SAINTE CLOTILDE

CHAPITRE III. — PREMIÈRES ANNÉES DE MARIAGE.

 

 

L’impatient Clovis, était accouru au devant de sa fiancée, rencontra, selon une tradition locale assez vraisemblable, à Villery (Aube), au sud de Troyes[1]. Il l’emmena ensuite à Soissons, OÙ eut lieu le mariage, qui fut célébré avec toute la pompe des coutumes barbares. Les Francs se montrèrent enthousiastes de cette union de leur souverain avec la fille des rois burgondes. Aucun mariage royal ne fit une impression plus vive et plus durable. Leurs chantres populaires le célébrèrent à l’envi, et, sous leurs mains, l’histoire alla s’embellissant et se chargeant d’épisodes, de manière à être transformée bientôt en un véritable poème nuptial. C’est ce poème qui avait seul conservé le souvenir du mariage de Clotilde, le jour où, pour la première fois un chroniqueur raconta les annales du règne de Clovis. Il en reproduisit les données légendaires, et ses successeurs firent comme lui. De la sorte, la légende se substitua de bonne heure à l’histoire, et pendant des siècles, ce qu’on a le plus connu de la vie de Clotilde, c’est ce qui n’y appartient pas. Il est temps de restituer à la vérité historique ses droits, et, sans mépriser les récits de la poésie populaire, de les renvoyer au domaine de la fiction[2].

Clotilde, devenue la reine des Francs, partagea l’existence et les préoccupations de son époux. Elle vécut avec lui dans la vieille cité romaine de Soissons, où d’opulents édifices avaient servi de séjour aux magistrats romains, et avaient abrité récemment la royauté précaire de Syagrius. Clovis et Clotilde remplacèrent le fils d’Ægidius dans les magnificences du château d’albâtre, situé au nord de la ville, et dont les ruines grandioses ont de tout temps frappé l’imagination populaire et l’esprit des archéologues. La ville était remplie de sanctuaires chrétiens ; une belle basilique dédiée à la Vierge y surgissait sur les fondements d’un ancien temple d’Isis, et les martyrs chers à la piété du peuple de Soissons, Crépin et Crépinien, y étaient honorés dans plusieurs églises ou chapelles.

On se tromperait, au surplus, si on se figurait que les jours de Clotilde s’écoulèrent pour la plus grande partie dans cette unique résidence. Les rois mérovingiens n’avaient pas de capitale proprement dite ; le centre de leur gouvernement était partout où ils étaient, et ils étaient tour à tour sur les points les plus divers de leur royaume. Pour bien se rendre compte de cette existence princière, il faut se figurer que ce que nous appelons la liste civile consistait alors, avant tout, dans les produits en nature des domaines royaux. Ces domaines étaient nombreux et disséminés ; chacun produisait en abondance, et le maître venait, à un moment donné, avec le nombreux personnel de sa cour, consommer sur place les récoltes. Il visitait ainsi, à tour de rôle, la plupart de ses villas, et cette vie de déplacements continuels faisait de la royauté une institution en quelque sorte ambulante.

Clovis habita donc successivement un grand nombre de résidences, surtout pendant les premières années de son règne, alors que le choix de Paris n’avait pas encore fixé son séjour sur les bords de la Seine. L’histoire est muette sur cette partie de son existence, et, comme nous n’avons conservé aucun de ses diplômes, nous ne sommes pas en état de refaire pour lui, comme pour quelques-uns de ses successeurs, le relevé de ses divers séjours. Nous pouvons seulement, en concluant du connu à l’inconnu, admettre que plusieurs fiscs royaux, à tour de rôle, auront abrité la tranquille vie de famille de sainte Clotilde.

Tout permet de croire que l’union de Clovis et de Clotilde fut heureuse. La fille de Carétène semble avoir conquis le cœur de son époux ; elle sut se faire aimer parce’ qu’elle sut se faire respecter. Clovis, qui avait connu avant son mariage la pauvre félicité des liaisons éphémères, semble avoir compris ce qu’il devait à son lit conjugal et à son foyer de famille. Presque seul de tous les princes de sa race, il ne donna pas de rivale à sa femme légitime. Du moins, l’histoire ne lui connaît, à partir de son union avec Clotilde, ni favorite, ni enfant naturel. Païen encore, il permit, malgré sa répugnance, que ses deux premiers fils fussent baptisés, et cette tolérance méritoire prouve la déférence qu’il avait envers les vœux de Clotilde. L’intimité des deux époux résulte mieux encore des pressantes exhortations que la reine adressait à Clovis au sujet de sa conversion[3]. Il fallait qu’elle eût bien de l’ascendant sur le barbare pour qu’elle pût, sans craindre d’être rebutée, lui demander si souvent un tel sacrifice. Aussi, lorsque viendra le jour où Clovis cédera à l’action de la grâce, c’est le Dieu de Clotilde qu’il invoquera mot touchant et doux, qui fait entrevoir dans une lumière discrète tout le charme d’une vie conjugale pleine d’union et de tendresse.

Mais ces considérations nous ont fait anticiper sur les événements ; hâtons-nous de reprendre le fil de notre récit. Nos historiens nous disent, et nous les croyons sans peine, que Clotilde n’eut pas de plus chère préoccupation que la conversion de son époux. Mais l’heure de cette conversion ne semblait guère près de sonner. Loin que Clovis parût disposé à se jeter dans les bras de l’Église catholique, il y avait sérieusement à craindre que, s’il se faisait chrétien, il n’embrassât l’arianisme. Cette confession était alors, si l’on peut ainsi parler, la vraie forme du christianisme germanique. Répandu parmi les barbares, avec une ardeur de propagande extraordinaire, par les Goths qui en avaient été les premiers fidèles, l’arianisme avait rallié successivement tous les Germains qui avaient consenti à se faire les vassaux du Christ les Hérules, les Ruges, les Vandales, les Burgondes eux-mêmes. Tous les souverains germaniques, Théodoric le Grand en tête, se réclamaient du credo d’Arius. L’arianisme était pour eux et pour leurs peuples comme un signe distinctif vis-à-vis des Romains catholiques. Il semblait que la fierté nationale imposât aux Francs, s’ils devenaient chrétiens, la profession de cette religion des vainqueurs. On ne pouvait guère espérer que Clovis ferait exception dans la famille des rois, et qu’il irait courber le genou devant les autels des provinciaux.

Il y avait plus. Sa sœur Aldoflède, en épousant Théodoric le Grand, avait été baptisée selon le rite arien, et la même occasion, paraît-il, avait amené à la fois au christianisme et à l’hérésie son autre sœur Lanthilde. Arius avait donc déjà pénétré dans la famille du roi franc ; il avait, si l’on peut ainsi parler, un pied dans sa maison. Toutes les influences semblaient se réunir pour pousser Clovis du côté de l’hérésie : l’amour-propre national, le préjugé barbare, l’alliance du puissant Théodoric, l’exemple de ses deux sœurs... Mais Clotilde veillait sur lui.

Dieu envoya un auxiliaire à la jeune femme. Parmi ces évêques gaulois dont la conquête avait fait passer les diocèses sous le sceptre de Clovis, le plus illustre comme le plus écouté était alors saint Remi, évêque de Reims. Métropolitain de la Belgique seconde, il était la plus haute autorité religieuse du royaume franc, et les peuples se courbaient sous sa houlette pastorale avec une vénération dont le roi eût pu devenir jaloux, si le prélat ne s’était attaché à la mettre tout entière au service du jeune conquérant. Placé en quelque sorte à l’extrême frontière de la civilisation, en face de l’océan de la barbarie, Remi avait entrevu, avec la perspicacité que leur charge donne si souvent aux pasteurs de peuples, tout ce qu’il y avait d’avenir dans ces barbares qui s’avançaient en conquérants sur la vieille Gaule. Il ne nourrissait aucune illusion sur le sort réservé aux tentatives de restauration, comme celle que Syagrius faisait sous ses yeux et dans son voisinage. Hardiment, avec une vigueur de résolution et une netteté d’allure qu’on ne saurait assez admirer, Remi était allé aux barbares.

Clovis venait à peine de recueillir l’héritage de son père Childéric qu’il reçut de l’évêque de Reims une lettre de félicitations débutant par ces paroles : Nous apprenons que vous venez de prendre en mains le gouvernement de la Gaule Belgique[4]. C’était proclamer la légitimité du conquérant. Après un tel début, la lettre pouvait sans crainte donner des conseils et exposer un programme au jeune roi. Ce programme peut se résumer en deux mots : gouverner d’accord avec les évêques.

Une telle démarche avait créé un premier lien entre le monarque et le prélat ; depuis lors, leurs relations devinrent de plus en plus étroites. Les chroniqueurs croient savoir que c’est Remi qui se fit restituer par le roi un vase précieux, dérobé à son église par les soldats francs lors du pillage rien n’est plus vraisemblable[5]. Devenu, par la conquête de la Gaule septentrionale, le sujet de Clovis, l’évêque de Reims lui fut plus utile que jamais. Dans l’état des choses, le nouveau maître avait souvent besoin des conseils de l’évêque, de sa connaissance approfondie du pays, du prestige dont il jouissait auprès des populations ; l’admiration, la confiance, l’amitié, resserrèrent des relations déjà si étroites. Chef d’un diocèse où se trouvaient plusieurs villas royales, notamment le palais d’Attigny, et frère de Principius, évêque de Soissons, Remi voyait souvent la cour. Il devint le confident des saintes aspirations de Clotilde, comme aussi de ses intimes inquiétudes, qu’il ne devait pas laisser de partager dans une large mesure. On ne se figure pas facilement qu’il n’ait inspiré, jusque dans le détail, la conduite de la jeune reine dans cette affaire capitale du salut de son époux. Comment aurait-elle pu ne pas se guider d’après les conseils de cette lumière de l’Église ? Il est peu probable que Remi lui ait suggéré de combattre le paganisme de Clovis avec l’arme des longs plaidoyers théologiques, comme celui que Grégoire de Tours met dans sa bouche[6], et qui est d’une si franche invraisemblance de ton et de langage. On savait dès lors, comme aujourd’hui, que ce ne sont pas les discussions passionnées qui font abandonner les opinions fausses ; qu’au contraire les esprits s’obstinent d’autant plus dans leurs erreurs qu’ils les voient combattues avec plus de force. Dans les entretiens religieux que Clotilde aura eus avec Clovis, la reine dut s’attacher à parler avec amour de Jésus-Christ plutôt qu’avec mépris de Wodan, et à toucher son cœur plutôt qu’à convaincre son intelligence. Il devait lui suffire de défendre sa foi quand elle était attaquée, et de le faire avec ce saint courage et cette haute raison qui ferment la bouche et inspirent le respect aux contradicteurs. Pour, le reste, l’exemple des vertus domestiques, la prière, les bonnes œuvres, telles furent, à n’en pas douter, les armes choisies que son génie de femme chrétienne suggéra à Clotilde, et que l’évêque dut bénir.

Pas plus que Clotilde elle-même, l’évêque de Reims n’aura usé fréquemment d’exhortations directes. Il aura préféré entourer le roi d’influences et d’exemples, et laisser agir à la longue ces missionnaires discrets et silencieux. Il était impossible que Clovis ne fût pas frappé de ce qu’il rencontrait de vertu et de sainteté dans les prêtres et dans les humbles moines qui défrichaient les forêts de son royaume ; qu’il ne fût pas subjugué et charmé par les beautés sublimes de la liturgie catholique, lorsqu’il lui arrivait d’en être le témoin ; qu’il ne se rendît pas compte de l’abîme qui séparait ses barbares, tout victorieux qu’ils étaie4t, de ce que devaient être des hommes civilisés comme le christianisme en savait produire.

La politique elle-même orientait vers le catholicisme la pensée du roi. En dépit des apparences contraires, il sentait que sa place n’était pas dans l’arianisme, qu’il y avait pour lui un plus beau rôle à jouer que de graviter dans l’orbite de son beau-frère Théodoric, et qu’en embrassant la foi de ses sujets catholiques, il se créerait une situation absolument unique au milieu de tous les rois. Alors, à la tête d’un royaume où régneraient l’union et la confiance, porté par l’enthousiasme des populations orthodoxes, soutenu par l’influence énorme de l’épiscopat gaulois, il disposerait d’une puissance dont on n’avait plus d’idée dans les cours barbares et ariennes. Il n’avait qu’à se déclarer catholique pour faire accourir à lui cette haute et prestigieuse fortune.

Ainsi se resserrait autour de Clovis le cercle des influences qui devaient concentrer sur le catholicisme tout le travail de sa pensée. Mais les rêves et les projets ne faisaient que s’agiter confusément dans le fond de son cœur, et n’aboutissaient à aucun résultat. Toute conversion, pour peu qu’elle soit sincère, est l’œuvre de la grâce. Les plus puissantes considérations ne parviennent pas à la déterminer ; c’est du fond de la conscience qu’elle jaillit un jour, sous l’action d’une influence plus pressante et plus vive que celle de la philosophie ou de la politique. Si la vue claire et nette des avantages temporels qu’il y avait à embrasser la foi catholique avait eu la puissance de déterminer cette révolution intérieure qui s’appelle une conversion, Théodoric le Grand eût embrassé aussi le catholicisme, lui dont le grand et puissant esprit était fait pour comprendre toutes les vérités. Mais c’est la grâce qui, pareille à la pierre descendue de la montagne, sape par les pieds et renverse le colosse de l’erreur, et l’heure de la grâce n’avait pas encore sonné pour Clovis.

La première année du mariage de Clotilde s’écoula ainsi, assombrie par l’inquiétude et traversée, jusque dans ses joies les plus pures, par des éclairs menaçants. La naissance de son premier-né, qui devait lui apporter l’allégresse, devint pour elle une source de douleurs. Clovis, on l’a dit, avait autorisé le baptême de l’enfant, et la jeune mère avait tout fait pour que la sainte cérémonie, qui devait faire de son enfant un chrétien, produisît une impression salutaire sur l’âme de son époux. Avec une pieuse et touchante sollicitude, elle veilla à ce qu’on ornât avec le plus grand soin le sanctuaire réservé à la solennité. Des voiles de pourpre et d’or flottaient du haut des voûtes, et les murailles disparaissaient sous l’opulence des tapis tendus de toutes parts, à la manière méridionale[7]. Pleine de joie et en même temps de foi en la Providence, la chrétienne espérait que Dieu viendrait au secours de sa bonne volonté.

Dieu intervint en effet. Il visita ce berceau rempli de si saintes espérances ; il frappa le nouveau-né encore vêtu de la robe blanche du baptême ; il brisa le cœur de la mère, il humilia la foi de l’épouse, et, comme s’il était le complice de l’incrédulité de Clovis, il lui fournit contre la religion chrétienne un argument inattendu et terrible. Le barbare ne manqua pas d’en faire usage. C’est votre Dieu, dit-il à Clotilde, qui est cause de la mort de l’enfant. Si je l’avais consacré aux miens, il vivrait encore.

L’heure était cruelle, et l’épreuve presque au-dessus des forces humaines. Mais l’âme héroïque de Clotilde ne se troubla point devant l’effroyable tentation. La rigueur du Dieu qui détournait d’elle son regard ne la fit pas douter de sa bonté paternelle. Aucune amertume ne lui vint au cœur, et, au fort de sa douleur, elle n’eut de paroles que pour bénir la main qui la frappait : Je rends grâce au Créateur tout-puissant, dit-elle, qui ne m’a pas trouvée indigne d’être la mère d’un enfant admis dans son céleste royaume. Sorti de ce monde avec la robe blanche de son innocence, il se nourrira de la vue de Dieu pendant toute l’éternité[8].

Par ce généreux sacrifice, l’âme de la chrétienne n’avait pas seulement triomphé de la tentation elle avait aussi conquis le prix de la victoire. La conversion de Clovis devait être la récompense d’une foi si intrépide, et elle le fut. Chose admirable ! Le coup qui semblait ruiner toutes les espérances de Clotilde devint au contraire, à son insu comme à l’insu de son époux, le point de départ d’une conversion si ardemment demandée au Ciel. Si la mort d’Ingomir semblait plaider contre le Dieu des chrétiens, la force d’âme sublime de la jeune mère et sa résignation surnaturelle étaient des arguments plus forts que la mort.

Un instant toutefois, il put sembler que la cause de Clotilde était perdue. L’année suivante, la naissance d’un second fils était venue consoler le cœur des parents. Mais l’eau du baptême avait à peine coulé sur son front qu’il tomba malade à son tour. L’Évangile allait-il être définitivement confondu devant les gentils ? Déjà Clovis murmurait : Pourrait-il arriver à cet enfant autre chose qu’à son frère ? Il a été baptisé au nom de votre Christ ; il faudra donc bien qu’il meure. Clotilde ne répondit rien à ces amères récriminations, mais tout son cœur se répandit devant Dieu en humbles et ardentes prières. Cette fois, Dieu ne voulut pas prolonger l’épreuve, et il exauça enfin sa fidèle servante. Clodomir guérit[9], Clovis se tut, et l’Évangile fut justifié. L’héritage du royaume des Francs appartenait désormais à un enfant de l’Église catholique, et la grande œuvre de la conversion de ce peuple était à moitié faite.

C’en était assez pour le monde, puisque l’avenir du christianisme était assuré. Mais Clotilde avait mérité une autre récompense : c’est l’époux aimé qu’il lui fallait introduire dans le chemin du salut. Ce vœu suprême, la Providence allait se charger de le réaliser.

 

 

 



[1] Frédégaire, III, 19.

[2] Sur les traditions populaires relatives au mariage de Clotilde, voir l'Appendice.

[3] Grégoire de Tours, H. F., II, 30.

[4] Voir le texte rétabli de ce document dans Monumenta Germaniæ historica, Epistolæ, t. III, p. 113.

[5] Grégoire de Tours, H. F., II, 27, raconte l’épisode sans nommer l’évêque qui en fut le héros. Frédégaire, III, 16, et le Liber Historiæ nomment saint Remi. Cf. G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, p. 217-220.

[6] Grégoire de Tours, Historia Francorum, II, 29.

[7] Grégoire de Tours, H. F., II, 29.

[8] Grégoire de Tours, H. F., II, 29.

[9] Grégoire de Tours, H. F., II, 29.