SAINTE CLOTILDE

PRÉFACE.

 

 

Ce petit livre, auquel le public a fait bon accueil, n’a pas laissé d’effaroucher deux catégories de lecteurs. Les uns ont trouvé qu’il prenait trop de liberté à l’endroit des traditions immémoriales, et se sont demandé ce qui resterait de l’histoire si l’on traitait les sources aven si peu de ménagement. Les autres lui ont reproché, tout au contraire, d’être resté trop fidèle aux tendances conservatrices dans le portrait qu’il trace de sainte Clotilde, et ont estimé qu’à ce compte il ne valait pas la peine de se mettre en frais de critique. Il ne me déplaît pas de constater cette contradiction fondamentale entre mes censeurs on a quelque garantie d’être dans le vrai quand on se fraye sa voie à mi-chemin entre les erreurs opposées.

Je puis me contenter de renvoyer à leurs livres ceux qui prennent contre moi la défense de Grégoire de Tours. C’est retarder d’un siècle et manquer singulièrement d’esprit critique que de m’opposer le témoignage de cet écrivain pour des événements qu’il ne connaissait que d’après des traditions populaires. Très bien informé des choses qui se sont passées de son vivant et dans son milieu, il est au plus haut degré légendaire dès qu’il touche à des faits éloignés de lui dans l’espace ou dans le temps. Je l’ai montré ailleurs, et longuement[1] ; je ne crois pas avoir besoin de refaire ici ma démonstration ; mais je me persuade que quiconque voudra contredire à mon récit, d’une manière directe ou indirecte, devra la lire d’abord, la réfuter ensuite.

Quant aux censeurs qui se plaignent de trouver trop de rayons dans l’auréole de sainteté que ce livre met autour de Clotilde, que veut-on que je leur réponde ? C’est l’Église catholique qui considère la première reine de France comme une sainte, et qui lui a rendu un culte dès le lendemain, pour ainsi dire, de sa mort. Apparemment elle avait pour cela d’assez bonnes raisons, et pour infirmer son jugement il faudrait en avoir de meilleures qu’elle. Si mes censeurs en possèdent, je leur saurai gré de les produire, et je les discuterai consciencieusement. En attendant, ils ne pourront guère contester que l’opinion de l’Église sur la sainteté de Clotilde soit confirmée par une double catégorie de preuves historiques, les unes positives, les autres négatives. Les positives, ce sont les souvenirs tout chauds encore recueillis par Grégoire de Tours parmi les populations qui avaient été témoins des vertus et des souffrances de Clotilde ; il ne saurait y en avoir de plus sincères, ni de plus probantes. Les négatives, ce sont les légendes mêmes qui autrefois défiguraient la mémoire de la sainte, et dont aucun de mes contradicteurs — j’entends ceux qui sont au courant de la méthode historique — ne s’aviserait de défendre la valeur documentaire.

Il faudra donc bien qu’on se résigne dans certains milieux — si dur que cela paraisse — à inscrire une âme de plus au nombre des âmes hautes et pures qui ont glorifié l’Église catholique et honoré le genre humain. C’est cette âme que j’ai étudiée et que j’ai essayé de peindre dans sa vie intime, considérant que le profit le plus clair et la tâche la plus élevée de l’hagiographie consistent précisément à contempler dans leur beauté intérieure les natures privilégiées qui sont marquées du cachet de la sainteté. J’ai dû pour cela, étant donné l’état de mes sources, recourir plus d’une fois à la méthode inductive, et reconstituer certains aspects du sujet en m’appuyant sur la constance des lois psychologiques. Ai-je dépassé la limite de ce qui est permis à l’historien, et, parce que j’ai procédé comme l’archéologue qui, de par un canon esthétique, refait les membres brisés d’une statue, ai-je mérité le reproche d’abuser de l’hypothèse ? Je dois croire que non, si je m’en rapporte à des maîtres dont le témoignage avait pour moi la plus haute importance. Voici ce qu’on lit à ce sujet dans les Analecta Bollandiana, dont tout le monde connaît la critique à la fois ferme et circonspecte. Sans doute, M. Kurth a dû, bien des fois, suppléer par des conjectures aux lacunes des maigres documents contemporains. Mais il apporte à ce procédé tant de finesse, de prudence et de loyauté scientifique, qu’on ne peut guère songer à lui en faire un grief[2].

Un témoignage plus explicite encore est celui de M. Ehrhard, l’éminent patrologiste de l’Université de Vienne :

M. Kurth, écrit-il, a donné de la première reine de France un portrait qui peut être regardé comme un modèle d’exposition à la fois populaire et savante. Nul ne refusera de reconnaître que son livre repose sur des sources sévèrement contrôlées, et qu’il ne cesse de captiver le lecteur par ses qualités littéraires. Sans doute, il a dû plus d’une fois, pour peindre certaines situations de la vie de cette sainte, au sujet desquelles l’histoire se tait complètement, recourir à des considérations psychologiques d’ordre général. Nous ne saurions lui en faire un reproche ; la justification de cette méthode se trouve en dernière analyse dans l’identité de la nature humaine à travers les figes. Étant donnés les contours historiques d’une figure, l’histoire a le droit de la peindre avec cette vivacité de coloris à laquelle, en toutes circonstances, on ne peut atteindre si l’on n’a fait une étude patiente de la psychologie du temps et si l’on n’a su se placer en quelque sorte, avec amour et intelligence, dans la personnalité de son héros[3].

Je n’ai rien à ajouter à des paroles si autorisées, et je me serais gardé de reproduire ce qu’elles ont de flatteur pour moi, si je n’avais voulu, montrer aux lecteurs qu’ils peuvent continuer de lire ce livre avec une entière confiance, malgré la mauvaise humeur qu’il a rencontrée dans les milieux où l’on n’aime pas les saints.

 

 

 



[1] V. Les sources de l’histoire de Clovis dans Grégoire de Tours (Revue des questions historiques, t. XLIV, 1888) ; l’Histoire de Clovis dans Frédégaire (même recueil, t. XLVII, 1890) ; et l’Histoire poétique des Mérovingiens, Paris, Picard, 1893.

[2] Analecta Bollandiana, t. XVI (1897), p. 187.

[3] Litterarische Rundschau, Fribourg en Bade, 1897, p. 296-297.