SAINTE CLOTILDE

CHAPITRE IV. — LA CONVERSION DE CLOVIS.

 

 

Déjà quatre années s’étaient écoulées depuis le mariage de Clotilde avec Clovis, et celui-ci était toujours païen. Mais l’année 496 ne devait pas s’écouler sans que, selon la naïve expression du vieux chroniqueur des Francs, la nécessité le forçât de confesser ce que sa volonté avait toujours nié.

Parmi les nombreuses guerres qui remplirent son règne, la plus redoutable parait avoir été celle qu’il eut à soutenir contre les Alamans. Ce peuple germanique, établi sur la rive droite du Rhin, entre le cours du Mein et celui du Danube, était le digne rival de la nation franque. Il possédait toutes les qualités qui avaient valu à celle-ci l’empire de la Gaule, et il était en état de le lui disputer avec espoir de succès. Son ardeur belliqueuse et son besoin d’expansion rendaient d’ailleurs inévitable un conflit à main armée avec ses puissants voisins.

Ce sont, à ce qu’il parait, les Francs Ripuaires qui ont eu, les premiers, à soutenir le choc des bandes alémaniques. Sous les murs de Tolbiac, à l’entrée de la vaste plaine qui formait comme le cœur du royaume ripuaire, les Alamans descendus des hauteurs de l’Eifel rencontrèrent l’armée du roi Sigebert, qui les y attendait pour leur barrer le chemin de Cologne. L’engagement fut rude, et Sigebert, qui paraît d’ailleurs avoir remporté la victoire, en garda une blessure au genou qui le laissa boiteux pour le reste de sa vie.

Le danger d’un peuple qui était l’allié des Saliens, et d’une dynastie qui était apparentée avec la sienne, devait nécessairement amener Clovis à’ descendre dans l’arène, sans compter qu’il avait probablement à défendre ses propres frontières contre ses turbulents voisins. Le silence de l’histoire ne nous permet de faire à ce sujet que des conjectures ; la seule chose que nous sachions avec certitude, c’est qu’entre son armée et celle des Alamans il s’engagea, dans les environs du Rhin, et probablement du côté de l’Alsace, une bataille qui allait être décisive. Selon le résultat de la journée, la Gaule devait rester aux Francs, ou tomber, comme une proie longtemps convoitée, aux mains de leurs redoutables ennemis. Qu’il soit permis d’emprunter à l’histoire de Clovis le récit de la grande crise qui s’ouvrait à ce moment.

Sentant l’importance de l’enjeu, Clovis y avait engagé toutes ses forces, auxquelles probablement s’étaient joints lès contingents des Ripuaires. De leur côté, les Alamans doivent avoir mis en ligne des forces non moins considérables, puisqu’ils purent balancer la victoire, et même, à un certain moment, faire plier les milices franques. La furia alémanique était célèbre sur les champs de bataille : les Alamans se ruaient à la victoire avec un élan qui renversait tout. Mis en présence de rivaux dont les derniers événements avaient exalté l’orgueil, ils savaient qu’ils jouaient une partie suprême, et la conscience de la gravité de la journée augmentait en eux la fièvre du combat.

Déjà ils touchaient au terme de leurs ardents efforts. L’armée des Francs commençait à fléchir, et une débandade était imminente. Clovis, qui combattait à la tête des siens, s’aperçut qu’ils mollissaient, et qu’il ne parvenait plus à les ramener à l’assaut. Comme dans un éclair, il vit passer devant ses yeux toutes les horreurs de la défaite, tous les désastres de la fuite. Alors, sur le point de périr, abandonné de ses dieux, qu’il avait invoqués en vain, il lui sembla entendre en lui-même la voix aimée qui y était descendue si souvent pour lui parler d’un Dieu meilleur et plus grand. En même temps, il voyait surgir, du fond de sa mémoire remplie des entretiens de Clotilde, la figure de ce Christ si bon et si doux, qui était, comme elle le lui avait dit, le vainqueur de la mort et le prince du siècle futur. Et, dans son désespoir, il poussa vers lui un cri plein d’angoisse et de larmes : Jésus Christ, s’écria-t-il, au dire de notre vieil historien, toi qui es, selon Clotilde, le Fils du Dieu vivant, secours-moi dans ma détresse, et, si tu me donnes la victoire, je croirai en toi et je me ferai baptiser.

Le cri de Clovis a traversé les siècles, et l’histoire en gardera le souvenir à jamais. Sorti, au milieu des horreurs du champ de bataille, des profondeurs d’une âme royale qui parlait au nom d’un peuple, il est autre chose que la voix d’un individu en péril, il représente ce peuple lui-même dans le moment le plus solennel de son existence. Telle est la grandeur historique du vœu tombé des lèvres de Clovis à l’heure du danger : c’est un pacte proposé au Christ par le peuple franc, et que le Christ a ratifié. Car à peine Clovis eut-il prononcé ces paroles, continue le chroniqueur, que la fortune du combat fut brusquement intervertie. Comme s’ils s’apercevaient de l’entrée en scène de quelque allié tout-puissant, les soldats de Clovis reprennent courage. La bataille se rétablit, l’armée franque revient à la charge, les Alamans plient à leur tour, leur roi succombe dans la mêlée, les vainqueurs de tantôt se voient transformés en vaincus. La mort de leur chef a eu raison de leur ardeur ils jettent les armes ; et sur le champ de bataille même, ils demandent grâce au roi des Francs. Celui-ci les traita avec douceur et générosité, et, se contentant de leur soumission, il mit aussitôt fin à la guerre.

Telle est, racontée par une source contemporaine, l’histoire du triomphe de Clovis sur les Alamans, ou, pour mieux dire, de la foi chrétienne sur le paganisme. Cette grande journée n’a de pendant que celle du pont Milvius l’une avait clos les annales du monde antique, l’autre ouvre les annales du monde moderne. Son importance est donc absolument hors pair dans les dates historiques. Nous y voyons, du haut de l’observatoire que font à l’historien quatorze siècles superposés, les destinées de l’Europe se décider avec celles du peuple franc, l’avenir du, peuple franc se ramener à la victoire de son roi, et tous ces grands intérêts dépendre de la solution donnée, au fond d’une conscience d’homme, au problème capital qui se pose à toute âme venant en ce monde. C’est là, à coup sûr, un spectacle d’une rare beauté. Le brusque mouvement d’une âme qui, se décidant avec la rapidité de l’éclair, tend les bras au Dieu sauveur, déplace en un seul moment le centre de gravité de l’histoire, crée la première des nations catholiques, et met dans ses mains le gouvernail de la civilisation[1].

Ce qu’il faut marquer ici, c’est que le triomphe de Clovis était aussi le triomphe de Clotilde. Ses prières et ses larmes avaient donc fini par l’emporter, et l’époux qu’elle aimait ne lui serait plus jamais enlevé dans ce monde ni dans l’éternité. Nous n’essayerons pas de décrire la joie de la chrétienne, lorsqu’elle serra dans ses bras l’heureux vainqueur, et qu’elle apprit de sa bouche la nouvelle bénie. Des heures d’une félicité si haute et si pure’ sont rares dans toute existence humaine. Clotilde, au cours de la sienne, n’en connut qu’une seule, mais d’une suavité qui suffit à embaumer le reste de sa carrière mortelle. Venez maintenant, douleurs, fondez sur cette âme sainte, et transformez en supplice tous les jours de sa vie : une joie ne lui sera pas enlevée, ce sera d’avoir donné à Dieu l’âme qui lui était la plus chère au monde, et d’avoir été choisie pour ouvrir les portes de l’Évangile à la plus grande des nations chrétiennes.

Clotilde ne voulut pas perdre un instant pour assurer les fruits du vœu de Clovis. Sans retard, elle fit prévenir saint Remi, et l’invita à se rendre à Attigny, où, à ce qu’il semble, elle séjournait alors avec son époux[2]. Le secret fut gardé dans l’origine sur la transformation qui s’était produite dans le cœur du roi. Pendant ce temps, l’œuvre de sa catéchisation avançait à grands pas. Ami des évêques, époux de Clotilde, chef d’un peuple dont la majorité était catholique, Clovis n’était pas de ces barbares grossiers sur lesquels n’avait jamais lui un rayon de christianisme. D’autre part, Remi était le catéchiste qu’il fallait à ce royal néophyte il avait l’intelligence du monde barbare, il entrevoyait ses hautes destinées, il possédait la confiance du roi.

Bientôt, on put se préoccuper des préparatifs du baptême. Mais alors surgit une question qui fut, pendant quelque temps, un sujet de sérieuses inquiétudes pour l’évêque et pour la famille royale.

Ce n’est pas, comme on l’a dit, du peuple franc que devait venir quelque résistance à la conversion de son roi. Les Francs barbares, disséminés pendant la paix dans leurs fermes flamandes et brabançonnes, ne savaient guère ce qui se passait à la cour de leurs souverains. Habitués depuis des siècles à servir avec la même fidélité l’empire chrétien, quelle que fût d’ailleurs la religion du chef qui le représentait, ils vivaient dans la lourdeur de leur paganisme sans se préoccuper de la religion d’autrui. Si leur apathie et leur indifférence les laissaient étrangers à la religion chrétienne, ils n’avaient pour elle ni mépris, ni haine systématique. Ils se seraient révoltés probablement si on avait essayé de la leur imposer ; l’idée ne leur venait pas de s’indigner si leur roi l’embrassait. Le roi faisait ce qu’il lui convenait et ils étaient ses guerriers fidèles : voilà, en deux mots, le point de vue de la grande majorité des Francs, et Clovis n’avait d’aucune manière à s’en préoccuper.

Il en était tout autrement de la fidèle garde du corps qui, liée au roi par un engagement d’honneur, était associée à sa vie et partageait avec lui les bons et les mauvais jours. Les antrustions, — c’est le nom que portaient chez les Francs ces guerriers de choix — étaient étroitement associés à sa destinée ; ses intérêts personnels, ses affections et ses haines, tout leur était commun avec lui, et, pour le dire en un mot, ses dieux étaient leurs dieux. Cette entière communion de vues et de sentiments, qu’allait-elle devenir si Clovis passait du service de Wodan à celui de Jésus-Christ ? Il fallait de toute nécessité que ses antrustions le suivissent au pied des autels nouveaux ; sinon, la bande se dissolvait, et le roi, privé de son glorieux cortège de fidèles, était dépouillé de tout son prestige[3].

Mais qui lui garantissait que ses fidèles feraient à leur roi le sacrifice de leurs dieux ? Clovis n’était pas entièrement rassuré à ce sujet : Je t’écouterais volontiers, dit-il à saint Remi ; seulement les hommes qui me suivent ne veulent pas abandonner leurs dieux. Ces paroles que le chroniqueur met dans sa bouche résument avec une grande netteté le problème qui se posait devant le puissant monarque. Comme il n’y avait pas moyen de passer outre avant de s’être expliqué avec les antrustions, Clovis les réunit, leur exposa son projet, et leur demanda leur avis. D’une seule voix, ils s’écrièrent qu’ils consentaient à abandonner leurs dieux mortels, et qu’ils voulaient prendre pour maître le Dieu éternel que prêchait Remi. Ainsi disparaissait, par une disposition que le chroniqueur franc considère comme providentielle, le seul obstacle que pût rencontrer la conversion de Clovis Il ne restait plus qu’à en fixer la date.

Une antique tradition, qu’on disait remonter jusqu’aux apôtres, voulait que ce sacrement ne fût administré que le jour de Pâques, afin que cette grande fête pût être, en quelque sorte, le jour de la résurrection pour les hommes et pour Dieu. Mais le respect de la tradition ne prévalut pas, dans l’esprit des évêques, sur les raisons majeures qu’il y avait de ne pas prolonger le catéchuménat du roi et des siens. En considération des circonstances tout à fait exceptionnelles, on crut devoir s’écarter pour cette fois de la règle ordinaire, en fixant la cérémonie à la fête de Noël. Après la fête de Pâques, la Nativité était assurément, dans toute l’année liturgique, celle qui, par sa signification mystique et par la majesté imposante de ses rites, se prêtait le mieux au grand acte qui allait s’accomplir.

Clovis s’entendit avec les évêques pour donner à la fête tout l’éclat religieux et profane qu’elle comportait. Tout ce qu’il y avait de personnages éminents dans le royaume y fut convié, et les invitations allèrent même chercher les princes de l’Église au delà des frontières. Du moins nous savons, par une lettre de saint Avitus de Vienne, que ce grand homme fut du nombre des invités. Le baptême de Clovis prenait la portée d’un événement international. La Gaule chrétienne en suivait les préparatifs avec une attention émue ; les princes de la hiérarchie catholique tournaient du côté des Francs un regard plein d’espérance, et un tressaillement d’allégresse parcourait au loin l’Église humiliée sous le joug des hérétiques.

Enfin se leva le grand jour qui devait faire de la nation franque la fille aînée de l’Église catholique. Ce fut le 25 décembre 496, jour de la fête de Noël. Jamais, depuis son existence, la ville de Reims n’avait été témoin d’une solennité si grandiose ; aussi avait-elle déployé toute la pompe imaginable pour la célébrer dignement. De riches tapis ornaient la façade des maisons ; de grands voiles brodés, tendus à travers les rues, y faisaient régner un demi-jour solennel ; les églises resplendissaient de tous leurs trésors ; le baptistère était décoré avec un luxe extraordinaire, et des cierges innombrables brillaient à travers les nuages de l’encens qui fumait dans les cassolettes. Les parfums, dit le vieux chroniqueur, avaient quelque chose de céleste, et les personnes à qui Dieu avait fait la grâce d’être témoins de ces splendeurs purent se croire transportées au milieu des délices du paradis.

De l’ancien palais des gouverneurs de la deuxième Belgique, où il avait pris sa résidence, le roi des Francs, suivi d’un cortège triomphal, s’achemina à travers les acclamations enthousiastes de la foule jusqu’à la cathédrale Notre-Dame, où devait avoir lieu le baptême. Il s’avance, le nouveau Constantin, écrit une plume contemporaine, il s’avance vers la piscine baptismale pour se guérir de la lèpre du péché, et les vieilles souillures vont disparaître dans les jeunes ondes de la régénération. Ce fut un défilé processionnel selon tout l’ordre du rituel ecclésiastique. En tête venait la croix, suivie des livres sacrés portés par des clercs ; puis venait le roi Clovis, dont l’évêque tenait la main, comme pou’ lui servir de guide vers la maison de Dieu. Derrière lui marchait Clotilde, la grande triomphatrice de cette journée ; elle était accompagnée du jeune Théodoric, qui allait descendre avec son père dans la piscine sacrée, et des princesses Alboflède et Lanthilde, celle-ci arienne, celle-là plongée jusqu’alors dans les ténèbres du paganisme. Trois mille Francs, parmi lesquels toute la bande du roi, s’acheminaient à la suite du monarque, et venaient, comme lui, reconnaître pour chef suprême le Dieu de Clotilde. Les litanies de tous les saints alternaient avec les hymnes les plus triomphales de l’Église, et retentissaient à travers les splendeurs de la ville en fête comme les chants des demeures célestes. Est-ce là, aurait demandé Clovis à saint Remi, le royaume du ciel que tu me promets ?Non, aurait répondu le pontife, mais c’est le commencement du chemin qui y conduit.

Arrivé sur le seuil du baptistère, où les évêques réunis pour la circonstance étaient venus à la rencontre du cortège, ce fut le roi qui, le premier, prit la parole et demanda que saint Remi lui conférât le baptême. Eh bien, Sicambre, répondit le confesseur, incline humblement la tête, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. Et la cérémonie sacrée commença aussitôt avec toute la solennité qu’elle a gardée à travers les siècles. Répondant aux questions liturgiques de l’officiant, le roi déclara renoncer au culte de Satan, et fit sa profession de foi catholique, dans laquelle, en conformité des besoins spéciaux de cette époque tourmentée par l’hérésie arienne, la croyance à la Très Sainte Trinité était formulée d’une manière particulièrement explicite. Ensuite, descendu dans les eaux baptismales, il reçut la triple immersion sacramentelle, au nom du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint. Au sortir du baptistère, on lui administra encore le sacrement de confirmation, selon l’usage en vigueur dans les baptêmes d’adultes. Les personnages princiers furent ondoyés après le roi. Lanthilde, qui était déjà chrétienne, n’avait pas besoin d’être rebaptisée, et on se borna à la confirmer selon le rite catholique. Quant aux trois mille Francs qui se pressaient sous les voûtes sacrées, il est probable que le sacrement leur fut conféré selon le mode de l’aspersion, déjà pratiqué à cette époque. Tous les baptisés revêtirent ensuite la robe blanche, en signe de l’état de grâce où ils entraient par la vertu du sacrement de la régénération[4].

Un point aura frappé le lecteur dans cette description, dont tous les éléments sont empruntés aux sources les plus anciennes c’est la présence de Clotilde dans le cortège baptismal. C’était son œuvre à elle que la fête de ce jour venait glorieusement couronner. Qui, plus qu’elle, méritait de s’en réjouir et d’en être l’heureux témoin ? Comme cette autre vaillante chrétienne, Jeanne d’Arc, qui, mille ans plus tard, devait amener dans cette même église le cortège triomphal d’un autre roi, elle avait été à la peine était bien juste qu’elle fût à l’honneur.

 

 

 



[1] G. Kurth, Clovis, p. 315-318.

[2] Nous avons adopté ici l’ingénieuse conjecture du R. P. Jubaru dans les Études Religieuses, t. 67, p. 297-300 (15 février 1896).

[3] Pour l’intelligence de cette situation, il faut se rappeler le mot de Sviatoslav cité ci-dessus : Ma droujina rirait de moi !

[4] G. Kurth, Clovis, p. 339-348.