population romaine de Paris. Aussi en a-t-elle gardé le souvenir comme d’une chose qui se voit rarement, et son chroniqueur a cru devoir transmettre à la postérité le récit de l’étrange cérémonie. Debout en armes sur le terrain qu’il se proposait d’attribuer à la nouvelle église, Clovis, de toute la force de son bras, lança droit devant lui sa hache d’armes, cette francisque dont le tranchant avait fendu plus d’un crible ennemi. Par cet acte symbolique, il indiquait qu’il entendait prendre possession du sol à la manière des guerriers victorieux, ou encore du dieu Thor lui-même, lorsque, lançant le redoutable marteau de sa foudre sur la terre, il s’emparait à jamais du domaine qu’avaient touché ses traits enflammés.

Bientôt l’église surgit du sol, appuyée sur une crypte qui devait recevoir les sépultures royales, et offrant au regard l’aspect des basiliques primitives. Elle pouvait avoir, nous dit un historien, deux cents pieds de long sur cinquante à soixante pieds de large. L’intérieur en était non voûté, mais lambrissé à la manière antique ; de riches mosaïques ainsi que des peintures murales en animaient les parois. On y avait accès, du côté occidental, par un triple portique, orné, comme l’intérieur, de mosaïques et de peintures représentant des scènes de l’Ancien et du Nouveau. Testament. A côté de l’église s’élevèrent de spacieux bâtiments conventuels pour la demeure des chanoines réguliers qui devaient la desservir. Un vaste territoire, longeant les jardins du palais et allant d’un côté jusqu’à la Seine et de l’autre jusqu’à la Bièvre, forma la seconde enceinte de cette fondation vraiment royale. La plus grande partie en était occupée par des closeries et des vignobles, à travers lesquels circulaient d’ombreux sentiers de noyers et d’amandiers chantés en vers agréables, au XIIe siècle, par le poète Jean de Hautefeuille. Le domaine assigné au monastère était considérable ; il comprenait Nanterre, Rosny, Vanves, Fossigny, Choisy. Clotilde semble avoir pris dans son propre douaire une partie de cette dotation : du moins une des terres les plus anciennement possédées par l’abbaye portait le nom de fief de sainte Clotilde[12].

C’est elle d’ailleurs à qui échut la tâche d’achever la construction ; elle la mit sous toit, elle en termina les diverses dépendances, et elle procéda à. la cérémonie de la consécration.

Clovis, en effet, avait été emporté par la mort sans avoir vu l’achèvement des travaux. Avant que sa dernière demeure fût prête à le recevoir, avant que l’heure de la pleine maturité se fût écoulée, le puissant vainqueur disparaissait de la scène de ce monde, qu’il avait rempli du bruit de sa gloire. Il mourut à l’âge de 45 ans. On l’enferma dans un grand sarcophage de pierre dont des croix multiples faisaient tout l’ornement, et il dormit là pour des siècles, comme autrefois les rois scandinaves sous leurs hautes collines ombragées de frênes gigantesques.

Clotilde était veuve avant d’avoir atteint l’âge de quarante ans. Son union avec Clovis en avait duré dix-neuf ou vingt, et elle y avait connu le bonheur. L’homme qu’elle avait conquis à la vie éternelle lui était doublement cher ; elle le pleura toute sa vie. Il emportait d’ailleurs avec lui ses dernières années de joie et de tranquillité. Obligée désormais d’achever seule sa carrière terrestre, c’est par le sentier semé de croix qu’elle arrivera à l’éternel repos.

 

 

 



[1] V. la biographie de cette sainte dans les Bollandistes, au 3 janvier, et les nouvelles éditions données par M. Kohler dans la Bibliothèque de l’École des Hautes Études, fascicule 48, et par M. l’abbé Narbey dans le Bulletin d’histoire et d’archéologie du diocèse de Paris, 1884. M. Krusch, qui a essaya de présenter cet important document comme un apocryphe (Neues Archiv., t. XVIII), a été victorieusement réfuté par M. l’abbé Duchesne (Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 54).

[2] Grégoire de Tours, H. F., II, 32.

[3] Saint Avitus, Epistolæ ad Gundobadum (dans l’édition des Monumenta Germaniæ historica). Longtemps ce passage a tourmenté les historiens, qui, convaincus du prétendu fratricide de Gondebaud, ont cru y voir, les uns l’expression d’une sanglante ironie, les autres la preuve d’une révoltante adulation. Depuis qu’il est établi que Gondebaud n’a pas commis les crimes dont l’accusait la légende, les paroles du saint reprennent leur sens naturel, et constituent un argument de plus en faveur de l’innocence du roi burgonde.

[4] Du moins nous le voyons avec sa femme Théodelinde construire le monastère de Saint-Pierre à Lyon. (Pardessus, Diplomata, t. I, p. 156.)

[5] Grégoire de Tours, H. F., II, 32.

[6] Grégoire de Tours, H. F., II, 33.

[7] Certains historiens croient trouver là la preuve que Godegisil était arien. A ce compte, Amalaric, roi des Visigoths, était catholique, en dépit de tous les témoignages de l’histoire ; car, attaqué à Barcelone par l’armée franque, il se réfugia dans l’église catholique. N’est-il pas évident que dans les deux cas, le vaincu devait chercher l’asile le plus révéré de son ennemi P Grégoire de Tours, H. F., III, 10.

[8] Grégoire de Tours, H. F., II, 33.

[9] Vita Sancti Eptadii, dans Dom Bouquet, Recueil des historiens de Gaule et de France, t. III, p. 380.

[10] Leblant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. I, p. 70.

[11] G. Kurth, Clovis, p. 524, avec la note 2.

[12] G. Kurth, Clovis, p. 549-551.