L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE XIX. — ARRIVÉE D’ALEXANDRE À ECBATANE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Dans les premiers jours du mois de juin de l’année 330 avant Jésus-Christ, Darius apprend que son redoutable ennemi est tombé sur les Parétaques. Une campagne d’été — nous le savons par les récits que nous a laissés Flandin — semble chose à peu près impossible en Médie ; mais ce qui suspend aujourd’hui la marche des caravanes n’était pas capable d’arrêter, à l’époque de la grande conquête, une armée grecque. Les avis alarmants se succèdent : Alexandre a soumis la Parétacène ; il y a installé un satrape, Oxathrès, fils d’Abulites, qui vient d’exercer pendant quelques mois, au nom du roi de Macédoine, le gouvernement de la Susiane ; maintenant, il s’avance, avec toutes ses troupes rangées en bataille, vers la Médie.

Alexandre marche lentement, car il s’attend à rencontrer Darius en chemin. On lui a dit que les Scythes et les Cadusiens se sont réunis aux Perses, que Darius veut tenter de nouveau la fortune des armes ; ce n’est pas au moment où il est exposé à livrer un combat décisif, qu’un général prudent s’avisera jamais de doubler les étapes. Douze jours après avoir quitté la Parétacène, Farinée macédonienne, prête à se déployer, s’engage enfin dans les défilés qui précèdent Ispahan. Là, des avis entièrement contraires à ceux qui avaient jusqu’alors ralenti sa marche, viennent brusquement changer tous les plans d’Alexandre : Darius ne se dispose pas à combattre ; il se prépare à fuir, il va passer, dit-on, chez les Parthes, se porter, si l’ennemi le poursuit, chez les Hyrcaniens ; on lui prête même le projet de mettre entre les Macédoniens et lui le désert ; il irait chercher un dernier refuge dans la Bactriane et dans la Sogdiane. A cette annonce soudaine, inattendue, la phalange macédonienne ploie ses rangs, et l’armée tout entière se porte à marches forcées sur Ecbatane.

Les défections reçoivent de l’approche rapide d’Alexandre une impulsion nouvelle ; les plus illustres transfuges accourent de toutes parts aux pieds du conquérant. Un fils de roi, Bisthanes, dont le père, Ochus, a régné sur les Perses, vient le premier se prosterner devant la victoire. Bisthanes rencontre Alexandre à trois journées d’Ecbatane ; il lui annonce que Darius a évacué cette ville depuis cinq jours. Le roi de Perse est parti avec neuf mille hommes, dont six mille fantassins ; il a emporté de la Médie trente-huit millions de francs. Les portes d’Ecbatane sont ouvertes, la citadelle qui eût pu arrêter le vainqueur sous ses murs pendant de longs mois, est entre des mains dont on n’a rien à craindre ; elle tombera comme sont tombées les citadelles de Babylone, de Suse, de Persépolis, livrées à l’étranger par une impression irréfléchie de terreur ou par une foi depuis longtemps chancelante.

Alexandre n’a jamais accordé au repos que le temps qu’il était impossible de lui dérober. Résolu à poursuivre Darius partout où le malheureux souverain se retirerait, il se hâta de franchir la distance qui le séparait encore d’Ecbatane. Cette ville était un des points stratégiques vers lesquels il était évident qu’on aurait à revenir sans cesse, ne fût-ce que pour contenir les populations toujours indomptées des montagnes ; loin de la vouloir ruiner, Alexandre formait, dès cette époque, le dessein de l’entourer de villes grecques, pour la protéger contre les Barbares. S’il y eut quelque désordre dans Ecbatane, à l’entrée des troupes, ce fut — on doit en rester convaincu — contre l’aveu du roi. Darius n’avait enlevé que les lingots et l’argent monnayé — les dariques — qui s’étaient trouvés sous sa main ; il avait laissé intactes les richesses d’un palais que ses ancêtres, depuis deux ou trois siècles, ornaient et décoraient à l’envi. Les poutres de cèdre, les lambris de cyprès, les colonnades des portiques et des péristyles, les toits même, étincelaient sous les lames d’or et d’argent dont les successeurs de Déjocès les avaient recouverts ; la cupidité du soldat se sentit éveillée par ce spectacle ; des dégâts regrettables, dans le premier moment, furent commis ; le palais n’en fut pas moins si bien préservé que, longtemps après Alexandre, c’était encore là que Séleucus Nicator et son fils Antiochus venaient chercher le moyen de solder leurs troupes. Polybe assure qu’Antiochus, à lui seul, tira vingt-deux millions de francs du placage magnifique auquel son père avait déjà fait de larges emprunts. Les métaux circulaient peu dans la monarchie persane, et les contributions annuelles des provinces s’entassaient sous toutes les formes au sein des quatre grandes capitales.

Alexandre ne voulait avoir qu’un trésor royal ; provisoirement, il avait choisi Suse ; maître d’Ecbatane, il jugea la situation de beaucoup préférable. Ecbatane était, par la vallée du Gyndès, en communication facile avec Babylone ; par la vallée du Choaspe, avec Suse. Les deux routes avaient à peu près la même longueur — cinq cent cinquante kilomètres. La voie ferrée en compte cinq cent sept de Paris à Lyon. Ce rapprochement peut donner une idée de la distance à franchir plutôt que des difficultés de terrain à vaincre. Cependant nous ne devons pas considérer Alexandre comme isolé et perdu au milieu de la Médie ; la Grèce, plus d’une fois, avait envoyé jusqu’à Suse ses ambassadeurs, et je ne crois vraiment pas qu’Ecbatane fût tenue à Sparte et à Thèbes, du temps d’Antalcidas et de Pélopidas, pour moins accessible que Cyrène ou Memphis. Des ports de la Syrie au gué de Thapsaque et du gué de Thapsaque à Ecbatane, en passant par Ninive et Arbèles, la distance, il est vrai, devenait trois fois plus considérable qu’en partant de Babylone ou de Suse ; cependant, nous pourrons trouver encore l’analogue de ce grand trajet sur notre territoire : à une soixantaine de kilomètres près, il n’y a pas plus de chemin à faire pour aller du golfe d’Alexandrette à la ville de Déjocès que pour se rendre de Calais à Nice. Ne nous étonnons donc pas de voir arriver de Cilicie dans le camp d’Alexandre, vers le mois de juillet de l’année 330 avant Jésus-Christ, un premier renfort. L’Athénien Platon amenait au roi cinq mille hommes de pied et mille chevaux. Pour qu’une troupe aussi peu nombreuse ait pu traverser impunément tant de provinces récemment conquises, il faut que la domination d’Alexandre y ait été acceptée avec un empressement que l’autorité du roi de Macédoine ne rencontrait pas toujours en Grèce.

Prêt à porter ses armes dans l’Hyrcanie et dans la Parthiène, Alexandre appelle à lui Clitus, qu’il a laissé à Suse avec les compagnies qui avaient besoin de se refaire. Ce n’est pas à Ecbatane qu’il lui donne rendez-vous, c’est dans le pays des Parthes. Clitus se portera par la Sittacène — remarquez bien cet itinéraire — en Médie ; à Ecbatane, il trouvera de nouveau des hommes fatigués ; l’armée venue de Persépolis ne pouvait manquer d’avoir, elle aussi, ses traînards, ses malades et ses éclopés. Ceux qui seront, à l’arrivée de Clitus, assez bien remis pour être en état de faire campagne, Clitus les fondra dans ses rangs. Grossissant ainsi de tous les dépôts semés sur sa route le corps qu’il amène, il doit rejoindre Alexandre avec un renfort qui sera probablement, à cette époque, devenu d’un urgent besoin. Une armée en opération ressemble à un fleuve ; il faut qu’elle soit constamment alimentée par sa source et par ses affluents ; les fleuves tarissent et les armées se dissipent, quand le courant qui vient d’en haut s’arrête.

Que de soins compliqués dont la multiplicité nous échappe ! Nous connaissons surtout Alexandre pour ses grands coups d’épée ; l’empereur Napoléon, avec la sagacité qui ne l’abandonne jamais, pressentait dans le conquérant un administrateur digne de lui faire envie ; s’il eût creusé davantage un sujet qu’il ne fit probablement qu’effleurer, il n’eût, j’en suis certain, conservé aucun doute à cet égard. L’art de la guerre, tel que l’ont pratiqué les grands capitaines, met enjeu toutes les facultés de l’esprit humain, et ce qu’il y a de plus admirable, il les met en jeu quand tout devrait tendre à les troubler. Le danger, les émotions imprévues ont le don d’altérer le sens de la vision, aussi bien que la rectitude du jugement, chez la plupart des hommes ; les Alexandre et les Napoléon conservent, au milieu du feu de la bataille, l’esprit aussi dispos, la conception aussi nette que dans le recueillement du cabinet.