PRÉCIS DE L'HISTOIRE ROMAINE

TROISIÈME ÉPOQUE. — RÉPUBLIQUE ROMAINE

Depuis la première guerre punique jusqu'à la bataille d'Actium (de 264 à 31 avant l'ère vulgaire)

 

CHAPITRE PREMIER. — LES GUERRES PUNIQUES.

 

 

Carthage. — Après avoir conquis la terre ferme d'Italie, les Romains se virent irrésistiblement poussés vers l'île de Sicile. Ce fut là qu'ils se rencontrèrent avec les Carthaginois, là que commencèrent ces guerres mémorables qui devaient aboutir à la destruction d'une civilisation tout entière et à la suprématie de Rome sur le monde.

Des colons, originaires de Tyr, avaient transporté sur la plage d'Afrique, au centre de la Méditerranée, le culte barbare, les dures institutions, les mœurs corrompues, l'esprit aventureux et mercantile de la Phénicie. Ils érigèrent, un siècle environ avant la fondation de Rome, la cité de Carthage dans un vaste golfe formé par la saillie des caps Bon et Zibib. A l'époque de sa plus grande prospérité, la population de Carthage s'élevait, dit-on, à sept cent mille âmes au moins. Celte population était répartie dans trois quartiers principaux : la ville haute, qui contenait la citadelle de Byrsa ; la ville basse, appelée Megara, entourée d'une muraille qui, dans plusieurs endroits, était triple ; enfin le port militaire et l'île de Cothôn, dont il prenait le nom et qui communiquait avec le port marchand[1].

Les Phéniciens de l'Afrique étaient restés fidèles au culte sanguinaire de Baal. Si quelque calamité menaçait Carthage, on voyait l'idole de métal, les bras étendus et toute rouge du feu intérieur qu'on y allumait, réclamer des victimes expiatoires ; alors des enfants, jusqu'au nombre de deux cents, étaient jetés dans la fournaise ardente.

Quant au gouvernement, de monarchique qu'il était peut-être dans l'origine, il avait dégénéré en une oligarchie de marchands et de financiers. Toutes les dignités s'achetaient à force de largesses et de présents, de sorte que les riches seuls pouvaient y aspirer. Les chefs électifs du gouvernement, au nombre de deux, comme les consuls romains, s'appelaient suffètes : leur pouvoir se réduisait à des fonctions judiciaires. De fait, l'administration de l'État appartenait à l'aristocratie qui peuplait le sénat ou grand conseil. Il était divisé en commissions de quinquevirs, qui se partageaient les affaires et nommaient les membres du petit conseil. Au nombre de cent, ceux-ci formaient un tribunal suprême d'État et de police. Le sanhédrin, c'est-à-dire la réunion du grand et du petit conseil, délibérait sur les affaires extérieures, les ambassades, la paix et la guerre, les finances. Quoique les suffètes fussent les présidents du sénat et les chefs du gouvernement, le petit conseil avait fini par s'arroger la direction de toutes les affaires.

Les Carthaginois étaient parvenus à assujettir les peuples nomades qui les entouraient, en établissant des colonies au milieu d'eux. La métropole finit par dominer sur trois cents villes ou bourgades d'Afrique[2]. Mais là ne se bornait point l'empire de Carthage. Il s'étendait sur la plupart des îles de la Méditerranée, la Sardaigne, la Corse, la Sicile, les îles Baléares, ainsi que sur la partie méridionale de l'Espagne qui correspond aux districts actuels de Murcie et de Grenade. Maîtresse du commerce de l'or et de l'argent par les mines d'Espagne, Carthage voulut encore étendre le monopole qu'elle s'arrogeait sur le plomb et sur l'étain. Elle faisait noyer tous les étrangers qui cherchaient à trafiquer en Sardaigne ou vers le détroit de Gadès — détroit de Gibraltar. Le tribut que Carthage imposait à ses colonies constituait le trésor public, à l'aide duquel elle soutint tant de guerres et fit tant de conquêtes. Aussi avait-elle porté toute son attention sur l'organisation des flottes qui la rattachaient à ses colonies[3] ; mais l'aristocratie avait craint d'enrégimenter le peuple, qui d'ailleurs répugnait au métier des armes. Les armées de Carthage n'étaient pas composées de troupes nationales, comme les légions de Rome, mais de mercenaires d'une fidélité douteuse, Libyens du désert, montagnards de l'Atlas, cavaliers numides, fantassins gaulois ou espagnols. Les généraux n'étaient pas non plus magistrats comme à Rome, et néanmoins leur autorité, quelque restreinte qu'elle tût, portait encore ombrage à l'oligarchie financière qui dominait dans la métropole. Aussi le petit conseil entretenait-il auprès des chefs d'armée des surveillants chargés de les punir et pour leurs défaites et souvent aussi pour leurs victoires[4]. Annibal n'accomplit de si grandes choses que parce que, sorti d'une colonie carthaginoise, il avait secoué le joug de la métropole. Sous tous les rapports, Carthage apparaissait comme l'antithèse de Rome. C'était l'esprit d'industrie et de commerce en face du génie de la guerre ; la ruse mercantile en face du glaive ; la race sémitique en face de la race indo-germanique[5]. La domination du monde devait appartenir à l'une ou à l'autre.

Constitution et institutions militaires de Rome. — An régime aristocratique de Carthage Rome opposait une forme de gouvernement où la monarchie, l'aristocratie et la démocratie, se conciliaient de telle sorte qu'aucun de ces trois éléments ne l'emportait encore sur l'autre[6]. La forme monarchique était représentée par l'autorité consulaire. Tant que les deux consuls restaient dans la ville, ils étaient maîtres des affaires publiques. Tous les autres magistrats, à l'exception des tribuns du peuple, leur étaient soumis et leur devaient obéissance. Ils présidaient aux assemblées du peuple et du sénat, faisaient exécuter les décrets de l'un et de l'autre, levaient les troupes, nommaient les tribuns des légions, et avaient sur tout ce qui regarde la guerre une autorité presque souveraine. Toutefois il était de l'intérêt des consuls de se concilier le sénat et le peuple. Le sénat se composait de trois cents membres choisis par les censeurs, indistinctement parmi les patriciens et les plébéiens, sans égard à l'ancienneté de la famille, pourvu que le candidat payât un cens déterminé[7]. C'est le sénat qui administrait les deniers publics, qui accordait ou refusait le triomphe aux consuls, qui les prorogeait dans leur commandement, qui dirigeait les relations diplomatiques avec les autres nations, qui jugeait les crimes d'État, qui interprétait les lois, qui était l'arbitre des villes d'Italie. Quelque grande que fût l'autorité du sénat, il était néanmoins obligé de prendre l'avis du peuple dans les affaires qui concernaient l'administration de la république. Lorsqu'il s'agissait de punitions capitales, il ne pouvait rien statuer que le peuple ne l'eût auparavant approuvé, car seul le peuple avait le droit de condamner à mort. De plus, qu'un seul tribun du peuple s'opposât aux résolutions du sénat, celui-ci ne pouvait passer outre ; il ne pouvait pas même s'assembler, si un de ces magistrats s'y opposait. Ainsi le peuple avait sa part, et une part très-considérable, dans le gouvernement, car il était seul arbitre des récompenses et des peines, et nul n'était assez puissant pour se soustraire à sa juridiction ou à sa surveillance. Le peuple était consulté sur la paix ou sur la guerre, et rien d'important ne pouvait se faire dans la république sans sa participation. C'est lui qui conférait les dignités de l'État, qui contrôlait l'administration des consuls lorsqu'ils étaient sortis de charge, qui ratifiait les traités, qui sanctionnait les lois[8].

Laissant aux esclaves les travaux mécaniques, les Romains, sans industrie et sans commerce, résumaient toute leur existence dans la guerre. On a dit avec raison qu'ils n'avaient vécu que pour combattre, asservir tous les peuples et s'enrichir des dépouilles de l'univers.

Il n'est donc pas hors de propos de jeter un coup d'œil sur les institutions militaires de Rome[9]. Tous les citoyens, jusqu'à l'âge de quarante-six ans, étaient obligés de porter les armes ; ils devaient servir dix ans dans la cavalerie ou seize dans l'infanterie. On n'en exceptait que ceux dont le bien n'atteignait pas quatre mille as[10], et ceux-là étaient réservés pour la marine. Quand la nécessité le demandait, les citoyens qui servaient dans l'infanterie étaient retenus sous les drapeaux pendant vingt ans. Personne ne pouvait être élevé à aucun degré de magistrature, s'il n'avait été dix ans au service[11]. Tous les ans, les consuls avertissaient le peuple du jour où devaient s'assembler tous les Romains en âge de porter les armes. Au jour fixé, et tous ces citoyens se trouvant à l'assemblée dans le Capitole, les plus jeunes des tribuns militaires les partageaient en quatre sections, parce que l'armée chez les Romains était composée de quatre légions. Les quatre premiers tribuns nommés étaient pour la première légion, les trois suivants pour la seconde, quatre autres pour la troisième, les trois derniers pour la quatrième. Des plus anciens, les deux premiers entraient dans la première légion, les trois suivants dans la seconde, les deux qui venaient après, dans la troisième, et les trois derniers dans la quatrième. Les tribuns tiraient ensuite au sort l'ordre dans lequel les tribus seraient présentées à leur choix, et la répartition des recrues entre les légions se faisait de telle sorte que chacune était composée d'hommes de même âge et de même force[12]. Quand on avait levé le nombre d'hommes nécessaire — quatre mille deux cents ou cinq mille quand le danger était plus pressant —, on levait de la cavalerie. Le censeur choisissait les cavaliers ou chevaliers selon le revenu qu'ils avaient, et à chaque légion on en joignait trois cents[13]. La levée ainsi faite, les tribuns assemblaient chacun leurs légions, et, choisissant un des plus braves, ils lui faisaient jurer qu'il obéirait aux ordres des chefs, et qu'il ferait son possible pour les exécuter. Tous les autres, passant à leur tour devant le tribun militaire, faisaient le même serment. En même temps, les consuls envoyaient des députés vers les villes d'Italie d'où ils voulaient tirer du secours, pour faire savoir aux magistrats le nombre de troupes dont ils avaient besoin, et le jour et le lieu du rendez-vous. Ces villes faisaient une levée de la même manière qu'à Rome, même choix, même serment. On donnait un chef et un questeur à ces troupes, et on les faisait marcher. Les tribuns de Rome, après le serment, indiquaient aux légions le jour et le lieu où elles devaient se trouver sans armes, puis ils les congédiaient. Quand elles s'étaient assemblées, au jour marqué, des plus jeunes et des moins riches on faisait les vélites ; ceux qui les suivaient en âge formaient les hastaires ; les plus forts et les plus vigoureux composaient les princes, et on prenait les plus anciens pour en faire les triaires. Ainsi, chez les Romains, chaque légion était composée de quatre sortes de soldats. Dans chaque légion, il y avait six cents triaires, douze cents princes, autant de hastaires ; les vélites formaient le reste. Si la légion était de plus de quatre mille hommes, on les divisait à proportion, en sorte néanmoins que le nombre des triaires ne changeait jamais. Les vélites étaient armés d'une épée, d'un javelot et d'une parme, espèce de bouclier fort et assez grand pour mettre un homme à couvert. Ils avaient sur la tête un casque sans crinière, qui cependant était quelquefois couvert de la peau d'un loup ou de quelque autre animal. Les hastaires portaient l'armure complète, c'est-à-dire un bouclier convexe, large de deux pieds et demi et long de quatre pieds ; l'épée, appelée l'ibérique, sur la cuisse droite ; deux javelots, un casque d'airain et des bottines. Leur casque était orné d'un panache rouge ou noir formé de trois plumes droites et hautes d'une coudée. Les moindres soldats portaient, outre cela, sur la poitrine une lame d'airain qui avait douze doigts de tous les côtés, et qu'ils appelaient le pectoral. Les plus riches, au lieu de ce plastron, portaient une cotte de mailles. Les princes et les triaires étaient armés de la même manière, excepté qu'au lieu de javelots ils avaient des demi-javelots. Dans ces trois dernières classes de soldats, on en choisissait dix des plus prudents et des plus braves pour en faire des capitaines. Après ces dix, on en choisissait dix autres, et ces vingt étaient appelés capitaines d'ordonnance. Le premier élu avait voix délibérative dans le conseil. Il y avait encore vingt autres chefs pour conduire l'arrière-garde, et c'étaient les vingt premiers qui les choisissaient. Chaque corps, à l'exception des vélites, était partagé en dix troupes, et chaque troupe avait quatre officiers, deux à la tête et deux à la queue. Les vélites étaient répandus en nombre égal dans les trois autres ordres. On appelait ces troupes compagnie, cohorte ou enseigne ; et les chefs centurions ou capitaines. Ceux-ci choisissaient chacun, dans leur compagnie, pour enseignes, deux hommes qui l'emportaient sur leurs camarades en vigueur corporelle et en force d'âme. Des deux capitaines, le premier élu, quand ils se trouvaient tous deux présents, marchait à la droite de la compagnie, et le dernier à la gauche. La cavalerie se divisait de la même manière en dix compagnies ; de chacune d'elles on tirait trois capitaines qui choisissaient trois autres officiers pour commander l'arrière-garde. Le premier capitaine commandait la compagnie, les deux autres tenaient lieu de décurions, et tous étaient appelés de ce nom. Les armes de la cavalerie étaient la lance, la cuirasse et le bouclier.

Chaque consul marquait séparément un rendez-vous aux troupes qui lui étaient destinées, et c'était ordinairement la moitié des alliés et deux légions romaines. Quand tous ces soldats alliés et romains étaient assemblés, douze officiers choisis par les consuls, et qu'on appelait préfets, étaient chargés d'en régler la distribution et d'en former l'armée. D'abord entre les alliés on faisait choix des mieux faits et des plus braves pour la cavalerie et pour l'infanterie qui devaient former la garde des consuls. Ceux-là s'appelaient les extraordinaires. Les préfets partageaient le reste en deux parties, dont l'une s'appelait l'aile droite, et l'autre l'aile gauche. Tout cela étant réglé, les tribuns faisaient camper les Romains et les alliés. Le lieu choisi pour y asseoir le camp, on dressait la tente du général dans un endroit dominant. Un drapeau blanc indiquait l'emplacement de la tente du consul, et des drapeaux de pourpre étaient plantés aux endroits choisis pour le logement des tribuns militaires et des légions. Le camp formait une figure carrée, et tant par le partage des terres que par la disposition du reste, il ressemblait beaucoup à une ville. Quand les légions en marche approchaient et commençaient à découvrir le camp, elles en connaissaient toutes les parties, le drapeau du consul leur servant à distinguer tout le reste ; et comme d'ailleurs chacun occupait toujours la même place dans le camp, chacun savait aussi dans quelle rue et en quel endroit de cette rue il devait loger.

Les peines et les honneurs militaires entretenaient la discipline et excitaient le courage. On punissait par la bastonnade la négligence, la lâcheté, le vol, la dépravation des mœurs, etc. La bastonnade se donnait de la manière suivante : le tribun, prenant un bâton, ne faisait qu'en toucher le criminel, mais aussitôt après tous les légionnaires fondaient sur lui, de sorte que le plus souvent il perdait la vie dans ce supplice. Si quelqu'un en échappait, il n'était pas pour cela sauvé. En vain aurait-il voulu retourner dans sa patrie, ce retour lui était interdit, et personne de ses parents ou de ses amis n'aurait osé lui ouvrir sa maison. Il ne restait plus aucune ressource quand on était une fois tombé dans ce malheur. S'il arrivait que des cohortes entières eussent été chassées des mêmes postes, elles étaient décimées. Les récompenses étaient aussi éclatantes que les peines étaient sévères. En présence de la légion, le consul faisait présent d'une lance à celui qui avait blessé un ennemi ; d'une coupe, si c'était un fantassin, à celui qui l'avait tué et dépouillé, et si c'était un cavalier, il recevait un harnais. Ces récompenses n'étaient pas décernées au soldat qui avait tué ou dépouillé un ennemi dans une bataille rangée ou dans l'attaque d'une place, mais à celui qui avait couru de plein gré et par pure valeur insulter l'ennemi. Dans la prise d'une ville, ceux qui les premiers montaient sur la muraille recevaient une couronne d'or. Il y avait aussi des récompenses pour ceux qui défendaient ou sauvaient des citoyens ou des alliés. C'étaient ceux qui avaient été délivrés qui couronnaient eux-mêmes leur libérateur ; s'ils refusaient de le faire, le tribun militaire les y contraignait. Ils devaient, outre cela, pendant toute leur vie, le considérer et l'honorer comme un second père. Les soldats récompensés dans les camps avaient droit, au retour de la campagne, de se présenter dans les jeux et dans les fêtes, vêtus d'un habit particulier.

Les honneurs funèbres rendus aux morts illustres contribuaient aussi à exciter le courage et l'émulation des jeunes gens. Polybe donne sur ce sujet les détails suivants : « Quand il meurt à Rome quelque personnage de haut rang, on le porte avec pompe à la tribune aux harangues sur le forum ; là, dressé sur les pieds, rarement couché, il est exposé à la vue de tout le peuple. Ensuite son fils, s'il en a laissé un d'un certain âge et qui soit à Rome, ou, en l'absence du fils, un proche parent, loue en présence de tout le peuple les vertus du mort et rapporte ses principales actions. Cet éloge, rappelant à la mémoire et remettant comme sous les yeux tout ce qu'il a fait, excite non-seulement dans ceux qui ont eu part à ses actions, mais encore dans les étrangers, un sentiment de douleur et de compassion si vif que le deuil parait plutôt être public que particulier à certaine famille. On l'ensevelit ensuite et on lui rend les derniers devoirs ; on fait une statue qui représente son visage au naturel tant pour les traits que pour les couleurs, et on la place dans l'endroit le plus apparent de la maison et sous une espèce de petit temple de bois. Les jours de fêtes on découvre ces statues, et on les orne avec soin. Quand quelque autre de la même famille meurt, on les porte aux funérailles ; et pour les rendre semblables, même pour la taille, à ceux qu'elles représentent, on ajoute au buste le reste du corps. Si le mort a été consul ou préteur, on pare la statue d'une prétexte ; s'il a été censeur, d'une robe de pourpre ; s'il a eu l'honneur du triomphe ou fait quelques autres actions d'éclat, d'une étoffe d'or. On les porte sur des chars, précédés de faisceaux, des haches et des autres marques des dignités dont ils ont été revêtus pendant leur vie. Quand on est arrivé à la tribune aux harangues, toutes sont placées sur des sièges d'ivoire, ce qui forme le spectacle du monde le plus enivrant pour un jeune homme qui aurait quelque passion pour la gloire et la vertu. Car en voyant les honneurs qu'on rend à la vertu de ces grands hommes, vivants encore et respirants en quelque sorte dans leurs statues, qui ne se sentira pas enflammé du désir de les imiter ?

Première guerre punique (265 à 244 avant l'ère vulgaire ; ans de Rome 490 à 513). — La Sicile était partagée entre les Carthaginois, les Syracusains et les Mamertins. Ceux-ci, réduits à l'extrémité par Hiéron, roi de Syracuse, avaient résolu de lui rendre Messine ; mais un chef carthaginois, qui croisait sur cette côte avec une escadre, empêcha le roi syracusain de s'approprier le fruit de sa victoire. Placés entre deux ennemis, les Mamertins en appelèrent un troisième. Ils demandèrent secours à Rome. La république avait jusqu'alors vécu en paix avec Carthage et observé un traité qui défendait aux Romains de dépasser le promontoire Hermœum — cap Bon[14]. Aussi les citoyens honnêtes s'opposèrent-ils à une intervention qu'ils déclaraient injuste ; refusée par le sénat, elle fut décrétée par le peuple, soit qu'il se fût laissé tromper sur la puissance des Carthaginois et sur la durée probable de la guerre, soit qu'il ne vit que l'appât d'un riche butin. Le tribun Appius Claudius embarqua les légions, partie sur des vaisseaux de la Grande Grèce, partie sur des bateaux plats, bien que les Mamertins se fussent désistés de leur demande. La flotte carthaginoise et une tempête dispersèrent ce premier armement. Le général carthaginois — Hannon —, après avoir noblement renvoyé les !Aliments qui avaient été pris, se plaignit de la violation des traités, et déclara que Carthage ne permettrait pas que Rome s'empara du détroit. C'est ce que tenta pourtant Appius Claudius, élu consul. Trompant la vigilance des Carthaginois, il débarqua et défit les Syracusains avec tant de promptitude que Hiéron avouait n'avoir pas eu même le temps de l'apercevoir. Pensant alors qu'il avait moins à craindre d'un peuple encore sans marine que de la jalousie des Carthaginois, Hiéron se rapprocha des Romains et devint leur allié le plus fidèle. Après s'être emparés du port de Messine, les Romains, sous le prétexte d'une conférence, se rendirent maîtres aussi du général carthaginois qui, pour obtenir sa liberté, fit sortir la garnison de la place. Ce ne fut pas la seule conquête des Romains. En moins de dix-huit mois, ils prirent soixante et dix-sept places fortes et même la grande cité d'Agrigente, défendue par deux armées de cinquante mille hommes. Dans la seule ville d'Agrigente, ils vendirent vingt-cinq mille hommes libres. Ainsi une guerre commencée avec déloyauté se poursuivait avec un acharnement barbare. Après la prise d'Agrigente, Hannon fut rappelé et condamné par le sénat de Carthage à une amende de six mille pièces d'or. Du côté des Romains, les nouveaux consuls, élus chaque année, venaient commander les légions en Sicile. Les Romains avaient compris que, pour conserver cette ile, il fallait avoir une marine capable de lutter avec celle de Carthage. Une pentère carthaginoise échouée sur la côte du Brutium leur fournit un modèle à imiter ; les sommets des Apennins, le bois nécessaire. Soixante jours leur suffirent pour lancer à la mer cent trente vaisseaux de bois vert avec lesquels ils surent vaincre la flotte carthaginoise. Du reste, le consul Duillius avait inventé les corbeaux, sortes de ponts qui, s'abaissant sur le vaisseau ennemi, s'y attachaient au moyen de grappins et de crampons de fer, le rendaient immobile et facilitaient l'abordage.

Alors les Romains résolurent de vaincre Carthage en Afrique même. Cette détermination causa une sorte d'effroi parmi les soldats, obligés de s'éloigner pour la première fois des côtes d'Italie. Le consul Atilius Regulus fut obligé de menacer un tribun légionnaire des verges et de la hache pour décider l'embarquement. L'insubordination des soldats ne fut pas le seul obstacle opposé au départ de la flotte. Rome se vit menacée à l'intérieur d'un danger aussi redoutable qu'inattendu. On avait logé dans la ville quatre mille Samnites destinés au service de la flotte ; ils y trouvèrent beaucoup de leurs compatriotes qu'une communauté d'infortune avait mis en rapport avec des esclaves d'autres nations. Ces malheureux, au nombre de trois mille, s'associèrent avec les Samnites et résolurent d'incendier la ville, de massacrer les citoyens et d'appeler à la révolte tous les autres esclaves. La défection du chef des Samnites fit seule échouer un complot qui aurait pu aboutir à la destruction de Rome[15]. Enfin Regulus mit à la voile avec la flotte la plus nombreuse qui fût encore sortie des ports du Latium. Elle consistait en trois cent trente vaisseaux pontés portant, avec les marins et les esclaves, cent quarante mille hommes[16]. Les Carthaginois avaient mis à la mer trois cent cinquante vaisseaux pontés qui portaient cent cinquante mille hommes. Malgré la supériorité de leurs forces, ils furent vaincus à Ecnome — le promontoire Ecnome, Serrato, en Sicile —. Ayant débarqué en Afrique, Regulus se fut bientôt rendu maître de deux cents villes[17]. Prorogé dans ses fonctions sous le titre de proconsul, il exhorta les Carthaginois à la paix, mais en leur proposant des conditions exorbitantes. Il exigeait entre autres qu'ils n'eussent plus qu'un seul navire armé sur la mer. Peut-titre les Carthaginois allaient-ils céder lorsqu'un mercenaire lacédémonien, nommé Xantippe, déclara qu'il restait trop de ressources pour ne pas continuer la guerre. Il sut attirer les Romains en rase campagne près de Tunis et les battit à l'aide des éléphants et de la cavalerie numide. Regulus fut pris avec cinq cents hommes, et les Romains eux-mêmes estimèrent à trente mille le nombre de leurs morts.

Les Carthaginois envoyèrent Regulus à Rome pour traiter de la paix et de l'échange des prisonniers. Ils lui avaient fait jurer de revenir s'il ne réussissait pas. Préférant, dit-on, à son propre salut l'intérêt public, Regulus conseilla au sénat de continuer la guerre et de laisser mourir prisonniers ceux qui n'avaient pas su conserver leur liberté. Esclave de sa promesse, il retourna ensuite à Carthage où une mort affreuse l'attendait[18].

Les revers essuyés par les Romains avaient fixé la guerre en Sicile. Pendant huit années, tout se tourna contre eux. Ils perdirent quatre flottes, et la grande ville d'Agrigente même leur échappa. A la fin, cependant, ils remportèrent à Palerme une victoire décisive qui mit toute la Sicile en leur pouvoir, à l'exception de Drépane — Trapani — et de Lilybée — Marsala —. Ces deux promontoires, à l'occident de file, pouvaient être considérés comme les avant-postes de Carthage ; aussi étaient-ils défendus avec la plus grande vaillance par Amilcar Barca, père d'Annibal. Retranché sur le mont Eryx, avec une armée de mercenaires, sans alliés dans le voisinage, sans forteresses, il sut s'y maintenir pendant trois ans, dirigeant de là des excursions sur les côtes d'Italie jusqu'à Cumes. Enfin Carthage envoya pour l'appuyer une flotte avec de l'argent et des provisions, mais avec peu de troupes. Rencontrés près des îles Égates par la flotte romaine, les vaisseaux carthaginois furent dispersés avant d'avoir pu toucher la Sicile.

La guerre durait depuis vingt-quatre ans. Elle avait déjà coûté cent mille hommes, tués ou prisonniers. Carthage avait perdu cinq cents galères ; Rome en avait perdu sept cents et voyait sa population nationale diminuer d'une manière sensible[19].

Rien toutefois ne pouvait ébranler la persévérance des Romains, car ils s'imaginaient que tout ce qu'ils se proposaient devait être conduit à sa fin, comme par une espèce de nécessité, et que rien de ce qui leur plaisait n'était impossible[20]. Quoique les pertes de Cartilage fussent relativement moindres, son aristocratie déplorait l'interruption du commerce et l'accroissement des dépenses. Carthage aurait pu lutter longtemps encore lorsqu'elle demanda la paix. Elle fut conclue à des conditions qui portaient un coup mortel à la suprématie de la rivale de Rome. Les Carthaginois s'engageaient à évacuer la Sicile et les îles voisines ; à payer aux Romains, dans un délai de dix ans, trois mille talents eubéens d'argent (dix-huit millions de francs) ; à restituer les prisonniers et les déserteurs, et à respecter Hiéron, roi de Syracuse.

Les Romains érigèrent en provinces la partie de la Sicile, qu'ils conservèrent, ainsi que la Sardaigne, dont ils ne tardèrent point à se rendre maîtres aussi[21]. Ces acquisitions furent considérées comme biens tributaires de l'État. C'était là effectivement le caractère de la province romaine ; dans la règle, elle n'avait pas le droit de posséder des armes et servait la métropole exclusivement par ses finances. Lorsque, dans les circonstances extraordinaires, on armait les provinciaux, ils n'apparaissaient point comme alliés, mais comme auxiliaires[22]. Chaque année, on envoyait dans les provinces un préteur et un questeur : le premier pour juger les affaires civiles et commander les garnisons romaines ; le second, pour percevoir les tributs.

Guerre des mercenaires (241 à 238 avant l'ère vulgaire). — Le parti pacifique ou marchand, qui dominait à Carthage et qui avait conclu avec les Romains une paix honteuse et précipitée, reçut bientôt le châtiment de sa lâcheté et de son avarice. Amilcar n'avait plus voulu conserver le commandement après que Carthage eut accepté les humiliantes conditions qui lui étaient imposées par les Romains. Un autre général, Gescon, fit passer les auxiliaires en Afrique, bande par bande, et par intervalles, afin de donner à la république le temps de les payer et de les licencier. Mais l'aristocratie marchande, prétextant que le trésor était épuisé par la guerre, ne se pressait point de tenir les engagements contractés envers les mercenaires ; peut-être même aurait-on voulu les licencier sans les payer. On pria les chefs de les mener à Sicca, après avoir donné à chaque homme une pièce d'or pour les besoins les plus urgents. Quand tous les vétérans de Sicile furent réunis à Sicca, le parti marchand leva le masque. Hannon, le rival d'Amilcar, vint trouver les auxiliaires pour leur conseiller la patience ; il dit que la république ne pouvait leur tenir parole, qu'elle était accablée d'impôts, qu'elle souffrait d'une disette affreuse de toutes choses et qu'elle demandait qu'ils lui fissent remise d'une partie de ce qu'elle leur devait. Il n'en fallut pas davantage pour exciter une révolte parmi ces bandes. Les mercenaires étaient plus de vingt mille, Espagnols, Gaulois, Liguriens, Baléares, Grecs, Africains. Ils s'avancent vers Carthage et prennent leurs quartiers à Tunis. Les Carthaginois épouvantés leur envoient Gescon, un de leurs généraux de Sicile, pour leur payer la solde ; mais les chefs des rebelles empêchent l'accommodement et s'emparent des ambassadeurs. Alors un soulèvement formidable éclate parmi les sujets africains de Carthage ; plus de soixante et dix mille se joignent aux mercenaires, tant étaient détestées la tyrannie et les exactions de la métropole[23]. Hippone et Utique, qui avaient d'abord refusé de suivre le mouvement, sont assiégées et forcées d'ouvrir leurs portes aux rebelles ; Hannon, envoyé contre eux avec la dernière armée de Carthage, est battu. La situation de la république était presque désespérée ; réduite aux murailles de Carthage, sans armée, sans provisions, elle ne pouvait guère espérer de lutter longtemps contre les bandes impitoyables qui la pressaient. Amilcar, qui s'était acquis déjà tant de gloire en Sicile, sauva sa patrie. Après la défaite de Hannon, il fallut bien recourir au chef du parti belliqueux ou des Barca. Les Carthaginois, rassemblant leurs dernières ressources et s'armant eux-mêmes dans ces circonstances, parviennent à réunir dix mille hommes et soixante et dix éléphants. D'un autre côté, Amilcar gagne les Numides qui servaient dans les rangs des rebelles. Alors ceux-ci mutilent Gescon et tous les prisonniers carthaginois, au nombre de sept cents, puis les jettent encore vivants dans une fosse. Par représailles, Amilcar fait jeter aux bêtes les prisonniers faits sur les rebelles. Privés de vivres depuis qu'ils n'avaient plus les Numides pour fourrager dans les campagnes et cernés par les troupes toujours croissantes d'Amilcar, les mercenaires sont enfin réduits à l'horrible nécessité de dévorer de la chair humaine. Les Romains et les Syracusains, sur lesquels ils comptaient peut-être, soutenaient les Carthaginois. Dix des chefs des bandes viennent enfin trouver Amilcar et lui demandent la paix. Il convint avec eux que, sauf dix hommes à son choix, il renverrait tous les autres, en leur laissant à chacun un habit. Quand ce traité eut été signé, le général carthaginois se tourne vers les chefs et leur dit : Vous êtes des dix. Leurs soldats, au nombre de quarante mille, sont ensuite enveloppés et massacrés salis pitié. Il restait encore la bande des Africains rebelles commandée par un autre chef nommé Mathos. Elle occupait 'l'unis. Amilcar sut l'attirer en rase campagne où elle fut également exterminée. Les autres cités d'Afrique s'étaient soumises spontanément dès qu'elles avaient connu la défaite des insurgés.

Cette guerre porta un nouveau coup à la fortune de Carthage. Elle perdit la Sardaigne. Les mercenaires qui gardaient cette ile, avaient imité les bandes de Sicca et chassé tous les Carthaginois.

Tandis qu'Amilcar reprenait le commandement en Afrique, Hannon fut envoyé en Sardaigne avec une armée ; niais ses propres troupes l'abandonnèrent et l'attachèrent à une croix. Enfin, les Sardes se soulevèrent à leur tour et chassèrent tous les étrangers, mercenaires ou carthaginois. Rome profita de la détresse de Carthage pour s'approprier la Sardaigne. Menacés d'une nouvelle guerre par les Romains, non-seulement les Carthaginois leur cédèrent l'île de Sardaigne, mais ils ajoutèrent douze cents talents au tribut précédemment stipulé.

Situation de Rome de 241 à 218 avant l'ère vulgaire. Guerre contre les Gaulois et les Illyriens. — Après le traité des iles Égates, le temple de Janus avait été fermé pour la première fois depuis l'existence de la république. Rome jouit de trois années de paix, durant lesquelles le seul changement remarquable intervenu dans la situation de l'Italie fut l'accroissement rapide de quelques fortunes particulières qui contrastait avec le malaise général, et l'augmentation de la race esclave par suite de l'importation de nombreux prisonniers corses et sardes, destinés à remplir les vides faits par la guerre dans les rangs des cultivateurs libres[24]. La création de deux nouvelles tribus, conséquence du développement de Rome, porta d'une manière irrévocable leur nombre à trente-cinq, quatre urbaines appelées Palatine, Suburbaine, Colline et Esquiline ; et trente et une rustiques, désignées par les noms des lieux voisins de Rome.

Cependant il fallut bientôt rouvrir le temple de Janus. Si l'existence même de Carthage fut mise en question par le formidable soulèvement des mercenaires, Rome courut aussi de grands dangers, lorsqu'elle fut attaquée par la ligue des Gaulois cisalpins et transalpins.

En 284, Rome, triomphante des États italiques, avait châtié avec la dernière barbarie les Gaulois Senones qui avaient combattu avec les Samnites pour l'indépendance de la Péninsule. Hommes, femmes, enfants, tout ce que les légions rencontrèrent sur le territoire des Senones avait été massacré. Les Romains établirent ensuite une colonie à Sena, comme une sentinelle avancée du côté de la Cisalpine, et surtout comme un foyer d'intrigue et d'espionnage. En 268, une autre colonie romaine fut établie à Ariminum. Le terrible châtiment infligé aux Senones avait intimidé les autres tribus gauloises établies en deçà des Alpes ; mais leur attitude tranquille n'était pas due seulement à la crainte que leur inspiraient les armes romaines : au milieu des plaines si fertiles de la Cisalpine, ils s'étaient amollis dans la paix et l'abondance[25]. Cependant, deux rois des Boïens — pays de Bologne —, At et Gall, jaloux du voisinage de la colonie romaine d'Ariminum, avaient secrètement appelé des bandes de Gaulois d'au delà des Alpes. Mais quand celles-ci voulurent marcher contre Ariminum, les Boïens, redoutant une rupture avec Rome, se tournèrent contre les Transalpins et massacrèrent même les chefs qui les avaient appelés (236). Cependant, les Romains étaient bien loin d'encourager ces dispositions pacifiques. De leurs colonies de Séna et d'Ariminum, ils ne cessaient d'inquiéter les Gaulois ; ils défendirent même tout commerce avec eux, surtout celui des armes. Enfin, le consul Caïus Flaminius proposa que les terres du Picenum, enlevées aux Senones cinquante ans auparavant et restées en partie aux mains des patriciens, fussent aussi partagées au peuple et réduites en colonies (233). Les Gaulois considérèrent cette proposition comme une nouvelle menace contre leur indépendance, que les Romains se proposaient d'attaquer après avoir dompté les Ligures. Ceux-ci, retranchés au fond des Alpes, entre le Var et la Macra, se virent expulsés de leurs retraites presque inaccessibles. Après avoir livré leurs habitations aux flammes, les Romains obligèrent les Ligures à descendre dans la plaine et finirent par les désarmer si complètement, qu'à peine leur laissa-t-on du fer pour cultiver la terre[26]. En même temps qu'ils domptaient les Ligures, les Romains réussissaient à détacher de la ligue galloise les Vénètes et les Cénomans. Réduits à leurs seules forces, les Boïens et les Insubriens — habitants du pays de Milan — attirèrent en Italie, à force d'argent et de promesses, les Gaulois appelés Gésates, qui habitaient le long des Alpes et du Rhône[27]. Laissant sur le Pô une armée suffisante pour garder leur pays contre les Cénomans et les Vénètes, les Gaulois prirent leur route par l'Étrurie, au nombre de cinquante mille hommes de pied, de vingt mille chevaux et d'autant de chariots. Ils avaient juré qu'ils ne détacheraient pas leurs baudriers avant d'être montés au Capitole. La nouvelle de cette invasion répandit la plus grande inquiétude dans l'Italie centrale et méridionale. La population se leva en masse ; sept cent soixante et dix mille hommes s'armèrent autant pour détendre leurs propres foyers que pour sauver Rome[28]. Les Gaulois avaient campé à trois journées de cette ville, battu une des trois armées qui les poursuivaient ; mais enfin ils furent cernés près de Telamone — port de l'Étrurie —, et vaincus à leur tour. Cette victoire entraîna la soumission des Boïens. Les légions passèrent ensuite le Pô, remportèrent une nouvelle victoire sur les Insubriens, et s'emparèrent de Milan. Les Insubriens se soumirent comme avaient fait les Boïens. Pour assurer sa domination sur la Gaule cisalpine, Rome fonda les colonies de Plaisance et de Crémone (222).

En même temps que Rome portait ses aigles jusqu'aux Alpes, elle s'était rendue maîtresse de la côte de l'Adriatique. Celle-ci était habitée par les Illyriens, pirates dangereux qui, en dépit des traités, infestaient les rivages de la Grèce et de l'Italie. Des ambassadeurs romains étant venus se plaindre de ces actes de brigandages à Tenta ou Teutana, reine de ces peuples, elle fit arrêter celui qui s'était exprimé avec le plus de vivacité pour le faire mourir par la hache. Alors les Romains mirent en mer une flotte de deux cents vaisseaux et levèrent vingt-deux mille hommes. Ils ne se bornèrent point à chasser les Illyriens de Corcyre et d'Epidamne ; ils obligèrent la reine Teilla à céder à la république une partie de ses États[29]. En résumé, les Romains s'assurèrent de la mer qui les séparait de la Grèce et se rapprochèrent de ce pays sous prétexte de le protéger[30] (230-219).

Seconde guerre punique (de 218 à 201 avant l'ère vulgaire ; ans de Rome 536 à 535). — On a vu que Rome avait profité de la détresse de sa rivale pour exiger la Sardaigne et ajouter douze cents talents au tribut que Carthage payait déjà. Cette nouvelle exaction accrut le ressentiment du parti belliqueux ou de la faction ',amine. Après la défaite des mercenaires, Amilcar fut envoyé en Espagne ; il avait indiqué lui-même la nécessité de soumettre ce pays, dont la possession lui paraissait d'un puissant secours dans la guerre qu'il méditait dès lors contre les Romains. Ce capitaine illustre était animé d'une haine implacable contre ceux qui l'avaient défait en Sicile et qui menaçaient sa patrie ; il emmenait avec lui son fils Annibal, âgé de neuf ans : avant de quitter l'Afrique, il lui avait fait jurer une inimitié perpétuelle contre Rome[31]. Amilcar soumit la côte occidentale de la péninsule hispanique, et, à sa mort, le commandement de l'armée fut remis à son gendre Asdrubal. Celui-ci s'efforça et réussit à étendre la domination carthaginoise plus encore par la douceur que par les armes. Il rendit surtout un important service à sa patrie en fondant en face de l'Afrique Carthage-la-Neuve ou Carthagène. Les Romains s'émurent enfin des progrès de la domination carthaginoise au delà des Pyrénées ; mais, obligés d'employer alors toutes leurs forces contre les Gaulois, ils crurent prudent de dissimuler leurs craintes et leur jalousie. Ils envoyèrent des ambassadeurs à Asdrubal et conclurent avec lui un traité où, sans faire mention du reste de l'Espagne, ils exigèrent seulement qu'il ne portât pas la guerre au delà de l'Èbre. Asdrubal gouvernait l'Espagne depuis huit ans avec le plus grand succès lorsqu'une nuit il fut égorgé dans sa tente par un Gaulois qui voulait se venger de quelques injustices que ce général lui avait faites[32]. Alors l'armée mit à sa tète Annibal, fils d'Amilcar Barca. Résolu à porter la guerre en Italie, il commença par soumettre les barbares du centre de l'Espagne, puis, en violation des traités, il se porta sur l'Èbre et mit le siège devant Sagonte, colonie fondée dans la Tarraconaise par les Grecs de Zacynthe et par les Italiens d'Ardée. Les Romains faisaient alors la guerre à Démétrius de Pharos qui avait attaqué les villes d'Illyrie naguère cédées à la république. Quoique privés de secours, les Sagontins opposèrent à Annibal une résistance héroïque ; et lorsqu'ils virent que tout espoir de sauver leur cité était perdu, ils y mirent le feu et se précipitèrent dans les flammes qui la dévoraient. Le sénat de Rome avait pourtant essayé d'arrêter Annibal en lui envoyant des ambassadeurs devant Sagonte ; mais il leur fit répondre qu'il avait des affaires trop importantes pour donner des audiences. Ils passèrent à Carthage pour demander justice du destructeur de Sagonte. Le sénat carthaginois répondit qu'il n'était pas en son pouvoir de livrer Annibal. Alors Q. Fabius, faisant un pli avec le bord de sa toge, étendit le bras en disant : Je porte là la paix et la guerre : choisissez. Les Carthaginois répondirent : Choisis toi-même. Fabius secoua sa toge en s'écriant : La guerre !

La guerre étant déclarée, Annibal résolut de ne pas attendre les Romains en Espagne, mais de les combattre en Italie même en franchissant les Pyrénées et les Alpes. Toutes ses dispositions furent admirablement combinées pour faire réussir cette entreprise audacieuse. Il envoya les soldats espagnols en Afrique, afin de les forcer à la fidélité, et confia la garde de l'Espagne à son frère Asdrubal, auquel il laissa cinquante vaisseaux à cinq rangs et un corps d'armée composé en grande partie d'Africains. Il envoya ensuite des émissaires dans la Gaule pour se frayer un passage libre en gagnant les habitants et en les excitant contre Rome. Après avoir posté un second corps d'armée entre l'Ebre et les Pyrénées, il franchit ces montagnes avec ses meilleurs soldats, consistant en cinquante mille fantassins et neuf mille cavaliers. Ayant passé heureusement le Rhône et la Durance, Annibal arriva devant les Alpes vers les premiers jours d'octobre (218). Il s'était informé exactement de la nature et de la situation des lieux, et pour n'avoir rien à craindre de la difficulté des chemins, il s'y faisait conduire par des gens du pays, qui s'offraient d'autant plus volontiers pour guides qu'ils avaient les mêmes intérêts[33]. Quelques peuplades essayèrent pourtant, mais en vain, d'arrêter Annibal ; tout en repoussant les attaques des Allobroges, il parvint, après neuf jours de marche, à la cime des Alpes. Déjà la neige avait couvert le sommet des montagnes. Les soldats, en voyant périr leurs compagnons dans les précipices ou sous les flèches des barbares, se livraient au découragement. Annibal les assembla el, du haut des Alpes, leur montra les vastes et riches plaines arrosées par le Pô ; il leur dit qu'elles étaient habitées par des peuples amis, puis il leur signala dans le lointain le point où Rome était située. Les Boïens et les insubriens, qui venaient de disperser les colonies romaines de Crémone et de Plaisance, accueillirent les Carthaginois comme des libérateurs, lorsque Annibal arriva enfin dans les plaines du Pô avec son armée réduite à vingt mille fantassins — douze mille Africains et huit mille Espagnols — et à six mille chevaux[34].

En apprenant qu'Annibal avait franchi l'Èbre, le consul Publius Cornelius Scipion s'était disposé à passer en Espagne, tandis que son collègue Tiberius Sempronius devait débarquer en Afrique avec une autre armée. Publius, ayant vainement essayé d'arrêter Annibal sur le Rhône, se rembarqua pour défendre l'Italie même après avoir envoyé Cn. Cornelius, son frère, en Espagne avec une partie de la division navale. Lorsque Annibal descendit des Alpes, Publius Scipion campait dans les plaines du Pô. Bientôt Sempronius, qui faisait à Lilybée ses préparatifs pour passer en Afrique, reçut ordre de marcher au secours de son collègue. Publias attaqua le premier Annibal sur le Tésin et essuya une défaite complète. Sempronius voulut ensuite l'arrêter sur la Trebia, et fut également vaincu. La défection des Gaulois avait beaucoup contribué aux succès d'Annibal, et, après ses victoires, ce fut avec les guerriers de la Gaule Cisalpine qu'il répara les pertes essuyées par son armée dans sa longue marche depuis les Pyrénées jusqu'aux Alpes. Les Romains, de leur côté, firent de nouvelles levées et élevèrent au consulat Cn. Servilius et Caïus Flaminius.

Après avoir passé l'hiver dans la Gaule Cisalpine, Annibal se dirigea brusquement par des marais presque impraticables[35] vers Arrétium — dans l'Étrurie — où campait Flaminius. II sut l'attirer dans un vallon près du lac de Trasimène et lui fit essuyer une défaite plus terrible que celles du Tésin et de la Trebia. Près de quinze mille Romains succombèrent avec le consul ; les Carthaginois défirent en outre quatre mille cavaliers envoyés par Servilius au secours de son collègue. Alors une grande consternation régna dans Rome. On crut nécessaire de nommer un dictateur, et on jeta les yeux sur Quintus Fabius surnommé Maximus. Fabius avait pris la résolution de ne rien hasarder témérairement, de ne pas courir les risques d'une bataille, dût-il sacrifier les alliés au salut de Rome. Contenu par l'inébranlable prudence de Fabius le Temporiseur, Annibal passa dans l'Italie méridionale et ravagea les riches plaines du Samnium et de la Campanie.

La sage temporisation de Fabius aurait fini peut-être par obliger Annibal à se retirer dans la Gaule ; mais la témérité de Caïus Terentius Varron, qui avait été nommé consul conjointement avec Lucius Emilius, fit enfin hasarder cette action générale que le chef carthaginois désirait si ardemment. Comme il s'était rendu maitre de la citadelle de Cannes, d'où les Romains tiraient leurs convois, ceux-ci furent d'ailleurs réduits à la nécessité de combattre. Cependant le consul Lucius Emilius aurait voulu choisir pour l'action un endroit qui rendît inefficace la supériorité de la cavalerie carthaginoise ; Varron, sans expérience, ne se rangea pas à cet avis. Lorsque son tour de commander fut venu[36], il donna le signal du combat et l'action s'engagea près de Cannes, sur les bords de l'Aufide. L'armée romaine, en comptant les alliés, se composait de quatre-vingt mille hommes de pied et d'un peu plus de six mille chevaux. L'armée carthaginoise était forte de dix mille chevaux et d'un peu plus de quarante mille hommes de pied. Le résultat de la bataille fut terrible pour les Romains : ils succombèrent au nombre de soixante et dix mille, parmi lesquels le consul Emilius ; l'autre consul, l'auteur de cet immense désastre, se sauva à Vénuse avec soixante et dix chevaliers. Annibal avait perdu environ quatre mille Gaulois, quinze cents Espagnols et Africains et deux cents chevaux. La victoire de Cannes rendit les Carthaginois maîtres de presque toute cette partie de l'Italie qu'on appelait l'Ancienne et la Grande Grèce. A peine avait-on appris à Rome la défaite de Cannes qu'on y reçut la nouvelle que le préteur envoyé dans la Gaule Cisalpine y était malheureusement tombé dans une embuscade et que son armée y avait été tout entière taillée en pièces par les Gaulois. Cependant le sénat romain ne se laissa pas abattre. Il prit toutes les mesures possibles pour sauver l'État. Il releva le courage du peuple, il pourvut à la sûreté de la ville, il délibéra dans ces circonstances avec courage et avec fermeté[37]. La victoire de Cannes ne devait pas aboutir toutefois à la prise de Rome. Annibal, sachant bien qu'il lui serait impossible d'arborer l'étendard de Carthage sur le Capitole[38], s'éloigna dans l'Italie méridionale et alla prendre ses quartiers d'hiver à Capoue, dont la trahison lui ouvrit les portes. Annibal ne resta pas oisif dans cette ville que les historiens dépeignent comme le siège de tous les plaisirs. Il encourageait ses lieutenants en Espagne, agitait la Sicile, soulevait l'Illyrie et la Grèce. Il eût désiré que les troupes d'Espagne vinssent le rejoindre et fussent remplacées par les nouvelles levées d'Afrique. Mais les Carthaginois éprouvaient alors en Espagne les revers que les Romains essuyaient en Italie : Publius avait rejoint son frère Cnæus au delà des Pyrénées, et les deux Scipion, secondés par le soulèvement des populations indigènes, répondaient aux victoires d'Annibal par celles d'Ibera, d'Iliturigie et de Munda. Privé des secours de son frère Asdrubal, Annibal chercha à se concilier l'appui de Hiéronyme, roi de Syracuse, et celui de Philippe, roi de Macédoine. Il réussit à s'emparer de Tarente, dont le port lui assurait des communications faciles avec la Macédoine. Enfin Rome, en 244, fit un effort héroïque pour étouffer le général carthaginois qui, suivant l'expression d'un historien, semblait attaché aux entrailles de l'Italie. Rome mit sur pied trois cent trente-cinq mille hommes et résolut de reconquérir Capoue et Syracuse. Pendant deux ans le génie d'Archimède paralysa tous les efforts des Romains qui assiégeaient Syracuse ; l'opulente capitale de la Sicile ne tomba au pouvoir de Marcellus que par surprise (212). Les Romains dirigèrent ensuite leurs forces contre Capoue. Annibal ayant vainement essayé d'attirer dans un combat le consul Appius, résolut de faire lever le siège en allant camper devant Rome même. Il traversa avec rapidité le pays des Samnites et parut tout à coup à trois milles de Rome. Une profonde terreur régna dans la cité, car on supposait que pour qu'Annibal se fût tant avancé, il fallait qu'il eût défait d'abord les légions qui étaient devant Capoue. Le chef carthaginois devait donner le lendemain le premier assaut à la ville lorsque, par bonheur, deux légions y arrivèrent. N'espérant plus entrer de force dans Rome, Annibal décampa soudainement, convaincu qu'Appius aurait, de son côté, levé le siège de Capoue pour marcher à sa rencontre. Mais Appius resta immobile. Alors Annibal revint par la Daunie et la Lucanie au détroit de Sicile[39], tandis que Capoue tombait au pouvoir des Romains (211). Quant au roi de Macédoine, il avait été battu à l'embouchure du fleuve Aoüs et obligé ensuite de se défendre contre les Étoliens, soutenus par les Romains.

Ceux-ci étaient alors moins heureux en Espagne où, après huit ans de succès, les deux Scipion avaient été tués et leur armée presque entièrement détruite. Personne n'osait demander le commandement vacant lorsque tout à coup, dans l'assemblée du Champ-de-Mars, Publius Cornelius Scipion, jeune bôme âgé d'environ vingt-quatre ans — fils de celui qui avait péri en Espagne —, déclare qu'il brigue cet honneur et s'arrête sur un lieu élevé, d'où l'on pouvait l'apercevoir. Il est nommé par enthousiasme et par le suffrage unanime des centuries et de chaque citoyen[40]. Débarqué en Espagne, le jeune Scipion prend la résolution d'aller, à travers les forces carthaginoises, assiéger Carthagène, l'arsenal et le grenier de l'ennemi (211). Ce dessein hardi, il l'exécute avec bonheur ; Carthagène est prise d'assaut. En même temps, Scipion réussissait à se concilier les indigènes en renvoyant avec les procédés les plus affables les otages espagnols qu'il trouva dans la place. Alors Asdrubal Barca quitte l'Espagne avec les débris de ses troupes, recrute de nouveaux soldats dans la Gaule et passe les Alpes pour rejoindre Annibal. Ce renfort, allant chercher Annibal dans le midi de l'Italie, pouvait décider des destinées de celte contrée. Déjà le vainqueur de Cannes se réjouissait de la prochaine arrivée de son frère lorsque la tête de celui-ci fut jetée dans son camp (207). Les consuls Claudius Néron et Livius Salinator avaient marché au-devant d'Asdrubal, et l'avaient vaincu sur les bords du Métaurus — Metro (207). Magon essaya, mais vainement aussi, de rejoindre son frère Annibal. Ce grand capitaine, ne recevant aucun secours, fut dès lors obligé de se tenir sur la défensive en se faisant un rempart des Abruzzes. Cependant, à l'extrémité même de l'Italie et avec les débris de son armée, Annibal était encore redoutable. Pour assurer la délivrance de sa patrie, Scipion, qui venait de conquérir l'Espagne carthaginoise jusqu'à Cadix, résolut de porter la guerre en Afrique. Nommé consul, il surmonta tous les obstacles que le sénat et les vieux patriciens lui suscitaient. La mauvaise volonté du sénat fut suppléée par l'impatience qu'éprouvaient les Italiens d'être affranchis des dévastations continuelles des bandes carthaginoises. Après avoir rassemblé en Sicile une flotte et une armée, Scipion cingla vers l'Afrique (204). Pour son coup d'essai, il brûle en une nuit les camps de Syphax, roi des Numides, et du général carthaginois Asdrubal Giscon ; ces camps renfermaient quatre-vingt-treize mille hommes. Massinissa, autrefois renversé du trône par Syphax, est rétabli par Scipion, auquel il assure le secours de ces invincibles cavaliers de la Numidie, qui avaient été les principaux instruments des victoires d'Annibal[41]. Carthage, alarmée des progrès des Romains, conclut avec Scipion une trêve et demanda la permission d'envoyer des ambassadeurs à Rome ; mais en même temps elle appela à son secours le vainqueur de Cannes. Annibal s'embarqua, après avoir fait piller les villes du Brutium, et égorger les transfuges italiens qui refusaient de le suivre en Afrique[42].

Le retour d'Annibal releva le courage des Carthaginois. Ils violèrent la trêve conclue avec Scipion, et refusèrent de ratifier le traité qu'ils avaient d'abord imploré. Ils mirent enfin le comble à leurs torts en faisant attaquer par trahison la galère qui ramenait au camp des Romains les ambassadeurs que Scipion avait envoyés à Carthage pour se plaindre de la violation du traité déjà consenti. Alors Scipion marcha contre les villes d'Afrique, s'en rendit maitre par la force, et appela à son aide Massinissa, qui lui amena bientôt douze mille hommes, dont six mille cavaliers. Annibal n'avait pu obtenir que deux mille chevaux de Tychée, ami et allié de Syphax. Les Carthaginois pressèrent Annibal de mettre fin à leurs inquiétudes par une bataille. Il répondit que c'était à lui à prendre son temps, soit pour se reposer, soit pour agir. Cependant, quelques jours après, il vint camper à Zama, ville à cinq journées de Carthage, du côté du couchant, et demanda une entrevue au général romain. Scipion y consentit. Annibal lui proposa de laisser aux Romains la Sicile, la Sardaigne et l'Espagne, avec les autres îles qui sont entre l'Italie et l'Afrique. Scipion exigea que lui et Carthage se rendissent à discrétion, ou qu'une bataille décidât en leur faveur. Les généraux se séparèrent, et la bataille s'engagea le lendemain, les Carthaginois combattant pour leur propre salut et la conservation de l'Afrique, les Romains pour s'assurer l'empire de l'univers. La fortune abandonna Annibal, quoiqu'il eût fait tout ce qui était humainement possible pour obtenir l'avantage. Le vainqueur de Zama imposa à Carthage les conditions suivantes : Que les Carthaginois garderaient dans l'Afrique les places qu'ils possédaient avant la guerre ; qu'ils vivraient selon leurs lois et leurs coutumes, et qu'on ne leur donnerait point de garnisons ; mais, d'autre part, qu'ils restitueraient aux Romains tout ce qu'ils avaient injustement pris sur ceux-ci pendant les trêves ; qu'ils leur abandonneraient tous leurs longs vaisseaux, à l'exception de dix galères ; qu'ils leur livreraient tous leurs éléphants ; qu'ils ne feraient aucune guerre ni au dehors ni au dedans de l'Afrique sans l'ordre du peuple romain ; qu'ils rendraient à Massinissa les terres, villes et autres biens qui avaient appartenu à lui ou à ses ancêtres dans toute l'étendue de pays qu'on leur désignerait ; qu'ils donneraient dix mille talents d'argent (55.000.000 de francs) en cinquante ans, en payant chaque année deux cents talents d'Eubée ; enfin que, pour assurance de leur fidélité, ils donneraient cent otages que le consul choisirait parmi leurs jeunes gens depuis quatorze ans jusqu'à trente. Annibal était entré dans Carthage avec les débris de ses mercenaires et se voyait maitre de la république. Lorsque les conditions proposées par Scipion furent lues dans le sénat, un membre voulut s'y opposer. Annibal saisit ce personnage et le jeta hors de son siège ; puis il dit qu'il était excusable s'il commettait quelque faute contre les usages ; que l'on savait qu'il était sorti de sa patrie dès l'âge de neuf ans, et qu'il n'y était revenu qu'après plus de trente-six ans d'absence ; que l'on ne prit pas garde s'il péchait contre la coutume, mais bien s'il prenait, comme il le devait, la défense des intérêts de la patrie ; qu'il lui paraissait surprenant et tout à fait extraordinaire qu'un Carthaginois instruit de ce que l'État en général et chacun en particulier avait entrepris contre les Romains ne rendît pas grâces à la Fortune de ce qu'étant tombé en leur puissance, il en était traité si favorablement ; qu'il adjurait l'assemblée de ne pas délibérer sur ces articles, mais de les recevoir avec joie et de demander aux dieux que le peuple romain ratifiât le traité. Cet avis fut trouvé tout à fait convenable aux intérêts de l'État ; on résolut de faire la paix aux conditions proposées, et sur-le-champ le sénat fit partir des ambassadeurs pour la conclure[43].

Annibal, nommé suffète, entreprit la réforme du gouvernement de Carthage. Il renversa l'oligarchie financière, et rendit les magistratures annuelles de perpétuelles qu'elles étaient. Il améliora l'administration des finances, recouvra les anciennes créances, ordonna le retour au fisc de l'argent mal acquis, et prouva au peuple que, sans nouvel impôt, il était en état d'acquitter ce qu'on devait aux Romains. Il mit enfin à profit l'oisiveté de ses soldats en les employant à planter des oliviers, dans l'espoir que l'agriculture et le commerce aideraient à infuser un sang nouveau dans les veines épuisées de Carthage, qu'il destinait à devenir le centre d'une grande coalition contre Rome[44].

Quand la paix eut été conclue sur terre et sur nier, Scipion avait ramené son armée en Sicile. Traversant ensuite l'Italie, heureuse de la paix autant que de la victoire, il vit partout sur son passage des flots de population qui sortaient des villes pour l'entourer de leurs hommages. Le plus beau triomphe qu'on eût jamais vu signala son entrée dans Rome. Il reçut le surnom d'Africain, et fut le premier général immortalisé par le nom de la nation qu'il avait vaincue[45].

Guerre contre Philippe, roi de Macédoine. — Après l'abaissement de Carthage, Rome, enorgueillie par une si grande victoire, ne mit plus de bornes à son ambition. Il semble que le sénat voulût dès lors une guerre perpétuelle, jusqu'à ce que le monde entier fût soumis à sa puissance. L'extinction graduelle et rapide de la classe moyenne, plus que décimée pendant la lutte contre Annibal, ne pouvait arrêter l'aristocratie, car elle espérait que son empire serait mieux assuré quand des affranchis et des esclaves auraient succédé aux vaillants plébéiens qui cimentaient par leur sang la grandeur de la république. Un an s'était à peine écoulé depuis la fin de la seconde guerre punique que le sénat, malgré les protestations du peuple, fit attaquer la Macédoine[46]. Le roi Philippe fut entièrement défait par le consul Quintus Flamininus, et la Grèce, soustraite au joug macédonien, fut livrée à une anarchie qui devait favoriser les desseins ultérieurs du sénat de Rome.

Conquête de l'Asie Mineure et mort d'Annibal. — Alors un nouvel ennemi se présenta. C'était Antiochus le Grand, roi de Syrie, qui avait accueilli à sa cour Annibal, forcé de quitter sa patrie où l'inquiétait le ressentiment des Romains. Le héros carthaginois avait conseillé à son hôte de se liguer avec Carthage et le roi de Macédoine, et de porter la guerre en Italie. Au lieu de suivre ce conseil, Antiochus se rendit à l'appel des Étoliens et conduisit ses troupes dans la Grèce. Les Romains lui opposèrent les deux Scipion, l'Africain et son frère Lucius, qui fut surnommé l'Asiatique. Vaincu à Magnésie (190), Antiochus acheta la paix en cédant l'Asie Mineure et en payant un tribut de quinze mille talents euboïques. Il s'était également obligé à livrer Annibal, mais celui-ci chercha un refuge auprès de Prusias, roi de Bithynie. Les Romains, toujours implacables, envoyèrent à Prusias le consul Flamininus pour lui intimer l'ordre de leur livrer Annibal ou de le faire mourir. Prusias eut la lâcheté de sacrifier l'illustre et malheureux proscrit. Déjà les gardes du roi cernaient le dernier asile d'Annibal lorsque celui-ci, pour échapper au sort qui l'attendait, but le poison qu'il portait toujours sur lui (183).

La Grèce réduite en province romaine. — Quelques années plus tard, Persée ayant succédé à Philippe son père, le consul Paul-Émile renversa définitivement le trône de Macédoine par la victoire de Pydna. D'abord déclarée libre, cette contrée fut ensuite réduite en province romaine (148). Après la destruction de Corinthe par le consul Mummius (146), le même sort fut réservé à la Grèce entière sous le nom d'Achaïe[47]. Ces conquêtes exercèrent une grande influence sur les destinées ultérieures de Rome en altérant son génie propre. Le luxe remplaça la frugalité, la corruption s'étendit comme la gangrène dans toutes les classes. Avec les arts et la littérature de la Grèce s'introduisirent à Rome ces horribles bacchanales contre lesquelles il fallut déployer toute la rigueur des lois. Le luxe des nations étrangères, dit Tite-Live, n'entra dans Rome qu'avec l'armée d'Asie ; ce fut elle qui introduisit dans la ville les lits ornés de bronze, les tapis précieux, les voiles et tissus déliés en fil, ces guéridons et ces buffets qu'on regardait alors comme une grande élégance dans l'ameublement. Ce fut à cette époque qu'on fit paraitre dans les festins des chanteuses, des joueuses de harpe et des baladins pour égayer les convives ; que l'on mit plus de recherche et de magnificence dans les apprêts mêmes des festins ; que les cuisiniers, qui n'étaient pour nos aïeux que les derniers et les moins utiles de leurs esclaves, commencèrent à devenir très-chers, et qu'un vil métier passa pour un art. Et pourtant toutes ces innovations étaient à peine le germe du luxe à venir.

Troisième guerre punique ; destruction de Carthage (l'an 146 avant notre ère). — La paix conclue entre Rome et Carthage ne pouvait être qu'une trêve que les deux républiques mettraient à profit pour s'affaiblir mutuellement. On a pu dire avec raison que Massinissa fut le vampire que Rome avait attaché aux flancs de Carthage, tandis que les armées consulaires soumettaient la Grèce et l'Espagne. Le roi numide, qui guerroyait encore à quatre-vingt-dix ans, travailla sans relâche à démembrer les possessions carthaginoises en Afrique. En même temps, pour conserver l'amitié de Rome, il ne cessait de dénoncer les projets hostiles de la nation vaincue. Ce fut lui qui fit connaître les manœuvres d'Annibal eu Asie et les négociations entamées avec le roi de Macédoine. Aussi le sénat de Rome, appelé comme arbitre entre Carthage et Massinissa, était-il toujours disposé à donner raison à ce dernier. Plus l'humiliation de Carthage était profonde[48], plus la mauvaise volonté de Rome devenait évidente. Envoyé à Carthage, Scipion l'Africain, sous prétexte de faire respecter l'intégrité de son territoire, refusa d'arrêter les envahissements de Massinissa. Le censeur Murcius Porcins Caton, dont on a trop vanté la droiture, se montra tellement partial que les Carthaginois refusèrent d'accepter son arbitrage. De là peut-être sa haine farouche contre la métropole de l'Afrique ; de là cette brutale jalousie qui le dominait à tel point que tous ses discours se terminaient invariablement par ces mots cruels : Delenda est Carthagoje pense qu'il faut détruire Carthage. Caton l'emporta enfin sur les Scipion qui s'opposaient à la destruction de !avilie rivale, soit qu'il leur convint de laisser subsister ce vivant trophée de leur gloire, soit qu'ils craignissent, comme ils le disaient, que Rome ne vînt à mollir quand cesserait l'imminence du péril[49]. Toutefois il était réservé à un Scipion d'achever ce qu'un autre avait commencé.

A la suite des réformes introduites dans la constitution de Carthage par Annibal, les factions s'exaspérèrent et les citoyens se divisèrent en trois partis : le romain, le numide et le national. L'audace toujours croissante de Massinissa inspira enfin un redoublement d'énergie au parti carthaginois, qui chassa les partisans du roi de Numidie. Celui-ci s'avance pour venger cet outrage, et remporte sur les Carthaginois une victoire qui coûte à ces derniers cinquante mille hommes. Des ambassadeurs romains se trouvaient dans le camp de Massinissa, chargés d'arrêter les Carthaginois s'ils étaient vainqueurs, et, dans le cas contraire, d'engager le roi numide à poursuivre ses succès. Carthage s'humilie de nouveau et chasse de son sein les patriotes vaincus. Mais il était trop tard. La défection d'Utique détermine l'intervention inique de Rome. Elle déclare la guerre aux Carthaginois pour avoir construit des vaisseaux en violation du traité, pour avoir passé les frontières avec une armée et attaqué Massinissa, ami et allié du peuple romain[50]. Les consuls M. Manilius Nepos et L. Martius rassemblent cinquante galères à cinq rangs de rames et une quantité de bâtiments plus petits pour transporter en Afrique quatre-vingt mille hommes d'infanterie et quatre mille chevaux[51]. Déjà la flotte était partie lorsque se présentèrent des ambassadeurs de Carthage avec mission de se soumettre aux Romains sous forme de dédition, c'est-à-dire de les rendre maîtres absolus du pays, des villes, des habitants, des rivières, des ports, des temples, des tombeaux. Le sénat leur déclara que, puisque les Carthaginois avaient pris le bon parti, il leur accordait la liberté, l'usage de leurs lois, toutes leurs terres et tous les autres biens que possédaient soit les particuliers, soit la république, mais à condition que, dans l'espace de trente jours, ils enverraient en otage à Lilybée trois cents des jeunes gens les plus qualifiés de la ville, et qu'ils feraient ensuite ce que leur ordonneraient les consuls. Au terme fixé, les trois cents otages  furent remis entre les mains du préteur de la Sicile[52]. Alors de nouveaux députés de Carthage se rendirent auprès des consuls, qui avaient débarqué à Utique avec l'armée romaine. Par une ruse infâme, les consuls n'exposèrent qu'une à une les conditions inouïes que le sénat romain exigeait de Carthage : d'abord on lui demanda de fournir les grains nécessaires à l'approvisionnement de l'armée ; puis on exigea qu'elle livrât toutes ses galères à trois rangs de rames ; on la somma ensuite de livrer toutes ses machines de guerre et toutes ses armes. Carthage livra effectivement deux cent mille armures complètes et deux mille catapultes. Enfin, quand les consuls crurent avoir réduit les Carthaginois à l'impuissance, ils levèrent le masque et déclarèrent que la ville serait détruite et les habitants forcés de se retirer à plus de trois lieues de la mer. Les députés de Carthage s'étant récriés contre la violation de la foi jurée, il leur fut répondu, par la plus misérable équivoque, que le sénat avait promis de respecter les citoyens, mais non les habitations. L'atrocité de cette sentence inspire aux Carthaginois une résolution héroïque ; ils jurent de ne pas abandonner leur patrie. Un enthousiasme guerrier règne dans la ville. Tous les métaux sont convertis en armes ; on fabrique par jour cent boucliers, trois cents épées, cinq cents lances, mille dards ; les femmes coupent leurs longs cheveux pour en faire des cordages ; les esclaves sont appelés à la liberté. Asdrubal, chef de la faction nationale, est rappelé par ses concitoyens, et il amène dans Carthage vingt mille défenseurs. Le succès couronne d'abord ces magnanimes efforts. Les consuls sont repoussés dans deux assauts et leur flotte est incendiée. L'armée romaine était près de succomber lorsque la direction de cette guerre injuste passe dans les mains habiles et vaillantes de Scipion Émilien, que les plébéiens viennent de porter au consulat[53]. Il achète la défection d'Himilcon, commandant de la cavalerie carthaginoise, homme brave et la principale ressource des Carthaginois[54]. Il réussit à s'emparer de la partie basse de la ville, c'est-à-dire du quartier appelé Mégara. Il étend ensuite des lignes de circonvallation à travers l'isthme qui réunit la ville à la terre ferme ; d'un autre côté, il l'isole de la mer par la construction d'une immense digue. Mais rien n'abat le courage des Carthaginois : hommes, femmes, enfants creusent à travers le rocher une nouvelle entrée à leur port, et lancent contre les Romains une flotte construite avec les charpentes de leurs maisons démolies. D'autres nagent jusqu'auprès des machines, et, sortant tout à coup des flots, allument des torches et mettent le feu aux instruments de guerre des assiégeants. Tous ces efforts demeurent stériles. Scipion force enfin l'entrée de Carthage. Alors, pendant six jours et six nuits, les citoyens se défendent de rue en rue, de maison en maison. Cinquante mille hommes, renfermés dans la citadelle de Byrsa, demandent et obtiennent la vie. Les transfuges, rassemblés dans le temple d'Esculape, prévoyant le sort qui les attend, mettent le feu à leur asile et périssent sous les décombres. Asdrubal, après avoir dirigé avec courage la résistance, faiblit au dernier instant et tombe aux pieds du vainqueur, tandis que sa femme se précipite du haut d'une tour avec ses deux enfants au milieu des flammes qui dévoraient la ville. En dix-sept jours, l'ancienne rivale de Rome fut entièrement détruite par le feu. Toutes les villes qui s'étaient montrées favorables à Carthage furent également démantelées ; celles qui l'avaient abandonnée ou trahie obtinrent un agrandissement de territoire. Les Africains, désormais assujettis, durent payer un tribut annuel, et l'État de Carthage devint la province romaine d'Afrique. Des sept cent mille habitants de Carthage, la plupart avaient péri pendant le siège ; ceux qui survivaient furent transférés en Italie et dispersés dans les différentes provinces. Une partie des richesses entassées dans Carthage fut sauvée ; car 4.470.000 livres d'argent ornèrent le triomphe de Scipion Émilien. De même que le vainqueur de Zama, il reçut le surnom d'Africain. Pour témoigner sa gratitude au peuple, il lui donna des jeux publics où les transfuges et les fugitifs furent exposés aux bêtes !

Guerre d'Espagne. — Tandis que s'accomplissait la conquête de l'Afrique carthaginoise et de la Grèce, l'Espagne résistait avec héroïsme à la puissance romaine. Après les victoires du premier Scipion, Rome s'était crue maîtresse de l'Ibérie depuis les Pyrénées jusqu'au détroit de Gadès. Mais les exactions des proconsuls déterminèrent bientôt des soulèvements continuels qui obligèrent Rome à perpétuer la guerre. Caton le Censeur, Tibérius Sempronius Gracchus, Metellus le Macédonique, Decimus Brutus et d'autres généraux combattirent successivement un peuple indomptable. Viriathe, chef des Lusitaniens[55], porta pendant quatorze ans le fer et le feu dans tous les pays situés en deçà et au delà de l'Èbre et du Tage, défit cinq préteurs et força le consul Fabius Servilianus à conclure un traité qui déterminait le partage de l'Ibérie. Alors les Romains, pour se débarrasser de ce redoutable adversaire, eurent recours à la trahison et au poignard de ses propres gardes. Viriathe fut lâchement assassiné pendant son sommeil (140). Il restait encore à soumettre les Arvaques qui s'étaient retranchés dans Numance[56]. Ces hommes héroïques, au nombre de huit mille, soutinrent pendant dix ans les efforts des armées romaines (145 à 134)[57]. Ils battirent Pompeius et l'obligèrent de traiter avec eux. Ils battirent Hostilius Mancinus et se contentèrent de désarmer des troupes qu'ils auraient pu anéantir. Mais le peuple romain refusa de ratifier ce dernier traité, et livra le général malheureux aux Numantins. Pour dompter une petite ville d'Espagne, il fallut appeler le destructeur de Carthage, Scipion Émilien. Celui-ci, bloquant étroitement la cité ennemie, réduisit ses défenseurs à une horrible famine. Ils supplièrent alors le général romain de leur accorder la bataille et la mort qui convenait à des guerriers. Scipion ne sortit point de son immobilité menaçante. Les Numantins ne pouvaient espérer aucun secours. Lutia, la seule ville qui se fût intéressée à leur triste sort, avait dû livrer à Scipion quatre cents habitants auxquels cet homme inexorable fit couper les mains. Les Numantins finirent par mettre le feu à leur ville, et prévinrent par une mort volontaire l'ignominie de la servitude.

 

 

 



[1] Polybe décrit en ces termes le situation de Carthage : La ville de Carthage s'avance dans le golfe et forme une espèce de péninsule, environnée presque tout entière, partie par la mer et partie par un lac. L'isthme qui la joint à l'Afrique est large d'environ vingt-cinq stades (un peu moins d'une lieue). Utique est située sur le côté de la ville qui regarde la mer ; de l'autre côté, sur le lac, est Tunis.

[2] Ces trois cents villes formaient le territoire immédiat de Carthage ; du reste, toute la côte lui obéissait, depuis les frontières de la Cyrénaïque jusqu'à l'extrémité occidentale de l'Afrique.

[3] Les Carthaginois n'employèrent d'abord que des trirèmes ; après les avoir agrandies du temps d'Alexandre, ils en vinrent, lors de la guerre punique, à construire des bâtiments de cinq et de sept rangs de rames, portant à la poupe les effigies de leurs dieux marins.

[4] CANTU, Histoire universelle, liv. IV, c. 6. — MONTESQUIEU, Grandeur et décadence des Romains, c. 4. — ALBAN DE VILLENEUVE, Histoire de l'économie politique, etc.

[5] Voir MICHELET, liv. II, c. 3.

[6] POLYBE, liv. VI, fragm. IV.

[7] Le nombre de sénateurs fut porté plus tard à six cents et davantage. Le cens sénatorial varia souvent pour atteindre enfin le chiffre de 210.000 francs de revenu.

[8] En l'an 286, la loi Mœnia avait détruit l'organisation politique des centuries de Servius Tullius, et reporté le vote aux tribus. Nous reviendrons sur celte importante révolution. Du reste, elle n'exerça une influence désastreuse sur les destinées de Rome qu'après les guerres puniques, lorsque la population agricole libre fut ou anéantie ou ruinée. Tant que dominèrent les tribus agrestes, qui formaient réellement la classe moyenne, les censeurs rejetaient tous les cinq ans les pauvres dans las tribus urbaines, dans celles qui votaient les dernières. Or, dit M. Michelet, chaque tribu donnant un seul vote, seau égard au nombre de ses membres, les tribus riches formaient, malgré le petit nombre des leurs, plus de votes que celles où se trouvait réunie la multitude des pauvres. On nous saura gré d'ajouter quelques détails sur les formes observées dans les assemblées populaires : Les lois étaient d'abord proposées au sénat ; lorsqu'elles y avaient été acceptées, en les publiait dans trois marchés successifs, afin que les gens de la campagne pussent aussi en prendre connaissance. Le peuple était alors convoqué à jour fixe dans le Champ de Mars * ; là elles étaient lues, discutées, puis mises aux voix. Les suffrages étaient recueillis de la manière suivante : on disposait quatre-vingt-treize ponts, c'est-à-dire un par centurie ; chaque votant ecce-sait, en passant sur le pont affecté à la sienne, les tablettes nécessaires pour exprimer son vote. Les votes étaient ensuite comptés collectivement par centurie. S'il s'agissait d'une loi, les tablettes portaient, l'une les lettres U R, l'autre un A, c'est-a-dire uti rogas et antiquo. (Uti rogas, comme tu le proposes ; antiquo, je suis pour le maintien des anciennes lois.) S'il était question d'un jugement, on en recevait trois, la première avec un A, la seconde avec un C, la dernière avec un N et un L, c'est-a-dire absolvo, condemno, non liquet. (CANTU, liv. V, c. 11.)

* Les comitia (comices) se tenaient au Forum pour les délibérations législatives et judiciaires, et hors de Rome, au Champ de Mars, pour les élections des magistrat.

[9] L'exposé qui va suivre résume les détails donnés par Polybe, liv. VI, fragm. V à VIII (édition Buchon).

[10] Ce chiffre ne concorde pas avec la limite indiquée au chapitre III de la Première époque. C'est que l'établissement de la solde avait permis et la nécessité avait obligé d'agrandir le cercle du recrutement. Du reste, la cinquième classe de l'organisation de Servius Tullius ne fut appelée à faire partie des légions que lors du siège de Capoue, en 211.

[11] Machiavel, dont nous avons reproduit l'observation (Deuxième période, chap. VI, semble avoir eu surtout égard aux dispenses que le peuple accordait à des candidats d'un mérite supérieur. Il a fait ainsi de l'exception la règle. Or, les lois ne permettaient de demander le consulat qu'à l'âge de quarante-trois ans. On ne pouvait obtenir un second consulat qu'après un délai de dix ans.

[12] Aussi le mot legio (légion) vient-il de legere (choisir).

[13] Au temps de la première guerre punique, le corps de la noblesse ne conservait plus assez de consistance pour fournir la cavalerie des lestions, et l'on dut secourir à d'autres moyens afin de pourvoir à ce recrutement. A cet effet, au-dessus des classes ordinaires de la milice on forma une classe nouvelle, dont le cens fut fixé à 400.000 sesterces ou 4.000.000 d'as, c'est-à-dire à un cens dix fois plus élevé que celui fixé par Servius pour sa première classe. Tous les cinq ans, les censeurs furent chargés de rejeter de cette classe ceux dont la fortune avait périclité, pour y faire entrer les citoyens qui avaient acquis assez de bien pour y être admis. Ainsi furent semés les germes d'un ordre nouveau, placé entre les patriciens et les plébéiens. (RENARD, Organisation militaire des Romains.)

[14] Le promontoire Hermœum s'avançait vers l'Italie, et Carthage s'élevait sur la côte occidentale du golfe qu'il bornait à l'est. En interdisant aux Romains de dépasser le promontoire, il semble, suivant Polybe, que les Carthaginois aient voulu les empêcher de connaître les fertiles campagnes de la Byzacène, et surtout le canton nommé Emporium, si renommé pour sa grande fécondité. Polybe (liv. III, cap. 5) donne le texte du traité conclu, dit-il, du temps de L. Junius Brutus et de Marcus Horatius.

[15] NIEBUHR, t. VI.

[16] Chaque vaisseau portait trois cents rameurs et cent vingt soldats (POLYBE, liv. I, c. 2.)

[17] La plupart des villes d'Afrique, étant peu fortifiées, dit Montesquieu, se rendaient d'abord à qui se présentait pour les prendre. Aussi tous ceux qui y débarquèrent mirent-ils d'abord Carthage au désespoir.

[18] Quelques écrivains ont révoqué en doute plusieurs incidents de cette ambassade, notamment ce qui concerne les longs tourments infligés à Regulus. Ils supposent que les historiens romains qui en ont parlé, ont été inspirés par leur haine nationale contre les Carthaginois. La jalousie soupçonneuse de ce gouvernement de marchands, dit Cantu, nous fait croire plus facilement que les Carthaginois, ayant pris ombrage de Xantippe, hâlèrent la fin de celui qui les avait rendus vainqueurs, soit en l'embarquant sur un bâtiment destiné à couler bas, soit en chargeant des assassins de le jeter à la mer. Dès lors, en effet, on ne le vit plus reparaître.

[19] Dans la deuxième année de la guerre, le cens avait signalé 292.124 citoyens ; vers la dix-huitième, il s'y en avait plus que 251.222.

[20] POLYBE, liv. I, c. 8.

[21] Le nom de province fut appliqué dans la suite aux autres possessions romaines hors de l'Italie.

[22] NIEBUHR, t. VI.

[23] Pendant leur lutte contre les Romains, les Carthaginois avaient traité les Africains avec la dernière dureté, exigeant des habitants de la campagne la moitié de tous les revenus, et des habitants des villes une fois plus d'impôts qu'ils s'en payaient auparavant. (POLYBE, liv. I, c. 16.)

[24] History of Rome, p. 439.

[25] Les besoins de la vie y sont si bon marché, que les voyageurs, dans les hôtelleries, ne demandent pas ce que leur coûtera chaque chose en particulier, mais combien il en coûte par tête ; et ils en sont souvent quittes pour un semisse, qui ne fait que la quatrième partie d'une obole. (POLYBE, liv. II, c. 4.)

[26] FLORUS, liv. II, c. 3. — La Ligurie répond au pays de Gênes.

[27] On les appelait Gésates, parce qu'ils servaient pour une certaine solde, car c'est ce que signifie proprement ce mot. (POLYBE, liv. II, c. 4.)

[28] L'armée campée devant Rome était de plus de cent cinquante mille hommes de pied et de dix mille chevaux, et ceux qui étaient en état de porter les armes, tant parmi les Romains que parmi les alliés, n'élevaient à sept cent mille hommes de pied et soixante et dix mille chevaux. Ce sont pourtant là ceux qu'Annibal vint attaquer jusque dans l'Italie, quoiqu'il n'eût pas vingt mille hommes. (POLYBE, liv. II, chap. 5) — Suivant les uns, la population de l'Italie romaine s'élevait alors cinq millions ; suivant d'autres, elle ne dépassait pas trois millions.

[29] L'Illyrie, qui répond à une partie de la Croatie, à la Morlaquie, à la Dalmatie et à la Bosnie, s'étendait depuis l'Istrie et le Noricum, au nord, jusqu'à l'Épire au midi. La Liburnie, première province illyrienne soumise aux Romains, était comprise entre l'Istrie au nord et la Dalmatie au sud.

[30] Voir POLYBE, liv. II, c. 5.

[31] Lorsque Annibal, vaincu par les Romains, eut cherché un asile à la cour d'Antiochus, roi de Syrie, il dit un jour à ce prince : Quand mon père se disposa à entrer en Espagne avec une armée, je n'avais alors que neuf ans ; j'étais auprès de l'autel pendant qu'il sacrifiait à Jupiter. Après les libations et les autres cérémonies prescrites, Amilcar, ayant fait retirer tous les ministres dit sacrifice, me fit approcher, et me demanda en me enrouant si je n'avais pas envie de le ouvre à l'armée. Je répondis, avec cette vivacité qui convenait à mon âge, non-seulement que je ne demandais pas mieux, mais que je le priais instamment de me le per-meute ; là-dessus il me prit la main, me conduisit à l'autel, et m'ordonna de jurer, tue les victimes, que jamais je ne serais ami des Romains. (POLYBE, liv. III, c. 3.)

[32] POLYBE, liv. II, c. 7.

[33] Polybe, à qui nous empruntons ces détails, ajoute : Je parle avec assurance de toutes ces clauses, parce que je les ai apprises de témoins contemporains, et que je suis allé moi-même dans les Alpes, pour en prendre une exacte connaissance.

[34] C'est de lui-même, que nous savons cette circonstance, qui a été gravée par son ordre sur une colonne, près du promontoire Lacinien. (POLYBE, liv. III, chap. XI.)

[35] Annibal lui-même, monté sur le seul éléphant qui lui restait, eut toutes les peines du monde en sortir ; un mal d'yeux qui lui survint le tourmenta beaucoup ; et comme la circonstance ne lui permettait pas de s'arrêter pour se guérir, cet accident lui fît perdre un œil. (POLYBE, liv. III, c. 16.)

[36] On sait que c'était l'usage des consuls de commander tour à tour.

[37] Rome montra tant de grandeur d'âme, qu'au retour du consul, qui avait été la principale cause du désastre, tous les ordres se postèrent avec empressement au-devant de lui et lui rendirent des actions de grâces de ce qu'il n'avait pas désespéré de la république. (TITE-LIVE, liv. XXII, c. 61.)

[38] Eloignée de plus de quatre-vingts lieues de Cannes, Rome avait le temps de se mettre en état de défense. Dans la ville et dans les environs, il y avait plus de cinquante mille soldats, et tout le peuple était soldat. En déduisant les morts et les blessés, le Carthaginois ne pouvait guère avoir plus de vingt-six mille hommes (?). Tous ces peuples qui se déclaraient ses amis, Samnites, Lucaniens, Brutiens, Grecs, n'avaient garde d'augmenter une armée barbare dont ils n'entendaient point la langue, et dont ils avaient les mœurs eu exécration... Les Italiens ne quittaient le parti de Rome qu'afin de ne plus recruter ses armées et de ne plus prendre part à la guerre. Aussi Annibal se trouva-t-il si faible après sa victoire, qu'ayant besoin d'un port en rare de l'Espagne, Il attaqua la petite ville de Naples et ne put la prendre. Il ne fut pas plus heureux devant Nole, Acerres et Nucérie. (MICHELET, liv. II.)

[39] POLYBE, liv. IX, fragm. 11.

[40] TITE-LIVE, liv. XXVI, c. 18.

[41] Le royaume de Numidie comprenait la partie orientale de l'Algérie et la partie septentrionale du Maroc.

[42] Comme les Carthaginois en Espagne, en Sicile et en Sardaigne n'opposaient aucune armée qui ne fût malheureuse, Annibal, dont les ennemis se fortifiaient sans cesse, fut réduit i une guerre défensive. Cela donna aux Romaine la pensée de porter la guerre en Afrique : Scipion y descendit. Les succès qu'il y eut obligèrent les Carthaginois à rappeler d'Italie Annibal, qui pleura de douleur en cédant aux Romains cette terre où il les avait tant de fois vaincus. (MONTESQUIEU, Grandeur et décadence des Romains, chap. IV.)

[43] POLYBE, liv. XV, fragm. 1 et 11.

[44] MICHELET, liv. II.

[45] TITE-LIVE, liv. XXX, c. 45.

[46] La proposition de la guerre de Macédoine fut rejetée aux premiers comices par presque toutes les centuries : les citoyens étaient las d'une guerre aussi longue et aussi désastreuse, et l'ennui des fatigues et des dangers les avait naturellement poussés à ce refus. (TITE-LIVE, liv. XXXI, c. 8.)

[47] Tous ces événements sont développés, suivant leur importance, dans notre Précis de l'histoire de la Grèce.

[48] Carthage, pour témoigner qu'elle n'approuvait point les projets d'Annibal, avait expédié des vaisseaux à sa poursuite, confisqué ses biens, rasé sa maison.

[49] CANTU, liv. IV.

[50] TITE-LIVE, Fragments, liv. XLIX.

[51] La guerre punique commença la 601e année de la fondation de Rome, et dura cinq ans. Le nombre de citoyens inscrits quelque temps super, vent par les censeurs s'élevait à trois cent vingt-quatre mille.

[52] POLYBE, liv. XXXVI, fragm. 1.

[53] Scipion Émilien, fils de Paul Émile, vainqueur de Persée, avait été adopté par Scipion l'Africain.

[54] TITE-LIVE, Fragments, liv. L.

[55] On appelait ainsi les habitants des contrées qui forment maintenant le royaume de Portugal et une partie des provinces de Léon et de l'Estramadure, en Espagne.

[56] Numance était située sur le Douro, dans la province nommée depuis la Vieille-Castille.

[57] Jamais guerre n'eut une cause plus injuste. Les Numantins avaient accueilli les habitants de Ségéda, leurs alliés et leurs parents, échappés à la poursuite des Romains. Ils avaient vainement intercédé en leur faveur : et quoiqu'ils se fussent tenus éloignés de toute participation aux guerres précédentes, il leur fut ordonné de poser les armes.... (VELLEIUS, liv. II)