LA MARINE DES ANCIENS - LA REVANCHE DES PERSES

 

CHAPITRE XII. — LE MASSACRE DES PRISONNIERS.

 

 

Ce n’est pas une victoire, c’est une conquête ! s’écria Nelson après Aboukir. Lysandre eût été fondé à en dire autant ; la marine athénienne n’existait plus. Le vaisseau de Conon et sept autres trières échappèrent seuls avec la Paralos au désastre. Le reste de la flotte, les stratèges, trois mille prisonniers, demeurèrent aux mains du vainqueur. Telle fut la fatale journée d’Ægos-Potamos livrée au printemps de l’année 405 avant Jésus-Christ. Il n’a fallu qu’une heure pour terminer une guerre qui durait depuis vingt-sept ans. Nos batailles navales n’ont plus cette importance. Tait que dura la marine des galères, ce fut à elle qu’appartint le don de changer en quelques minutes la face du monde. Pourquoi la marine à vapeur ne reprendrait-elle pas un jour le rôle dont la marine à voiles s’est laissé déposséder ?

Les prisonniers sont transportés à Lampsaque. Ce ne sont pas des Barbares ; ce sont des Grecs. Pensez-vous qu’ils aient quelque merci à espérer ? Ils auront la merci qu’ont rencontrée les vaincus de Sicile ; Lysandre et Callicratidas ne sont pas de la même école. Les longues guerres d’ailleurs finissent par endurcir le cœur des nations. La haine des Péloponnésiens avait été portée à son comble par le décret rendu sur la proposition de Philoclès. Lysandre fait comparaître ce stratège devant lui : Quelle peine mérites-tu, lui dit-il, pour avoir le premier méconnu ce que des Grecs devaient à des Grecs ?Ne prends pas la peine de m’accuser, lui répond Philoclès ; je ne suis pas ici devant un juge. Tu as vaincu : traite-moi comme je t’aurais traité si j’eusse été vainqueur. Les anciens allaient généralement au-devant de la mort avec une dignité sereine. Philoclès entre au bain. Quand il en sort, on le dirait paré pour une fête ; la poussière du combat a disparu. Comme les trois cents Spartiates aux Thermopyles, Philoclès a revêtu sa plus riche chlamyde ; le front haut, le sourire aux lèvres, il se place à la tête de ses compagnons et se dirige avec eux vers le lieu du supplice. On égorgea ce jour-là trois mille Athéniens ; Philoclès eut l’honneur d’être frappé le premier. De tous les prisonniers un seul trouva grâce devant le glaive de Lysandre ; ce fut Adimante, l’ancien lieutenant de Conon. Ce stratège s’était, dit-on, opposé au décret des mains coupées. D’autres prétendent qu’Adimante avait livré la flotte. Le peuple d’Athènes n’en douta pas un instant : les catastrophes éveillent toujours l’idée de trahison.

Pour éviter le retour des atrocités dont le seul récit nous fait frémir, il est bon de vouloir rester chevaleresque même envers l’ennemi qui aurait cessé de l’être. La guerre, si vous la laissez glisser sur la pente des représailles, ne tarde pas à devenir une guerre sans pitié. On va loin quand on est une fois engagé dans cette voie ; l’aversion mutuelle grandit et s’entretient par ses effets mêmes. Il suffirait souvent de souffler sur le nuage pour reconnaître dans l’adversaire le plus détesté un être semblable à nous, digne d’estime, presque de sympathie ; on laisse le nuage s’épaissir, et l’on n’aperçoit plus qu’un monstre dont il faut à tout prix débarrasser la terre. Qui pourrait croire aujourd’hui à quel degré de haine en étaient arrivées au début du dix-neuvième siècle l’Angleterre et la France ? Qui ne serait tenté de taxer l’histoire d’exagération en voyant, à quarante, à cinquante ans d’intervalle, ces deux peuples rivaux, ces deux ennemis implacables, confondre leur sang sur les champs de bataille et se présenter aux congrès des nations la main dans la main ? Cet étrange spectacle aurait bien surpris nos pères, eux qui, pendant un demi-siècle, avaient combattu l’An3lais et qui, pendant un quart de siècle encore, l’avaient maudit. Les passions de cette époque sont d’un temps que le nôtre ne comprend même plus. Jamais le court espace d’une vingtaine d’années ne mit une telle distance entre deux âges historiques qui se touchent et dont la postérité aura cependant quelque peine à découvrir les points de contact. Tout a changé de physionomie ; c’est un nouveau monde moral qui s’élabore. La poussière que nos agitations soulèvent nous dérobe la vue du but vers lequel, sans en avoir exactement conscience, peu à peu et invinciblement nous tendons ; que les philosophes y prennent garde ! c’est par leur main peut-être que Dieu va nous ramener sur le vieux chemin des catacombes. Nos pères, bien qu’ils eussent proclamé le désir de ne faire la guerre qu’aux châteaux et de respecter les chaumières, n’avaient rien gardé des idées de fraternité et de mansuétude’ que le christianisme s’était efforcé de substituer aux antagonismes de 1a société antique. On eût dit que les traditions de la chevalerie leur pesaient et qu’ils avaient hâte de redevenir franchement païens. Dans leur naïf empressement à rompre avec le passé, on les vit reculer tout d’un trait jusqu’à la fondation de Rome et jusqu’à la guerre du Péloponnèse ; Athènes et Sparte, Carthage et Rome, se retrouvèrent une seconde fois en présence ; la démocratie et l’oligarchie reprirent la lutté au point où Philoclès et Lysandre l’avaient laissée.

Napoléon Ier avait trop de génie pour s’égarer dans de pareils sentiers ; il n’en resta pas moins t le continuateur de, César bien plus que Celui de Charlemagne. Il voulait des hommes de Plutarque : il en eut. Notre marine elle-même lui en aurait donné, si elle n’eût été trop vite accablée par une succession inouïe de revers. L’amiral Charles Baudin, qui m’honora jadis de son amitié, était, avec l’amiral Roussin, avec l’amiral de Rigny, avec l’amiral de Mackau, un des produits de cette éclosion généreuse et féconde couvée sous l’œil du maître. Et combien destinés à une’ renommée peut-être plus illustre encore se sont vus écrasés dans l’œuf au moment où ils allaient déployer leurs ailes !

Quos dulcis vitæ exsortes et ab ubere raptos

Abstulit atra dies et funere mersit acerbo.

Il n’y a pas d’histoire pour ces déshérités ; la seule trace qu’ils eussent laissée, trace bien fugitive, ombre de trace, vestige approprié à des hommes qui ne furent eux-mêmes, dans le court passage de la vie, que des ombres, a disparu avec les derniers compagnons d’armes qui gardaient au fond du cœur leur mémoire. De tous ces noms qu’on aimerait à sauver, avant que la nuit éternelle les submerge, je n’en veux, pour le moment du moins, disputer qu’un seul à l’oubli. Ce sera le nom d’un officier dont l’amiral Baudin m’a bien souvent entretenu. Ce nom, je le choisis parce qu’il rappelle un caractère antique ; je le choisis encore parce qu’il est associé dans ma pensée au souvenir d’un épisode où je retrouve les cruelles passions qui amenèrent, en l’année 405 avant notre ère ; le massacre de trois mille Athéniens. Je n’ai certes pas au même degré que Samuel Johnson le goût des bons haïsseurs. Quelle âme exempte de fiel nous pourrait cependant donner le spectacle de ce dédain altier de la mort, de cet héroïsme farouche, — je serais presque tenté de dire refrogné — dont firent preuve Philoclès à Lampsaque et, vingt-deux siècles plus tard, dans les mers de l’Inde, le lieutenant Charles Moreau ?

Le lieutenant de vaisseau Moreau était embarqué en qualité de second à bord de la Piémontaise, frégate que commandait alors le capitaine Épron ; il fût accusé par un rapport aussi odieux que mensonger d’avoir frappé de son poignard le capitaine Larkins, du vaisseau de la Compagnie des Indes le Warren-Hastings, après que ce vaisseau se fut rendu — stabbed after the surrender. — Le gouvernement de Calcutta expédie sur-le-champ à tous les navires de la station l’ordre de pendre à la grande vergue le lieutenant Moreau, si la Piémontaise a quelque jour le destin du Warren-Hastings. La tête mise à prix n’était pas celle d’un ennemi ordinaire. Moreau, dans l’opinion de l’amiral Baudin, son compagnon d’armes à bord de la Piémontaise, eût été, sans le coup prématuré qui l’atteignit, une des gloires les plus pures et les plus éclatantes de la marine française. Mais n’atténuons en rien le sentiment qu’exprimait l’amiral : Moreau, m’a-t-il dit souvent, eût régénéré notre marine.

La Piémontaise cependant continue sa croisière, fait de nouvelles prises. L’accusation du capitaine Larkins, la circulaire de la Compagnie, finissent de cette façon par arriver à la connaissance du prétendu assassin. Les Anglais peuvent donner tous les ordres qu’ils voudront, dit Moreau ; je ne tomberai pas vivant entre leurs mains. Quelques mois se passent. La Piémontaise rencontre la frégate le San-Fiorenzo. Un combat s’engage ; la nuit vient l’interrompre ; on le reprendra quand paraîtra le jour. Moreau est resté sombre ; il augure mal de l’issue d’une affaire qui jusque-là n’a pas été conduite à sa guise. Promettez-moi, dit-il à un jeune enseigne de vaisseau, son ami, de me jeter à la mer, si par hasard demain j’étais blessé. L’officier se récrie, s’efforce de détourner le funeste présage. Promettez toujours ! On ne peut se permettre de vaines promesses avec ces stoïques ; ils ne nous pardonneraient pas d’y manquer ; l’ami détourne la tête et ne répond pas. Le lendemain, comme on l’avait prévu, l’action recommence. Moreau est à son poste sur le gaillard d’avant ; un éclat de bois le frappe à la cuisse. Il tombe ; les matelots s’empressent autour de lui. On veut l’emporter dans la cale. Non, pas dans la cale, s’écrie-t-il, à la mer ! Le feu de la Piémontaise a faibli ; il est évident qu’elle va être contrainte à se rendre, et les Anglais viendront, le sabre au poing, demander le lieutenant Moreau ! Qu’ils aillent le disputer aux requins ! Moreau, surexcité plutôt qu’affaibli par sa blessure, repousse violemment les bras trop empressés qui le soulèvent ; il se roule sur le pont étroit de ce gaillard inondé de son sang ; une dernière secousse ; et c’en est fait ; le corps du blessé a franchi le plat-bord. L’écoute de misaine, avec son double garant, traînait à l’eau. Cette manœuvre reçoit le malheureux lieutenant et l’arrêté un instant dans sa chute. Deux matelots, — deux gabiers, — se laissent vivement glisser sur le flanc du navire. Ils étendent la main ; Moreau, par un soubresaut convulsif, leur échappe. La mer a sa proie ; les Anglais n’auront pas la leur. Quand on sonde que le vainqueur de Saint-Jean-d’Ulloa, celui que nos matelots appelaient dans leur enthousiasme le grand Baudin, se trouvait petit à côté de ce héros inconnu, on se demande à quoi tient la gloire. Il faut vivre, quoi qu’on en puisse dire, pour devenir célèbre. Plus d’un obscur soldat aurait aujourd’hui sa place marquée dans les annales du monde, si la mort ne l’avait pas fauché avant l’heure ! Ce sont les meilleurs qui se font tuer ou du moins qui font tout ce qu’il faut pour que l’ennemi les tue. Et pourtant quelques-uns ont traversé sans aucune blessure ces épreuves. N’est-il pas évident que nous sommes à toutes les heures du jour dans la main de Dieu ? La gloire, comme la vie, c’est Dieu qui la donné ; c’est aussi lui qui la détient à son gré. Qui sait d’ailleurs si, de tous les présents que sa bonté peut nous faire, celui-là n’est pas le plus chétif à ses yeux[1] ?

 

 

 



[1] J’ai voulu savoir quelle trace avaient gardée nos archives des services d’un officier si rempli de promesses et si brusquement moissonné dans sa fleur. Voici la note que m’a transmise, avec son obligeance habituelle, un des conservateurs de ce riche dépôt, M. Octave de Branges :

La frégate la Piémontaise, commandée par M. Épron (Louis-Jacques), capitaine de vaisseau, faisait en 1808 partie de la station de l’île de France. Le 7 mars, se trouvant à la hauteur de Ceylan, le commandant Épron eut connaissance de plusieurs voiles qu’il reconnut pour des vaisseaux de la Compagnie. Bientôt après une frégate fut signalée. Cette frégate avait une marche supérieure ; elle atteignit promptement la Piémontaise. Le combat s’engagea. Trois fois les bâtiments le suspendirent ; trois fois ils le reprirent avec une nouvelle ardeur. La frégate française avait vu son équipage déjà diminué de cinquante hommes dans les engagements antérieurs ; elle succomba. Le chiffre de ses pertes était considérable : quarante-neuf tués et quatre-vingt-six blessés. Au nombre des morts se trouvaient deux enseignes et le premier lieutenant : Charles Moreau.

Né à Jérémie dans l’île de Saint-Domingue, nommé lieutenant de vaisseau en 1805 (le 25 fructidor an XIII), Charles Moreau, avant d’embarquer sur la Piémontaise, avait fait un voyage de circumnavigation sur la corvette le Naturaliste, de 1801 à 1803. Il était marié à mademoiselle Joséphine-Anne-Madeleine Muraire, parente du premier président de la Cour de cassation, née à Paris, le 22 juin 1782. Un décret en date du 28 mai 1809 accorda à madame Moreau une pension annuelle de 800 francs. Ce décret fut rendu sur le rapport du ministre de la marine, rapport ainsi conçu : Sire, le lieutenant de vaisseau Charles Moreau a été tué le 8 mars 1808 dans un combat soutenu par la frégate de Votre majesté la Piémontaise contre le San-Fiorenzo. Au moment de sa mort, cet officier comptait dix ans environ de service... Ses talents, son courage, sa noble ambition, donnaient les plus grandes a espérances. Le sieur Moreau laisse une veuve et un enfant en bas âge.