SAINTE CLOTILDE

CHAPITRE PREMIER. — INTRODUCTION.

 

 

Le rôle des femmes dans la conversion des peuples à l’Évangile est un des plus beaux aspects de l’histoire du christianisme. Nulle part leur réelle puissance et leur apparente faiblesse n’éclatent dans un contraste plus touchant.

A première vue, ne croirait-on pas que les destinées de la société catholique, que les grands intérêts du monde chrétien se décident en dehors de leur participation ? L’Église les a exclues du sacerdoce, et leur a même ordonné, par la voix de l’Apôtre, de garder le silence dans l’assemblée des fidèles. Elle ne les a appelées à aucune part de ses sollicitudes universelles. Elle a évité de charger leurs faibles épaules du fardeau redoutable de l’apostolat, et lorsqu’un jour elle leur a confié des fonctions, c’étaient les plus humbles de toutes celles de diaconesses, c’est-à-dire de servantes. En les écartant de la grande scène de l’histoire, en les enfermant auprès de leur foyer au nom de la dignité de leur sexe, il semble qu’elle ait limité leur influence sociale dans la mesure de leur responsabilité.

Les femmes chrétiennes ont accepté avec joie à rôle modeste que leur assignait l’Église. Elles ont fait de l’obscurité leur gloire, et elles se sont constituées elles-mêmes les gardiennes vigilantes des limites que la loi chrétienne mettait à leur activité. Mais, borné à leur entourage immédiat, confiné dans l’étroit domaine de la vie privée, leur apostolat n’a pas été moins fécond. Plus d’une fois, dans les moments décisifs de l’histoire du monde, le gouvernail de la société :’est trouvé dans leurs mains, et ce sont ces faibles mains qui ont dirigé le vaisseau du côté où brillait le phare de la vérité éternelle. Partout oit la foi de Jésus-Christ a triomphé, ce sont les femmes qui l’ont aidée à remporter la victoire. Elles ont conquis le monde du fond de leur maison en convertissant leurs maris, en élevant leurs enfants. Il leur a suffi d’être épouses ou mères pour se trouver, par là même, les collaboratrices de la Providence dans l’éducation des peuples. La fondation du royaume de Dieu dans l’Europe moderne est en grande partie l’œuvre de leur dévouement patient et obstiné.

La femme fidèle, avait dit l’apôtre, sera le salut de l’homme infidèle[1]. Parole douce et profonde à la fois, dont l’Église n’a cessé de faire, en quelque sorte, le programme de l’apostolat féminin. Nous l’entendons plus d’une fois dans la bouche des pasteurs parlant aux femmes chrétiennes, et, de siècle en siècle, elle a consolé, encouragé, fortifié les humbles gardiennes du foyer domestique. Il faut entendre avec quelle tendresse d’accent, avec quelle suavité de paroles elle est commentée dans la correspondance d’un des docteurs du quatrième siècle. Écrivant à une grande dame romaine sur l’éducation de sa fille, saint Jérôme lui laisse espérer que l’enfant innocente pourra devenir un jour l’instrument de la conversion de son grand-père, encore plongé dans les ténèbres du paganisme. Qui eût cru, écrit-il, que la petite-fille du pontife Albinus naîtrait du vœu d’une mère chrétienne, que sa langue encore novice balbutierait les louanges du Christ en présence de son grand-père charmé, et que le vieillard païen nourrirait dans ses bras une vierge chrétienne ? Non, notre attente n’a pas été vaine. Il est déjà le candidat de la foi, cet homme qui est entouré d’une escorte de fils et de petits-fils croyants. Et, continuant d’exposer à la mère son plan d’éducation, le saint veut que l’enfant devienne le bon ange du grand-père, qu’elle saute sur ses genoux dès qu’elle le verra, qu’elle se pende à son cou, qu’elle lui chante, malgré lui, le cantique d’Alléluia[2].

Saint Jérôme a livré dans cette lettre, en grande partie, le secret de la conversion du monde romain. Ce sont les femmes chrétiennes qui ont été les introductrices de Jésus-Christ au foyer des vieilles familles consulaires. Ce sont elles qui ont redit, à l’oreille, dans des entretiens intimes ou mieux encore sous la forme plus persuasive de l’exemple, les enseignements tombés de la bouche de l’apôtre. Sa voix n’était entendue qu’une fois, puis la main du bourreau la faisait taire à jamais. Mais elle trouvait un écho qui se prolongeait en accents d’une douceur infinie dans la bouche des femmes chrétiennes qui l’écoutaient. Qui peut dire toute la fécondité de cet apostolat domestique, de cette infatigable propagande qui ne s’exerçait jamais d’une manière plus efficace que lorsqu’elle semblait avoir renoncé à toute ambition conquérante ? Une chose est certaine, c’est que depuis le premier jour de la prédication de l’Évangile, les femmes ont rivalisé de foi et de courage avec les hommes : inférieures partout, elles se retrouvaient leurs égales vis-à-vis du martyre, et elles conquéraient pour leur sexe un rang d’honneur qui ne leur a plus jamais été disputé.

Il vient une époque dans l’histoire où cette mission de la femme prend une ampleur vraiment magnifique : c’est lorsque, tout étant détruit du côté des civilisés, tout est à refaire du côté des barbares. Alors, en regardant vers ces derniers, l’Église ne voit en face d’elle que des païens ou des ariens, mais elle trouve des auxiliaires dans leurs femmes. Des reines chrétiennes, des reines catholiques sont assises sur les trônes, et ce sont elles qui préparent la voie aux missionnaires.

Exposer ici, dans un aperçu rapide, ce que la civilisation doit aux reines chrétiennes, c’est mettre dans sa pleine lumière l’importance historique de sainte Clotilde. Elle ouvre la série de ces femmes prédestinées qui ont été, à l’aurore du monde moderne, les initiatrices des nations. La première dans l’ordre chronologique, elle est la première aussi par l’étonnante grandeur de l’œuvre à laquelle il lui fut donné de participer. La conversion des Francs, dont elle partage la gloire avec le grand évêque de Reims, a déplacé le centre de gravité de l’histoire elle a fait passer le sceptre de l’Occident aux mains de l’Église catholique, et assuré aux nouveaux convertis, pour une longue série de siècles, un rang d’honneur dans les fastes de la civilisation. Devenus chrétiens, ils ont donné l’impulsion au reste du monde barbare. Les autres peuples sont entrés dans l’Église sur leurs pas, et en marchant dans la voie que Clotilde avait frayée.

Et d’abord, voici leurs voisins d’outre-mer qui s’ébranlent. En vain le patriotisme aveuglé des Bretons avait refusé de communiquer le flambeau de la foi à leurs farouches vainqueurs la charité catholique fut plus forte que le ressentiment national, et des missionnaires venus de Rome initièrent les Anglo-Saxons aux bienfaits de l’Évangile. Ce fut une femme qui leur ouvrit les portes de l’île des Saints, et cette femme était une arrière-petite-fille de Clotilde. Berthe, c’était son nom, avait été donnée pour épouse au roi Ethelbert de Kent, à condition qu’on lui laisserait exercer librement sa religion, et elle vivait depuis plusieurs années en chrétienne à la cour païenne de Canterbury, ayant auprès d’elle, comme aumônier, ou comme protecteur de sa foi, selon la belle expression du chroniqueur, un évêque franc du nom de Liétard, qui l’avait suivie au delà de la Manche[3]. Un ancien sanctuaire chrétien situé sur une colline en dehors de la ville, l’église de Saint-Martin, servait de centre à la petite colonie chrétienne. Lorsque saint Augustin arriva à la tête de ses quarante missionnaires, il trouva dans la reine Berthe une auxiliaire toute-puissante auprès de son époux. Ethelbert était mûr pour l’Évangile ; il en fut la première conquête dans le royaume de Kent, et il en devint l’ardent et zélé propagateur parmi son peuple[4].

Commencée avec le concours d’une femme, la conversion de la Bretagne au christianisme fut achevée de même. Ethelberge, fille d’Ethelbert, en épousant le roi Edwin de Northumbrie, porta la : bonne nouvelle parmi les Angles, dont saint Grégoire le Grand avait rêvé de faire des anges. Le jeune prince avait promis de respecter la foi de son épouse, et de lui accorder toutes les facilités pour l’exercice de son culte. Cette fois encore, un évêque, Paulin, avait accompagné la jeune femme[5]. L’entourage de la reine constituait ainsi, sur les rives de l’Humber, un poste avancé du christianisme et un foyer chaud et lumineux de vie chrétienne. Ethelberge conquit assez d’ascendant sur Edwin pour qu’il lui permit de baptiser sa fille ; lui-même, âme méditative et sérieuse, inclinait déjà vers la loi du Christ dont les rayons l’entouraient. Ce fut alors, qu’arrivèrent de Rome deux lettres envoyées par le pape Boniface IV, l’une à Edwin lui-même pour l’exhorter à faire le pas décisif, et l’autre à la reine pour l’engager de plus en plus dans l’œuvre d’apostolat. Il faut lire ce document pontifical pour voir quel concours l’Église de ces siècles attendait des femmes, et à quel point elle appréciait leur collaboration. Après avoir félicité Ethelberge de sa foi, et déploré l’incrédulité de son époux, le souverain pontife l’exhorte à ne rien négliger pour qu’entre elle et Edwin disparaisse cet obstacle à un mariage véritable, ce divorce des âmes entretenu par les ténèbres du paganisme. Courage donc, glorieuse fille ; ne cessez pas d’implorer de la miséricorde divine le bienfait d’une union parfaite entre vous et votre époux, afin que par l’unité de la foi vous ne fassiez plus qu’une âme, comme vous ne faites qu’un corps, et qu’après cette vie votre union ce maintienne éternelle dans l’autre. Faites tous vos efforts pour attendrir la dureté de ce cœur en y faisant pénétrer les préceptes divins ; faites lui comprendre combien est sublime le mystère de la foi que vous professez, et ce que vaut le bienfait de la régénération que vous avez mérité. Il faut que par vous se vérifie d’une manière éclatante le témoignage de l’Écriture sainte qui dit : L’homme infidèle sera sauvé par la femme fidèle. Vous n’avez trouvé grâce devant Dieu qu’afin de rapporter en abondance à votre Rédempteur les fruits des bienfaits que vous en avez reçus[6].

On sait que les vœux du pontife furent bientôt accomplis. Edwin se convertit après des délibérations mémorables, et le rayon de la grâce d’en haut marqua du signe des élus la physionomie de ce noble penseur couronné[7].

Ainsi les femmes chrétiennes avaient présidé à la conversion des principaux rois païens de l’Occident. Ce sont, comme nous allons le voir, des femmes encore qui vont amener à l’Évangile les royaumes ariens des Lombards et des Visigoths, et asseoir définitivement le trône de l’Église catholique en Italie et en Espagne.

Il y avait longtemps que l’Église catholique avait les yeux fixés sur les Lombards. Lorsque Clotsinde, fille de Clotaire Ier, eut été donnée pour femme à leur roi Alboïn, elle put croire que le moment était venu de travailler ce peuple, et c’est à la reine qu’elle confia l’honneur de l’initiative. Nous avons conservé la lettre que saint Nizier de Trèves écrivit à cette occasion à la petite-fille de Clotilde. La logique pressante du polémiste s’y marie à l’émotion communicative du père spirituel. Nous vous en conjurons par le jour terrible du jugement, écrit le confesseur à la reine, lisez bien cette lettre, exposez-en exactement et souvent le contenu à votre époux. Et, après lui avoir fourni les arguments les plus capables, à son sens, de triompher de l’hérésie arienne, il continue :

Vous avez entendu dire comment votre aïeule Clotilde, d’heureuse mémoire, est venue au pays des Francs, et comment elle a amené le seigneur Clovis à la foi catholique. Comme c’était un homme de grand sens, il ne voulut pas se rendre avant d’avoir reconnu la vérité de notre doctrine. Une fois qu’il s’en fut convaincu, il alla se prosterner devant le tombeau de saint Martin, et il promit de se faire baptiser sans retard. Vous savez quels furent après sa conversion ses exploits contre les hérétiques Marie ce Gondebaud ; vous n’ignorez pas quels dons lui sont échus en partage dans ce monde, à lui et à ses fils.

Or donc, pourquoi un homme illustre et puissant comme le roi Alboïn ne se convertit-il pas, ou du moins pourquoi se montre-t-il si lent à chercher la voie du salut ? Dieu bon, qui êtes la gloire des saints et le salut de tous, versez-vous vous-même dans son sein ! Et vous, reine Clotsinde, dans vos entretiens avec lui, venez-nous en aide, afin que tous nous puissions nous réjouir en Dieu d’avoir conquis une étoile si brillante, une perle si précieuse. Je vous salue de toutes mes forces ; je vous supplie de ne pas rester oisive : ne cessez d’élever la voix, ne cessez de chanter les louanges de Dieu. Vous avez entendu cette parole : L’homme infidèle sera sauvé par l’épouse fidèle. Sachez que le principal espoir de salut et de rémission des péchés, c’est d’avoir ramené un pécheur de son égarement. Veillez, veillez ; Dieu nous est propice ; faites en sorte, je vous en supplie, que par vous la nation lombarde devienne puissante contre ses ennemis, et que nous ayons sujet de nous réjouir de votre bonheur et de la prospérité de votre époux[8].

Ce pathétique appel de l’évêque à la reine chrétienne resta sans écho pour le moment : Clotsinde mourut dans la fleur de sa jeunesse, et le second mariage d’Alboïn avec Rosemonde sembla devoir ramener lés Lombards à leur primitive barbarie. Mais ce qui avait été refusé à la petite-fille de Clotilde, une autre princesse du royaume franc allait l’accomplir.

Il y avait en Bavière, aux environs de l’année 589, une princesse dont on vantait la beauté et les mérites : c’était Théodelinde, fille du duc Garibald. Authari, roi des Lombards, s’éprit d’elle et obtint sa main. La poésie populaire s’est emparée de leurs fiançailles, et en a fait une de ces gracieuses légendes nuptiales comme nous en retrouvons une dans l’histoire de sainte Clotilde elle-même[9]. Théodelinde ne régna pas seulement sur le cœur de son époux elle sut gagner aussi l’affection de son peuple, et lorsque Authari mourut, les Lombards décidèrent qu’ils prendraient pour roi celui à qui Théodelinde accorderait sa main[10]. Elle fit choix du duc Agilulf, et, reine par un double titre, elle fut pour la papauté du sixième siècle ce que plus tard devait être la comtesse Mathilde. C’est elle qui arrêta le cours victorieux des exploits d’Agilulf en marche sur Rome ; le barbare obéit à la voix de sa femme, et le pape saint Grégoire le Grand la remercia dans une lettre où il déclara qu’elle avait bien mérité du sang qui aurait été versé sans son intervention. Elle fit plus ; elle convertit son mari à la foi catholique, et elle prépara la conversion de son peuple. La cathédrale de Monza, prés de Milan, où depuis eut lieu le couronnement de tous les rois lombards, est l’œuvre de Théodelinde, et les célèbres Dialogues du pape Grégoire le Grand portent en tête le nom de cette princesse. Comme sainte Clotilde, Théodelinde eut la douleur d’avoir dans Adalwald un fils indigne d’elle ; mais son œuvre était immortelle, et les Lombards convertis restèrent une des plus pures gloires de l’Église catholique[11].

Pendant ce même siècle, la pieuse Théodosie ; fille du gouverneur grec de la Bétique, élevait dans la foi orthodoxe les fils de l’arien Léovigild, roi des Visigoths. Herménégilde et Récarède apprirent sur les genoux de leur mère l’amour de l’Église catholique, et ces premières leçons furent indélébiles. Lorsque plus tard leur père, remarié à une arienne fanatique, du nom de Goswinthe, se fut fait le persécuteur des catholiques, Herménégilde ne craignit pas de confesser ouvertement sa foi. Soutenu et encouragé par sa femme Ingonde, qui était une arrière-petite-fille de sainte Clotilde, il périt plutôt que d’abjurer, et l’Espagne vénère en lui un de ses plus généreux martyrs. Son sang eut une fécondité merveilleuse : à peine monté sur le trône, son frère cadet Récarède embrassa solennellement le catholicisme, et le troisième concile de Tolède, tenu en 589, proclama à la face du monde que l’Espagne voulait être une nation catholique. Ce titre glorieux, qu’elle continue de porter à travers quatorze siècles d’une des histoires les plus riches en grandes choses, c’était le prix du sang d’Herménégilde et des leçons de Théodosie : du fond de son tombeau, la mère chrétienne avait triomphé du père persécuteur

L’Occident était converti ses quatre plus nobles nations appartenaient à l’Église catholique ; des mains de femme avaient brisé les chaînes pesantes du paganisme, et défait maille à maille le filet de l’hérésie arienne.

Tournons maintenant la page, et nous verrons se reproduire sur un autre théâtre le spectacle dont nous avons été témoin dans les quatre grandes nations romano-germaniques. Avec le IXe siècle, l’heure de l’entrée des nations slaves dans l’Église a sonné. C’est la Bohème qui, la première, attire nos regards. Là, la protectrice de la foi chrétienne est une princesse du nom de Ludmilla, que l’Église reconnaissante vénère sur ses autels. Convertie vers 879 avec son mari Boriwoï par le grand apôtre des Slaves, saint Méthode, elle se vit exposée à tous les dangers au milieu d’un peuple encore païen, surtout après que la mort de Boriwoï, en 890, l’eut laissée sans appui. Ses propres fils l’abandonnent, sa bru Drahomira devient sa plus cruelle persécutrice ; mais elle tient bon au milieu des épreuves, et elle parvient à garder l’éducation de son petit-fils Wenceslas, dont elle fait un saint comme elle-même. L’admiration hésite entre la grand’mère et le petit-fils quand on lit la vie de ces âmes généreuses : elle, la femme persécutée que rien n’ébranle ; lui, le prince puissant que rien ne séduit ; elle, qui vit dans les prières, les veilles, les aumônes, les macérations ; lui, qui sème de ses propres mains le blé destiné à fournir le ‘pain du saint sacrifice, et qui refuse de signer les condamnations à mort. Tous deux meurent martyrs, et de la mort la plus cruelle, elle égorgée par ordre de sa belle-fille, lui succombant sous les coups de son propre frère, Boleslas. Mais c’est Ludmilla qui a formé Wenceslas, c’est elle qui a donné à la Bohème ce prince incomparable, et dans toutes les œuvres de ce grand civilisateur, elle a le droit de revendiquer sa part de gloire. Bien des convulsions ont secoué la Bohême au cours de son orageuse existence, mais le souffle des tempêtes n’a pu déraciner la foi que Ludmilla implanta dans son sol, et saint Wenceslas y est resté plus populaire que Jean Hus.

De la Bohème chrétienne devait sortir le salut de la Pologne. Dubrawa fut la Clotilde de ce royaume. Devenue la femme du païen Wecislas, chef de ce grand peuple, elle eut le bonheur de le convertir en 965, et avec lui son peuple, qui apportait à l’Église le précieux concours de sa chevaleresque vaillance. La tradition n’a gardé de Dubrawa que son nom et le souvenir de ce grand acte il suffit pour sa gloire, et l’on peut dire d’elle que ses œuvres la proclament très heureuse.

Il reste enfin, à l’extrémité de l’Europe, dans le demi-jour de la barbarie, une nation slave dont les destinées vont se décider aussi au cours du Ier siècle ce sont les Russes. Ils ont fait retentir leur nom à travers l’immensité des steppes, et aux bords du Dniéper, ils règnent en arbitres de ce grand pays, depuis Kiev, qui est leur capitale, jusqu’à Novgorod, qui reconnaît leur suzeraineté. Leur héros national, Igor, si fameux dans leurs traditions épiques, vient de disparaître au milieu de ses fabuleux exploits. Et voici que sa veuve, Olga, va recevoir le baptême à Constantinople, dans cette ville qui a tremblé devant son époux. Elle prend le nom d’Hélène nom prédestiné qui annonçait un nouveau Constantin !

Ce ne fut pas son fils Sviatoslav qui réalisa le présage renfermé dans ce nom : il resta obstinément païen malgré les exhortations de sa mère, se bornant à lui répondre quand elle le pressait : Comment ! je recevrais une foi étrangère ? Mais ma droujina rirait de moi ! C’est presque le mot de Clovis à saint Remi : Ce n’est pas moi qu’il faut persuader, ce sont les hommes de ma bande. Mais le fils d’Olga n’eut pas, comme l’époux de Clotilde, le courage d’entraîner sa bande à sa suite, et la noble veuve mourut, en 969, sans avoir eu la consolation d’assister à la conversion de son peuple.

Et toutefois, son exemple et son apostolat n’avaient pas été stériles. Quelques années après, son petit-fils Vladimir jetait dans le Dniéper l’idole Peroun et arborait sur ses étendards la croix de Jésus-Christ. Comme Théodosie, Olga triomphait du fond de son tombeau. Les Russes ont gardé avec raison le culte de cette grande mémoire. Elle fut le précurseur du christianisme en Russie, dit leur chroniqueur, comme l’aurore est le précurseur du soleil, comme l’aube est le précurseur de l’aurore. Comme brille la lune au milieu de la nuit, elle brilla au milieu d’un peuple païen. Elle était comme une perle dans la fange ; elle se purifia dans le bain sacré, elle dépouilla le vêtement de péché de l’ancien Adam, et revêtit celui du nouvel Adam qui est le Christ. Aussi nous lui disons : Réjouis-toi d’avoir fait connaître Dieu à la Russie, car tu as été le principe de l’alliance de la Russie avec lui[12].

Il y avait intérêt à grouper ces faits : réunis, ils nous montrent que toute l’Europe chrétienne est redevable de sa foi à ses reines beaucoup plus qu’à ses rois. Ils mettent aussi dans un plus grand jour le rôle de sainte Clotilde. Car c’est elle qui ouvre le cortège de ces évangélisatrices couronnées, et tout ce qui s’est fait plus tard par des reines chrétiennes se rattache à son initiative glorieuse. On voit quelle portée prend la biographie de l’humble femme, presque oubliée et souvent calomniée, qui a amené Clovis par la main jusque dans le baptistère de Reims. L’histoire d’une sainte devient une page de l’histoire de la civilisation. C’est d’ailleurs la règle, et ceux-là seuls peuvent s’en étonner, qui ignorent quelle vertu cachée sort de l’Évangile. Certes, le jour où la fille des rois burgondes mit sa main dans la main de Clovis et jura de lui être une épouse fidèle, l’arianisme maître de l’Europe ne dut pas s’émouvoir. Il avait l’empire du monde, et rien ne permettait de prévoir qu’il le perdrait. Et pourtant c’est ce mariage qui a été le point de départ d’une nouvelle orientation de l’Occident L’époux converti de Clotilde allait convertir son peuple, et ce peuple allait abattre le trône d’Arius, dresser celui du souverain Pontife, et créer l’Europe catholique. Qui pourrait envisager sans intérêt les petites causes qui ont produit ces grands résultats ?

 

 

 



[1] Saint Paul, I ad Corinth., VII, 14

[2] S. Jérôme, Epistolæ, 107 (ad Laetam).

[3] Beda le Vénérable, Historia ecclesiastica Anglorum, I, 25.

[4] Id., op. cit. et 26.

[5] Id., op. cit., II, 9.

[6] Beda le Vénérable, op. cit., III, 10 et 11.

[7] Id., op. cit., II, 12-14.

[8] Monumenta Germaniæ historicæ Epistolæ, t. III, p. 119-122.

[9] Paul Diacre, Historia Langobardorum, III, 30.

[10] Paul Diacre, op. cit., III, 35.

[11] Paul Diacre, Historia Langobardorum, III, 30.

[12] Chronique dite de Nestor, traduite par L. Léger, p. 54. La question de la sainteté d’Olga n’est pas tranchée. Les Bollandistes la laissent en suspens ; ils mettent Olga parmi les prætermissi et se réservent (11 juillet).