PRÉCIS DE L'HISTOIRE ROMAINE

PREMIÈRE ÉPOQUE. — LES ROIS (De 754 jusqu'en 369 avant l'ère vulgaire)

 

CHAPITRE IV. — ABOLITION DE LA ROYAUTÉ.

 

 

Tyrannie de Tarquin le Superbe. — Tarquin, gendre, dit-on, de Servius Tullius, fut le dernier roi de Rome. On peut affirmer son existence et caractériser avec certitude la dureté de son règne. Tarquin était monté sur le trône par la violence ; il n'avait eu ni les suffrages du peuple ni le consentement du sénat. La faction aristocratique, qui s'était conjurée contre Servius, avait choisi Tarquin comme l'instrument qui devait détruire la liberté plébéienne. Il ne faillit pas à cette tâche. Tous les droits, tous les honneurs accordés par Servius à la commune furent abolis ; on prohiba les réunions pour les sacrifices et les fêtes qui, plus qu'autre chose encore, en avaient fait un corps ; on supprima de nouveau l'égalité des droits de citoyen, et l'on rétablit la saisie des personnes pour dettes[1]. Bientôt la tyrannie, qui s'appesantissait sur les plébéiens, atteignit aussi le patricial. Ne pouvant compter sur l'affection des citoyens, Tarquin, dit Tite-Live, régnait par la terreur. Afin d'en étendre les effets, il s'affranchit de tous conseils, et s'établit juge unique de toutes les affaires capitales. Par ce moyen, il pouvait mettre à mort, exiler, priver de leurs biens non-seulement ceux qui lui étaient suspects et qui lui déplaisaient, mais encore ceux dont il ne pouvait rien espérer que leurs dépouilles. Celte politique farouche avait eu pour but principal de diminuer le nombre des sénateurs ; Tarquin résolut de n'en point nommer d'autres, afin que leur affaiblissement les rendit méprisables et qu'ils souffrissent avec plus de résignation l'ignominie de ne pouvoir rien dans le gouvernement. C'est en effet le premier roi qui ait dérogé à l'usage suivi par ses prédécesseurs, de consulter le sénat sur toutes les affaires. Il gouverna sous l'inspiration de conseils occultes. Il fil la paix ou la guerre suivant son caprice, conclut des traités, fit et défit des alliances, sans s'inquiéter de la volonté du peuple.

Conquêtes. — Ce règne toutefois ne fut pas dépourvu d'éclat. Tarquin courba le Latium sous la suprématie de Rome ; soumit les Herniques ; fonda les colonies de Signia et de Circeï ; enleva aux Volsques Suessa Pométia, la plus florissante de leurs villes, et consacra le butin à la construction du temple du Capitole sur le mont Tarpéien[2]. Mais comme les fondations absorbèrent les richesses de Pométia, Tarquin mit à contribution les deniers de l'État et les bras du peuple.

Lucrèce et Junius Brutus. — Les pauvres furent également forcés de construire les galeries autour du cirque et de creuser un immense égout destiné à recevoir les immondices de la ville. Le peuple souffrit l'orgueil du roi tant que l'incontinence ne s'y joignit pas. Il ne put supporter ce dernier outrage de la part de ses enfants. L'un d'eux ayant déshonoré Lucrèce, cette Romaine illustre expia sa honte en se poignardant, et du même coup abrogea la puissance des rois[3]. A Collatia, dans la maison profanée par Sextus, et devant le corps de sa victime, les trois tribus patriciennes et la plèbe scellèrent leur alliance. P. Valérius représentait la tribu sabine ; Lucretius, celle des Ramnès ; Collatinus, époux de Lucrèce et membre de la gens Tarquinia, représentait les Lucères ; Brutus, enfin, était là au nom des plébéiens[4].

Tandis que ces quatre Romains juraient sur le corps de Lucrèce de la venger, le roi assiégeait la ville d'Ardée. Brutus fait transporter à Rome les dépouilles de Lucrèce et suit ce convoi funèbre avec une foule de citoyens déjà soulevés contre la tyrannie des Tarquins. En sa qualité de tribun des Célères, il convoque le peuple au Forum, raconte la violence infâme exercée sur Lucrèce et la mort déplorable de cette femme, rappelle les horreurs de l'assassinat de Servius Tullius, le despotisme orgueilleux et la tyrannie de celui qui avait enlevé le trône à ce prince généreux. La multitude prononce la déchéance du roi et condamne à l'exil Tarquin, sa femme et ses enfants. Brutus, à la tête de volontaires, marche ensuite au camp devant Ardée, afin de soulever aussi l'armée contre Tarquin. Celui-ci accourait à Rome afin d'y étouffer la révolution naissante. Pour ne pas le rencontrer, Brutus se détourne de sa route. Tarquin, arrivé devant Rome, trouva les portes fermées, et on lui signifia son exil. L'armée, au contraire, reçut Brutus avec enthousiasme et chassa de ses rangs les enfants du roi. Deux d'entre eux suivirent leur père chez les Étrusques, à Céré, où les exilés de Rome avaient le droit de s'établir comme citoyens. Sextus, dont le crime avait produit cette révolution, périt assassiné à Gabies, où il s'était retiré.

Institution du consulat. — Une trêve ayant été conclue avec Ardée, l'armée revint à Rome. Les comices furent alors assemblés par centuries au champ de Mars, pour confirmer les décisions des curies et de l'armée. Suivant le projet de Servius, le pouvoir royal fut confié à deux collègues ou consuls pour une année. Les centuries ayant accepté pour consuls Junius Brutus et Collatin, les curies leur conférèrent l'imperium. Les premiers consuls conservèrent tous les droits et les insignes de la royauté. Seulement, pour ne pas paraître avoir doublé la terreur qu'inspire le pouvoir suprême, on se garda bien d'accorder les faisceaux garnis de haches aux deux consuls à la fois. Brutus les eut le premier. Profitant de l'enthousiasme du peuple pour la liberté naissante, il lui fit prêter le serment solennel de ne plus souffrir que personne régnât dans Rome. Pour que le sénat reçût une nouvelle force du nombre de ses membres, que la cruauté du dernier roi avait considérablement réduit, il le porta, comme sous Tarquin l'ancien, à trois cents, et le compléta en choisissant les personnages les plus distingués de l'ordre équestre. De là vient qu'on distingua, parmi les sénateurs, les pères — patres — et les conscrits — conscripti[5] —. On s'occupa ensuite de la religion ; et comme les rois avaient eu le privilège d'offrir eux-mêmes certains sacrifices publics, on fit disparaitre tout prétexte de les regretter en créant un roi des sacrifices. Ce sacerdoce fut soumis au souverain pontife, de peur que si l'on ajoutait quelque prérogative à ce nom, on ne portât préjudice à la liberté[6].

Ce fut en l'année 509 avant notre ère, suivant la tradition, que le pouvoir suprême passa des rois aux consuls. Les premiers avaient régné pendant deux cent quarante-quatre ans.

 

 

 



[1] NIEBUHR, t. II.

[2] Le temple édifié par Tarquin, et, dans la suite, le mont Tarpéien, furent appelés Capitole, parce que, en creusant les fondations, les ouvriers trouvèrent une tète humaine encore fraiche et sanglante. On considéra cette découverte comme un présage qui annonçait que ce lieu était destine à devenir la capitale du monde, la tête (caput) de l'univers. On dit que des ouvriers étrusques fournirent le plan du temple. Il est certain que le Capitole fut dédié aux trois divinités suprêmes de l'Étrurie : Jupiter, Junon et Minerve.

[3] FLORUS, liv. I, cap. VII.

[4] Que la tradition appelle Brutus fila de Tarquinia, sœur du roi Tarquin, cela ne démontre historiquement rien, suivant Niebuhr, contre sa qualité de plébéien ; caries mariages inégaux étaient très-fréquent.

[5] Les appelés (conscripti) étaient des chevaliers plébéiens. La nécessité de tranquilliser le second ordre de l'Etat, détermina les patriciens à consentir à l'admission de ces nouveaux sénateurs.

[6] TITE-LIVE, liv. I. — Le pouvoir consulaire est très-bien décrit dans le passage suivant, emprunté au Mémoire sur la tulle du patriciat et de la pliée :

Les deux nouveaux magistrats étaient inaugurés au Capitole. Les exécuteurs de l'imperium, les douze licteurs, avec les faisceaux et les barbes, étaient alternativement accordés b l'un d'eux pendant un mois, et celui qui les avait s'appelait major consul. Dans le principe, c'était le plus lige qui les obtenait le premier ; plus tard, celui qui avait eu le plus grand nombre de voix lors de son élection. Dans l'intervalle de ce mois, l'antre consul n'avait qu'un ocreuses, qui le précédait pendant que les licteurs le suivaient. Des insignes de la royauté, les consuls n'osaient conservé que la chaise curule, et, au lieu de la toge de pourpre, ils portaient une toge blanche boulée de pourpre. Dans les cinq jours après leur entrée en charge, ils prêtaient publiquement serinent sur la constitution (in leges) : la formule de ce serinent portait que l'on ne souffrirait plus de rois dans Rome ; le peuple prenait le même engagement. L'un des consuls pouvait s'opposer à l'autre quand il voulait user de son imperium pour infliger une punition, comme, en général, tous les deux devaient être d'accord sur les mesures qu'ils voulaient prendre. Du reste, ils étaient tenus à l'exécution des décrets du sénat, ou, en d'autres termes, ils étaient in auctoritate senatus.