LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE XII. — LE SIÉGE DE PYLOS.

 

 

Tout cédait aux armes d’Athènes ; les dieux, par malheur, ne restèrent pas neutres. La peste fondit une seconde fois sur l’Attique. Quatre mille quatre cents hoplites et trois cents cavaliers, une partie notable de la population, furent moissonnés dans le cours de l’hiver. L’été venu, Athènes se releva, bien affaiblie sans doute, mais non pas épuisée par ce nouvel assaut. Déjà la République préludait en Sicile par des escarmouches à la grande expédition que devait quelques années plus tard conseiller Alcibiade ; dans l’Étolie, elle cherchait à frayer un chemin à ses troupes jusqu’aux plaines verdoyantes de la Phocide. Toutes ces opérations, marquées par des succès divers, n’aboutissaient qu’à des résultats insignifiants, quand un général, égayé par le vin, et peu disposé à prendre mélancoliquement les revers qu’il venait d’essuyer en Étolie, eut une, inspiration heureuse. Ce général portait un nom que l’avenir devait se charger d’illustrer : il s’appelait Démosthène, comme le grand orateur qui darde encore la palme de l’éloquence. Fils d’Alcisthène, il guerroyait sur le continent contre les Ambraciotes, pendant que Nicias, fils de Nicératos, opérait contre la Béotie et contre les îles réfractaires. Jamais généraux ne montrèrent humeur plus différente. Les Athéniens auraient fait choix de Démocrite et d’Héraclite pour commander leurs armées qu’ils n’auraient pas mis en présence deux caractères d’une opposition plus tranchée. Démosthène semble avoir été une sorte de Vendôme, joyeux compagnon que la défaite n’ahurissait pas, roseau flexible qui pliait sans se rompre et qu’on vit toujours se redresser sous l’orage, que l’orage vint dit Pnyx ou des sommets neigeux du Parnasse. Nicias avait les vertus et les tristesses prophétiques d’un Catinat. C’était un honnête homme, un citoyen pieux, un soldat énergique ; tout ce qu’il y avait de respectable dans Athènes mettait en lui, depuis la mort de Périclès, son espoir. Ne donnant rien au hasard, Nicias pouvait se vanter d’avoir ‘en toute occasion réussi ; seulement les occasions de réussir, il les cherchait peu, il les fuyait plutôt, content d’une médiocre gloire et craignant plus que de raison peut-être de compromettre dans quelque aventure la renommée qu’il s’était acquise. Démosthène au contraire engageait constamment un nouvel enjeu ; qu’il perdit ou qu’il gagnât, on était assuré de le retrouver promptement aux prises avec la fortune. Ce fut du sein même de l’adversité que cet esprit fécond fit jaillir une idée qui eut, on le verra, les conséquences les plus merveilleuses. Démosthène, ce jour-là, si l’on veut bien nous permettre de faire encore un emprunt au poète qui mettait son plaisir à ravager toutes les- gloires d’Athènes, but réellement le coup du bon génie.

Les flottes de Périclès n’avaient qu’égratigné d’un ongle impuissant le territoire du Péloponnèse ; le hardi collègue, de Nicias conçut la pensée de traiter le Péloponnèse comme les Péloponnésiens traitaient chaque année l’Attique. Pour mettre ce plan à exécution, il fallait avant tout prendre son point d’appui sur le sol même qu’on se proposait de dévaster ; il fallait trouver, en un mot, à portée des côtes de la Laconie ce que les Anglais ont trouvé à proximité des côtes espagnoles, un Gibraltar inaccessible par terre aux armées ennemies, un Gibraltar accompagné d’une darse qui pût contenir et défendre, hiver comme été, les flottes athéniennes de la tempête. Cherchez sur les cartes que nous possédons aujourd’hui de la Morée un point stratégique qui réponde à ces conditions ; vous n’en rencontrerez pas d’autre que celui que découvrit le fils d’Alcisthène sur la frontière de la Messénie, à soixante-quinze kilomètres environ de Sparte. Il existe, en effet, au fond du vaste bassin où s’abîmèrent, le 20 octobre 1827, les vaisseaux d’Ibrahim-Pacha, écrasés par le feu des escadres chrétiennes, un massif abrupt d’une hauteur de cent trente-sept mètres environ. Ce massif est séparé par une passe étroite de la pointe septentrionale de l’île Sphactérie ; à affecte lui-même les abords malaisés d’une île, car si l’une de ses faces surplombe la mer Ionienne, l’autre surgit du sein d’un immense étang, — l’étang de Dagh-Liani, — qui fut peut-être, au temps d’Ho : mère, quand des apports de sable ne l’avaient pas encore séparé de la baie de Navarin et ne le sollicitaient pas à s’extravaser sur une vaste étendue, l’asile où s’abritaient les nefs du vieux Nestor, le port renommé de Pylos. L’extrémité méridionale de cette presqu’île rocheuse a pour fossé, nous venons de le dire, la passe de Sphactérie qui la ceint tout entière ; l’autre extrémité est gardée par un enfoncement où vient s’engouffrer la mer du large, havre étroit dans lequel, par parenthèse, j’ai failli en 1831 me noyer. Bien que le massif soit aujourd’hui abordable par deux langues de sable, — un seul cordon le réunissait autrefois an continent, — la position n’en est moins restée à peu près inexpugnable. Les Vénitiens, quand ils conquirent en 1687 le Péloponnèse, s’établirent sur cette péninsule et en couronnèrent le sommet d’un château fort — Paleo-Castro. — Ibrahim-Pacha, en 1825, fit aisément tomber le fort de Navarin et l’île de Sphactérie au pouvoir de ses réguliers ; il ne dut qu’à la famine la conquête de Paleo-Castro. C’est là que Démosthène voulut asseoir le nid d’aigle qu’il comptait donner en garde aux Messéniens, pour que ces ennemis irréconciliables de Sparte pussent, comme d’un nouveau mont Ithome, fondre, au retour de chaque printemps, sur les fertiles campagnes qui s’étendent à la base du mont Taygète.

Le fils d’Alcisthène n’exerçait pas à cette époque de commandement direct ; une expédition heureuse, entreprise de concert avec les Acarnanes, venait à peine de le remettre en crédit ; le peuple d’Athènes né l’en autorisa pas moins, sur sa demande, à disposer de la flotte d’Eurymédon qui, après s’être ravitaillée au Pirée, retournait à Corcyre. Dès que cette flotte parut en vue des côtes du Péloponnèse, Démosthène accourut, exhiba ses pouvoirs et entraîna les vaisseaux d’Eurymédon à Pylos. Si la mer eût été en ce moment navigable, Eurymédon n’eût probablement pas tardé à continuer sa route, car le dessein de Démosthène lui semblait complètement dénué de raison. Les officiers inférieurs de l’armée, les taxiarques, n’accordaient pas à ce projet bizarre plus de sympathie. Par bonheur, le vent contraire retint Eurymédon, et Démosthène employa bien le temps de cette relâche forcée. Sa gaieté communicative lui recruta des partisans parmi les matelots et parmi les soldats. On se mit au travail, et, avant qu’Eurymédon pût reprendre la mer, une enceinte de pierres brutes assemblées sans ciment avait garni la face de la presqu’île qui regarde la terre ferme. Ce fut l’affaire de six jours. Démosthène se déclara prêt à garder cette ébauche d’ouvrage avec cinq vaisseaux ; Eurymédon consentit à les lui laisser.

Démosthène n’avait pas exagéré l’importance du poste avancé qu’il attachait, épine irritante, au flanc de la Laconie. Cette simple menace dégagea subitement l’Attique dévastée en ce moment par les Péloponnésiens. Sparte n’eut plus qu’une pensée. : reconquérir l’aride rocher de Pylos. Sa flotte portée au chiffre dé soixante vaisseaux, son armée ramenée précipitamment de la plaine d’Athènes, elle voulut tout consacrer à cette entreprise. Démosthène prévit-il jamais un tel déploiement de forces ? Il est jusqu’à un certain point permis d’en douter. Le joyeux général ne perdit pas cependant la tête. Les galères furent tirées à terre, et on les entoura d’une forte palissade ; n’ayant plus à défendre leurs navires, les équipages doubleraient le chiffre de la garnison. Le difficile était d’armer ces rameurs dont on prétendait faire des hoplites ; deux corsaires messéniens arrivèrent fort à propos à Pylos. On leur prit toutes les armes qu’ils avaient à bord, et, à défaut de boucliers de cuir ou de métal, on en fabriqua d’osier. Le côté de la presqu’île qui tenait au continent se trouva ainsi suffisamment garni. Quant aux falaises qui regardent la haute mer, elles se défendaient d’elles-mêmes ; Démosthène s’y posta toutefois avec soixante hoplites.

Les Lacédémoniens s’étaient répandus tout autour de la baie, mais leurs troupes se seraient en vain déployées sur ce rivage beaucoup trop éloigné de Pylos ; elles n’y auraient été d’aucun secours pour la flotte. Si l’on voulait fournir un point d’appui aux vaisseaux qui viendraient assaillir Pylos, il fallait occuper l’île de Sphactérie. Cette île étroite et longue forme en effet, à elle seule, tout un côté de la rade dont le vaste bassin eût, sans qu’elles s’y pressassent, reçu et abrité les escadres de la Grèce entière. Les Lacédémoniens débarquèrent sur Sphactérie quatre cent vingt hoplites, c’est-à-dire quatre cent vingt chevaliers, la meilleure noblesse de Sparte. Pas de chevaliers sans valets ; les hoplites emmenèrent avec eux leurs ilotes. Les ilotes, on le sait, si braves qu’ils pussent être, ne comptaient pas ; aussi eût-il mieux valu ne compromettre que des ilotes dans ce débarquement imprudent. Mal assurée de la domination de la mer, Sparte, en plaçant ses hoplites dans une île, les mettait, si les choses tournaient mal, à la merci d’Athènes.

Pour le moment, la flotte athénienne n’était pas à craindre ; puisqu’elle avait poursuivi son chemin vers Corcyre et qu’il lui était même prescrit de pousser jusqu’en Sicile. Démosthène, par malheur, réussit à faire passer un messager à travers les lignes ennemies. Eurymédon fut ainsi avisé du péril que courait son collègue. Il se hâta de revenir sur ses pas, blâmant intérieurement la téméraire entreprise de Démosthène et se demandant avec inquiétude s’il n’arriverait pas trop tard pour prévenir une catastrophe. Les Lacédémoniens étaient lents à prendre un parti ; dans tous leurs mouvements de guerre, on sentait généralement le guerrier pesamment armé qui se heurte aux obstacles, comptant sur sa force pour les renverser, et qui n’agit pas par ces coups soudains, inattendus, propres aux troupes légères. Ici cependant le danger d’une intervention de la flotte athénienne était trop imminent pour ne pas peser sur les déterminations des généraux spartiates. Il fut décidé qu’on donnerait sur-le-champ l’assaut. La largeur de l’isthme limitait d’une façon irrémédiable l’étendue du front de bataille. On avait sous la main des forces considérables, on ne pouvait, quoi qu’on fit, les mettre en ligne ; il fallut se résigner à charger par échelons. On chargea ainsi tout un jour ; on reprit avec une nouvelle vigueur le lendemain. Pas une palissade ne céda, pas un pouce de terrain ne fut conquis. La flotte des Péloponnésiens, pendant ce temps, agissait de son côté ; mais ne trouvant nulle part une rive accessible, elle en était réduite à lancer de loin ses traits. Était-ce par une démonstration aussi insignifiante que la flotte prétendait seconder l’armée ? On nous a plus d’une fois posé la même question devant Sébastopol. Brasidas s’indignait. Transporté sur un élément qu’il ne connaissait guère, le vaillant hoplite ne pouvait se figurer qu’avec de l’audace on n’eût’ pas raison de tout, de la mer et des vagues, aussi bien que des boulevards d’une ville ou des bataillons hérissés de fer de, l’ennemi. Les pilotes craignaient de briser leurs vaisseaux ! Et quand ils les briseraient ! On serait le grand mal ? Fallait-il ménager le bois, quand on prodiguait les hommes ? Qu’on s’échoue ! qu’on débarque de façon ou d’autre, et qu’on saisisse enfin corps à corps ces Athéniens ! Ainsi parlait Bonaparte en Égypte quand il se fit jeter sans escorte, seul avec quelques officiers, sur là plage blanche d’écume du Marabout. Les hoplites ne veulent jamais écouter la voix quelquefois bonne conseillère des marins. Bonaparte faillit tomber aux mains des cavaliers arabes, pour avoir violenté la conscience émue de Brueys ; Brasidas n’échappa que par miracle à la mort ou à la captivité. Son pilote obéit quand le devoir d’un pilote judicieux était, en cette occasion, de résister.

D’un’ vigoureux effort la trière est portée en avant. La plage la reçoit et la plage la rejette. Pendant que, rudement secoué par là lame qui déferle, le vaisseau sacrifié talonne sur le fond dur, on apporte la planche de débarquement. Les matelots l’ont lancée à terre ; il leur faut employer toute la vigueur de leurs bras pour en maintenir une des extrémités sur la proue, l’autre sur le rivage. Le sable se creuse et fuit sous l’extrémité qui cherche à s’y appuyer, entraîné par le retrait de la vague. Brasidas veut être le premier à passer sur ce pont branlant. Il s’élance, une grêle de javelots l’a frappé de toutes parts. Plus heureux que l’amiral Homard qui se noya, le 25 avril 1513, dans une tentative pareille au Conquet, le valeureux Spartiate s’affaisse en arrière et tombe, criblé de blessures, entre les bras de ses compagnons. Sa main défaillante laisse échapper le bouclier qui le couvre, et ce trophée, — le bouclier d’un brave entre les braves, porté par les flots à la côte, est recueilli avec un juste orgueil par les Athéniens.