L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE XIV. — LE PALAIS DE PERSÉPOLIS A-T-IL ETE BRÛLÉ DANS UNE ORGIE ?

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Après la rude campagne qui venait d’achever la soumission de la Perside, Alexandre ne pouvait se dispenser d’accorder quelque trêve à ses troupes. Faut-il croire que ce temps de repos si noblement gagné ait été, comme l’affirme Quinte-Curce, funeste à ce grand roi que son naturel admirable avait jusqu’alors élevé au-dessus des faiblesses humaines ? Est-il permis d’admettre qu’Alexandre céda, dès ce moment, à sa passion impérieuse pour le vin ? Les rois de Perse donnaient à leurs sujets des festins qui se prolongeaient parfois toute une semaine. Alexandre trouve l’usage de ces banquets établi ; il l’adopte. Peuceste, plus tard, devenu satrape de Persépolis, suivra cet auguste exemple ; il enverra chercher dans toute l’étendue de la Perside des animaux pour les sacrifier aux dieux, des provisions pour satisfaire à la voracité des soldats d’Eumène. Des festins, Persépolis dut en voir de nombreux et de splendides, au retour de l’expédition chez les Mardes ; en faut-il conclure, sur la foi de Quinte-Curce et de Diodore de Sicile abuses tous les deux, au dire d’Athénée, par Clitarque, qu’au mépris des préjugés invétérés des Perses, ce roi, qui aspire à remplacer Darius dans l’affection et dans le respect du peuple conquis, osera jamais faire asseoir à sa table, en plein jour, dans une de ces grandes salles a colonnes ouvertes à tous les regards, non seulement des femmes à l’honneur desquelles c’eût été un crime d’attenter, mais des courtisanes habituées à vivre en pleine licence avec les gens de guerre ?

Thaïs l’Athénienne était une de ces beautés faciles dont les poètes grecs n’hésitaient pas à célébrer les charmes, dont les héros et les philosophes même se disputaient à l’envi les faveurs. Dans la chaleur de l’ivresse, elle se lève : Roi, dit-elle, veux-tu mériter à jamais la reconnaissance des Grecs ? Commande que l’on mette le feu à ce palais. Voilà ce qu’attendent de ta justice ceux dont les Barbares brûlèrent naguère les villes. Grecs et Macédoniens applaudissent ; le roi cède sans peine à ce mouvement ; son ardeur a dû se faire violence pour ne pas le devancer. Allons ! s’écrie-t-il, qu’on apporte des torches, et hâtons-nous de venger la Grèce ! Le premier il saisit un brandon enflammé ; officiers, courtisanes, convives de bas étage, tous s’empressent d’allumer sur des points divers l’incendie. Les piliers et les lambris de cèdre sont en un instant embrasés. L’armée à ce spectacle accourt ; elle croyait à un accident. Quand elle aperçoit le roi la torche en main, elle laisse de côté l’eau qu’elle apportait et ne s’occupe plus que d’attiser la flamme ; chacun veut avoir part à la destruction vengeresse. Ainsi périt, dit Quinte-Curce, la reine de l’Orient, la capitale qui dicta des lois à tant de nations, le berceau de tant de puissants monarques, l’unique objet de terreur de la Grèce, la ville dont les armées, portées par mille vaisseaux, avaient jadis inondé l’Europe.

C’est beau, c’est éloquent, c’est profondément dramatique, mais ce n’est pas vrai. Que de sacrifices l’histoire a faits à la phrase ! Suivant à cet égard l’exemple de Quinte-Curce, le bon, l’honnête Plutarque est venu à son tour reproduire, sans le modifier, le récit de Diodore de Sicile. Comment cet écrivain, si friand d’anecdotes, ne se serait-il pas laissé tenter par un épisode aussi théâtral ? Paraîtra-t-il du moins ajouter foi lui-même à l’invraisemblable conte qu’il débite ? Non certes ! Son bon sens éprouve le besoin de mettre le lecteur en garde contre la crédulité dont il lui donne presque à regret l’exemple. Il ajoute, en effet : D’autres historiens prétendent que les choses ne se passèrent pas ainsi ; les flammes s’élevaient à peine, qu’un repentir soudain saisit le cœur du roi. Alexandre commande qu’on éteigne le feu. Malheureusement cet ordre venait trop tard ; il n’arrêta pas l’incendie. Strabon se borne à mentionner l’embrasement du palais de Persépolis, légitime revanche des anciennes injures infligées à la Grèce. Arrien nous fait assister à une délibération préalable : Parménion est d’avis qu’on épargne le palais des rois. Pourquoi, dit-il, ruiner sans aucun avantage nos conquêtes ? Nous ne ferons qu’aigrir les Asiatiques ; ils s’imagineront que nous n’avons d’autre but que de ravager l’Asie, et que nous n’aspirons pas à la conserver. Que répond Alexandre ? Une armée perse est venue en Grèce ; elle a détruit Athènes, elle a dévasté le pays et livré nos temples mêmes aux flammes ; je dois une revanche aux Grecs.

On peut affirmer sans crainte que les rôles ici sont intervertis. Parménion parle en roi, et l’on sait que, jusqu’à cette heure, il n’en a jamais eu le langage ; Alexandre, au contraire, s’exprime en soldat. Avant tout, je n’hésite pas à le répéter, il eût fallu s’assurer qu’un des grands édifices dont on retrouve encore les ruines sur le plateau de Tchehel-Minar ait déposé à une époque quelconque, par ses restes calcinés, contre le fougueux roi de Macédoine. Erostrate a brûlé le temple d’Éphèse ; — aucun doute à ce sujet n’est possible — le temple de Diane, même après qu’on l’eut restauré, témoignait encore des irréparables ravages de l’incendie. Il fallut par un long grattage enlever toute la portion des colonnes qui s’était désagrégée sous l’action du feu ; la flamme y avait laissé de telles marques que- la proportion des fûts en demeura considérablement altérée ; l’édifice se releva grêle, et le crime d’Érostrate, si l’histoire avait négligé de l’enregistrer, eût été découvert par les architectes. Rien de semblable a-t-il été signalé, soit par les Orientaux, soit par nos modernes érudits, dans les ruines de Persépolis ? Les Orientaux n’ont jamais entendu parler d’un événement qui n’eût pas manqué de frapper leur imagination amie des catastrophes. Quel thème pour les poêles qui nous ont montré l’araignée filant sa toile dans le palais d’Afrasiab !

Le proverbe cependant ne saurait avoir tort : Il n’y a pas de fumée sans feu. J’admettrai donc que le feu a pu éclater dans la salle du festin, surtout si l’on y a fait asseoir des brutes comme Clitus ; la flamme aura consumé les tentures, les lambris, les piliers de cèdre ; il n’est guère de ville occupée par des soldats étrangers qui n’ait subi de pareils ravages, dévastations souvent involontaires. Il répugnait aux Macédoniens, dit Quinte-Curce, d’avouer qu’une si grande ville eût été détruite par leur roi dans un accès de débauche ; ils envisagèrent la chose sous un jour plus sérieux et se persuadèrent que la destruction de Persépolis n’avait été que l’accomplissement d’un arrêt du destin. Diodore de Sicile prétend, de son côté, qu’Alexandre, connaissant les dispositions hostiles des naturels du pays, était fermement résolu, dès le premier jour, à renverser Persépolis de fond en comble. A mon sens, tout se présente ici étrangement confondu. Le sac de Persépolis est un fait, un événement qui ne supporte pas la contestation ; ce fut l’effet du premier courroux, la satisfaction sinon juste, sinon politique, du moins inévitable, donnée par Alexandre aux ressentiments de la Grèce. Les exécutions s’engendrent : l’incendie de Sardes avait amené la destruction d’Athènes ; cet acte de représailles devint, à deux siècles d’intervalle, la cause du pillage de Persépolis. Au retour de l’expédition dirigée contre les Mardes, la colère des vainqueurs ne pouvait manquer d’être refroidie ; invoquer alors de nouveau les vieux griefs, se complaire à renverser de ses propres mains les toits fastueux sous lesquels on s’abritait, c’eût été, à coup sûr, la plus puérile et la plus gratuite des extravagances. Autant vaudrait imputer à l’armée française l’incendie de Moscou.

L’intérêt d’Alexandre lui commandait de respecter, de restaurer même au besoin l’antique splendeur des villes qui, tombées entre ses mains, y devenaient le gage de la soumission générale ; quant à celles que leur situation mettait à l’abri des coups rapides par lesquels, à la première apparence de révolte, Alexandre savait faire rentrer dans le devoir les populations insurgées, il eût été d’une politique presque téméraire de ne pas chercher à en diminuer au moins l’importance. Le conquérant ne pouvait songer à faire de Persépolis le centre de son empire ; les successeurs de Cyrus eux-mêmes y renoncèrent, les califes ne le tentèrent pas.- Le centre d’un grand empire asiatique, c’est Babylone ou Bagdad. La déchéance de Persépolis s’imposait fatalement au vainqueur qui n’y voulait pas résider ; pour la déterminer, Alexandre n’avait qu’à porter ailleurs ses préférences. Il le fit avec réflexion, avec maturité ; jamais, croyons-le bien, pas même sous les tentes de feutre des Uzbeks, pareilles questions n’ont été tranchées par les mouvements tumultueux d’une pensée capricieuse qu’excitaient les fumées du vin. Les nuits de Néron — cum pulmo Falerno arderet — me laissaient déjà incrédule, le penchant furieux de Sélim II pour le vin de Limasol ne m’expliquait pas suffisamment la conquête de Chypre, les stupides orgies attribuées au fils de Philippe viennent ajouter à mon scepticisme.

Nous avons encore sept années de victoires à parcourir. Ces sept années ne cesseront pas de nous montrer Alexandre avec les qualités incomparables que, même en le diffamant, ne peut s’empêcher de loi reconnaître .Quinte-Curce : Un heureux naturel qui le mettait au-dessus de tous les autres rois, une constance inébranlable au milieu des dangers, une promptitude merveilleuse à entreprendre et à exécuter. Fidèle à la foi jurée envers ceux qui se soumettaient, étendant sa clémence sur les ennemis que le sort des armes jetait en son pouvoir, Alexandre manqua-t-il, au milieu des délices de Persépolis, à cette modération dans les plaisirs permis et autorisés par l’usage, dont jusqu’alors sa nature délicate s’était fait un devoir ? J’en doute fort pour ma part. L’ivresse même n’eût pas suggéré au fils de Philippe la pensée de mettre le feu au palais du roi dont il avait épargné et honoré la famille. Les vapeurs du vin n’introduisent point dans le cerveau des idées nouvelles ; elles en font jaillir celles qui y sommeillaient. Alexandre, s’il songeait encore à punir les Perses des maux que leurs ancêtres avaient infligés à la Grèce, possédait, — il nous l’a dit lui-même, — un plus sûr moyen que l’acte de dévastation sauvage dont on a prétendu charger injustement sa mémoire : il lui suffisait de condamner les sujets de Darius à le voir assis sur le trône de Xerxès. Les eunuques eux-mêmes en versèrent des larmes.