PRÉCIS DE L'HISTOIRE ROMAINE

TROISIÈME ÉPOQUE. — RÉPUBLIQUE ROMAINE

Depuis la première guerre punique jusqu'à la bataille d'Actium (de 264 à 31 avant l'ère vulgaire)

 

CHAPITRE IV. — NOUVELLES GUERRES CIVILES.

 

 

Guerre de Modène (44 à 43 avant l'ère vulgaire). — Quand César fut tombé sous les poignards des conjurés, ceux-ci, craignant le ressentiment des vieux soldats du vainqueur des Gaules, se réfugièrent au Capitole. La volonté de venger leur général ne manquait point aux vétérans ; mais aucun chef ne venait les guider dans ce premier moment de stupeur et de trouble. Dolabella, que le dictateur avait désigné comme son successeur dans le consulat, se borna à prendre les faisceaux et les autres insignes de cette dignité. Antoine convoqua le sénat, et, comme s'il eût voulu ménager un accommodement, il envoya ses enfants en otage au Capitole, en donnant aux meurtriers de César l'assurance qu'ils pouvaient descendre sans crainte. Cicéron rappela le célèbre décret des Athéniens sur l'amnistie, et le sénat le confirma par son approbation. Le testament de César fut ouvert : il adoptait le petit-fils de sa sœur Julie, Caïus Octave, issu d'une famille qui n'était point patricienne, quoique très-considérable dans l'ordre équestre. César, grand-oncle d'Octave, l'avait aimé comme son propre fils ; il le conduisit à la guerre d'Espagne, et, depuis ce moment, lui fit toujours partager sa teille et sa litière ; il l'éleva même, malgré son extrême jeunesse, à la dignité de pontife. Les premières guerres civiles terminées, il l'envoya aux écoles d'Apollonie, afin que la culture des lettres développât les dispositions dont ce jeune homme était doué. Il avait dessein de l'emmener ensuite avec lui dans l'expédition qu'il méditait contre les Gètes et les Parthes.

Cependant, à la première nouvelle de la mort de son oncle, Octave partit pour Rome et accepta hardiment le dangereux héritage du dictateur ; il prit les noms de Caïus Julius César Octavianus. Les centurions de plusieurs légions lui avaient fait des offres de service ; il lui parut néanmoins que le parti le plus sage était de temporiser d'abord. Antoine, désireux de partager la domination avec Dolabella, accueillit son jeune rival avec hauteur, moins par mépris que par crainte. Du reste, pour réaliser ses desseins, Antoine s'appropria une somme de 4.000 talents (environ 20 millions de francs) que la veuve de César avait confiée à sa bonne foi ; il s'empara encore d'une autre somme de 7 millions de sesterces (environ 140 millions de francs), que César avait déposée dans le temple de Cybèle. Il résolut ensuite de se mettre en possession du gouvernement de la Gaule cisalpine, qui avait été décerné à D. Brutus (consul désigné), tandis que Dolabella s'adjugeait les provinces d'outremer. Alors Octave, ne prenant conseil que de lui-même, se rangea du côté du sénat, fil cause commune avec le parti des grands, s'allia enfin avec les meurtriers de son oncle pour renverser d'abord la domination d'Antoine. Il rassembla les vétérans de César ; de son côté Antoine enjoignit aux troupes, appelées des provinces d'outre-nier, de se réunir à Brindes. Mais, tandis qu'il venait à leur rencontre, deux légions levèrent leurs enseignes et passèrent sous les drapeaux d'Octave. Ces défections étaient produites autant par le prestige attaché au nom de César que par la cruauté d'Antoine qui, dans son camp, faisait égorger tous ceux qui lui étaient suspects. Octave fut chargé de soutenir la guerre contre Antoine, en qualité de propréteur, avec les nouveaux consuls désignés, Hirtius et Pansa. Il délivra D. Brutus, assiégé dans Modène, et Antoine se vit réduit à fuir honteusement de l'Italie (14 avril 43). Mais les deux consuls moururent, l'un sur le champ de bataille, l'autre d'une blessure peu de jours après[1].

Le second triumvirat ; proscriptions (43 ans avant l'ère vulgaire). — Avant la défaite d'Antoine, le sénat, sur la proposition de Cicéron, avait rendu plusieurs décrets honorables pour Octave et son armée. Non-seulement il avait été revêtu de la dignité de propréteur, mais aussi des insignes du consulat, avec le titre de sénateur. Le péril passé, les sentiments secrets se trahirent, et l'ancien parti aristocratique de Pompée reprit courage. Brutus (M.) et Cassius furent maintenus dans le gouvernement de la Syrie et de la Macédoine, provinces dont ils s'étaient emparés sans y être autorisés par un sénatus-consulte ; en outre, on soumit à leur pouvoir tous les magistrats qui exerçaient tin commandement au delà des mers. M. Antoine, qui s'était réfugié dans la Gaule transalpine, fut déclaré ennemi public par le sénat avec tous ceux qui l'avaient secondé ; D. Brutus, délivré par Octave, reçut les honneurs du triomphe, tandis qu'Octave lui-même et ses soldats n'obtenaient qu'une mention peu satisfaisante. Cicéron, après avoir balancé entre les républicains et les césariens, s'était prononcé contre ces derniers ; il disait, en parlant du fils adoptif de César, qu'il fallait le louer et l'exalter, c'est-à-dire le faire disparaitre (tollere). Sur ces entrefaites, M. Antoine fit sonder les intentions de Lépide qui, maitre de la cavalerie sous César, se trouvait alors dans la Gaule transalpine, dont le gouvernement lui avait été décerné précédemment. Les soldats de Lépide contraignirent celui-ci à recevoir dans son camp le plus vaillant et le plus populaire des généraux de cette époque. Antoine et Lépide, s'étant réunis, entamèrent des négociations avec Octave, pour se partager l'empire. Antoine fit valoir la haine que lui portaient les républicains, leurs progrès menaçants, et les efforts actifs de Cicéron pour fortifier Brutus et Cassius. Il menaçait Octave, s'il repoussait tout accommodement, de réunir ses forces à celles des meurtriers du dictateur, qui se trouvaient déjà à la tète de dix-sept légions. Alors Octave, à peine âgé de vingt ans, n'hésita plus à se déclarer ouvertement le vengeur de César et fit marcher sur Rome ses légions menaçantes. Elles étaient précédées de députés chargés de demander, au nom de l'armée, le consulat pour le fils adoptif du dictateur. Comme le sénat balançait, le centurion Cornelius ouvrit son manteau et, montrant la poignée de son glaive, s'écria : Voici qui le fera consul, si vous ne le faites pas. Il fallut se soumettre. Le premier usage qu'Octave fit du pouvoir consulaire fut la mise à exécution d'une loi qui condamnait au bannissement les meurtriers du dictateur. Elle fut immédiatement appliquée à M. Brutus, à C. Cassius et à D. Brutus ; ce dernier, qui avait été chargé par le sénat de poursuivre M. Antoine, se vit abandonné par ses légions, et sa mort suivit de près cette direction.

Alors l'alliance d'Octave, de M. Antoine et de Lépide est ouvertement proclamée, et ils se rendent tous les trois dans une ile du Reno, près de Bologne. Leur conférence dura deux jours presque sans aucune interruption, et donna naissance au second triumvirat (décembre 45). Ils se déclarèrent pour cinq ans les chefs de la république, sous prétexte de la réformer, et leur premier acte fut un décret de proscription contre le parti républicain, représente par l'aristocratie ou le patricial. Il fut d'ailleurs convenu que chacun, de son côté, poursuivrait ses ennemis. Lors des proscriptions de Sylla, on avait publié deux tables, l'une pour les sénateurs, l'autre pour tous les particuliers ; dans les nouvelles proscriptions, il n'y eut qu'une seule table où tous les noms furent écrits sans distinction. On publia d'abord une liste de dix-sept citoyens parmi lesquels figurait Cicéron, auquel M. Antoine ne pouvait pardonner ses vigoureuses philippiques. Le lendemain, les noms de cent trente nouveaux proscrits furent affichés, et peu de jours après, on y en ajouta cent cinquante autres. En résumé, trois cents sénateurs et deux mille chevaliers furent menacés. Les triumvirs, comme on l'a remarqué, se sacrifiaient mutuellement des amis ou des proches afin de pouvoir exterminer des ennemis particuliers. M. Antoine proscrivit L. César, son oncle maternel ; Lépide, Lucius Paulus, son frère ; Octave, son tuteur, C. Teranius. Octave avait résisté quelque temps à ses collègues, ne voulant pas qu'il y eût de proscription ; mais il y apporta dans la suite plus de cruauté qu'aucun d'eux. Ceux-ci se laissèrent du moins fléchir quelquefois par les prières de l'amitié ; lui seul employa toute son autorité pour qu'on ne fit grâce à personne. En vain les proscrits fuyaient-ils à travers l'empire : partout ils étaient atteints par les satellites des triumvirs. Ceux-ci avaient pour eux l'armée qu'ils avaient achetée en promettant de donner, à la fin de la guerre, cinq mille drachmes à chaque légionnaire, vingt-cinq mille à chaque centurion, le double à chaque tribun ; ils s'étaient encore engagés à les répartir dans dix-huit des meilleures villes de l'Italie, fallut- il exproprier les anciens possesseurs. La délation et le meurtre étaient en outre sollicités, encouragés ; la compassion sévèrement défendue[2]. Cent quarante sénateurs périrent dans ces jours sinistres. On s'était même accoutumé dans Rome à voir, exposées sur lu tribune aux harangues, les tètes des citoyens égorgés. Cependant la ville ne put retenir ses larmes lorsque la tête sanglante de Cicéron apparut sur cette même tribune, qui avait été le théâtre de sa gloire. A l'approche des triumvirs, ce grand orateur, alors âgé de soixante-trois ans, était sorti de Rome, persuadé, et avec raison, qu'il n'avait pas plus de grâce à attendre d'Antoine que Brutus et Cassius d'Octave. Il se réfugia d'abord à sa villa de Tusculum ; de là, par des chemins de traverse, il gagna celle de Fondes, dans l'intention de s'embarquer à Caïète ; il fit voile pendant quelque temps vers la haute mer, mais ramené en arrière par les vents contraires, et ne pouvant plus supporter le roulis du vaisseau et l'agitation des vagues, le dégoût s'empara de lui. Également las de fuir et de vivre, il revint vers sa première maison de campagne, éloignée de la mer d'un peu plus de mille pas. Je mourrai, dit-il, dans cette patrie que j'ai sauvée tant de fois. Comme les soldats envoyés à sa poursuite approchaient, ses esclaves se montrèrent déterminés à le défendre avec courage ; mais il fit arrêter sa litière, et leur ordonna de se soumettre tranquillement aux volontés du sort, quelques iniques qu'elles fussent. Alors il se pencha hors de la litière et présenta sa tête immobile à Popilius Lénas, tribun militaire. Mais les meurtriers ne se contentèrent point de la lui trancher ; ils lui coupèrent encore les mains, coupables, disaient-ils, d'avoir écrit contre Antoine. La tète et la main droite de l'illustre orateur furent exposées sur les rostres !... Il n'y a point assez de larmes, dit un historien romain, pour pleurer dignement les malheurs de ces temps déplorables. Il remarque cependant que, dans ces proscriptions, les femmes se signalèrent par leur fidélité pour leurs époux, les affranchis et quelques esclaves par leur dévouement pour leurs maîtres ; mais que les fils ne témoignèrent que de l'indifférence pour les périls de leurs pères[3] !

Défaite du parti républicain ; bataille de Philippes (42 avant l'ère vulgaire). — Dolabella, successeur de C. Trébonius dans le gouvernement de l'Asie, avait surpris et fait périr, à Smyrne, ce consulaire qui avait reconnu les bienfaits de César par la plus noire ingratitude. Mais tandis qu'il avançait en Syrie, le sénat, encore dominé par la faction aristocratique, le déclarait à son tour ennemi public, et C. Cassius était chargé de le combattre. Celui-ci, à la tète des fortes légions de Syrie que lui avaient livrées les anciens préteurs, enferma Dolabella dans Laodicée et le réduisit à tendre la gorge à un de ses esclaves. Le succès de cette expédition rendait Cassius maitre de dix légions. De son côté, M. Brutus avait enlevé à C. Antoine, frère du triumvir, et à Venus, les troupes qu'ils commandaient, l'un en Macédoine, l'autre près de Dyrrachium : de leur propre mouvement, elles avaient trahi leurs chefs pour se réunit à lui. Brutus se vit ainsi renforcé de sept légions. Au moment où les triumvirs, maitres de Rome, faisaient proscrire les meurtriers de César, Cassius prenait Rhodes ; Brutus, de son côté, avait vaincu les Lyciens. Les deux chefs se rejoignirent ensuite en Macédoine. Cependant Antoine et Octave venaient de conduire leurs troupes dans la Grèce pour renverser définitivement le parti républicain. L'armée des triumvirs se composait de quatre-vingt mille fantassins et de deux mille cavaliers ; les forces des républicains étaient à peu près égales. La bataille s'engagea dans les plaines de Philippes (42). L'aile que commandait Brutus chargea vigoureusement l'ennemi et s'empara des quartiers d'Octave. L'aile de Cassius, au contraire, fut maltraitée, mise en déroute, et forcée de se retirer sur les hauteurs. Croyant que la défaite de l'armée républicaine était générale, Cassius s'enveloppa la tête de son manteau et présenta le cou à un de ses affranchis. Peu de jours après, Brutus, ayant dû renouveler le combat pour arrêter la défection de ses troupes, essuya une défaite complète ; il résolut alors de suivre l'exemple de Cassius. Après s'être retiré la nuit sur une éminence, il demanda à Stilton d'Égée, son mai, de lui présenter la pointe de son épée ; rejetant ensuite son bras gauche autour de sa tète, et tenant dans la droite l'épée nue, il l'appuya avec tant de force à l'endroit du cœur qu'il expira sur-le-champ. Il était âgé de trente-sept ans. Quarante des citoyens les plus distingués de Rome imitèrent Brutus. Ou distinguait parmi eux le fils de Caton et Drusus Julius, père de Julie, femme d'Octave. Messala Corvinus, jeune homme de la plus haute distinction, tenait le premier rang, après Brutus et Cassius, dans l'armée républicaine. On voulait lui déférer le commandement ; niais il aima mieux devoir son salut à la générosité d'Octave qui, contrairement à ses habitudes, lui pardonna[4]. D'autres chefs résolurent de prolonger la lutte. Cn. Domitius s'empara de quelques vaisseaux et prit la fuite. Statius Marcus, commandant de la flotte qui gardait la mer, se retira vers Sextus, fils du grand Pompée, avec les soldats et les vaisseaux qu'il avait sous ses ordres.

Sextus Pompée ; duumvirat d'Octave et d'Antoine (42 à 36 avant l'ère vulgaire). — Après la déroute d'Antoine devant Modène, le sénat avait rappelé Sextus d'Espagne pour le rétablir dans la possession des biens de son père et lui confier la garde des côtes de l'Italie. Sextus s'était rendu maître de la Sicile et de la Sardaigne. Ses flottes se composaient de trois cent cinquante navires avec lesquels Ménas et Ménécrates, affranchis de Pompée, infestaient les mers de leurs pirateries. Ce troisième parti allait encore se grossir, car auprès de Sextus se réfugiaient en foule, et du camp de Brutus, et de l'Italie, et de tous les autres points de la terre, les proscrits que la fortune avait dérobés au premier péril[5].

Octave se voyait alors seul maître de l'Italie ; car M. Antoine était allé prendre possession des provinces d'Orient. Bientôt celui-ci se laissa captiver par Cléopâtre et oublia à Alexandrie, dans l'oisiveté et les plaisirs, les intérêts de son ambition et ceux de son parti. Fulvie, son épouse, essaya de le remplacer ; elle excita des mutineries parmi les troupes d'Octave, et le consul C. Antoine, frère du triumvir, cédant aux suggestions de celte femme renommée pour son audace, finit par déclarer la guerre à l'héritier de César. Il appelle aux armes les propriétaires que les distributions faites aux vétérans avaient dépouillés de leurs héritages. Il bat Lépide qui était, avec son armée, chargé de la garde de Rome, et entre dans la ville ; niais pressé bientôt sur tous les points par les forces d'Octave, il est obligé de se réfugier dans Pérouse où la famine l'oblige à capituler (40). Le triumvir le laisse aller sain et sauf et pardonne également à ses troupes ; Pérouse fut brûlée et les habitants traités avec la dernière rigueur[6]. Les reproches de ses amis et de ses partisans viennent enfin réveiller Antoine. Il se détermine à repasser en Italie avec une flotte de deux cents navires. En route, il apprit la mort de Fulvie. Cet événement rendit plus facile la réconciliation des triumvirs. Ils firent un nouveau partage du monde romain : Antoine conserva les provinces de l'Orient, Octave eut celles d'Occident et Lépide l'Afrique ; l'Italie devait être gardée en commun. Il fut convenu aussi que, quand ils ne voudraient pas exercer eux-mêmes le consulat, les chefs de la république y nommeraient tour à tour chacun leurs amis. Ce traité, signé sur la pointe du cap de Misène, fut cimenté par le mariage d'Antoine avec Octavie, sœur d'Octave. On comprit dans la nouvelle convention Sextus Pompée, qui, par la possession de la Sicile, interceptait les convois de blé destinés à Rome et réduisait le peuple à toutes les horreurs de la disette. Sextus, après la conclusion de la paix, qui lui laissait la Sicile et la Sardaigne, traita les triumvirs sur sa galère amirale. Quand on fut au milieu du festin, son lieutenant Ménas vint lui dire à l'oreille : Veux-tu que je coupe les câbles des ancres, et que je te rende maître, non-seulement de la Sicile et de la Sardaigne, mais de tout l'empire romain ? Pompée, qui l'entendit fort bien, réfléchit un moment, puis il répondit : Ménas, il fallait faire la chose sans m'en prévenir ; maintenant, contentons-nous de notre fortune présente ; je ne dois point violer la foi que j'ai jurée. Et, après avoir été traité à son tour par Octave et par Antoine, il mit à la voile et retourna en Sicile[7].

De son côté, M. Antoine passa en Grèce et envoya son lieutenant P. Ventidius contre les Parthes qui avaient marché en avant. Ils étaient conduits par Labienus, que Cassius et Dru-tus, avant leur défaite, avaient envoyé implorer le secours de ces ennemis de Rome. Ventidius repoussa les Parthes de la Syrie, et M. Antoine soumit aussi les Juifs par les armes de ses lieutenants. Quant à Octave, il avait résolu de tourner ses forces contre Sextus Pompée, qui se rendait chaque jour plus redoutable en Sicile. Deux batailles navales lui furent livrées avec des succès balancés. La division commandée par Agrippa, l'illustre lieutenant d'Octave, resta victorieuse ; celle que ce dernier commandait en personne fut anéantie. Enfin, une dernière action générale s'engagea ; Sextus perdit presque tous ses vaisseaux et fut forcé de s'enfuir en Asie : il y périt par l'ordre de M. Antoine (56). Lépide avait été rappelé d'Afrique pour joindre ses forces à celles de son collègue. Après la défaite de Sextus, il s'attribua tout le mérite de la victoire et poussa l'audace jusqu'à sommer Octave de quitter la Sicile. Mais, abandonné par son armée, il se vit obligé de se jeter aux genoux de l'héritier de César ; celui-ci lui laissa la vie et la jouissance de ses biens ; mais il le dépouilla du triumvirat et le relégua dans file de Circeis[8].

Bataille d'Actium ; fin des guerres civiles (de l'an 36 à 30 avant l'ère vulgaire). — Octave ne devait plus tarder à triompher du collègue qui lui restait. S'étant rendu en Syrie pour profiter des victoires de Ventidius, Antoine sentit se réveiller son funeste amour pour Cléopâtre. Une expédition malheureuse dans la haute Asie vint ensuite ébranler l'ascendant qu'il avait. dù surtout à ses exploits militaires. Cependant ses revers mêmes semblèrent augmenter son audace ou son délire : oubliant ce qu'il devait à Rome, il partagea les provinces de l'Orient entre Cléopâtre et les deux fils qu'il avait eus de la reine d'Égypte. Octave, se déclarant le défenseur de Rome outragée, dénonça ce partage au sénat et au peuple. Antoine se défendit en accusant son rival d'avoir distribué à ses soldats presque toute l'Italie et de s'être approprié exclusivement toutes les dépouilles de Lépide et de Sextus Pompée. Désormais, la lutte était flagrante entre les duumvirs. Le sénat abrogea la puissance triumvirale dont était revêtu Antoine et déclara la guerre à la reine d'Égypte. En apprenant la grandeur des préparatifs de son rival, Octave pressa les siens et accabla le peuple d'impôts ; chaque citoyen fut obligé de donner la moitié de son revenu, et les fils d'affranchis la valeur du huitième de leur fonds. Antoine avait réuni cinq cents navires, deux cent mille hommes de pied, venus de toutes les régions de l'Orient, et douze mille chevaux. Ces forces immenses devaient le suivre en Grèce où il s'était rendu avec Cléopâtre. Leur adversaire passa la mer avec quatre cents vaisseaux et débarqua près d'Actium une armée d'environ cent mille hommes. Un combat sur terre aurait pu donner l'avantage à Antoine ; niais pour complaire à Cléopâtre, il aima mieux courir les chances d'une bataille navale. Elle fut livrée devant Actium le 4 septembre de l'an 31 avant J.-C (720 de Rome). Octave, comme on l'a vu, n'avait pas moins de quatre cents vaisseaux ; ses adversaires n'en avaient pas plus de deux cents ; mais l'infériorité de leur nombre était bien compensée par leur grandeur. Ils étaient tous de six à neuf rangs de rames et surmontés en outre de tours à plusieurs étages. Les navires d'Octave n'avaient que trois ou au plus six rangs de rames ; mais propres à toutes les évolutions qu'exigeait leur service, ils attaquaient, se retiraient, se détournaient avec facilité, et, s'attachant plusieurs à une seule de ces lourdes masses inhabiles à toute manœuvre, les accablaient sans peine sous les coups réitérés de leurs traits, de leurs éperons et des machines enflammées qu'ils lançaient sur eux. Cependant le combat était encore douteux et la victoire incertaine, quand ou vit tout à coup les soixante navires de Cléopâtre déployer les voiles pour faire leur retraite ; ils prirent la fuite à travers ceux qui combattaient, et, comme ils avaient été placés derrière les gros vaisseaux d'Antoine, en passant ainsi au milieu des lignes, ils les mirent en désordre. Antoine ne vit pas plutôt le vaisseau de Cléopâtre prendre le large qu'oubliant, abandonnant et trahissant ceux qui combattaient et mouraient pour lui, il suivit cette reine qui le couvrait d'opprobre et l'entraînait à sa ruine. Les armées de terre, rangées sur le rivage, s'étaient tenues immobiles pendant la bataille. Après sept jours passés dans l'incertitude sur le parti qu'elles avaient à prendre, les troupes d'Antoine, se voyant délaissées par leur général et par son principal lieutenant, firent leur soumission à Octave[9].

Le vainqueur d'Actium vint assiéger Alexandrie, où s'était retiré Antoine. Voyant sa position entièrement désespérée, n'ayant pu même obtenir l'autorisation de vivre à Athènes comme simple citoyen, décidé enfin par le faux bruit de la mort de Cléopâtre, Antoine mit fin à la lutte en se perçant de son épée. Octave entra dans Alexandrie, et la reine d'Égypte, pour ne pas tomber entre les mains du vainqueur, finit aussi sa vie par une mort volontaire. Ainsi furent terminées, après avoir duré vingt et un ans, les guerres civiles produites par l'assassinat de Jules César. Une ère nouvelle va commencer : l'empire, dont le génie de César avait posé les bases, est définitivement créé par la politique cauteleuse de son héritier.

 

 

 



[1] FLORUS, liv. IV, c. VII. — VELLÉIUS PATERCULUS, liv. II, c. LVIII à LXII. — PLUTARQUE, Vies de César et d'Antoine.

[2] Le décret de proscription se terminait par les commandements qui suivent : Veuillent les dieux ne pas permettre que l'on ose donner asile aux proscrits, les défendre ou céder à leurs suggestions ! Quiconque sera convaincu d'avoir tenté, par voies directes ou indirectes, de les saliver, sera lui-même proscrit. — Quiconque aura donné la mort à un proscrit et nous en apportera la tète recevra, s'il est homme libre, vingt-cinq mille drachmes attiques s'il est esclave, dix mille, et, de plus, la liberté avec les droits de cité dont jouissait son maître. — Celui qui découvrira la retraite d'un proscrit aura une récompense égale. Le nom de, délateurs et de eaux qui allient exécuté nos ordres ne sera consigné sur aucun registre, afin qu'il demeure inconnu.

[3] VELLÉIUS PATERCULUS, c. 68 et 67. — SUÉTONE, Vie d'Octave, c. 26 et 27. — APPIEN, Guerres civiles, passim. — TITE-LIVE, Sommaires, 120.

[4] VELLÉIUS, c. 69-71. — TITE-LIVE, Sommaires, 124.

[5] FLORUS, liv. IV, c. 8. — VELLÉIUS, c. 72 et 75.

[6] VELLÉIUS, c. 74. — TITE-LIVE, 125 et 126.

[7] PLUTARQUE, Vie d'Antoine.

[8] VELLÉIUS, c. 77 à 80. — FLORUS, liv. IV, c. 8. — TITE-LIVE, 127 et 129. — SUÉTONE, Vie d'Auguste, c. 16. — PLUTARQUE, Vie d'Antoine.

[9] FLORUS, liv. IV, c. 2. — PLUTARQUE, Vie d'Antoine.