LA MARINE DES ANCIENS - LES TYRANS DE SYRACUSE

 

CHAPITRE III. — LE SIÉGE DE MOTYE.

 

 

Avant de trouver dans Rome l’ennemi qui la devait détruire, Carthage fut deux fois mise en sérieux péril par les chefs démagogiques de la Sicile. Le trait particulier de cette lutte acharnée, qui ne dura pas moins de cent ans, c’est la facilité avec laquelle les deux partis contraires recrutaient des auxiliaires sur le sol même qu’ils venaient envahir. Les Libyens d’un côté, les Sicules de l’autre, jouèrent un rôle important dans ces agressions. Même après ses plus sanglantes défaites, Carthage n’en gardait pas moins des alliés et des places d’armes en Sicile. La pointe occidentale de file, de Palerme à Marsala, lui appartenait. Ce fut à la déposséder de ce territoire que Denys mit, dès le début, tous ses soins. Il ne prit cependant l’offensive que lorsqu’il crut avoir rendu, par des fortifications nouvelles, Syracuse imprenable. L’île d’Ortygie constituait la partie la plus forte de la ville ; Denys l’entoura de murailles, et dans l’intérieur de cette première enceinte fit élever, à grands frais, une citadelle. On se souvient que, dans la guerre attique, Syracuse faillit être investie, d’un bras de mer à l’autre, par un mur de circonvallation. Pour prévenir le retour d’une pareille tentative, Denys jugea nécessaire de fortifier les Épipoles. Soixante mille ouvriers de condition libre, six mille couples de bœufs, achevèrent en vingt jours un travail qui n’avait pas moins de cinq kilomètres et demi de développement. Syracuse, nous l’avons déjà dit, possédait deux ports. La nouvelle enceinte enveloppa le petit port, situé au nord-est d’Ortygie. Cette darse pouvait contenir soixante trières ; Denys en rétrécit l’entrée et n’y laissa passage que pour un vaisseau. Sur les bords de ce premier bassin il établit ses chantiers. Les versants de l’Etna étaient alors couverts de forêts de pins et de sapins ; le tyran jeta sur ces pentes boisées une véritable armée de bûcherons. Les arbres abattus étaient sur-le-champ transportés à la mer ; des barques les prenaient sur le rivage et les amenaient à Syracuse ; ces mêmes barques allaient chercher des bois de construction jusqu’en Italie. Plus de deux cents navires furent mis d’un seul coup sur les chantiers ; cent dix autres subissaient en même temps un radoub complet. Quand Denys, eut une flotte, il s’occupa d’en prévenir, autant que possible, le dépérissement. L’habile politique fut, sous ce rapport, beaucoup plus prévoyant que Méhémet-Ali, l’infatigable et audacieux vice-roi, qui n’improvisa pas avec moins d’activité une flotte formidable, mais qui, après avoir construit ses vaisseaux avec du bois vert, s’étonna de les voir s’évanouir en quelques années dans ses mains. Tout le pourtour du grand port de Syracuse se garnit de magnifiques cales couvertes. Ces hangars étaient au nombre de cent soixante ; chaque hangar contenait deux galères. Il existait déjà cent cinquante chantiers, abrités ; Denys les fit remettre en état. On reconnaît dans ces dispositions l’organisation qu’imita Venise au temps où le monde la proclamait la reine de l’Adriatique.

Il est plus aisé de fonder des arsenaux et de construire une flotte que de faire sortir de terre des équipages. C’est toujours là que les développements trop hâtifs s’embarrassent. Denys ne put donner qu’à la moitié de ses vaisseaux longs des pilotes, des céleustes, des rameurs recrutés parmi les citoyens de Syracuse ; l’autre moitié fut montée par des étrangers dont lé tyran de Syracuse s’assura les services par une soldé élevée. A cette force navale il ne manquait plus qu’un chef ; Denys le choisit dans sa propre famille. Son frère Leptine fut placé à la tête de la flotte ; Denys se réserva le commandement de l’armée. Cette armée ne dépassa jamais le chiffre de trente mille fantassins et de quatre mille cavaliers ; encore pour en arriver là fallut-il tirer des mercenaires de tous les pays. Déjà mises à contribution par Carthage, l’Italie et la Grèce fournirent de nombreuses recrues à la Sicile. Denys, d’ailleurs, ne négligea rien pour tirer le meilleur parti possible de ces troupes étrangères. Chaque soldat trouva, en arrivant à Syracuse, les armes qu’il était habitué à manier dès l’enfance. Les officiers recruteurs avaient reçu l’ordre de rapporter des diverses contrées où ils opéraient les modèles les plus perfectionnés des instruments de guerre en usage dans le pays. Denys prescrivit à ses ouvriers de reproduire exactement et sans y rien changer le coutelas des Thraces, la javeline du Brutium et la sarisse des Doriens. Tout l’espace que n’occupaient pas les chantiers ou les cales couvertes avait été abandonné aux armuriers. Si vastes qu’ils pussent être, ces ateliers furent encore jugés insuffisants ; on les compléta en affectant à la fabrication des armes la plupart des édifices publics et les maisons les plus considérables de la ville. En quelques mois, Denys eut à sa disposition cent quarante mille boucliers, un nombre égal d’épées et de casques, plus de quatorze mille cuirasses. Le pouvoir absolu abrége bien des lenteurs, et l’autorité que s’était adjugée Denys le rendait, pour un certain temps du moins, le maître incontesté des biens et des nuques. Dans de pareilles conditions, la tyrannie ne risque rien à se montrer libérale ; Denys payait sans compter. Le bruit de ses largesses se répandit rapidement dans le monde ; les plus habiles artisans que possédassent l’Italie et la Grèce affluèrent en masse à sa cour. Tous les inventeurs étaient assurés d’y trouver le meilleur accueil. La catapulte avait déjà été employée par Conon au siège de Mitylène ; à Syracuse, on la perfectionna et on s’en servit pour lancer non seulement des pierres, mais des traits. Elle devint un arc d’une immense puissance, un arc tel que les géants de la fable seuls auraient pu le bander. La portée des armes de jet se trouva ainsi considérablement accrue, et la guerre en prit soudain un nouvel aspect. L’artillerie de l’antiquité vient d’encrer en ligne : que les dieux de Carthage protègent Lilybée et Panorme l

C’était surtout à la guerre de siège que Denys se préparait, car sa flotte lui semblait assez forte pour le garantir contré toute descente, le jour où il aurait constitué l’unité politique de la Sicile. Un semblable dessein ne s’accomplirait pas sans des luttes sanglantes ; le ciel cependant, par plus d’un symptôme, se montrait prêt à le favoriser. La ruine d’Agrigente laissait la puissance de Syracuse sans rivale, et si quelque diversion étrangère était encore à craindre, de l’étranger aussi on pouvait se promettre des secours. La froideur que les Lacédémoniens témoignaient à la démocratie sicilienne avait fait place à la plus vive sympathie. C’était le moment où Lacédémone, victorieuse à Ægos-Potamos, s’occupait activement de consolider son triomphe et envoyait Lysandre parcourir les villes de la Grèce pour y établir des harmostes. De la tyrannie à l’oligarchie la distance n’était pas si grande que Sparte eût sujet de se montrer rigoureuse envers un état de choses qui se rapprochait beaucoup au fond de sa propre organisation politique. Aussi, de l’année 405 avant notre ère à l’année 398, Sparte autorisa-t-elle le tyran Denys à enrôler sur sols territoire autant de soldats qu’il le jugerait bon. Ces recrues formèrent le noyau de l’armée syracusaine et lui apportèrent l’instruction tactique avec l’esprit de discipline qui lui manquait.

Où Denys puisait-il donc les énormes sommes que durent exiger de si prodigieuses dépenses ? Il les puisa dans les proscriptions dont ses ennemis eurent l’imprudence de lui fournir à diverses reprises l’occasion. Les premiers temps de son usurpation furent singulièrement troublés par des séditions militaires ; les cavaliers surtout, attachés, par je ne sais quel penchant dont la cavalerie fut rarement exempte, au parti oligarchique, faillirent plus d’une fois le faire sortir de la tyrannie, tiré par les jambes. Denys parvint pourtant à comprimer ces révoltes ; il en prit avantage pour alimenter son trésor par d’impitoyables confiscations. Toute la richesse de la Sicile passa peu à peu dans ses coffres, et la richesse de la Sicile, à cette époque, était grande. Pour se donner le temps d’asseoir son autorité, Denys avait dû en passer par les conditions dés Carthaginois, bien que les Carthaginois eussent été, depuis l’occupation d’Agrigente, décimés par le typhus et qu’ils éprouvassent autant d’impatience de retourner en Afrique que les Siciliens pouvaient en avoir eux-mêmes de les y renvoyer. Les généraux de Carthage ne voulurent reconnaître à Denys que la possession de Syracuse ; les autres villes, celles du moins que des garnisons puniques n’occupaient pas, conserveraient leur indépendance et se gouverneraient par leurs propres lois. De pareils traités sont œuvre de dupe, car on n’y souscrit que pour les violer. A’peine en effet les Carthaginois eurent-ils mis à la voile, que Denys, délivré de leur présence, entra en campagne. Naxos, Catane, Léontium sentirent tour à tour le poids de ses armes. Ce ne fut qu’après avoir soumis ces cités dissidentes, avoir battu, les Sicules et contenu les dispositions hostiles des habitants de Rhegium, qu’il se crut assez fort pour ne plus dissimuler ses projets et pour déclarer ouvertement la guerre à Carthage.

A l’extrémité occidentale de là Sicile existait autrefois un îlot qu’une chaussée d’un kilomètre à peine de longueur joignait à la terre ferme. Sur cette tête de pont s’élevait la ville de Motye. Nulle cité ne s’était montrée plus constamment fidèle à la cause punique ; elle pouvait donc s’attendre à subir les premiers assauts. La position par elle-même était forte ; les habitants de Motye la rendirent plus inexpugnable encore en rompant la digue qui les rattachait à la grande île. La rivalité dont Messine et Palerme donnèrent, pendant tout le cours du moyen âge et jusque sous le règne de Louis XIV, des preuves si énergiques, semble remonter à l’époque lointaine dont nous essayons de retracer l’histoire. On dirait que le même sang ne coule pas dans les veines des insulaires qui ont pris parti pour Carthage et de ceux qui, plus fidèles à leur origine, n’échangèrent l’influence de la Grèce que pour subir l’ascendant de l’Italie. Denys avait hâte de faire l’épreuve de ses machines de guerre ; il vint mettre le siège devant Motye. Les Motyens lui opposèrent une résistance qui donna aux Carthaginois le temps d’accourir. Denys appuya sa flotte au rivage. Sur le pont des navires, il avait placé une multitude d’archers et de frondeurs ; à terre, il rangea, comme une batterie d’artillerie, ses catapultes. Les Carthaginois reculèrent effrayés devant cette mitraille et reprirent le chemin de la Libye ; Motye était livrée à son sort.

Le premier siége où l’on puisse constater des approches régulières, un terrain gagné pied à pied, appartient à l’histoire de Denys. Les catapultes font d’abord évacuer les remparts, plus les travailleurs rétablissent à grand renfort de blocs la chaussée rompue. Les tours de bois à six étages sont alors roulées à toucher les murs. Les Perses de Xerxès ont jadis mis le feu aux palissades qui entouraient l’Acropole d’Athènes à l’aide de flèches garnies de paquets d’étoupes enflammées ; les habitants de Motye recourent au même moyen pour tenter d’incendier les tours du haut desquelles les soldats de Syracuse combattent de niveau avec leurs guerriers. Ils essayent même de retrouver l’avantage d’un tir plongeant en dressant sur le terre-plein de leurs bastions de grands mâts portant au sommet, en guise de hunes, de vastes paniers. Des gens de trait ont pris place au fond de ces corbeilles et y forment comme un corps d’archers aériens. Les béliers de Denys n’en continuent pas moins de battre sans relâche le pied des murs. Une brèche est enfin ouverte. Les Motyens ont renoncé à la défendre ; ils se replient en arrière, barricadent les rues et garnissent de défenseurs les maisons. C’est un nouveau siège, qui commence. Denys fait élargir à coups de sape la brèche ; les tours, mobiles s’avancent, abaissent sur les toits les ponts dont on les a munies, et le combat s’engage à vingt ou trente pieds au-dessus du sol. Les assiégeants gagnent peu à peu du terrain ; mais la lutte sera longue, car l’ennemi n’attend pas de merci et ne s’est pis ménagé de retraite. Un soldat de Thurium, Archylus, profite de l’obscurité de la nuit ; il parvient, suivi de quelques compagnons, à escalader un pâté de maisons écroulées. Les Motyens font de vains efforts pour le chasser de ce monceau de décombres ; les colonnes que Denys a pris soin de masser sur la chaussée accourent au bruit du combat et couronnent de leurs bataillons la position conquise. Ils en font, en quelques instants, une véritable place d’armes. C’est de là qu’aux premières lueurs du jour le tyran précipite ses troupes sur l’ennemi. Les Motyens éperdus ont jeté bas les armes ; ils attendent les ordres du vainqueur.

Pas de pitié pour les Grecs qui ont embrassé le parti de Carthage ! Qu’on leur inflige le supplice dont les Carthaginois ont tant de fois donné l’odieux spectacle à la Sicile ! Qu’on les cloue à la croix pour qu’ils puissent, en mourant, jeter un dernier regard sur cette mer déserte qui devait leur ramener la flotte d’Imilcon et qui ne leur apporte que le souffle desséchant du simoun échauffé par les sables de la Libye ! Quant aux Motyens eux-mêmes, ils sont moins coupables ; Denys se contentera de les vendre à l’encan et de livrer leurs demeures au pillage de ses soldats. C’est ainsi que jadis on faisait la guerre et que probablement on la ferait encore, si quelques pauvres gens, rebelles à la loi d’orgueil sous laquelle le ciel les avait fait naître, n’eussent conçu le sublime dessein d’aller enseigner an monde une autre morale. Le christianisme a«change le cours des idées de ceux mêmes qui affectent de se proclamer ses ennemis, et, quoi qu’on en puisse dire, les héros de la bonne nouvelle n’ont pas parcouru l’univers en vain. Sans leurs prédications, la civilisation moderne courait grand risque de nous ramener par une pente insensible à l’anthropophagie.