L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE VI. — VOYAGE DE L’ADJUDANT GÉNÉRAL FERRIER. DE TÉHÉRAN À HÉRAT

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Les pays que nous avons jusqu’ici parcourus ne répondent pas à l’idée qu’on se fait généralement de la Perse. Les vallées du Farsistan ou celles de l’Irak-Adjémi, les plaines inondées du Ghilan et du Mazandéran ne ressemblent guère, en effet, à ce grand plateau iranien qui fut, aux premiers âges du monde, l’étape passagère des migrations aryennes. Épine dorsale de l’Asie, le plateau de l’Iran, dont l’altitude moyenne est d’environ 1.200 mètres, a pour caractère distinctif une configuration singulière : les lèvres du bassin y sont partout plus élevées que le bassin qu’elles encadrent, et pas une des rivières qui traversent cet espace immense n’arrive jusqu’à l’Océan. Le major Olivier Saint-John en a fait, je crois, le premier la remarque : Chaque goutte d’eau, dit-il, qui tombe sur le plateau persan s’évapore dans les limites de ce plateau même. L’ensemble de la Perse, à l’exception des bords de la mer Caspienne et des pentes occidentales du mont Zagros, est, en fait, un désert. Le savant géologue anglais à qui nous empruntons ces détails définit ainsi le vaste empire des Khadjars : Des plaines stériles séparées l’une de l’autre par des hauteurs également stériles. — Ce qui frappe le plus les yeux, ajoute-t-il, c’est la grande prédominance des formations de récente origine : gravier, sable et argile. Tous ces dépôts sont là plus apparents qu’ils ne le seraient ailleurs, à cause de la pauvreté de la végétation et de l’absence de culture dans la majeure partie du pays. Les stratifications gypseuses se présentent en outre presque partout en Perse ; le sol, dès qu’il se trouve exposé à une humidité suffisante, se couvre d’une efflorescence qui forme, à la surface, une mince couche blanchâtre et, dans les dépressions, des fondrières d’une boue limoneuse et salée. Ces marais sont appelés kavir dans le nord de la Perse et kafeh dans le sud ; ils diffèrent peu, je pense, des chotts de l’Algérie. Celui que nous a décrit Pietro della Valle n’est qu’un kavir de second ordre ; le principal kavir occupe un bien autre espace : on le désigne sous le nom de Dasht-i-Kavir (le grand désert de sel).

Suivant le major qui nous sert de guide, on devrait comprendre dans la zone hydrologique du plateau iranien l’Afghanistan et la portion septentrionale du Kélat. Les limites de cette région seraient alors : au nord, l’Elbourz et les chaînes qui relient l’Elbourz au Paropamisus, l’Hindou-Kouch moderne ; à l’ouest, les montagnes du Kourdistan et la longue cordillère du Zagros ; à l’est, le mont Soliman et les autres soulèvements qui bordent le territoire hindou ; au sud enfin, le massif du Kerman méridional et les terrains élevés du Béloutchistan. Le major Saint-John évalue à 1.580.000 kilomètres carrés la superficie totale de la Perse proprement dite ; à 932.000 celle du plateau. Le premier de ces chiffres diffère peu de celui que nous fournirait l’Europe méridionale : Espagne, Portugal, Italie, Grèce, Turquie d’Europe, Monténégro, Serbie et Roumanie, rassemblés dans un tout compact ; pour se rapprocher du second, il serait nécessaire de réunir par juxtaposition les surfaces du royaume entier de la Grande-Bretagne, des Pays-Bas, de la France et de la Belgique. Tous nos départements couvriraient à peine la moitié du plateau persan. Dans les expéditions dont nous allons bientôt aborder le récit, nous devrons constamment avoir cette considération présente à la pensée : le désert est partout, et les distances à franchir sont énormes.

La Perse orientale, cette immense région conquise par Cyrus et par le fils d’Hystaspe, était mieux connue des Mèdes qu’elle ne Ta jamais été des Grecs et des Romains. Elle comprenait au nord la Parthiène, la Margiane, la Bactriane, la Sogdiane ; au centre, le grand désert, l’Arie, la Drangiane, l’Arachosie ; au sud, la Gédrosie et la Carmanie. Aces divisions anciennes correspondent aujourd’hui le Khorasan, le Turkestan, l’Afghanistan, le Sistan, le Béloutchistan et le Kerman. Strabon s’est surtout occupé des populations nomades dont le territoire bornait les provinces conquises par Alexandre ; il nous montre, au nord de la Perse, prêts à fondre sur la monarchie qui les a refoulés, les Massagètes, les Dahiens, les Khorasmiens et les Saces. Ces quatre grandes tribus pourraient être désignées d’un seul nom : ce sont des Scythes. Les Sogdiens et les Bactriens appartiennent également à la race touranienne. Il n’y a guère de différence, nous dit Strabon, sous le rapport du genre de vie, des coutumes, des mœurs, entre ces populations sédentaires et les nomades qui les avoisinent. M. l’adjudant général Ferrier faisait, en l’année 1850, la même remarque : les Uzbeks de Khi va, de Bokhara, de Balkh, ne s’éloignent pas sensiblement des peuplades errantes du Turkestan. Visage plat, large et pointu par le bas, barbe blonde, menue et mal plantée, tête souvent trop petite et percée de deux trous qui rappellent par la forme les yeux chinois, tel est le type commun à ces deux familles séparées d’une même race. Seulement, ajoute M. Ferrier, les Turcomans sont nomades ; les Uzbeks, citadins ou villageois. Les études préliminaires qui ont été faites pour l’établissement d’un chemin de fer destiné à relier Téhéran à Hérat admettent deux tracés dont les avantages, paraît-il, se balancent ; la marche d’une armée — si c’est une armée qui doit se rendre, dans les conditions actuelles, sur les confins de l’Afghanistan — a des exigences qui ne permettent guère d’hésiter dans le choix de l’itinéraire. Ce qu’une armée a coutume de chercher avant tout, c’est de l’eau et des vivres : on n’est assuré d’en rencontrer que sur la route qui passe par Nichapour et Meshed. Une ceinture de montagnes semble avoir, par une ligne de démarcation bien tranchée, assigné de ce côté aux Scythes et aux Persans le domaine que la nature leur a dévolu. Cette ceinture que le major Saint-John appelle avec raison le rebord septentrional du plateau iranien, à l’est de la mer Caspienne, rattache les monts de l’Hyrcanie au Paropamisus, une des barrières de l’Inde. Elle se compose de deux ou trois chaînes successives : le Kuren Dagh, le Kopel Dagh et les monts Gulistan. Le nord du Khorasan — la terre du soleil — doit sa fertilité à l’heureux voisinage de ces montagnes ; les eaux qui s’en épanchent maintiennent encore un peu de verdure et de végétation sur la lisière du désert.

Un géographe de Bokhara qui mourut à Constantinople en 1830, après y avoir séjourné trente-trois ans, Mir-Abdoul-Kerim, compte de Téhéran à Meshed vingt-cinq étapes ; Ferrier a parcouru cette même route en vingt-deux jours, mais ses journées furent singulièrement bien employées, car elles comprennent 185 heures de marche. Quelle est donc la distance réelle entre Téhéran et Meshed ? Si l’on se bornait à la mesurer sur la carte, on ne s’en ferait pas une idée exacte Bien que la route soit en général plate et unie, il est certains points cependant où le chemin traverse des montagnes, gravit des pentes fort roides, pour redescendre les versants opposés. On peut donc tenir pour certain que l’intervalle qui sépare Téhéran de Meshed dépasse d’une quantité notable le chiffre qu’on obtiendrait en s’en rapportant uniquement au compas. D’un autre côté, j’hésite à donner constamment aux farsangs la valeur de six kilomètres que Buckingham et Ferrier m’autorisent à leur attribuer ; ces voyageurs eux-mêmes ont, en effet, pris soin de nous prévenir que jamais mesure itinéraire ne fut plus facultative et plus variable. Je flotte donc d’une limite à l’autre. Quel que soit le parti auquel je m’arrête, l’erreur, si j’en commets, ne me fera pas exagérer les fatigues que dut éprouver l’armée d’Alexandre, quand il lui fallut se transporter des rivages de la mer Caspienne au pied des montagnes du Caboulistan. Je suppose cette armée partie de Zadracarta et revenue à Hécatompylos : c’est là qu’ont été réunis les divers dépôts de troupes et de vivres, là qu’en prévision d’une expédition nouvelle ont été rassemblés de tous côtés les approvisionnements. Si Téhéran n’occupe pas l’emplacement de Rhagès, si Hécatompylos ne s’est pas élevée aux lieux où nous voyons aujourd’hui la ville moderne de Damghân, il s’en faut de si peu que les calculs de marche n’en seront pas sensiblement altérés. J’admets donc qu’Alexandre, pour se rendre d’Hécatompylos dans l’Arie, aura marché pendant 198 heures au pas ordinaire d’un cheval et aura parcouru de 700 à 800 kilomètres. Strabon, sur la foi d’Ératosthène, nous dit 833 ; les arpenteurs des marches, Diognète et Bœton, eu avaient mesuré 838 ; nous verrons ce qu’en penseront un jour les ingénieurs du chemin de fer. Une chose du moins demeure incontestable, et c’est déjà beaucoup : une caravane peut aller de Téhéran à Damghân en 73 heures, de Damghân à Meshed en 111, de Meshed à Hérat en S6. Elle fera sans doute à ce train d’énormes enjambées, des étapes de 35, de 40, de 50, quelques fois même de 60 kilomètres ; elle ne suspendra sa marche qu’un instant à Meshed. Elle passera par des altitudes généralement uniformes : 1173 mètres à Deh-Mollah, le premier village qui suit Damghân, 1125 à Miyameh, 1249 à Ferrah-Abad, 973 à Mezinan, 912 à Mehir, 1155 à Sebz-var. Le terrain, à partir de Sebz-var, s’accidente davantage : Nichapour est à 1474 mètres au-dessus du niveau de la mer, Dèh-Roud à 1763. De ce point culminant on descend par Tjagar et par Turgorch vers Meshed, dont l’élévation n’est plus que de 935 mètres. Un des compagnons du major général sir Frederick Goldsmid, le major Evan Smith, évaluait, en 1872, à 896 kilomètres la distance de Téhéran à Meshed ; il en mesurait 541 entre Meshed et Damghân. Ces chiffres diffèrent peu, on le voit, de ceux qu’il est permis de déduire du journal de marche de Ferrier. Poursuivons maintenant notre chemin de Meshed sur Hérat. Nos étapes, dont les employés du chemin de fer ne tarderont pas à répéter les noms, s’appelleront, dans Tordre où je les cite : Turokh, Sing-Best, Hédirch, Mahmoud-Abad, Tourbet-Cheikh-Dami, Kariz, Kussang, Roouzé Nak, Chékivan Mimizak. Je suis toujours porté à plaindre les soldats d’Alexandre emportés comme une nuée de sauterelles dans ce tourbillon qui roule, sans s’arrêter, d’occident en orient ; mais ici j’allais, en vérité, commettre une grave erreur. Le laconisme de Quinte-Curce et d’Arrien m’avait donné à penser que ces soldats s’étaient, en quittant l’Hyrcanie, jetés à corps perdu au milieu du désert ; Ferrier a tout à fait redressé mes idées à cet égard. Même aujourd’hui où tant de dévastations ont passé sur l’Asie, ce n’est pas un désert qu’on traverse, quand on s’achemine de Damghân sur Meshed. Grâce à M. Ferrier, il n’est pas de route en Perse dont nous puissions apprécier plus sûrement les ressources. Notre compatriote voyage en soldat et voit les choses en commandant d’armée. C’est lui qui nous apprend que, depuis le commencement de mai jusqu’à la fin de septembre, le vent de nord-ouest souffle sur le plateau avec une violence extrême. La poussière est souvent si épaisse qu’on ne pourrait, dit Ferrier, distinguer les objets à deux pas devant soi. Encore la poussière d’Arbèles ! On la retrouvera donc partout dans l’empire de Darius ! N’est-ce pas là un renseignement dont il faille tenir compte sur cette mer mise à sec par un cataclysme, et ne conviendrait-il pas, en cas de rencontre, de s’y conduire en marin, je veux dire de manœuvrer, avant de combattre, de façon à prendre le dessus du vent ? Les soldats du train, en tout cas, feront sagement de bien assujettir les bagages.

Au temps de Schah-Abbas, Damghân contenait quinze mille maisons ; la même ville n’en renferme plus que trois cent vingt-six qui soient encore habitées : des jardins et des champs labourés ont remplacé les constructions qui ont disparu. De Damghân à Dèh-Mollah, on longe d’assez près une petite chaîne de montagnes. La route est plate, mais en grande partie argileuse. Elle se raffermit en approchant de Châh-Roud et devient tour à tour sablonneuse et pierreuse. Comme Damghân, Châh-Roud, ville de neuf cents maisons, a sa citadelle, son mur d’enceinte et son fossé. A six kilomètres plus au nord, M. Ferrier nous fait remarquer Bostam, chef-lieu d’un district qui n’embrasse pas moins de trente-huit villages, tous riches, fertiles et bien peuplés, Si jamais les Russes, observe l’adjudant général, fort en froid à cette époque avec la cour persane, s’emparent du Mazandéran, Châh-Roud et Bostam leur serviront de tête de pont pour se garder contre un retour offensif.

En lisant le voyage de Ferrier, je me suis parfois demandé pourquoi les caravanes se condamnaient à de si longues étapes ; l’explication de cette hâte qui doit beaucoup accroître les fatigues de la route n’est peut-être que trop naturelle. Les caravanes sont probablement obligées de franchir d’un trait tout l’espace qui sépare un cours d’eau d’un autre cours d’eau. Semblable nécessité régla au Mexique les étapes de nos troupes ; mais ces nécessités-là ne font pas honneur au pays où elles se produisent. Si Alexandre a dû, comme Ferrier, se porter de Châh-Roud à Miyameh, de Miyameh à Ferrah-Abad, de Ferrah-Abad à Abbas-Abad, d’Abbas-Abad à Mezinan, à Mehir, à Sebz-var, à Zafferani, à Nichapour, je comprends qu’il y ait eu quelques murmures au bivouac, car ces marches dépassent de beaucoup l’étape habituelle. L’aspect du district doit pourtant avoir déridé les fronts. Pour que la banlieue de Sebz-var, exposée comme elle l’est aux incursions perpétuelles des Turcomans, soit encore aujourd’hui a couverte de beaux villages et, ce qui est plus rare en Perse, de cultures dont l’œil ne découvre pas la fin », il faut que le pays soit singulièrement fertile.

Entre Zafferani et Nichapour, une chaîne de montagnes coupe obliquement la plaine ; aussi la route suit-elle des sinuosités sans fin, restant presque constamment encaissée entre des hauteurs. Après quatorze heures de marche, Ferrier arrive accablé de fatigue à Nichapour. Un territoire arrosé par douze mille cours d’eau ne saurait manquer de moissons. La plaine de Nichapour en possédait douze mille autrefois : un grand nombre de ces puits ou de ces canaux sont maintenant taris ; cet appauvrissement n’empêche pas les environs de Nichapour de nous offrir encore le spectacle d’une fécondité prodigieuse. Nichapour, nous apprend M. Ferrier, a été jadis une des villes les plus grandes et les plus riches de la Perse. On prétend que Touli-Khan, fils de Gengis, lorsqu’il prit Nichapour en l’année 1220, fit mettre à mort près de deux millions d’habitants. Aujourd’hui la cité déchue renferme tout au plus 8.000 âmes.

De Nichapour à Dèb-Roud, l’admiration de Ferrier ne fait que croître. Cette étape, nous dit-il, n’est qu’une longue promenade — une promenade de 30 kilomètres — sur un chemin sablonneux et facile, à travers des jardins, des cultures et des villages parfaitement arrosés... En voyant cette belle et féconde nature, on comprend sans peine la prédilection que divers souverains ont montrée pour Nichapour. C’est vraiment le séjour le plus délicieux qu’on puisse imaginer.

Meshed, cité sainte, n’a pas subi la triste déchéance de Nichapour ; c’est encore de nos jours une ville florissante de 60.000 âmes. Malgré le voisinage dangereux des Turcomans, elle est devenue l’entrepôt général de toutes les marchandises que la Perse échange avec les États tartares et avec l’Afghanistan. Plus de 50.000 pèlerins y viennent chaque année visiter le tombeau de l’Imani Raza. Meshed, suivant Ferrier, n’a guère plus d’un millier d’années d’existence ; Alexandre n’a donc pu la trouver sur sa route. La ville où le conquérant s’est arrêté avant de pénétrer dans l’Ane, ville qu’Arrien nous désigne sous Te nom de Stisia, était probablement Thous, cité ruinée dont les débris sont encore visibles à 36 kilomètres au nord de Meshed. Presque partout il en est ainsi : Bagdad, Shouster, Istakar, Hamadan, Téhéran, Damghân, ont mis à profit, comme Meshed, les ruines d’une cité antique. Ceux qui les édifièrent se gardèrent bien de vouloir les asseoir au milieu de décombres qu’il eût été trop long de déblayer ; peut-être aussi quelque crainte superstitieuse les engagea-t-elle à fuir des lieux sur lesquels la colère céleste avait passé.

De Meshed à Hérat, on compte environ 300 kilomètres, 10 étapes et 86 heures de marche. Pour accomplir cette seconde partie du voyage, Ferrier se procure à Meshed deux chameaux. Avec la nature du sol, les moyens de transport ont changé. De Meshed à Turokh, le terrain se présente uni et facile. De Turokh à Sing-Best, la route devient plus ondulée, montueuse» entrecoupée, sans cesser cependant d’être bonne. De Sing-Best à Hédireb, nous retrouvons la plaine ; d’Hédireh à Mahmoud-Abad, le chemin reste plat ; sur certains points on le trouve sablonneux et solide ; sur d’autres, argileux et prompt à se défoncer. De Mafamoud-Abad à Tourbet-Cheikh-Djami, le voyageur ne rencontre pas un obstacle ; de Tourbet-Cheikh-Djami à Kariz, le sol n’est pas moins aplani. Quelle idée fausse je me faisais du trajet d’Hécatompylos aux frontières de l’Arie ! Mais c’est vraiment un jeu de conduire jusque-là une armée.

Kariz, petit bourg de soixante maisons, est le dernier village qui appartienne de ce côté à la Perse. D’immenses ruines, dit Ferrier, l’environnent et dénotent un pays antérieurement très peuplé. Kussang est à 30 kilomètres de Kariz ; je me sens lassé d’ajouter : La route est unie et facile. On n’en rencontre pas d’autre de Téhéran à Hérat ; nous ne sommes pas ici au milieu des vallées de la Médie et de la Perside. Ferrier a eu un instant la pensée de chercher dans les environs de Kussang l’antique capitale de l’Arie ; il y a renoncé. Artacoana restera donc pour nous aux lieux où l’ont d’un commun accord placée les érudits, sur les bords de l’Heri Roud et non loin de la situation occupée aujourd’hui par Hérat.

Quand il célébrait les charmes de la fertile campagne de Nichapour, l’intrépide voyageur a cru cependant devoir nous prévenir que le climat y était un peu froid en hiver. Les rigueurs de la température ne doivent pas être moindres à Kussang, puisqu’une armée entière — l’armée afghane d’Ahmed-Châh Sudozéhi — fut, en 1752, détruite par le froid sous les murs de Kiaffir Kalèh, fort aujourd’hui ruiné qui n’est pas à plus de 18 kilomètres de Kussang. Depuis qu’en venant de Bagdad, Ferrier est entré dans les montagnes médiques, il n’a pas rencontré un cours d’eau auquel on pût raisonnablement donner le nom de rivière ; à Kussang, c’est aux bords d’un véritable fleuve, d’un fleuve bordé, sur une longueur de plus de 72 kilomètres, d’arbres de haute futaie et de taillis, qu’il aura la satisfaction de dresser sa tente. L’Héri-Roud — l’Arius des anciens — prend naissance au centre de la Paropamisade, traverse le territoire d’Hérat, celui de Kussang, et va se perdre, comme tous les fleuves du plateau iranien, dans les sables. La ville de Kussang, au rapport de notre compatriote, n’est plus qu’une vaste ruine ; on y compte à peine quatre cents maisons.

A quoi bon mentionner les deux étapes qui précèdent Hérat — Roouzé Nak et Chékivan Mimizak — si ce n’est pour s’applaudir encore avec Ferrier d’y retrouver une bonne route de sable et de gravier ? Sur un parcours de 800 kilomètres, —à quelque soixantaine de kilomètres près, la distance de Paris à Marseille, — cette complaisance inusitée du sol ne se dément que trois fois : près de Zafferani, aux approches de Dèh-Roud, et enfin de Dèh-Roud à Turgoreh. Pour arriver à ce dernier village, Ferrier a dû traverser la montagne la plus rude et la plus escarpée qu’il eût franchie en Perse. Il lui a fallu trois heures d’une ascension pénible avant d’en pouvoir atteindre le sommet. La cime, en effet, doit être haute, car le soleil de mai y prodiguait en vain ses rayons. Un froid glacial faisait regretter aux voyageurs les ardeurs souvent si incommodes de la plaine. Voilà, on ne peut le nier, un sérieux obstacle. Ferrier nous prévient qu’on peut l’éviter : il suffît d’allonger sa roule de 50 ou 60 kilomètres. De Dèh-Roud à Hérat, on s’est abaissé de 957 mètres ; de Meshed à Hérat, on n’a guère changé de niveau : l’altitude de Meshed est de 935 mètres ; celle d’Hérat, de 805. Les Persans n’ont jamais mis en doute que la ville d’Hérat n’eût été fondée par Alexandre. Yaquout, le géographe, assigne à cette ville, dont les Afghans, après mainte alternative, ont fini par garder la possession, un rang exceptionnel parmi les cités persanes. Il célèbre avec enthousiasme la richesse de son sol, l’abondance de ses eaux, la beauté de ses jardins ; il vante surtout Hérat pour le grand nombre de savants et d’hommes de mérite qu’elle a produits. Les poètes ont succédé au géographe ; ils ont à leur tour chanté cette terre abondante féconde, rafraîchie par le vent du nord, où mûrit le raisin, où flétrissent la jacinthe et le narcisse. Quand la prospérité d’Hérat était à son apogée, on ne parlait dans l’Asie entière que de ses édifices, de ses douze portes et de sa double enceinte. La voix publique lui attribuait alors 444.000 maisons, 12.000 boutiques, 6.000 bains ou caravansérails. A la plaine dont cette capitale occupe le centre, nous dit M. Ferrier, viennent se relier toutes les routes qui aboutissent aux principales contrées de l’Asie. C’était la route de l’Inde que les Anglais tenaient à défendre, lorsqu’en 1838 ils prodiguaient leur or et leurs conseils aux habitants d’Hérat assiégés par les Persans. Cet Afghanistan qui leur a coûté tant de sang et de peines, les Anglais l’opposent comme un boulevard à la Perse, parce qu’ils craignent et ont probablement juste sujet de craindre que la Perse elle-même n’ait pas de boulevard suffisant à opposer k la Russie. Nulle puissance n’a plus foi dans la force musulmane. On s’était un instant flatté de neutraliser pour ainsi dire en des mains inertes les plus riches portions da globe, et Montesquieu lui-même n’entrevoyait pas de meilleur moyen d’arrêter des compétitions funestes. Quel est l’homme politique qui ne se soit aujourd’hui détaché de cette illusion ?