L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE XX. — D’ECBATANE À RHAGÈS

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

C’était déjà beaucoup d’être venu de Persépolis à Ecbatane au mois de juin ; aborder les plaines de la Parthiène et les montagnes de l’Hyrcanie sous les premières ardeurs du soleil de juillet semblerait impraticable à une armée moderne. On peut croire qu’Alexandre eût volontiers épargné cette épreuve à ses troupes ; les nouvelles qu’il reçut ne lui en laissèrent pas la faculté. Darius fuyait, entraîné plutôt que suivi par son escorte ; si l’on voulait l’atteindre, il n’y avait pas un instant à perdre. La cavalerie des hétaïres, le corps des éclaireurs, les cavaliers étrangers dont Erygius avait le commandement, toute la phalange, à l’exception de six mille Macédoniens laissés à la garde du trésor d’Ecbatane, les archers et les Agriens reçoivent subitement l’ordre de se mettre en marche ; Alexandre en personne se place à leur tête. L’armée s’ébranle et se porte à marches forcées vers Rhagès.

Cette ville, dont on retrouve encore d’importants vestiges, fut autrefois un des marchés les plus fréquentés de l’Asie ; l’envahissement graduel des sables du désert contraignit, assure-t-on, ses habitants à l’abandonner. Les géographes la placent à trois cents kilomètres environ d’Hamadan, à huit ou dix seulement de Téhéran. J’aurais éprouvé une certaine satisfaction à savoir comment, au temps de Sennachérib, le père de Tobie avait fait le voyage de Ninive à Rhagès, en combien d’étapes et par quel chemin Gabélus s’était rendu, à son tour, de Rhagès sur les bords du Tigre, pour assister aux noces de la fille de Raguel ; la Bible malheureusement garde un complet silence sur tous ces détails, que n’aurait peut-être pas négligés Homère. Si je n’avais pour exprimer ma pensée d’autre instrument que les caractères cunéiformes, j’imiterais très probablement moi-même la concision du livre sacré ; néanmoins je me croîs en droit de conclure de l’indifférence évidente avec laquelle le chroniqueur hébreu a traité les péripéties de ce double voyage, qu’au septième siècle avant noire ère, quand Ézéchias payait au roi des Assyriens la rançon de Juda, le trajet de Ninive à Rhagès était considéré comme une chose aussi simple, comme une entreprise aussi naturelle qu’il y a deux cents ans un voyage de Paris à Lyon.

De nos jours, l’impression est loin d’être la même ; un Européen, si robuste qu’il soit, ne viendra pas de Mossoul à Téhéran, ne se rendra pas d’Ispahan à Bagdad, sans se croire obligé de nous entretenir des fatigues de la route, des rigoureuses alternatives du climat. D’Ecbatane à Rhagès, cependant, les obstacles matériels ne comptent pas ; on chemine presque toujours en plaine, on traverse une contrée généralement égayée par de riches cultures et semée de nombreux villages ; la température seule, même au mois d’avril, est à craindre ; elle engage déjà les caravanes à voyager la nuit. Qu’on juge, par cette précaution si prématurée, si gênante, des épreuves que tient en réserve le mois de juillet ! On ne brave pas volontiers, en rase campagne, ces chaleurs tropicales, ce souffle desséchant du vent du sud qui font de la capitale moderne de la Perse, pendant au moins six mois de l’année, un lieu tout à fait inhabitable. Téhéran est une ville de huit ou neuf kilomètres de tour ; elle a durant l’hiver une population évaluée à près de cent trente mille âmes ; quand vient l’été, on n’y trouverait pas quarante mille habitants.

Neuf étapes et soixante-trois heures de marche conduisirent par Bibik-Abad, Zérèh, Nouvaran, Chémérin, Kochguek, Khan-Abad, Rabat-Kérim, Téhéran et Châh-Abdoul-Azim, notre compatriote M. Ferrier, parti le 26 avril d’Hamadan en compagnie d’une nombreuse caravane, sur remplacement qu’occupa jadis au pied de rochers âpres et sauvages, dont les crêtes hérissées se dressent comme des murailles, la ville qui servit de refuge au père de Tobie et de capitale à l’empire des Parthes. Les ruines de Rhagès sont répandues de tous cotés dans la plaine qui s’étend du village de Châh-Abdoul-Azim au village de Hissar-Émir ; bien que réduites à de longs amas presque pulvérisés de décombres, elles n’en donnent pas moins l’idée d’une ville immense. On en aperçoit les premières traces au sortir de Châh-Abdoul-Azim, à huit kilomètres à peine de Téhéran.

Rhagès, quand elle eut reçu de la dynastie sassanide et des successeurs des premiers califes toute son extension, occupa, si l’on en peut croire les vestiges informes et mal définis de son enceinte, un espace de trente-six kilomètres environ de circuit. Ispahan, une des plus grandes villes de l’univers, peut bien nous donner encore une idée de ces agglomérations gigantesques, familières à l’antiquité ; mais Téhéran, la nouvelle capitale de la monarchie persane, si on la transportait sur le terrain attribué par les archéologues à Rhagès, y tiendrait dans un coin et en couvrirait à peine le quart ou le cinquième. Des débris de Rhagès on a pu construire successivement deux cités : Véramin et Téhéran. Véramin a fini par disparaître à son tour ; Téhéran est allée s’asseoir dans une campagne sans eau, au pied d’un contrefort désigné sous le nom de mont Chimran, et à trois lieues environ de la chaîne de l’Elbourz.

Si Téhéran est vouée par un choix presque inexplicable à la sécheresse, une source abondante sort au contraire de la base des rochers auxquels était adossée Rhagès. Cette source forme un étang dont les eaux s’écoulent dans la plaine, et y sont divisées selon les besoins des irrigations. C’est comme une oasis dans ce désert brûlé. Plus à l’ouest, à douze kilomètres à peu près de Rhagès, le Djadjè-Roud, qui descend des montagnes du Mazandéran, arrose et fertilise la plaine de Véramin ; le Demavend, avec son pic couvert de neiges éternelles, domine tout ce paysage et lui impose un caractère particulier de grandeur. La ville de Téhéran n’est pas à plus de cent kilomètres delà mer, mais elle eu est séparée par un épais massif de montagnes.

Parti précipitamment d’Ecbatane, Alexandre, quelque hâte qu’il eût de joindre Darius, ne put arriver que le onzième jour à Rhagès. Les caravanes d’Hamadan, me dira-t-on peut-être, mettent aujourd’hui moins de temps pour s’y rendre. Les caravanes ne sont pas suivies d’une pesante infanterie. Des étapes de trente kilomètres accomplies par des fantassins, en plein mois de juillet, sous le soleil brûlant de la Perse, méritent bien, suivant moi, comme suivant Arrien, le nom de marche forcée. On dut laisser en route un grand nombre de soldats épuisés de fatigue ; beaucoup de chevaux tombèrent sous leurs cavaliers ; rien ne put décider Alexandre à suspendre une poursuite qui, dans sa pensée, devait terminer la guerre.

A Rhagès, cependant, nouvelle incertitude : Darius a franchi les Pyles Caspiennes ; personne n’est en mesure d’indiquer de quel côté s’est dirigé le roi fugitif. S’est-il jeté dans les montagnes de l’Hyrcanie ? A-t-il continué sa route vers la Bactriane ? Alexandre s’arrête cinq jours à Rhagès ; cette halte lui donnera le temps de recueillir sur la direction qu’il doit prendre quelques renseignements plus certains. Il est toujours difficile à la guerre de savoir où l’on doit aller chercher son ennemi ; la difficulté se trouve augmentée encore quand cet ennemi a devant lui des solitudes immenses. Dans le désert, une armée n’a qu’à se disperser pour se dérober aux recherches ; elle y disparaît comme un ruisseau qui se perdrait tout à coup dans les sables. Des transfuges toutefois se présentent bientôt au camp des Macédoniens : c’est d’abord Mélon, l’interprète de Darius ; puis Orsillos et Mithracènes, Bagistanes, un des principaux habitants deBabylone, Antibelus enfin, un des fils de Mazée. Tous annoncent que Darius, trahi par Nabarzanes qui l’accompagnait dans sa fuite avec mille chevaux, est emmené prisonnier par Bessus, satrape de la Bactriane. Pour ce rapt sacrilège, Bessus s’est assuré la complicité de Barsaente, satrape de la Drangiane et de l’Arachosie. Plus de doute ! c’est à travers les déserts de la Parthiène qu’on entraîne le monarque vaincu.