PRÉCIS DE L'HISTOIRE ROMAINE

DEUXIÈME ÉPOQUE. — RÉPUBLIQUE ROMAINE

Depuis la création des consuls jusqu'aux guerres meuves (de 509 à 264 avant l'ère vulgaire)

 

CHAPITRE VI. — LES PLÉBÉIENS PEUVENT DEVENIR CONSULS.

 

 

Lois de Lic. Stolon et de L. Sextius. — Cependant la dernière barrière qui s'opposait encore à l'établissement de l'oligarchie patricienne allait disparaître. En l'année 378 avant notre ère, le peuple écrasé sous le poids des dettes et découragé, ne nomma pour tribuns consulaires que des patriciens. Il scellait ainsi sa sujétion. Les créanciers se montrèrent dès lors impitoyables ; mais en voulant contraindre les plébéiens à payer leurs dettes, ils leur ôtaient réellement tout pouvoir de se libérer. Leur patrimoine épuisé, ce fut par leur honneur et par leur corps que les débiteurs, condamnés et adjugés, satisfirent leurs créanciers, et leur supplice acquittait leur parole. Enfin les plébéiens, non-seulement les plus humbles, mais les principaux d'entre le peuple, étaient devenus tellement soumis que, loin de disputer aux patriciens le tribunat militaire, ils ne cherchaient même plus a solliciter ou à prendre en main les magistratures plébéiennes[1]. Rome, courbée sous le joug des patriciens, était à la veille d'une décadence irrémédiable, lorsque deux hommes de cœur, C. Licinius Stolon et L. Sextius, nommés tribuns du peuple, entreprirent de relever légalement leur ordre humilié et presque déchu. Dès leur entrée en fonctions, ils proposèrent trois lois qui devaient réaliser une réforme politique et sociale. En effet, on a pu dire avec raison que ces lois devaient tout réformer : la propriété, l'impôt, les honneurs. La première, sur les dettes, avait pour but de faire déduire du capital même les intérêts déjà reçus, le reste devait se payer en trois ans par portions égales[2]. La seconde loi limitait le droit d'occupation sur l'ager publicus, en défendant à tout citoyen de posséder plus de cinq cents arpents de terres domaniales. La troisième proposait de supprimer l'élection des tribuns consulaires et de rétablir les consuls, dont l'un devait toujours être choisi parmi les plébéiens. Les patriciens, inquiets, n'ayant trouvé après plusieurs conférences publiques et particulières qu'un seul et unique remède, c'est-à-dire cette opposition tribunitienne déjà tant de fois éprouvée dans des luttes antérieures, obtinrent de huit tribuns qu'ils profiteraient du découragement du peuple et qu'ils combattraient les projets de leurs collègues. Quand les tribus eurent été citées par Licinius et Sextius pour donner leurs suffrages, les tribuns défectionnaires arrivèrent, soutenus d'un renfort de patriciens, et empêchèrent la lecture des projets de lois, ainsi que les autres formalités en usage pour prendre le vœu du peuple. De nouvelles assemblées ayant été souvent encore convoquées, mais sans succès, les projets de lois semblaient écartés à toujours. Cependant la persévérance des deux réformateurs fut égale à la ténacité patricienne ; ils employèrent à leur tour l'arme dont leurs adversaires s'étaient servis pour entraver l'adoption des lois populaires. Ils suspendirent par leur veto l'élection des tribuns consulaires ; et leur obstination fut telle, que la ville demeura pendant cinq ans privée de ses magistratures curules. Ils ne levèrent leur veto et ne consentirent à la création de tribuns militaires que lorsque Tusculum eut été assiégé par les colons de Vélitres. L'influence des deux réformateurs s'affermissait de plus en plus ; déjà il ne restait plus que cinq opposants dans le collège des tribuns. Sextius et son collègue prirent alors à partie les principaux patriciens et les fatiguèrent de questions relativement aux lois présentées : Oseraient-ils, quand on distribuait deux arpents de terre aux plébéiens, réclamer pour eux-mêmes la libre jouissance de plus de cinq cents arpents ? Voudraient-ils posséder chacun les biens de près de trois cents citoyens, quand le champ du plébéien serait à peine assez grand pour recevoir sa maison et sa tombe ? Prennent-ils donc plaisir à voir le peuple écrasé par l'usure, quand le payement du capital devrait l'acquitter, et forcé de livrer son corps aux verges et aux supplices ? et les débiteurs adjugés et emmenés par troupeaux du forum ? et les maisons des nobles remplies de prisonniers ? et partout où demeure un patricien un cachot pour des citoyens ? Ils rappelaient aussi que, depuis qu'on avait jugé à propos de remplacer les consuls par des tribuns consulaires, afin que le peuple pût parvenir à la dignité suprême, pas un plébéien, pendant quarante-quatre ans, n'avait été nommé tribun. Comment croire maintenant que, sur deux places, les patriciens consentiront à accorder au peuple sa part d'honneur, eux qui sont habitués à occuper huit places aux élections des tribuns consulaires ? et qu'ils se prêtent à lui ouvrir le consulat, eux qui lui ont tenu si long- temps le tribunat fermé ? Il faut obtenir par une loi ce qu'on n'aura jamais par faveur aux comices ; il faut mettre hors de concours un des deux consulats pour en assurer l'accès au peuple. Il ne manque plus aux plébéiens que le consulat ; c'est le rempart, c'est le couronnement de la liberté : que l'on y arrive, et alors le peuple pourra vraiment croire les rois chassés de la ville, et sa liberté affermie[3]. Ces discours enflammaient la multitude. Sûrs de leur popularité, les tribuns novateurs proposèrent un nouveau projet, qui tendait à remplacer les duumvirs chargés des livres sibyllins, par des décemvirs moitié plébéiens, moitié patriciens[4]. Cette nouvelle proposition augmenta la vivacité des débats et les alarmes des patriciens. Pour conjurer le péril, ils eurent recours à la dictature et revêtirent de cette charge l'adversaire acharné des plébéiens, le vieux Camille. Il fait dissiper les tribus qui allaient voter les lois populaires ; mais bientôt il abdique sa charge, reculant devant les menaces des tribuns. Un autre dictateur, P. Manlius, lui succède, et, pour apaiser le peuple, nomme maitre de la cavalerie le plébéien C. Licinius, allié à la famille du tribun de ce nom. Cependant Sextius et Licinius, ayant été réélus tribuns pour la dixième fois, firent enfin sanctionner la loi qui créait pour les cérémonies sacrées des décemvirs en partie plébéiens ; on en choisit cinq parmi le peuple et cinq parmi les patriciens. Content de cette victoire, le peuple accorda au premier ordre que, sans s'occuper de consuls pour le moment, on nommerait des tribuns consulaires. Le bruit d'une irruption des Gaulois, répandu tout à coup, détermine la cité à créer pour la cinquième fois Camille dictateur. Après avoir vaincu les bandes galliques dans les campagnes d'Albe, il est accueilli à Rome par une sédition terrible. Les curies refusaient de donner leur sanction aux lois liciniennes adoptées par les tribus, et le sénat empêchait Camille de se démettre de sa dictature, qui était le dernier boulevard des patriciens. Exaspérés par une lutte si longue et si opiniâtre, les tribuns ordonnent à leurs viateurs d'arracher Camille de son tribunal et de l'emmener de force. Alors les patriciens cédèrent ; les lois furent sanctionnées[5], et, dans les comices centuriates qui s'ouvrirent, un plébéien, L. Sextius, fut créé pour la première fois consul. Toutefois, cette élection ne mit point fin aux débats ; car les patriciens refusant d'approuver la nomination de Sextius, le peuple prit les armes et fut sur le point d'en venir à une retraite après avoir fait d'effroyables menaces de guerre civile. Le dictateur, s'interposant comme arbitre, offrit des conditions qui apaisèrent les discordes : la noblesse accorda définitivement au peuple une part dans le consulat, mais après en avoir démembré la préture.

Institution de la préture et de l'édilité curule. — Le préteur, chargé, en l'absence des consuls, d'administrer l'État et de rendre la justice, devait être exclusivement choisi parmi les patriciens. On créa en outre, pour le patriciat, deux édiles curules, chargés primitivement de présider à la célébration des grands jeux, mais bientôt appelés à partager, avec les édiles plébéiens auxquels ils étaient supérieurs, la surveillance des temples, des approvisionnements de la ville et des armées. Les magistratures curules, c'est-à-dire celles qui conféraient à un citoyen le droit de se faire porter dans une chaise d'ivoire, furent alors au nombre de cinq : le consulat, la censure, la dictature, la préture et la nouvelle édilité. Ces charges conduisaient au sénat ceux qui les occupaient et transmettaient la noblesse à leur postérité[6].

Derniers efforts des patriciens — Les plébéiens obtiennent la dictature et la censure. — Le patriciat, après avoir accepté à contre-cœur les lois de Licinius Stolon, n'épargna rien pour les paralyser. Les premières attaques furent encore dirigées contre la puissance tribunitienne. Le consul patricien Cn. Manlius, ayant assemblé ses troupes par tribus dans son camp de Sutrium, leur fit voter une loi qui imposait un vingtième sur le prix des esclaves qu'on affranchirait. La loi, bonne en elle-même, fut approuvée par le sénat ; les tribuns du peuple l'auraient également admise sans protestation, s'ils n'avaient été effrayés de l'exemple donné par Manlius. Ils firent prononcer la peine capitale contre celui qui convoquerait désormais le peuple hors de la ville, car si on autorisait pareille chose, il n'y avait rien de si funeste qu'il ne fût possible d'obtenir des soldats que leur serment dévouait au consul. Toutefois vingt-cinq ans se passèrent encore au milieu de sourdes mais violentes agitations avant le complet affermissement du consulat plébéien ; c'était par des dictatures répétées que le patricial s'efforçait de contenir la plèbe et de récupérer sa prépondérance[7]. Mais alors il arriva que, les Étrusques s'étant avancés jusqu'aux Salines, le vœu public éleva pour la première fois à cette magistrature extraordinaire et redoutable un plébéien, C. Marcius Rutilus, qui nomma maitre de la cavalerie C. Plautius, plébéien comme lui. L'irritation des patriciens fut au comble ; ils trouvaient indigne que la dictature même appartint aux deux ordres, et ils s'opposèrent de tous leurs efforts aux mesures et aux préparatifs que le dictateur voulait ordonner pour cette guerre ; mais le peuple ne fut que plus empressé à lui accorder tout ce qu'il demanda. Marcius Rutilus vainquit et triompha par le peuple et malgré les patriciens. Mais, en la même année, les oligarques, appuyés par le sénat et forts de leur alliance avec les Herniques et les Latins, entreprirent de renverser les lois de Licinius. Les élections ayant été confiées à des interrois, ceux-ci n'admirent point de suffrages pour des candidats plébéiens, et il arriva que, douze ans après la conquête du consulat par le peuple, les faisceaux revinrent à deux patriciens. Le premier ordre triompha encore dans les deux élections suivantes, et de nouveau il eut recours à la dictature pour perpétuer sa domination. Un de ces dictateurs, T. Manlius, semblait résolu à détruire le consulat plutôt que de le partager encore entre les deux ordres. Mais, de leur côté, les tribuns ne voulaient plus consentir à la tenue des comices si les élections n'étaient pas faites conformément à la loi Licinia. Le terme de la dictature étant arrivé, on confia les élections à des interrois ; le onzième seulement put terminer sa mission, tant les séditions étaient violentes. Le sénat, fatigué de ces querelles, céda et prescrivit l'observation de la loi Licinia. Le plébéien C. Mucius Rutilus devint le collègue du patricien P. Valerius Publicola. Les nouveaux consuls essayèrent d'alléger le fardeau de l'usure, qui semblait le seul empêchement à une entière union, et ils firent de l'acquittement des dettes une question d'intérêt public : ils créèrent cinq magistrats — mensarii — qui furent chargés de cette répartition pécuniaire. C'était là, dit l'historien romain, une de ces opérations difficiles, dans laquelle souvent on mécontente les deux parties, et toujours immanquablement l'une d'elles ; mais en usant de ménagements, et par des avances sur les fonds publics plutôt que par des sacrifices, ils réussirent. En effet, plusieurs payements étaient en retard et embarrassés plus par la négligence que par la gêne réelle des débiteurs : on dressa dans le forum des comptoirs chargés d'argent, et le trésor paya après avoir pris toutes sûretés pour l'État ; ou bien une estimation à juste prix et une cession libéraient les débiteurs. Ainsi, sans injustice, sans une seule plainte d'aucune des parties, on acquitta un nombre immense de dettes. Cependant les patriciens reprirent bientôt par la création d'un dictateur choisi dans leur ordre — C. Julius — la concession qu'ils venaient de faire. A ce dictateur succédèrent deux consuls patriciens ; mais en même temps C. Mucius Rutilus, qui avait déjà ouvert aux plébéiens le chemin de la dictature, les fit arriver au partage de la censure. Ainsi, tous les efforts du patricial ne pouvaient empêcher les progrès du second ordre. Tant de fois violée, la loi Licinia reçut en quelque sorte une sanction nouvelle quand commença la terrible guerre du Samnium.

 

 

 



[1] TITE-LIVE, liv. VI.

[2] Il est évident que des hommes qui procédaient avec autant de modération que les deux tribuns, n'entendaient retrancher du capital prêté que la somme des intérêts usuraires qui avaient dépassé le taux légal ; et comme les Romains n'avaient l'habitude que de prêter pour un an, la perte des créanciers ne devait guère être considérable, alors même qu'on aurait défalqué toute la somme des intérêts légaux. De la lutte entre le patriciat et la plèbe à Rome, chap. IV.

[3] TITE-LIVE, liv. VI.

[4] Les plébéiens, qui voulaient soulever le voile mystérieux dont le premier ordre avait enveloppé le droit sacré (jus sacrum), demandaient d'abord une place parmi les conservateurs de ces livres, parce qu'ils étaient élus dans les comices centuriates, tandis que les autres serviteurs du culte divin se recrutaient par cooptation, ou bien étaient nommée par les curies. Si l'on fait attention que les patriciens avaient principalement repoussé les prétentions de leurs adversaires à la première magistrature de la république, par la raison que c'était profaner la religion que n'abandonner aux mains des plébéiens les rites sacrés attachés au consulat, les tribuns inventèrent cette quatrième loi, précisément dans le but de faire disparaître ce prétexte des aristocrates. De la lutte entre le patriciat et la plèbe, chap. IV.

[5] Il arriva que Licinius Stolon fut, aux termes de sa propre loi, condamné à une amende de dix mille as, comme possédant mille arpents de terre avec son fils, qu'il avait fait émanciper pour éluder la loi.

[6] Les Romains, depuis que les plébéiens purent prétendre ou consulat, y admirent tous les citoyens sans distinction d'âge et de naissante. Dans tous les temps. on n'avait aucun égard à rage pour ces magistratures : on ne considérait que le mérite, et on allait le chercher, soit qu'il se rencontrai dans un jeune homme ou dans un homme âgé. (MACHIAVEL, liv. Ier, c. 60)

[7] TITE-LIVE, liv. VII. — NIEBUHR, t. V.