L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XXVIII. — ANAXARQUE ET CALLISTHÈNE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Je ne voudrais pas me ranger toujours du côté de la tyrannie : je connais aussi bien qu’un autre ses côtés faibles. Il est des époques cependant où, quoiqu’on puisse faire, on n’aura jamais, suivant l’expression du poète, que le choix du tyran. C’est à ces époques qu’il est permis d’appeler et de bénir le règne des Antonins. Transportez-vous par la pensée au milieu du quatrième siècle avant notre ère : que pourrez-vous demander aux dieux ? De transformer les mœurs ? Autant vaudrait implorer un nouveau déluge, car les mœurs ne se modifieront pas autrement. Les dieux ont cessé d’avoir prise sur les hommes. Ne vous laissez pas abuser par les sacrifices qu’on leur offre ; le culte n’est plus qu’une vaine cérémonie. Nuées qui passez sur la terre en détresse, ouvrez-vous et laissez tomber du ciel un Trajan ou un Alexandre ! voilà le seul vœu que, pendant de longs siècles, le monde put former. Tristes ideas ! J’ai lu, il y a trente ans, ces deux mots tracés par une main inconnue sur des ruines portugaises, et je ne sais pourquoi la mélancolique inscription me revient aujourd’hui en mémoire. Si ce Trajan ou cet Alexandre, en effet, voit sa raison brusquement se troubler, si son mécanisme intellectuel, pour parler le langage moderne, tout à coup se détraque, quelle course échevelée va soudain emporter les chevaux de Phaéton !

Il ne faut pourtant pas trop se hâter, à mon sens, de décréter de folie les grands hommes : ce sont souvent des yeux myopes qui les jugent. Quand le premier consul fit rouvrir la vieille basilique et signa le concordat de 1801, on sait par quelles amères railleries, par quels factieux murmures fut accueilli cet acte réparateur. Il eût été moins difficile peut-être au vainqueur des Pyramides et de Marengo de se faire proclamer dieu ; quelques années plus tard, il l’était devenu pour la majorité du peuple français. Alexandre ne demanda qu’une place dans le Panthéon où s’entassaient pêle-mêle, depuis des siècles, les divinités apportées en Grèce par les colonies phéniciennes. Songer à s’élever, non pas pour les Grecs et les Macédoniens, qui n’adoraient même plus leurs anciens dieux, mais pour les Perses, pour les Mèdes, pour les Bactriens et les Sogdiens, pour les peuplades sauvages qui se prosternaient à cette heure devant une pique, songer à s’élever pour tous ces Asiatiques au niveau d’Hercule, de Bacchus, des Dioscures, ne semblera peut-être pas une prétention déjà si étrange. Quand nous nous faisons de la divinité cette idée sublime que nous devons à la prédication de l’Evangile, quand nous voyons en elle l’essence de toutes choses, l’âme et la Providence toujours en action de l’univers, il ne saurait entrer dans la pensée d’un chétif atome de briguer ni même d’accepter, quel que soit son mérite ou son outrecuidance, l’hommage dû à l’Être suprême. Vous semblera-t-il aussi insensé d’aspirer à l’Olympe, quand cet Olympe ne sera plus qu’un prytanée ouvert à tous les héros ? Admettons que quelque enthousiaste eût voulu canoniser saint Louis de son vivant, serions-nous bien venus à crier au blasphème, à gémir sur la bassesse des peuples et sur l’impudence des courtisans ? Tous les partis n’ont-ils pas eu leurs saints, et la passion populaire n’a-t-elle pas réclamé maintes fois pour ses idoles d’un jour les plus pompeux asiles ? C’est un saint du paganisme, ce n’est pas un dieu que le poêle Agis, citoyen d’Argos, et le Sicilien Cléon s’imaginent avoir découvert dans le fils de Philippe. Je ne les excuse pas, je les explique. Leur zèle est prématuré sans doute : bien plus coupables seraient ceux qui, Alexandre mort, lui refuseraient les honneurs rendus à Hercule.

Laissons de côté les poètes : leur enthousiasme est toujours de l’ivresse ; ils ne seraient pas poètes sans cela. Voyons les philosophes ; que pensent-ils d’un projet qui, de leur propre aveu, ne tend, pour le moment, qu’à montrer aux Barbares un nouveau Cyrus, le premier qu’on ait adoré parmi les hommes ? Anaxarque est tout de feu pour cette proposition ; il s’efforce d’y intéresser l’amour-propre des Macédoniens : Bacchus était de Thèbes, Hercule venait d’Argos ; la Macédoine restera-t-elle toujours condamnée à chercher ses dieux chez les étrangers ? Callisthène, à son tour, réclame la parole. Il s’exprime avec force et avec éloquence, réfute Anaxarque et, suivant le jugement de Plutarque, épargne par ses discours une grande honte aux Grecs, une plus grande encore au roi, qui renonce à se faire adorer. Arrien, lui, n’a jamais été le précepteur d’un empereur ; en revanche, il a gouverné la Cappadoce. En sa qualité d’homme de gouvernement, il ne peut s’empêcher de remarquer que le zèle de Callisthène dépassa les bornes. Plutarque l’avoue lui-même : Callisthène eut plutôt l’air de contraindre Alexandre que de le persuader. Qu’ils sont rares, les donneurs de conseils qui ne se préoccupent pas, avant tout, de faire parade de leur austérité et de leur sagesse ! Entre l’orgueil du roi et celui du philosophe, je ne répondrais pas que le plus intraitable fût l’orgueil d’Alexandre. Callisthène, disait Aristote, qui connaissait bien son neveu, ne manque pas de talent ; il manque de sens. Ces gens de mérite auxquels le tact et l’esprit de conduite ont été refusés semblent avoir été créés tout exprès pour exercer la patience des rois. Quand, l’esprit assiégé des soucis les plus irritants, on éprouverait le besoin de se recueillir, de créer autour de soi une atmosphère de calme et de silence, il est dur d’avoir à subir les lieux communs, les citations banales dont se croit en droit de vous étourdir un génie méconnu ou une âme désœuvrée.

Alexandre était homme d’esprit, il eut quelquefois l’imprudence d’en prendre avantage ; l’amour-propre offensé de ses interlocuteurs ne lui pardonna jamais. Callisthène, après avoir été au nombre de ses flatteurs les plus outrés, devint son ennemi secret. Le mécontentement presque général qu’excitait dans l’armée la faveur croissante des Perses l’enhardit. Les Perses, en transportant leur foi au roi de Macédoine, n’avaient pas modifié l’étiquette de la cour d’Ecbatane ; ils se prosternaient devant Darius, ils continuèrent de se prosterner devant Alexandre. Des hommes avancés en âge et revêtus des plus hautes dignités de l’État ne croyaient pas s’humilier en s’inclinant jusqu’à toucher la terre du front. Ils avaient grandi dans ces idées, et cet hommage servile n’était, à tout prendre, pour des Perses, que la pratique habituelle d’une coutume nationale. Frappe encore plus fort ! osa crier à l’un d’eux Léonatus. Si c’est ainsi que les Macédoniens se proposent de pacifier le peuple vaincu, ce ne sont guère de meilleurs politiques que Cambyse, qui perdit l’Égypte pour avoir outragé sottement le culte du bœuf Apis. Alexandre, déclamait pendant ce temps Callisthène, souviens-toi de la Grèce ! C’est pour soumettre l’Asie à la Grèce que cette expédition a été entreprise. De quel côté trouverons-nous ici l’esprit vraiment philosophique ? Du côté du rhéteur ou du côté du roi ? Je ne puis m’empêcher de plaindre Alexandre sans cesse averti par de tels discours de l’inutilité des efforts qu’il tentait pour fondre les deux races. On a prêté des propos plus séditieux encore à Callisthène, des excitations directes à l’assassinat : Callisthène n’avait pas besoin d’être si criminel pour être dangereux. Il était le blâme en personne ; sa contenance seule parlait pour lui.