L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XXVI. — MARIAGE D’ALEXANDRE AVEC ROXANE FILLE D’OXYARTES

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Après les fatigues, les festins. Les Macédoniens combattent comme les soldats d’Achille ; en les voyant à table, on les prendrait pour les prétendants qui vidaient les fables d’Eumée, pendant l’absence d’Ulysse. Oxyartes et Sisymithrès semblent avoir voulu rivaliser de splendeur dans les banquets qu’ils offrirent à leurs anciens ennemis devenus leurs hôtes. Ce fut au milieu de ces fêtes que la fille d’Oxyartes, Roxane, se montra pour la première fois aux yeux éblouis d’Alexandre. Comme Achille et comme Barberousse, le jeune conquérant de l’Asie donna sans hésiter son cœur à une captive. La fantaisie n’est pas à noter chez un Turc, mais Barberousse, quand il se laissa séduire, n’avait guère moins de quatre-vingts ans.

Roxane, la fille d’Oxyartes, nubile depuis peu, ne le cédait en beauté à aucune des femmes de l’Asie, si ce n’est peut-être à Statira, l’épouse de Darius. Nul doute à cet égard n’est possible, car nous trouvons ici Ptolémée et Aristobule, Arrien et Quinte-Curce, complètement d’accord : c’est presque dans les mêmes termes qu’ils s’expriment. Epris d’un feu nouveau, Alexandre ne songe pas un instant à user des droits de la victoire. Le héros qui a respecté la compagne du souverain vaincu, se respecte lui-même dans la femme qu’il aime ; son unique pensée est de l’élever jusqu’à lui. Il veut la faire asseoir à ses côtés sur le trône : reine de beauté, son front n’est-il pas digne de porter le diadème ? Action bien plus digne d’éloge que de blâme, dit à ce sujet le savant gouverneur de la Cappadoce. Je le crois parbleu bien ! Il faut être un rhéteur comme Quinte-Curce, pour remarquer, en pareille circonstance, qu’Alexandre, enivré des faveurs de la fortune, ne commandait plus aussi bien à ses passions qu’autrefois. Qu’exigeait donc ce Romain austère ? Qu’Alexandre mourût vierge ? Tel n’était pas le vœu de ses soldats. Le roi de Macédoine justifia son choix par les motifs les plus hautement avouables : rien ne pouvait contribuer davantage, suivant lui, à l’affermissement de l’empire que la fusion des races par le mariage. Le jour où les Macédoniens et les Perses prendraient le parti de s’allier, il n’y aurait plus dans le monde qu’une nation ; les vaincus oublieraient leur défaite, les vainqueurs ne se targueraient plus de leur triomphe.

Qu’un gentilhomme chrétien, voyant sur la côte de Calabre la tour qu’il a défendue jusqu’à la dernière extrémité crouler sous l’artillerie des galères du Grand Turc, soit entré en composition avec un mécréant presque octogénaire et ait consenti à lui donner sa fille, on a le droit de s’en indigner ; mais aucun obstacle religieux ne s’élevait entre les Sogdiens et les Grecs. Oxyartes ne pouvait donc que se montrer honoré de la recherche d’Alexandre, et quel époux, si ce n’est un dieu, lui eût paru plus digne de s’unir à sa fille ? Alexandre, nous apprennent ses historiens, avait l’ouïe fine, la voix forte, l’haleine douce et la peau très blanche. Pour des Grecs amoureux de la forme, toutes ces perfections corporelles étaient loin d’être indifférentes. Les Grecs n’auraient jamais mis sur le piédestal qu’ils dressèrent à leur roi une de ces ébauches imparfaites qui ont si souvent enfermé de grandes âmes. Ni Richard IV, ni Luxembourg, quelle qu’eût été la magie de leurs exploits, ou le succès de leur politique, n’auraient obtenu d’eux les honneurs divins. Les Asiatiques avaient peut-être sur la beauté d’autres idées que les Grecs ; Roxane n’en dut pas moins être un objet d’envie pour toutes les jeunes filles de la Sogdiane. Depuis les noces de Thétis et de Pelée, le monde païen n’avait pas eu le spectacle d’un tel couple prenant le ciel à témoin de ses serments.

La consécration du vœu conjugal eut lieu suivant le rit adopté dans la Macédoine : on apporta un pain ; on le partagea en deux avec une épée, et chacun des futurs époux en prit un morceau, qu’il s’empressa de porter à ses lèvres. C’est par cette cérémonie si simple, dans laquelle nous retrouvons, sans nous en étonner, le mariage par confarréation des Romains, et jusqu’à un certain point l’origine d’une des coutumes les plus touchantes de la primitive Église, qu’Alexandre apprit à l’armée l’engagement solennel qui faisait de Roxane la compagne légitime du maître de l’univers. Qu’il naquit un fils de cette union, et l’on pouvait croire les destinées du monde assurées. Alexandre avait bien tardé à donner aux peuples inquiets cette garantie.

Si grand que soit un homme, il y a toujours un moment critique dans sa vie ; c’est celui où il cesse d’être un pour devenir, par l’association intime d’un autre être à son existence, l’individualité complexe qui s’imprègne, à chaque heure, de toutes les influences d’une personnalité étrangère. L’amitié , pour les souverains surtout, n’est qu’un rêve ; tous ses désenchantements ne peuvent que tourner au profit de la seule affection qui soit réellement basée sur une complète communauté d’intérêts. La personne à laquelle on dit tout ne peut être que la personne qui, par les dispositions prévoyantes de la loi, aussi bien que par l’impulsion de la nature, ne saurait avoir d’autre avenir que le vôtre, dont la grandeur s’édifie pierre à pierre de vos œuvres et de votre gloire. L’amour peut se lasser, l’affection même s’aigrir, sans que la solidarité disparaisse. Il y a donc un constant et je dirai presque un inconscient travail de la part de la faiblesse sur la force, de la sujétion apparente sur l’empire absolu. Ce sont même les organisations morales les plus pénétrables et les plus dociles en apparence qui échappent le mieux à cette domination mystérieuse. Leur inconsistance ne laisse pas de prise sur elles ; comme l’eau qu’on essaye vainement de retenir dans ses doigts, elles fuient par toutes les fissures de leur caractère indécis. L’homme fort, au contraire, quand il est subjugué, l’est vraiment tout de bon ; son orgueil même prend parti pour sa dépendance et la subit d’autant plus qu’il ne se l’avoue jamais. Le jour où Alexandre fit entrer dans sa couché une femme asiatique, non par l’effet d’un soudain et passager caprice, mais par une résolution ferme et délibérée ; le jour où, sans chercher d’autre conseiller que son cœur, il voulut appeler la fille du vaincu à partager le pouvoir suprême, les Asiatiques eurent un roi ; les Macédoniens craignirent avec raison d’avoir perdu le leur. Roxane n’a joué qu’un rôle effacé dans l’histoire ; je soupçonne qu’elle en joua un bien plus important dans le mystère des épanchements secrets. On sait avec quelle passion, dès que l’occasion s’en offrit, elle sut se débarrasser d’une rivale ; ce n’était donc pas un tempérament mou et inerte : elle sortait d’un sang où le crime de tout temps a été commun et la férocité native. L’influence d’Esther sur Assuérus se traduisit par les représailles cruelles dont Mardochée fut l’instigateur ; Oxyartes, devenu un des plus fermes appuis de l’autorité d’Alexandre, resta probablement le conseiller invisible de sa fille. Quand le roi de Macédoine se sentit lassé de la grossière familiarité de ses compagnons, quand il conçut le projet de se soustraire à leur turbulence par une étiquette plus rigoureuse, peut-on douter que sa jeune épouse ne l’ait encouragé à persévérer dans cette voie ?