LA MARINE DES ANCIENS - LES TYRANS DE SYRACUSE

 

CHAPITRE VII. — SOLUTION NOUVELLE DU PROBLÈME DE LA TRIRÈME ANTIQUE.

 

 

Il n’y a peut-être parmi les modernes que deux hommes qui aient songé à évoquer l’ombre d’Agathocle : le patriarche de Ferney et moi. Le 30 mai 1779, jour anniversaire de la mort de M. de Voltaire, la scène française entendait le fils de Carcinus exposer, comment il avait pu monter au rang des rois ;

Sans avoir eu besoin d’une origine illustre.

L’argile, disait-il,

L’argile, par mes mains autrefois façonné,

A produit sur mon front l’or qui m’a couronné.

Dédaigneux à sa dernière heure de l’entrave grammaticale, Voltaire faisait de la politique ; il venait de recevoir la visite de Franklin ; moi, je ne m’occupe que de marine. Je m’imaginais même avoir trouvé une marine à l’abri des discussions passionnées, une marine qui ne pouvait plus être que le domaine des érudits retirés de ce monde. A ma grande, à mon extrême surprise, j’apprends que tout un corps d’officiers, de marins aussi renommés pour leur instruction que pour leur aptitude professionnelle, s’apprête à me suivre sur ce terrain. Il y aurait là de quoi m’effaroucher, si je n’avais autant à cœur la solution d’un problème auquel j’ai consacré le meilleur de mes veilles. Le ministre de la marine italienne met au concours l’étude "de la tactique navale des anciens ; du programme posé résulte dès l’abord une œuvre remarquable :

Est-ce un affront pour toi ? Compose, écris, fais mieux !

Faire mieux ! ce n’est, en vérité, pas facile. Gil Blas, mon ami, préviens-moi quand tu t’apercevras que je baisse. M. le contre-amiral Luigi Fincati est un maître ; en quelques lignes, il a su exposer les difficultés du sujet et les résoudre, sinon d’une façon pour moi tout à fait satisfaisante, d’une façon du moins qui me semble aussi ingénieuse que nouvelle.

Prêtons toute notre attention à l’éminent amiral :

Les vaisseaux de guerre de la Méditerranée, nous dit-il, jusqu’à la moitié du seizième siècle, ne différèrent pas des vaisseaux des anciens, si ce n’est dans quelques parties accessoires. La forme, le tonnage, l’armement, l’appareil des rames, furent les mêmes à bord des trirèmes vénitiennes ou génoises et à bord des trières d’Athènes, de Syracuse et de Rome. Les ordres de bataille et les procédés de combat des marins italiens du moyen âge reproduisent-ils exactement ceux que nous décrivent Thucydide, Polybe, Tite-Live et autres auteurs ? On en trouvera la preuve dans divers ouvrages, notamment dans les Historie del mio tempo de Natal Conti, dans la Nautica mediterranea de Bartolomeo Crescenzio, dans les Dialogues de Cristoforo da Canale ; mais celui qu’il faut, avant tout, consulter à ce sujet, c’est le savant capitaine Pantero Pantera, qui, dans son Armata navale, corrobore à chaque pas ses prescriptions d’exemples tirés des batailles navales des anciens. De Salamine à Lépante, durant une période de près de vingt siècles, les vaisseaux de guerre par excellence furent toujours les trirèmes. Les dimensions de ces navires ne varièrent pas sensiblement ; on retrouve constamment le vaisseau à rames tel que l’a minutieusement décrit Cristoforo da Canale : long de cent vingt pieds, large de seize, avec six pieds de creux. Deux armatures latérales sont destinées à soutenir les rames. Au-dessus de ces armatures se dressent les pavois verticaux qui protégent les rameurs, pavois que nous voyons porter successivement les noms de talamii, de talari, d’ali et de morti. Deux cents hommes, combattants et rameurs, composaient l’équipage. La proue était munie d’un réduit de combat qu’au moyen âge on appelait rambade, — rambata, — et que les anciens nommaient catastromata. La chiourme comprenait cent cinquante rameurs placés trois à trois sûr chacun des vingt-cinq bancs, à droite et à gauche de la coursie. Les rames et les rameurs prenaient, suivant leur position, un nom particulier. Le pianero était le rameur qui s’asseyait le  plus près de la coursie. Il avait en main une rame longue de trente-deux pieds vénitiens[1]. Le posticcio était le second rameur du banc ; la longueur de sa rame ne dépassait pas trente pieds et demi. Le terziccio ou terzarolo, assis à toucher le bord de la galère, manœuvrait une rame de vingt-neuf pieds et demi. Ces mêmes rameurs s’appelaient dans l’antiquité : les premiers thranites, les seconds zygites, les troisièmes talamites, parce qu’ils avaient leur poste de nage près du talamio. L’amiral Jurien de la Gravière n’admet pas la possibilité de faire manœuvrer trois rames contiguës par trois rameurs assis sur le même banc. Il invite à ce sujet les républiques de Gênes et de Venise à ne pas compliquer la question. Je puis donner à l’honorable auteur de la Marine de l’avenir l’assurance que nous avons fait jadis asseoir trois rameurs sur le même banc. Ce banc était obliquement tourné vers la poupe, comme on peut le voir dans le dessin où messer Cristoforo da Canale a représenté une trirème vénitienne. Chacun des rameurs manœuvrait séparément une rame dont j’ai indiqué plus haut les dimensions. Les rames étaient assujetties, en dehors du bord, à l’aide d’une estrope et d’un tolet, — con stroppo e scalmo, — sur une lisse, — un filareto, — qui courait longitudinalement, soutenue par une rangée de herpes, baccalari. — Il y avait trois lisses, — trois filarets, si l’on veut employer la langue spéciale des galères. — Les lisses étaient séparées par un espace égal à celui qui séparait les trois rameurs assis sur le même banc. Les trois tolets, — autrement dit les trois scaumes ; — étaient plantés sur les trois filarets, de façon à former une ligne oblique à la quille et parallèle à la ligne du banc. Les rames sortaient donc au-dessous des pavois en groupes de trois rames ; l’intervalle ménagé entre les groupes était égal à l’intervalle ménagé entre les bancs. Vers le milieu du seizième siècle s’introduisit la rame dite di scaloccio ; les bancs, qui d’abord étaient obliques en allant du centre à la poupe, furent dès lors placés perpendiculairement à la quille. Les trois rameurs demeurèrent à leur banc, mais, au lieu de voguer chacun avec une rame, ils agirent tous les trois ensemble sur un seul et même aviron.

Tout cela est sans doute fort élégamment exposé. Les laborieuses recherches de M. Jal, — critique scrupuleux et homme d’esprit à la fois, — l’avaient déjà conduit à une conclusion identique, du moins en ce qui concerne les bâtiments à rames du moyen âge. M. Jal, malgré la haute confiance que j’étais habitué à placer dans ses assertions, ne réussit pas à me convaincre. Que M. l’amiral Fincati me permette de lui dire que, s’il m’a vivement intéressé, il ne m’a pas convaincu davantage. Les. bancs, sur les galères françaises tout au moins, n’ont jamais cessé d’être disposés obliquement à la quille ; on s’est bien gardé de les redresser quand on a voulu faire usage de la rame di scaloccio, les bras des trois files de rameurs auraient eu des courbes trop inégales à décrire. Ce n’est pas cependant à ce mince détail que je veux m’arrêter. La construction de la trirème d’Asnières a eu le grand avantage d’ébranler les convictions les mieux enracinées et de ruiner dans beaucoup d’esprits l’idée jusqu’alors généralement admise de la superposition des rames. Je n’hésite pas à croire que, si l’on bâtit jamais une galère vénitienne sur les données et d’après les dessins de messer Cristoforo da Canale, on s’apercevra bientôt qu’il n’est pas facile de faire agir sans trouble des groupes de trois rames, quand ces rames parallèles ne sont séparées que par un intervalle de quelques centimètres. On avait fourni à M. Jal les plus vigoureux matelots de Cherbourg. Il n’osa pourtant leur donner que des rames de sept mètres vingt centimètres. Telle est à peu près la longueur de nos avirons de chaloupe. Mais ici ce sont des rames de trente-deux, de trente et de vingt-neuf pieds vénitiens qu’il s’agit de manier. Je considère la chose comme au-dessus des forces d’un seul homme.

Il m’en coûte, croyez-le bien, de douter encore, quand les textes et les dessins que vous invoquez me condamnent ; le scepticisme n’a jamais été l’oreiller de mon choix. Je doute cependant, parce qu’en pareille matière il est difficile d’imposer silence à l’instinct de l’homme de métier, mis, par une combinaison qui semble inexplicable, en révolte. Je n’en conserve pas moins le très ferme espoir que le jour n’est pas éloigné où la lumière à laquelle j’aspire me viendra de la jeune Italie éclatante. C’est aux marins italiens qu’il appartient de nous faire connaître une marine dont les fastes se confondent avec leur glorieuse histoire, marine que ne mentionneraient même pas nos annales, si nos rois, à diverses reprises, n’en avaient emprunté à prix d’argent le concours. Que l’on imite donc en Italie le généreux exemple qui, sur l’initiative de l’empereur, fut dénué il y a quelques années par la France ! Puisqu’on y croit posséder le secret des trirèmes du moyen âge, qu’on en fasse descendre une tout équipée des chantiers. Si cette trirème se meut, si elle marche en avant, si elle se reporte avec facilité en arrière, si elle tourne à droite et à gauche sans que les avirons se mêlent et sans que les matelots se gourment, à l’instant je mets bas les armes.

En affirmant la trirème du moyen âge tel qu’ils la conçoivent, les Italiens auront fait un grand pas vers la découverte de la trirème antique, car je partage entièrement sur ce point l’opinion de l’honorable amiral Fincati : la trière d’Athènes et la trirème de Venise sont sorties du même nid. Nous avons là deux sœurs auxquelles il est permis de différer par les traits du visage ; il serait étrange qu’elles n’eussent pas gardé, au moins dans leurs allures, un certain air de famille. Trois rameurs par banc, voilà le point incontesté et incontestable de ressemblance. Sur les vaisseaux de guerre de l’antiquité et sur les bâtiments à rames des républiques italiennes, on voguait à trois. De quelle façon agissaient les rameurs ? comment étaient-ils assis ? Des siècles de critique n’ont pu éclaircir encore ce problème. Voulez-vous, à toute force, armer chacun des rameurs de sa rame ? Par amour de la paix et dans le vif désir que j’éprouve d’en finir, j’y consens ; mais alors reconnaissez vous-même que les tables attiques, sur lesquelles s’est appuyée l’érudition allemande, valent bien le témoignage de messer Christophe, car elles nous offrent au moins des chiffres plausibles — seize pieds de longueur de rame au lieu de trente-deux. — Quelle tentation, sans vouloir pour cela trancher de l’Alexandre, on éprouve de donner un bon coup de couteau dans ce nœud gordien ! Serez-vous plus patient que moi ? essayerez-vous d’en délier tout doucement les complications ? vous allez, je vous en préviens, rencontrer en chemin un tour-mort et deux demi-clefs qui ne laisseront pas de vous causer un sérieux embarras. Je veux parler de la célèbre phrase d’Aristophane : Prospardin is to stoma id thalamaki. Les commentateurs se sont crus en droit de traduire le mot thalamaki par la périphrase inferiori remigi. Qui sait si de cette licence ne sera pas venu tout le mal ? Quoi qu’il en puisse être, je me sens à bout de forces. A ce travail ingrat je perdrais le sommeil ; s’en charge désormais qui voudra : je ne m’en mêle plus. S’il a existé des trirèmes telles que les décrivent messer Cristoforo da Canale, le capitaine Pantero Pantera, Thucydide, Polybe et Tite-Live, il en peut exister encore. Qu’on en construise donc une et qu’on nous la montre ! Pendant que les Italiens continueront d’approfondir la construction de la trirème antique, j’étudierai de mon côté l’emploi que les anciens en faisaient pour changer brusquement leur front de bataille. Les anciens ont accompli avec leurs trirèmes ce que nous n’oserions pas tenter avec nos vaisseaux. Nous pouvons donc en toute humilité leur demander sur ce point des leçons. Bonaparte lui-même aurait pu en recevoir d’Agathocle.

 

 

 



[1] Le pied vénitien était de 0m,347.