L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XIII. — LE KOHISTAN DE CABOUL ET L’ALEXANDRIE DU CAUCASE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Ferrier, malgré tout l’intérêt qui s’attache à ses récits, nous a très vraisemblablement fait perdre le fil qui, dans ces labyrinthes de la Paropamisade, nous maintenait sur les traces d’Alexandre. Il est à peu près certain que le jeune héritier de Darius n’a jamais cherché à pénétrer dans la Bactriane par la vallée de l’Heri-Roud. Puisqu’il s’est dirigé, en quittant l’Arachosie, vers Ortospana, il a dû s’engager, pour franchir l’Hindou-Kouch, dans une de ces passes qui s’ouvraient au nord devant lui. Si nous voulons retrouver ses vestiges, reprendre en quelque sorte avec lui et avec l’infatigable cavalerie des hétaires la poursuite de Bessus, il faut nous hâter de sortir des défilés du Sefid-Koh et du Siah-Koh, pour nous reporter de 400 ou 500 kilomètres plus à l’est et retourner à Caboul. C’est dans le Daman-Koh et dans le Kohistan de Caboul que le sol même nous parlera de la conquête macédonienne ; partout ailleurs nous ne foulerions que les cendres des Huns et des Mongols, avec la poussière des villes qu’ils ont rasées.

Le Kohistan a été comparé à un bol de punch. La circonférence de ce bassin, entourée de tous côtés par de hautes montagnes, n’a pas moins de 60 ou 70 kilomètres. Tous les voyageurs en parlent avec enthousiasme, « Les méandres des rivières, nous dit M. Charles Masson, l’aspect pittoresque des jardins et des châteaux, la verdure des pâturages , le développement hardi et varié des montagnes environnantes que couronnent les sommets neigeux de l’Hindou-Kouch, offrent un paysage dont il est difficile de se figurer la beauté, quand on ne Ta pas vu de ses propres yeux. Ni le Kohistan de Meshed, ni le plateau accidenté d’Hérat, ni les environs même d’Ispahan, si dignes cependant d’admiration, ne peuvent être mis en parallèle avec le Kohistan de Caboul. » Le Daman-Koh, presque contigu, mais situé plus à l’ouest, serait seul en état de disputer la palme à ce paradis terrestre. C’est dans le Daman-Koh que se trouve le district d’Istalif. Nulle description, s’écrie le lieutenant Burnes, ne saurait donner une idée de ce délicieux pays. Tout le long de la route, ce ne sont qu’admirables vergers et ruisseaux innombrables coupant de leur lit sinueux les vallées. Chaque coteau, pour peu qu’il soit exposé au midi, a sa vigne, dont les grappes purpurines donnent à la terre même une teinte rougeâtre ; de majestueux noyers ombragent le chemin et interceptent de leur feuillage opaque les rayons du soleil. L’air qu’on respire est vif et fortifiant... A un kilomètre de l’endroit où nous dressons notre tente, s’élève la ville d’Istalif, pyramide de terrasses entassées l’une sur l’autre, qui porte à son sommet, comme une couronne au front, une blanche chapelle ensevelie sous un bois de platanes. Entre notre campement et Istalif s’étend une étroite vallée, au fond de laquelle coule un ruisseau rapide. Si l’on suit du regard le cours de ce fleuve naissant, on voit la vallée peu à peu s’élargir et se déployer enfin pour former une vaste plaine toute couverte d’arbres et de verdure. Au delà se dressent des montagnes rocheuses que blanchit une neige toute fraîche tombée delà veille, et plus loin, bien plus loin, apparaît l’Hindou-Kouch avec ses sommets géants revêtus de leurs frimas éternels. Le spectacle est à la fois d’une grandeur sublime et d’une beauté douce et enchanteresse. La vallée d’Istalif renferme, assure-t-on, plus de 6.000 vergers.

Il n’était pas besoin de s’appeler Alexandre pour se sentir tenté d’asseoir les fondements d’une grande ville sur un terrain aussi bien préparé. La plaine de Begram, qui s’étend un peu plus au nord, mais dont le bord méridional confine au riant vallon d’Istalif, a évidemment recueilli au moment du passage d’Alexandre, et peut-être même à une époque beaucoup plus reculée, le bénéfice de l’heureux voisinage. Elle se montre encore couverte de petits monticules, qui ne sont, tout le fait présumer, que d’antiques amas de décombres. Une citadelle naturellement forte par sa position dominante, la citadelle de Kaffir-Killa (le fort infidèle), commande sur ce point les terres basses du Kohistan ; trois rivières réunies en un seul cours d’eau baignent la base de l’éminence, dont la vieille forteresse occupe le sommet. Le lieu est aujourd’hui désert ; on y peut toutefois retrouver encore la trace des anciens aqueducs. Le nom de Begram serait composé, suivant M. Masson, d’un mot turc , qui voudrait dire chef, et d’un mot hindou gram, qui signifierait ville. La situation, dit Burnes, était bien choisie pour une capitale : terrain sec, plat, élevé ; pays riche et touchant presque aux passes qui conduisent dans la Tartarie. La distance entre Begram et Caboul peut être, à vol d’oiseau, évaluée à 40 kilomètres environ. Tel est le sol que M. Masson s’est appliqué à fouiller pendant quatre années consécutives. Il a recueilli, de l’année 1833 à l’année 1837, 60.000 pièces de monnaie, un très grand nombre de cachets gravés, dont quelques-uns portent des inscriptions, des figures d’hommes et des figures d’animaux, d’oiseaux particulièrement, des cylindres, des amulettes, des anneaux et une foule d’autres babioles, généralement objets de bronze et de cuivre. C’est très probablement aux terrains funéraires de l’ancienne cité que l’heureux antiquaire a dû cette magnifique moisson. Les anciens prenaient soin de déposer des pièces de cuivre ou d’argent dans les tombeaux, pour donner au mort le moyen de payer le passage des rivières qui arrosaient le royaume des ombres ; à ces monnaies, on joignait souvent les objets qu’on supposait avoir été chers à celui dont on confiait les dépouilles mortelles ou les cendres renfermées dans une urne à la terre ; les amis venaient également apporter au sépulcre leurs offrandes votives. Des fers de flèches se rencontrent fréquemment au milieu de ces débris funèbres ; ils attestent que le mort était un guerrier. Quant à l’immense variété de pierres gravées et de figurines qu’on a pu se procurer par ces fouilles, M. Masson en explique fort ingénieusement la présence par ce passage remarquable, en effet, d’Hérodote : A Babylone, nous apprend le père de l’histoire, chacun porte un cachet au doigt et une canne à la main. La canne a pour pomme une petite figure sculptée, représentant, tantôt un aigle, un bélier, une brebis, tantôt un lis, une rose ou tout autre objet.

Les monnaies trouvées à Begram ne remontent pas seulement au temps d’Alexandre ou aux règnes de ses successeurs ; on en a récolté de toutes les époques. Un grand nombre appartient à Père musulmane et porte, au lieu de caractères grecs ou sassanides, des inscriptions koufiques. Il est donc fort probable que cette capitale du Kohistan subsista pendant plusieurs siècles encore après l’invasion arabe, et qu’elle ne fut détruite que par les hordes sauvages de Gengis-Khan. Par qui fut-elle fondée ? Tout fait présumer — les textes anciens et les fouilles modernes semblent s’accorder pour l’établir — que Begram dut son origine au séjour prolongé d’Alexandre dans la Paropamisade. Begram fut vraisemblablement l’Alexandrie du Caucase, et Kandahar l’Alexandrie du pays des Arachotes.