L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XXI. — LES EMBUSCADES

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Si les grands généraux étaient de purs esprits, ils ne connaîtraient probablement jamais de revers ; malheureusement, ils ne sont comme nous qu’une intelligence servie par des organes ; leur corps fléchit quand leur âme de feu voudrait lutter encore. Alexandre devrait déjà être devant Maracande. A la faiblesse extrême qui rendait sa voix impuissante à dominer le tumulte des batailles, qui lui laissait à peine la force de se faire entendre dans les conseils, est venue se joindre la dysenterie. C’est dans ces conditions qu’il apprend un des plus rudes échecs qu’aient encore subis les armes macédoniennes : les 2.000 fantassins et les 300 chevaux envoyés au secours de Maracande ont péri dans une embuscade. Spitamène commence à donner sa mesure ; nous le verrons de taille à faire regretter aux Macédoniens la mort de Bessus.

Le rusé satrape, devenu par son crime le chef incontesté de la résistance, s’était bien gardé d’attendre sous les murs de Maracande les troupes envoyées par Alexandre au secours de cette ville. A peine informé de leur approche, il avait levé le siège et gagné rapidement les frontières de la Sogdiane. Les généraux macédoniens, Ménédème, Andromaque, Caranus, commettent l’imprudence de vouloir le chasser d’un pays qui leur est complètement inconnu. Us y furent encouragés, assure-t-on, par l’interprète Pharnuque, qui semble avoir eu, en cette occasion, grande hâte de faire montre de son influence et de ses talents de négociateur. Spitamène s’était arrêté sur les bords du Polytimète, le moderne Zerefchan. Le Polytimète, dit Arrien, est un fleuve qui ne le cède pas en grandeur au Pénée. La contrée était boisée, semée de vergers. Telle on la vit alors, telle on la trouve encore. Cette disposition se prête admirablement aux surprises ; on sait quel rôle ont joué les jardins de Grenade dans la défense du dernier asile où les rois catholiques durent forcer les Maures. Les Grecs s’engagent sans défiance au milieu du dédale qu’ils croient abandonné. Leurs chevaux étaient épuisés par de longues marches et manquaient depuis plusieurs jours de fourrage. La troupe imprudente est accueillie par une charge soudaine ; ce sont les Dahiens qui débouchent d’un verger où Spitamène les tenait cachés.

Six cents chevaux envoyés par les Scythes nomades venaient, en effet, de grossir l’armée du satrape. Le désordre se met dans la cavalerie d’Andromaque ; l’infanterie, formée-en bataillon carré, gagne le bord du fleuve. Spitamène l’eût difficilement entamée, car un bois la mettait à l’abri des traits ; Caranus, par malheur, sans se donner le temps de prendre les ordres d’Andromaque, veut, avec l’escadron qu’il commande, mettre la rivière entre ses troupes et les forces supérieures qui le pressent. L’exemple de ce détachement entraîne le reste de l’armée : cavaliers, fantassins, tous se jettent pêle-mêle dans le Polytimète ; l’ennemi s’y précipite à leur suite. Il connaît et choisit les passages où l’eau est la moins profonde ; les Grecs au contraire, dans leur épouvante, perdent pied à chaque instant. Resserré par des rives abruptes en un lit étroit, le Polytimète coule avec la rapidité d’un torrent. Les Scythes les premiers ont occupé le bord ; ils repoussent les Grecs dans le fleuve. Assaillie en avant, en arrière, par les cavaliers, prise d’écharpe par les gens de trait, cette masse confuse tourbillonne et finit par aller s’échouer sur une petite île basse où elle demeure complètement à découvert. Son sort désormais est fixé ; généraux et soldats tombent l’un après l’autre sous les flèches qui les déciment. Les Scythes ne firent même pas quartier aux prisonniers qui sortirent vivants de cette hécatombe. Ce n’était pas un échec, c’était un désastre. Deux mille fantassins et trois cents cavaliers ! Alexandre avait acquis l’empire de Darius à moins de frais.

Que fût-il advenu si, en ce moment, les Scythes d’au delà du Jaxartes n’eussent été contenus par la sévère leçon don t ils saignaient encore ? Peu t-on croire que ces belliqueuses tribus se fussent bornées à détruire la cité naissante qui s’élevait sur le bord de leur fleuve ? Il est bien plus probable qu’ils auraient inondé la Sogdiane. On les eût vus couvrir cette riche province de ruines et faire regretter aux populations le joug dont Spitamène s’efforçait de les délivrer. Nous devons, en effet, prendre soin d’écarter de nos éléments d’appréciation ce que l’empereur Napoléon appelait à si juste titre des niaiseries historiques. La facilité que montrent les anciens à prêter des vertus chimériques aux nomades de ces grandes solitudes qui furent, à toutes les époques de l’histoire, l’écueil des conquérants, ne prouve qu’une chose : le besoin de la société antique de croire à un état idéal d’où les passions qui la dévastaient resteraient absentes. Qui pourrait ajouter foi aujourd’hui à la modération et à la cordialité bienfaisante des Evergètes ? Qui croira, sur la parole d’Homère et d’Aristobule, à la pauvreté volontaire des Abiens ? Ces Scythes qui, suivant le langage prêté à un de leurs vieillards, se vantaient « de n’avoir reçu en partage qu’une paire de bœufs, une charrue, un javelot, une flèche et une coupe », s’étaient déjà, longtemps avant la venue d’Alexandre, frayé un chemin sanglant à travers la Perse et la Syrie, pour aller ravager l’Égypte. Ne vous fiez pas trop à la cuiller de bois du moujik ! Le peuple scythe, dit le prophète Joël, trouvera la terre comme un lieu de délices ; il la laissera comme un désert affreux. On entendra le bruit de ses chariots semblable au bruit du feu qui dévore la paille. Du Jaxartes à la Thrace, ces Barbares enveloppaient l’Asie et l’Europe : la Thrace, comme ils le disaient eux-mêmes, confine à la Macédoine. Pourquoi donc s’indigner de la prétendue ambition d’Alexandre, et ne pas rendre plutôt hommage à son prévoyant héroïsme ? Il y a des guerres qu’on peut faire pour l’amour de l’art ; ce ne sont pas, soyez-en certains, celles qui ont le désert ou les glaces du pôle pour théâtre. Les plus grands politiques ne peuvent se flatter de travailler pour l’éternité ; ils font beaucoup déjà quand ils ajournent de quelques siècles l’irruption qui doit, fatalement et dans un avenir insondable, porter atteinte à la sécurité de leur pays. L’empire romain lui-même a bénéficié pendant trois cents ans des campagnes d’Alexandre sur les bords du Jaxartes.

A l’annonce du revers que viennent de subir ses troupes, Alexandre ne veut laisser à personne le soin de châtier Spitamène ; il ne se frappe pas la tête contre la muraille, ne s’écrie pas : Pharnuque, rends-moi mes légions ! il prend, comme d’habitude, la moitié des hétaires à cheval, les hypaspistes, les archers, les Agriens, les troupes légères adjointes à la phalange, et sur-le-champ se met en marche pour Maracande. C’est là qu’il se croit sûr de retrouver le vainqueur gonflé de son triomphe. Spitamène, en effet, est revenu investir la ville ; s’il ne réussit pas à l’emporter d’assaut, il a du moins la chance de l’affamer. Le Barbare ne connaît donc pas l’activité d’Alexandre ! En trois fois vingt-quatre heures le roi franchit les 276 kilomètres qui le séparent de Maracande ; le matin du quatrième jour le voit apparaître devant la place. La plaine est déserte ; Spitamène est déjà en route pour le désert. Ces bandes de nomades ont toujours une oreille au guet ; on ne les surprend pas. Autant vaudrait se flatter de surprendre l’écureuil endormi.

La Sogdiane, telle que la décrit Quinte-Curce, est une contrée d’où l’on gagne aisément des espaces entièrement dépourvus de cultures, d’eau et d’habitants. De vastes solitudes y occupent en largeur près de 150 kilomètres. Les Russes eux-mêmes n’essayeraient pas aujourd’hui d’aller chercher les Turcomans au milieu du Kizil-Koum — les sables rouges. — Alexandre cependant s’est élancé sur les traces de son insaisissable adversaire ; il double les étapes et arrive aux bords du Polytimète. Les misérables restes des soldats de Ménédème, d’Andromaque et de Caranus y gisent encore mutilés, privés de sépulture. Le roi les fait rassembler dans une fosse commune et ordonne qu’on leur rende à la hâte les honneurs funèbres, car il ne peut se résigner à perdre l’espoir d’atteindre Spitamène et de terminer ainsi la guerre d’un seul coup. Spitamène est plus difficile à joindre que ne le fut jamais Abd-el-Kader. Alexandre parcourt en vain tout le pays qu’arrose le Polytimète, toute la vallée du moderne Zerefchan ; nul indice ne lui révèle la direction qu’ont prise les bandes ennemies. La horde a disparu au milieu des dunes sablonneuses qui entourent encore aujourd’hui Bokhara ; on dirait qu’elle a été brusquement engloutie par quelque gouffre, comme le fleuve dont le cours invisible n’est plus indiqué, si l’on en croit Quinte-Curce, que par le murmure souterrain de ses eaux.

Alexandre se décide à revenir sur ses pas, l’agitation de la Sogdiane est loin d’être calmée ; la révolte sourd de tous les points du sol, et cette race indomptable est dure à exterminer. Les captifs qu’on mène au supplice entonnent avec une farouche et sauvage allégresse leur chant de mort ; ils mêlent, dans leur fier dédain du supplice, les contorsions bizarres d’une danse guerrière aux accents provocants de l’hymne de défi. En lisant ces détails, nous serions tentés de nous croire transportés au sein des prairies du Nouveau Monde. L’homme qu’un état de civilisation imparfait oblige à lutter tous les jours pour la vie, abandonne généralement ce bien si précaire sans grande émotion et sans étonnement ; la résignation lui est plus facile qu’à celui qui s’est habitué à n’attendre la fin de son existence que du cours régulier des saisons. Alexandre fut frappé de la fière contenance de ces Sogdiens. Désespérant de les subjuguer par la terreur, il se proposa, dit Quinte-Curce, de les conquérir par ses bienfaits. Tant que le bienfaiteur garde la puissance, le calcul a chance, en tout pays, de réussir ; Alexandre cependant n’y eut recours qu’après avoir nettoyé la contrée des Barbares les plus dangereux et avoir fait table rase de leurs repaires. Celte affirmation énergique de sa force paraît avoir aidé beaucoup au succès de sa clémence. A dater de ce jour, les Sogdiens, comme les Bactriens et les Perses, eurent part à ses faveurs ; plusieurs ont figuré au nombre de ses gardes. La cour de Russie n’a pas d’autre politique ; les sauvages domptés deviennent, dès qu’ils ont été plies à la discipline européenne, l’avant-garde des armées innombrables du Tsar blanc.