LA MARINE DES ANCIENS - LES TYRANS DE SYRACUSE

 

CHAPITRE VI. — L’ANARCHIE SICILIENNE ET L’AVÈNEMENT D’AGATHOCLE.

 

 

A l’âge, de soixante-trois ans, en l’année 368 avant Jésus-Christ, le vieux Denys finit, comme devait finir Cromwell, dans l’amertume d’une œuvre inachevée. Son fils Denys le Jeune rouvrit, par sa nonchalance, la porte à toutes les compétitions qu’avait tenues en respect le sceptre de fer. La Sicile se vit de nouveau en proie à la plus sanglante anarchie. Un ami de Platon, un beau-frère de Denys l’Ancien, Dion, fils d’Hipparinus, accourut de l’exil, appelé par les mécontents. Sur les cadavres de quatre mille citoyens égorgés en un jour, le peuple, réuni en assemblée solennelle, lui décerna l’autorité suprême ; les mercenaires que Dion avait amenés de Zacynthe ne ratifièrent pas ce suffrage. Le guerrier philosophe tomba sous leurs coups, et, durant huit années encore, les factions ennemies se disputèrent, avec un acharnement sans exemple, les lambeaux de la tunique de pourpre, que personne en Sicile n’était plus de taille à porter Les Syracusains, dans leur désespoir, tournèrent un regard éperdu vers l’étranger ; ils envoyèrent demander un chef à Corinthe. Le sénat corinthien se trouvait lui-même, en ce moment, dans un singulier embarras. Timoléon, le fils de Timenète, venait de poignarder, sur la place publique, son frère Timophane. Timoléon outrageait  ainsi la nature, mais il sauvait, paraît-il, la patrie, si la patrie se devait confondre avec l’autorité dévolue au sénat. Timophane, en effet, flattait notoirement la classe indigente, rassemblait des armes, s’entourait des gens les plus mal famés. Ce sont là les préludes habituels de la tyrannie ; car la tyrannie ne saurait avoir la naïveté de vouloir séduire les classes mêmes dont son avènement ne peut que ruiner les privilèges. Cependant, comme il est difficile de laisser le soin de sauver l’État par un meurtre à toutes les consciences que quelque soupçon plus ou moins justifié enflamme, le sénat hésitait beaucoup sur le parti à prendre. Condamner un ami lui semblait bien dur ; l’absoudre pouvait être d’un fâcheux exemple. La demande des Syracusains arrivait à point pour épargner aux juges de Corinthe l’obligation de prononcer dans cette délicate situation leur sentence. Ils décidèrent que le meurtrier serait envoyé en Sicile. Ne fallait-il pas avoir quelque crime à expier pour oser descendre clans ce gouffre ?

Quand Étienne Bathori entreprit de ramener la fortune sous les drapeaux de la Pologne, il n’eut qu’à faire sonner le boute-selle pour voir la plus vaillante noblesse de l’Europe oublier ses divisions et accourir en armes au champ du conseil Timoléon acceptait une tâche plus difficile. On lui donnait. à sauver un peuple qui n’avait plus d’armée, et dont le sol se montrait plus propre à enfanter des moissons que des soldats. Il y eut un moment où Denys le Jeune, entouré de ses affidés, régnait dans la citadelle de Syracuse, où Hicétas était maître des faubourgs, les Carthaginois en possession du grand port, Timoléon souverain dans la campagne. Celtes, Ibères, Liguriens, Grecs, partagés entre tous les camps, s’abattaient en troupes, comme des nuées d’oiseaux voyageurs, sur la pauvre Sicile. L’île féconde nourrissait et dévorait tout. Carthage, à court d’argent, se lassa la première. Dans une dernière bataille, livrée sur les bords du Crimèse, elle avait perdu dix mille hommes, laissé quarante-cinq mille prisonniers et deux cents chars aux mains du Corinthien ; en l’année 339, elle traita. Timoléon venait d’achever sa tâche, — la tâche d’un guerrier. — Comment se fût-il acquitté de la mission bien autrement épineuse qui allait lui être dévolue ? Par quel artifice fût-il parvenu à faire vivre en paix toutes ces cités rivales, toutes ces factions contraires, auxquelles le départ des armées de Carthage allait rendre le loisir de se déchirer ? Je ne me chargerai pas de le pressentir, car le ciel épargna au héros triomphant la délicate épreuve : Timoléon mourut en l’an 337. Moissonné à temps, il descendit au tombeau avec toute sa gloire, et les historiens s’accordèrent pour lui décerner le titre usurpé de pacificateur de la Sicile.

Celui qui pacifia réellement le malheureux royaume de Denys, ce fut un potier. Dépeuplée par la guerre et par les proscriptions, Syracuse plus d’une fois eût manqué d’habitants, si l’on n’eût pris soin de lui refaire, par des appels réitérés du dehors, une population. Timoléon, entre autres, y fit entrer jusqu’à cinq mille : colons venus de Corinthe ; il accorda également le droit de cité à tous les Siciliens qui consentiraient à s’y établir. Le père d’Agathocle, Carcinus, originaire de Rhegium, avait été admis par les Carthaginois dans la ville qui fut bâtie non loin de l’emplacement et probablement à l’aide des ruines d’Himère. Cet Italien nomade profita de l’occasion pour transporter ses pénates et son industrie à Syracuse. Agathocle, son fils, était né avec toutes les qualités qui font les aventuriers heureux, et les temps étaient alors singulièrement propices aux aventures. Dès qu’il eut l’âge d’homme, il laissa là l’argile et la roue paternelles, pour courir après la fortune.

Dans quelles luttes obscures, par quelle succession d’intrigues et d’exploits arriva-t-il à se faire peu à peu sa place au sein d’une société troublée ? L’histoire ne nous ledit pas bien clairement. C’était l’heure où la Grèce s’ébranlait tout entière, prête à se jeter sur l’Asie : le monde, pendant treize ans, n’eut d’oreilles et d’yeux que pour Alexandre ; ce qui se passait en Sicile avait perdu le don de l’intéresser. Nous savons cependant que, doué d’une force peu commune, Agathocle, à une époque où la force corporelle jouait un si grand rôle, étonna ses contemporains par le poids insolite des armes, avec lesquelles il se présenta dans le rang. Ce bras, qui jusqu’alors n’avait pétri que de la terre glaise, eût bandé sans peine l’arc d’Ulysse et brandi sans effort la lance de Diomède ou d’Ajax. Agathocle fut nommé chiliarque. Dès qu’on est colonel, on peut arriver à tout, pour peu que les révolutions y aident ; l’essentiel est de ne pas se tromper de chemin. L’ambitieux potier comprit du premier coup celui qu’il devait prendre. La faction oligarchique, incessamment terrassée, se relevait toujours obstinée et vivace. Agathocle ne se laissa point abuser par cette persistance ; l’avenir n’était pas de ce côté. Ce fut dans les bras de la démocratie que dès le début il se jeta. Pour, défendre sa cause, le peuple ne pouvait souhaiter un plus vaillant champion. Agathocle reçut de la confiance populaire le commandement de l’armée et, avec ce commandement qui déjà donnait tout, les pouvoirs les plus absolus. Le fils de Carcinus devait être le gardien de la paix jusqu’à ce que la concorde fût parfaitement rétablie. Rétablir la concorde dans une cité divisée depuis des siècles eût peut-être embarrassé un légiste : Agathocle trouva la chose simple, — il supprima les dissidents. A un jour donné ; les portes se fermèrent, les soldats se réunirent, les trompettes sonnèrent la charge ; quatre mille citoyens, qui n’avaient d’autre tort que celui d’être les plus influents, furent égorgés par les troupes chargées de la mission pacificatrice. Plus de six mille, à qui leur effroi sembla donner des ailes, réussirent à franchir les remparts ; ils coururent se réfugier dans Agrigente. La concorde était rétablie à Syracuse, car il n’y restait plus que les meurtriers et leurs complices. Les sept chefs de Thèbes se prêtèrent jadis un mutuel serment en plongeant leurs bras jusqu’au coude dans le sang d’un taureau : les septembriseurs syracusains trouvèrent un plus sûr moyen de cimenter à jamais leur union. Le massacre durait depuis deux jours ; ils le suspendirent pour organiser méthodiquement le pillage. Quand les maisons des proscrits furent vides, Agathocle annonça l’intention de se retirer des affaires. Il voulait déposer le sceptre et la chlamyde, vivre désormais en simple particulier, sur le pied d’une parfaite égalité avec tous les citoyens Il -n’y eut qu’un cri dans la foule : Agathocle n’avait pas le droit d’abandonner le peuple, qu’il venait d’arracher à la servitude ; le peuple lui imposerait au besoin par la force le fardeau de l’autorité absolue. On le contraindrait à régner. Agathocle ploya ses épaules sous le faix ; il avait modestement quitté la chlamyde de pourpre, il la reprit sur l’heure, aux applaudissements de la multitude. La dette était le fléau des sociétés antiques ; Agathocle abolit les dettes et distribua des terres aux indigents. Quelle humeur morose eût pu refuser son approbation au nouveau règne ? Nul faste d’ailleurs n’environna la personne du tyran ; un souverain populaire n’a pas besoin d’un éclat emprunté pour rehausser son prestige ; point de gardes non plus à quoi auraient-ils servi ? Le fils de Carcinus se sentait trop bien protégé par ses bienfaits. Le vieux Denys, sur la fin de ses jours, devint sombre et atrabilaire ; Agathocle, jusqu’à sa dernière heure, demeura un tyran jovial. Nul n’aimait plus que lui à déposer la majesté suprême, à faire échange de joyeux propos et de fines railleries. Dans les banquets, dans les assemblées publiques, c’était toujours lui qui se montrait le bon compagnon. Il excellait à mettre les rieurs de son côté, plaisantant agréablement ses adversaires, les contrefaisant, provoquant par ses gestes, par les contorsions de son visage, la gaieté bruyante de la foule. Ce n’est pas lui qui eût passé une sarisse à travers le corps de Clitus ; il se fût contenté de le larder de coups d’épingle. La multitude avait bien rencontré cette fois le roi qu’il lui fallait ; aussi le garda-t-elle durant vingt-huit années contre toutes les levées de boucliers des mécontents. Néron fut moins pleuré, et Néron probablement mérita moins de l’être. Bien que l’histoire d’Agathocle ne puisse être pour nous que la résultante de récits contradictoires et de témoignages à bon droit suspects, puisque les contemporains qui l’ont écrite fuient des exilés ou des écrivains enrichis des dépouilles de l’exil, nous nous écarterons, je crois, bien peu de la vérité en admettant qu’Agathocle fut à la lois un général habile, entreprenant, bravant les dangers avec sang-froid, et un souverain non moins impie envers les dieux que cruel envers les hommes. Les faits parlent plus haut que Timée ou Callias, et toutes les déclamations du monde n’y sauraient rien changer.