L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE IV. — CONQUÊTE DE L’HYRCANIE. - CLÉMENCE D’ALEXANDRE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Bessus fuyait : avant de songer à le poursuivre avec des soldats harassés et des chevaux fourbus, il fallait se demander ce qu’allaient devenir ces provinces du nord au sein desquelles on n’avait pas encore pénétré et qui s’étendaient, sauf une interruption mal connue, jusqu’à la mer Noire. De la Colchide à la Médie, écrivait Hérodote, la distance est courte. Entre les deux contrées, il ne se trouve qu’une nation, les Saspires. En sortant de chez les Saspires, on est chez les Mèdes. Bien des motifs, en apparence puissants, invitaient Alexandre à se rapprocher des rives du Pont-Euxin plutôt que des bords de l’Indus. Zopyrion, à qui avait été confié le gouvernement du Pont, venait d’être massacré, avec toutes ses troupes, par les Scythes d’Europe, et dans la haute Médie, dans cette région montagneuse où s’élève aujourd’hui, non loin du lac d’Ourmiah, la ville de Tauris, les chefs de la Gordyène et du pays des Carduques affichaient déjà le dessein qu’un satrape de Darius, devenu un des auxiliaires d’Alexandre, Atropatès, parvint à réaliser quelques années plus tard. Ils se préparaient à se constituer, avec l’appui des Saspires, autrement dit des montagnards du Caucase et de l’Arménie, autant de souverainetés complètement indépendantes.

Quand on entreprend la conquête du monde, l’échiquier sur lequel se joue la partie devient tellement vaste qu’il est difficile de pouvoir se promettre, partout et à la fois, un bonheur constant. L’essentiel est de ne pas se laisser troubler outre mesure par quelques échecs partiels. Un lieutenant imprudent, jugeant indigne de lui de rester inactif, quand son maître se couvre de gloire, s’engageant avec légèreté dans une expédition téméraire, cela s’est vu de tout temps et en tout pays. Les victoires d’Alexandre semblent avoir eu le don d’exciter chez quiconque pouvait avoir alors une armée à ses ordres, l’émulation la plus irréfléchie et la plus périlleuse. A l’heure même ou Zopyrion fondait sur les Scythes, à la tête d’un faible détachement de 3.000 hommes, le propre frère d’Olympias, cet Épirote que Philippe avait donné, en l’année 342 avant Jésus-Christ, pour successeur au roi des Molosses, un Alexandre aussi, mais non pas un Alexandre invincible, ne se laissait-il pas attirer en Italie par les Tarentins ? Parti des ports de l’Épire, l’imprudent devancier de Pyrrhus était descendu sur la rive opposée de l’Adriatique. Ce n’était pas seulement à l’occupation de l’Italie, c’était à la conquête de la Sicile, de l’Afrique, de tout l’Occident en un mot, qu’il croyait marcher ; le présomptueux Albanais se jugeait de taille à partager le monde avec son neveu. Il n’aboutit qu’à se faire battre par les Bruttiens, ramassis de bandits composé en majeure partie d’esclaves fugitifs. La mort fit évanouir son rêve sur le champ de bataille de Pandosie.

Alexandre apprit la double catastrophe, le désastre de Zopyrion et la défaite de l’armée épirote, au moment où, revenant sur ses pas, après la dispersion des troupes de Bessus, il s’occupait de rassembler ses détachements épars et appelait à lui de tous côtés ses réserves. Si la victoire de Mégalopolis eût été moins complète, le roi de Macédoine aurait pu s’inquiéter ; la folle équipée du roi des Molosses n’allait-elle pas rendre quelque courage à la Grèce ? Sparte domptée garantissait par bonheur au dominateur de l’Asie la soumission du Péloponnèse, et, quant à l’Attique, Alexandre savait bien qu’il n’en avait, pour le moment, rien à craindre : il lui prenait chaque jour ses soldats et ne lui laissait que ses orateurs ; la Grèce n’était plus faite pour alarmer personne. Les liens de parenté qui unissaient les familles royales de l’Épire et de la Macédoine ne permettaient cependant pas au fils d’Olympias de se montrer complètement indifférent à l’issue de la malheureuse campagne italienne : Alexandre prescrivit un deuil de trois jours à l’armée. Quand il eut accordé ce tribut aux mânes de son oncle, il reporta immédiatement sa pensée tout entière vers l’Asie.

L’idée de s’enfoncer dans la haute Médie lui répugnait comme un pas rétrograde. Peut-être eût-ce été, en effet, le moyen le plus sûr d’encourager de la part des Bactriens, des Dranges, des Arachotes un retour offensif. La prudence commandait an moins de conserver, pendant qu’on étudierait la question, l’armée groupée sur la frontière qui sera toujours la partie la plus vulnérable de la Perse. Il n’était qu’une expédition qui se pût (enter, en attendant la saison favorable pour pénétrer dans la petite Médie ou dans la Parthiène : il fallait s’occuper de subjuguer l’Hyrcanie. On resterait ainsi à cheval sur la ligne des opérations futures et l’on éviterait jusqu’à l’apparence de tourner le dos à Bessus.

En partant d’Ecbatane, Alexandre avait déjà prévu que la retraite de Darius pourrait s’opérer avec d’égales chances de succès du côté de l’est ou du côté du nord. Il s’était réservé la poursuite sur le chemin plus probable de la Bactriane, il avait prescrit à Parménion de se porter à l’autre extrémité de la chaîne montagneuse qui borde l’Hyrcanie : en langage moderne, il avait marché sur Téhéran et dirigé son premier lieutenant sur Ardébil. Les Bactriens, nous l’avons déjà vu, ne laissèrent pas le choix à Darius ; ils l’entraînèrent à marches forcées vers l’Orient ; mais aussitôt après l’attentat, les Grecs auxiliaires et les Perses, rendus à leur liberté d’action, se jetèrent, comme dans le plus sûr asile, au milieu des défilés de l’Elbourz. Alexandre avait donc un double motif pour s’attaquer sur-le-champ à l’Hyrcanie : il lui importait de réduire à l’obéissance une province fertile et de ne pas laisser un second centre de résistance s’établir.

L’armée macédonienne se trouvait campée à cinq jours de marche de Rhagès, au pied des derniers : contreforts de la grande chaîne. Le roi la partage en trois corps, confie un de ces groupes à Cratère, un autre à Erygius qu’il charge de la conduite des bagages ; avec le corps le plus nombreux et le plus légèrement armé, il se porte lui-même, à travers, un massif de chaînons montueux, sur Hécatompylos.

Pour s’appeler la ville aux cent portes, il faut qu’Hécatompylos ait été, aux jours de sa splendeur, une des hôtelleries les plus fréquentées de l’Orient. Diodore de Sicile nous la décrit comme une ville opulente et surtout comme une ville abondamment pourvue de vivres. Un voyageur français, M. l’adjudant général Ferrier, croit pouvoir en marquer remplacement sur un vaste plateau enfermé entre des montagnes, à 66 kilomètres environ à l’est de Damghân. Ce plateau, que sillonnent des gorges profondes, est le point central où viennent aboutir, du nord et du sud de la Perse, les routes de Kashan, de Koum, de Téhéran, de Firouz-Koh, de Sari, d’Asterabad, de Gourghan, de Boujnourd, de Koutchan, de Meshed, de Turchis, de Toun et de Tabbas. Alexandre y arrive, en trois jours de marche, au mois de juillet de l’année 330 avant Jésus-Christ. Pendant près de deux mois l’armée qu’il prépare ainsi à de nouvelles épreuves, se refait dans ses cantonnements ; au mois de septembre, elle commence à rayonner sur toutes les contrées voisines ; quelques jours encore, et nous la verrons, franchissant les cols les plus élevés, pénétrer à travers le Mazandéran jusqu’aux bords de la mer Caspienne.

Dès l’ouverture de cette nouvelle campagne, des symptômes favorables se manifestent ; Nabarzane, le complice de Bessus, vient solliciter un pardon qui lui est sur-le-champ accordé. Ce n’est pas au moment où il s’apprête à combattre des tribus belliqueuses, servies par le difficile accès de leur pays, qu’Alexandre commettra la faute de décourager par une rigueur intempestive les soumissions. L’exemple de Nabarzane entraîne Phratapherne, le satrape de la Parthiène et de l’Hyrcanie, Autophradatès, le gouverneur du pays des Tapuriens. Alexandre se décide à descendre dans la plaine, il se met en marche pour Zadracarta. Si Zadracarta n’est pas la ville moderne de Sari, est-ce Balfroush ? Est-ce Amol ? Est-ce Asterabad ? C’est en tout cas une ville peu éloignée des bords de la mer Caspienne. Quinte-Curce l’appelle Arves, sans jeter par ce nom nouveau plus de lumières sur le lieu où nous devons chercher les traces de la capitale disparue. A Zadracarta, le roi de Macédoine est rejoint par Cratère, qui s’est vainement efforcé d’atteindre les Grecs à la solde de Darius ; Erygius, de son côté, amène les bagages prudemment laissés jusqu’alors en arrière. L’armée vit dans l’abondance ; jamais, depuis le départ de Sestos, elle n’a dressé ses tentes sur un sol plus fertile ; la vigne et tous les arbres fruitiers y prospèrent

Alexandre n’hésitait pas à jeter dédaigneusement le manteau de l’oubli sur des trahisons qui devaient tourner au profit de sa cause et contribuer plus qu’Issus et Arbèles au succès définitif de ses armes ; il se réservait cependant de marquer, dès qu’il en trouverait l’occasion, le cas qu’il faisait delà fidélité d’un sujet à son roi malheureux. Artabaze n’avait cessé d’entourer Darius de ses soins ; il ne s’était éloigné d’un camp où il voyait avec désespoir germer les projets les plus criminels, que sur l’ordre formel du souverain. La mort de Darius le déliait de ses serments ; pouvait-il les aller porter au meurtrier ? Le maître légitime de la Perse serait pour Artabaze celui qui punirait Bessus. Ce vieillard de quatre-vingt-quinze ans n’hésita pas à se rendre auprès d’Alexandre. Il vint à sa rencontre accompagné de neuf fils, tous enfants de la même mère. L’armée était en marche quand Artabaze en joignit l’avant-garde. Le vieux satrape trouva le roi de Macédoine cheminant à pied, suivant sa coutume. Il apportait au vainqueur une foi qui ne s’était jamais parjurée ; le vainqueur était fait pour apprécier la valeur d’un semblable don. Le noble suppliant, rendant à son nouveau roi les honneurs qu’il rendait jadis à Darius, demeurait prosterné. Avec cette grâce qui lui était propre et qui lui gagna tant de cœurs, Alexandre le relève et lui tend la main ; Artabaze a désormais sa place marquée dans l’entourage royal. Le Nestor de la Perse n’est malheureusement plus d’âge à gravir sans monture les sentiers de l’Elbourz : Alexandre commande qu’on lui amène sur-le-champ des chevaux. II ne se contente pas de faire monter Artabaze ; il saute lui-même en selle. Louis XIV nous a montré la politesse des rois ; Alexandre nous fait voir ici la politesse telle que la conçoit le cœur d’un héros. Combien de jeunes gens auraient pris plaisir à faire, en cette occasion, parade de leur force ! Le roi n’a songé, au contraire, qu’à épargner à son hôte le spectacle d’une vigueur à laquelle la vieillesse, si résignée qu’elle soit, ne pourra jamais s’empêcher d’accorder au moins un regret. Il renonce à ses habitudes sans laisser soupçonner qu’il les modifie ; c’est pour sa convenance, et non pour celle du vieillard qui vient d’être invité à le suivre, que, ce jour-la, il ne se montrera pas à ses troupes, guidant lui-même à pied la colonne : la montée est trop rude. La fatigue affectée du roi console et réjouit en secret le crédule orgueil d’Artabaze. Le fidèle compagnon de Darius ne se sent plus trop vieux pour prendre encore sa part des exploits d’un règne qui commence, Puisses-tu jouir longtemps d’une félicité constante, dit-il avec émotion à ce grince plus jeune que ses petits-enfants. Si, parmi tant de sujets de joie, quelque chose m’afflige, c’est, hélas ! la pensée qu’il me reste peu de jours pour applaudir à ta gloire et pour profiter de tes bienfaits.

La haine de l’invasion, l’horreur de l’étranger, auraient pu ailleurs qu’en Asie prévaloir contre ce charme déjà subi par tant d’âmes ; l’Asie ne tient pas longtemps rigueur au destin. Elle ne demandait au conquérant que le respect de ses dieux, de ses lois, de ses mœurs. A ce prix, elle promettait de s’incliner sans murmure. Mais les Grecs, ces stipendiés devenus les ennemis de Dessus, tout en restant les ennemis d’Alexandre, quel serait leur refuge ? Quelle faveur inespérée du sort viendrait leur conserver la vie ? Eux aussi, ils auraient accepté avec un transport reconnaissant la grâce accordée aux généraux perses ; ils la sollicitaient par l’envoi de nombreux députés. Alexandre, malgré la politique indulgente dont il s’était fait une loi, demeurait à l’égard de ces mercenaires inflexible. Ils avaient été traîtres à leur pays, rebelles au vœu unanime de la Grèce ; le roi exigeait qu’ils se rendissent à discrétion. Il refusait d’engager envers ces soldats félons sa parole, ne leur accordait aucune garantie et entendait les traiter à sa guise. Si dure que fût la réponse, les Grecs se soumirent : Qu’Alexandre leur envoyât un de ses lieutenants, ils lui remettraient leurs armes. Alexandre détache auprès d’eux un Grec et un Perse : Andronique, fils d’Ager, et Artabaze.

Il y avait là les débris d’une armée, quinze cents soldats, seuls restes des guerriers qui avaient combattu sur les bords du Granique, à Issus, dans les champs d’Arbèles ; il y avait aussi des députés de toutes les nations, ambassadeurs, attachés militaires, qu’une alarme générale, au premier bruit des prodigieux succès qui révélaient au monde une armée invincible, envoya au camp de Darius bien plus pour observer la marche de la tempête qu’avec le vain espoir de parvenir à en conjurer les effets. Lorsque Andronique eut rempli sa mission et eut amené aux pieds de son maître tous ces aventuriers vieillis sur les champs de bataille, l’âme du jeune capitaine se laissa toucher. Alexandre fut clément ; malheureusement il ne le fut qu’à demi. Il ne voulut pas l’être aux dépens de ce qu’il se plaisait à nommer les droits de la Grèce ; il crut de son devoir d’agir en généralissime, en délégué tenant tous ses pouvoirs du congrès de Corinthe, plutôt qu’en potentat ne devant compte de ses décisions qu’à lui-même. C’est ainsi qu’on le vit Introduire jusque dans le pardon des distinctions qui sembleraient subtiles, s’il était permis d’oublier à quel point il importait au roi de Macédoine de rappeler sans cesse aux Hellènes que, lorsqu’il combattait en Asie, ce n’était pas seulement par amour de la gloire, c’était aussi pour obéir aux ordres que la Grèce tout entière lui avait donnés. Sinope s’était crue obligée d’envoyer des députés à Darius : nul dans le camp des Grecs n’y pouvait trouver à redire. Isolée de la Grèce, Sinope, de tout temps, dépendit de la monarchie des Perses. Carthage avait jugé bon d’expédier, en qualité d’ambassadeur, Héraclide : à quel litre eût-on fait un crime à Carthage de son ambassade ? Les députés de Sinope ainsi qu’Héraclide furent sur-le-champ relâchés. Des Grecs servaient Darius avant la déclaration de guerre ; Alexandre ne vit là rien de répréhensible : ces stipendiés furent rendus à la liberté en même temps que les députés de Sinope et l’ambassadeur de Carthage. Mais Callistratidès, Pausippe, Monime, Anomante, envoyés par Lacédémone, que faisaient-ils à la cour de l’ennemi séculaire ? Comment deux Athéniens, Dropidès et Démocrates, eurent-ils l’imprudente audace de les accompagner ? Les uns, représentants d’une oligarchie haineuse, les autres, déserteurs de la démocratie, s’étaient arrogé le droit de venir soutenir dans les rangs des Barbares la cause qu’ils n’avaient pu faire triompher ni à Chéronée, ni à Thèbes, ni à Mégalopolis. Alexandre leur fit grâce de la vie ; il jugea nécessaire de les retenir prisonniers.

Le pouvoir d’un seul tiendra toujours pour ennemi naturel le gouvernement d’une élite jalouse et fière de ses prérogatives ; il s’accommodera mieux avec le gouvernement de tous ; vis-à-vis de Lacédémone, il n’y avait pas pour le successeur de Philippe de ménagements à garder. Aussi ne lui épargna-t-il ni les châtiments, ni les humiliations, Lacédémone pouvait disparaître, il était impossible de se la figurer aux pieds d’Alexandre.

Un des deux Athéniens se conduisit dans cette circonstance en Spartiate. Démocrates s’était toujours signalé par son opposition à la prépondérance macédonienne ; dès qu’il vit ses compagnons d’infortune résolus à se rendre à merci, il voulut pour sa part s’affranchir de toute crainte et se perça sur-le-champ de son épée. C’est un des rares exemples de suicide que présente l’histoire d’un peuple trop léger, trop épris de la vie qu’il se faisait si belle pour vouloir échapper aux vicissitudes de la politique par le trépas. Les patriciens romains, pendant un certain temps, eurent l’humeur plus sauvage ; les trésors de l’Asie, de la Grèce et de la Sicile ne tardèrent pas à les guérir de cette facilité trop grande à renoncer à la vie.

Quand tout ce qui avait un nom eut été pardonné ou puni, Alexandre ne vit plus dans les quinze cents soldats qui restaient que des recrues. Châtiment ou faveur, il les incorpora tous sans distinction dans son armée.

Au début du quatrième siècle avant notre ère, la cour d’Artaxerxés Ochus servit de refuge aux mécontents grecs ; par compensation, la cour de Philippe de Macédoine fut, à la même époque, l’asile de plus d’un courtisan échappé à la tyrannie ombrageuse du grand roi. L’Asie et l’Europe, pour leur commun malheur, mais surtout pour le malheur de l’Asie, avaient depuis longtemps cessé d’être étrangères l’une à l’autre. Sans vouloir exagérer la part que ces intelligences, préparées de longue date, eurent à la promptitude de la conquête, on ne peut méconnaître qu’elles durent y contribuer dans une certaine mesure. Alexandre retrouva en Asie un des hôtes de son père, Ménapis, exilé sous le règne d’Ochus. Il fit de ce Perse initié aux mœurs et à la civilisation de la Grèce, un satrape. Ce fut à lui qu’il confia le soin de maintenir dans le devoir l’Hyrcanie, aussitôt que ses armes l’auraient subjuguée. Les Tapuriens furent rangés sous le gouvernement d’Autophradatès. Hyrcaniens, Tapuriens, ce sont toujours des habitants du Mazandéran. Une peuplade voisine, les Cadusiens, occupaient, tout le fait présumer, le district de Talish ; les Mai des ont probablement vécu dans le massif montagneux du Ghilan. Le Mazandéran, nous l’avons déjà dit, est la terre des chênes ; le Ghilan est la terre de boue ; nous avons rencontré des Mardes dans la Perside : ce nom devait désigner, non pas des tribus sœurs, mais des tribus adonnées à des habitudes analogues d’existence — d’une existence errante et sauvage. — Il semble que les Perses aient jadis appelé Mardes tous les peuples de montagne chez lesquels ils avaient renoncé à pénétrer.

Alexandre réduisit promptement les Hyrcaniens déconcertés par la rapidité des coups qu’il leur porta ; il n’eut pas aussi facilement raison des Mardes. A la tête d’une colonne volante, composée des Hypaspistes, des Agriens, des corps de Cœnus et d’Amyntas, des archers à cheval, de la moitié de la cavalerie des hétaïres, il fait, par une marche de nuit, une irruption soudaine sur ce territoire réputé jusqu’alors inviolable. Les Mardes surpris abandonnent leur campement et fuient dans la montagne. Là ils s’arrêtent sous le couvert des bois, protégés par les palissades dont ils ont barré le moindre sentier. Pour arriver jusqu’à eux, les Macédoniens sont obligés de s’ouvrir un passage à la hache. Forcés dans un premier repaire, les Mardes se replient à l’instant vers un autre. Ce sont gens accoutumés dès l’enfance à se glisser à travers les broussailles ; ils disparaissent brusquement avant qu’on ait pu les saisir et révèlent tout à coup leur présence, par une volée de traits, là où on les attend le moins. Quelle guerre pour un roi ! Quels indignes dangers pour un généralissime !

La chasse se poursuit, mais sans amener de résultats appréciables. Plus d’un détachement macédonien s’est égaré au sein de la forêt ; les Mardes, à leur tour, ont fait des prisonniers. Bucéphale lui-même vient de tomber entre leurs mains. Il n’était pas besoin de celle capture pour enflammer le courroux d’Alexandre. Irrité de la résistance inattendue qu’il rencontre, le roi prend à l’instant une mesure énergique : il fait raser les bois sur un assez long espace et ordonne que l’on profile de la clairière ainsi pratiquée pour élever à la hâte, avec la terre de la montagne et les branches des arbres abattus, un vaste retranchement. La construction grandit à vue d’œil ; les Mardes la contemplent de loin avec effroi. Ils comprennent que l’ennemi va prendre racine sur ce sol qu’ils ne peuvent plus défendre. C’en est fait à jamais de leur indépendance ; la soumission complète est le seul espoir de salut qui leur reste. Ils ramènent Bucéphale au camp des Macédoniens et offrent de livrer immédiatement des otages.

Alexandre ne crut pas devoir se montrer exigeant : c’était déjà beaucoup d’avoir su obtenir d’un peuple si difficile à joindre l’aveu de son impuissance et de sa défaite ; le contrecoup d’un semblable succès se ferait inévitablement sentir dans toute l’Hyrcanie. On croit découvrir ici ce que j’appellerai la politique militaire d’Alexandre. Le fils de Philippe met sa gloire à tenter ce que les rois auxquels il se substitue ont déclaré ou paru reconnaître impraticable ; il renverse les obstacles qui les ont rebutés, abat les têtes qui refusaient de se courber devant eux, et se montre aux populations étonnées plus grand que les monarques dont il vient, en vertu des lois de la guerre, réclamer l’héritage. C’est un maître invincible que le ciel leur envoie ; ils doivent renoncer à l’espoir de lui résister. Pagres, Tapuriens, Grecs stipendiés, Mardes eux-mêmes jusqu’alors insoumis, tout ploie sous l’ascendant de l’astre nouveau qui se lève. Les lieutenants qu’Alexandre détache à droite et à gauche cernent la montagne, mais c’est lui, Alexandre, toujours lui, qui court en percer les profondeurs. Il se jette au milieu des rochers et des précipices, s’enfonce au sein des bois impénétrables. Une telle activité finit par éblouir. Alexandre ne veut donc pas seulement conquérir le monde ; on dirait qu’il s’attache à le conquérir de sa propre main. Cette avidité de gloire est le trait caractéristique du fils de Philippe.

Les otages des Mardes furent remis aux mains d’Autophradatès, et l’armée se hâta de regagner son camp. Elle y arriva le cinquième jour. Quel peut bien être le point de la plaine qu’une troupe rapide, descendue des montagnes du Ghilan, ait quelque chance d’atteindre après cinq jours de marche ? Je n’en vois pas d’autres qu’Amol ou Sari. Quant à Zadracarta, ville royale, où jadis Darius tenait sa cour, lorsqu’il visitait l’Hyrcanie, Alexandre en a fait sa base d’opérations, et c’est là qu’il concentre les troupes et les vivres primitivement rassemblés à Hécatompylos. Alexandre se dispose à marcher sur Hérat et sur le Turkestan ; n’est il pas, dans ce cas, beaucoup plus naturel de prendre pour point de départ Asterabad que Sari, Balfroush ou Amol ? Je tomberai donc volontiers d’accord avec les érudits les plus autorisés, et n’hésiterai pas à me figurer Alexandre, quand il fut revenu, après son expédition contre les Mardes, à Zadracarta, campé sur l’emplacement même d’où les troupes russes et françaises combinées auraient probablement pris leur vol en 1801, si l’empereur Paul Ier n’eût pas été assassiné.