L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE XIII. — LE PAYS DES MARDES

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Quelle fut la durée du séjour de l’armée macédonienne dans la Perside ? Quatre mois, nous dit Plutarque. C’est d’ailleurs le seul écrivain qui ait cru nécessaire de relever ce point ; les anciens traitaient généralement la chronologie avec un sans-façon qui contribue beaucoup à jeter une obscurité regrettable sur leurs récits les plus authentiques. Un fait reste certain, grâce au témoignage de Quinte-Curce : Alexandre était descendu dans la plaine de Merdasht vers les derniers jours de l’année 331 avant notre ère ; il partit de Perse poli s, à la tête de mille cavaliers et d’un corps d’infanterie peu nombreux, pour courir de nouveau les montagnes, an moment où les Pléiades atteignaient dans le ciel le point culminant de leur course — sub ipsum vergiliarum sidus. — La date de cette expédition se trouve ainsi suffisamment indiquée ; elle correspond probablement au milieu du mois de janvier de l’année 330.

La majeure portion de l’armée fut laissée, avec les bagages, sous les ordres de Cratère et de Parménion campés dans la plaine ; trois mille Macédoniens, commandés par Nicarchide, gardèrent la citadelle ; Tiridate continua d’exercer, dans le trésor vide, les fonctions devenues purement honorifiques, que jadis lui confia Darius — servatus est honos quem apud Darium habuerat. — Ni Arrien, ni Diodore, ni Plutarque n’ont jugé à propos de s’étendre sur la périlleuse campagne qu’Alexandre voulut, cette fois encore, commander en personne, campagne qui embrassa tout le vaste pâté de montagnes compris entre Chiraz et le golfe Persique ; Strabon n’en a pas parlé davantage ; Quinte-Curce seul nous donne à ce sujet des détails dont les relations des voyageurs modernes nous font sentir doublement le prix.

Quand on se dirige de Chiraz vers le golfe Persique, une heure à peine après être sorti de la ville, on abandonne la plaine pour aborder le massif montagneux. Pendant plusieurs heures on suit un chemin âpre et triste. Cette route monotone aboutit à une vallée étroite et très longue, au fond de laquelle coule une forte rivière tortueuse et divisée. Quatre ou cinq heures de marche encore et l’on voit se dresser devant soi la chaîne élevée du Pyra-Zân — la vieille femme. — Ou je me trompe fort, ou nous approchons du pays des Mardes. La pente, nous dit Flandin, est extrêmement roide, mais la montagne, quand les premières fraîcheurs de l’automne l’ont parée d’une verdure nouvelle, ne laisse pas de présenter un aspect assez riant. L’herbe se montre partout parsemée de fleurs ; des arbres élevés, le plus généralement de vieux chênes, viennent ajouter encore aux charmes grandioses du paysage. Le moindre orage suffit, il est vrai, pour amener tout à coup sur ces hauts sommets le froid le plus intense, mais le voyageur a bientôt oublié ses peines, lorsqu’en se dissipant la nuée lourde et noire lui laisse apercevoir le plus admirable panorama que l’on puisse rêver. Les plans de montagnes se succèdent à perte de vue ; Flandin, de cet observatoire subitement dégagé, put compter jusqu’à cinq chaînes distinctes qui allaient, en s’abaissant graduellement, mourir à la mer. Le lendemain il franchit le pas de Cotal-Doukhtar : une gigantesque montagne, dominant un gouffre sans fond, surgissait toute droite du lit du torrent ; la route, trace étroite creusée dans la pierre, serpentait d’un rocher à l’autre. Pour monter, les muletiers poussaient et soutenaient leurs bêtes ; pour descendre, ils les retenaient par la queue.

Ce détail me rappelle les pics de Madère, et je ne m’étonnerais pas si l’on venait me dire que la structure géologique de l’île portugaise offre un frappant rapport avec la contrée que s’apprête à parcourir Alexandre. Flandin atteint enfin la plaine de Kazéroûn et les ruines de la cité sassanide de Châpour. Là, comme dans la plaine de Merdasht, les rochers se présentent au peintre couverts de sculptures. Pas une pierre qui ne parle du triomphe de Sapor sur l’empereur Valérien, pas un bas-relief qui ne montre cette cavalerie des Parthes si redoutable aux soldats dégénérés de l’Empire. On sait — et il ne sera pas inutile ici de le redire — que l’annonce d’une guerre contre les ennemis subjugués en moins de quatre mois par Alexandre, suffisait pour épouvanter et pour jeter dans la révolte les légions. On comprend maintenant pourquoi Diodore, Strabon et Arrien ont passé si légèrement sur la campagne de la Perside. Cette partie du monde leur était complètement fermée ; les aigles des Césars n’ont jamais volé jusque-là.

Mais aujourd’hui, qui pourrait craindre les Parthes ? — Quis Parthum paveat ? — Sur nos meilleures caries cependant, la Perside ne figure encore qu’avec de nombreuses lacunes. Rawlinson a résumé en quelques lignes éloquentes la physionomie de celte contrée si tourmentée ; il nous a décrit les gorges prodigieuses qui percent la formidable barrière, les roches escarpées qui bordent les torrents, les routes pratiquées sur le flanc des précipices, les chemins obligés de passer sans cesse d’un bord à l’autre des cours d’eau et les franchissant sur des ponts d’une seule arche. Telle est la Perside que nous connaissons ; Quinte-Curce nous dira maintenant quels souvenirs la Perside du temps de Darius avait laissés chez les compagnons d’Alexandre.

Du côté où l’armée macédonienne l’aborda, c’est-à-dire du côté de la Susiane, la Perside, si nous nous en rapportons à la description de Quinte-Curce, est fermée par une ceinture de montagnes s’étendant sans interruption sur une longueur de près de trois cents kilomètres. Où la montagne finit, la mer commence et constitue un autre rempart. Dès que la barrière montagneuse est franchie, au pied même des hauteurs presque inaccessibles, se découvre une large et spacieuse campagne. La fertile vallée arrosée par l’Arase et par le Médus est semée à chaque pas de villes et de villages. C’est le lieu de l’Asie le plus sain, le pays où l’air qu’on respire est le plus vivifiant et le plus tempéré. L’intérieur de la Perside réserve au corps d’élite qu’emmène Alexandre un tout autre accueil. Des pluies continuelles et de violentes tempêtes viennent ajouter encore à la muette horreur des escarpements et des précipices. Chaque pas que fait l’armée sur la croupe des monts la rapproche de la région redoutable des neiges.

Au mois de janvier, ces éternels frimas se sont déjà couverts d’une croûte impénétrable, durcie par la gelée. La sinistre apparence des lieux déserts qu’il fallait traverser sans rencontrer la moindre trace de routes, épouvantait le soldai brisé par la fatigue. Où le conduisait-on ? N’était-il pas arrivé, d’étape en étape, à l’extrémité du monde ? Ni culture ni habitation ; partout la solitude. Etait-on bien certain que la lumière du jour ne finirait pas elle-même parfaire défaut ? Pour la première fois Alexandre entendait à ses côtés des murmures, ces guerriers qui avaient tout bravé jusqu’alors, cédaient enfin au découragement. Ils demandaient avec véhémence à rebrousser chemin, pendant que le soleil consentait à éclairer encore leur retour.

On avait vu, pendant la retraite des Dix-Mille, Xénophon sauter à bas de son cheval, arracher à un soldat insolent son bouclier, et, malgré la cuirasse dont le poids l’écrasait, gravir à pied, gravir en courant cette montagne que Sotéridas déclarait trop rude et trop haute. La meilleure troupe peut avoir ses Thersites ; donner l’exemple est toujours pour le chef l’argument devant lequel le soldat confondu s’incline. Aussi qu’il est heureux, qu’il est de tout point désirable que ce chef soit jeune et valide ! Sans doute une âme guerrière peut toujours demeurer jusqu’à un certain point maîtresse du corps qu’elle anime ; on a gagné des batailles en litière ; si le comte de Fuentès à Rocroy s’est fait battre, Maurice de Saxe à Fontenoy est sorti triomphant de la lutte. N’importe ! je me sens encore plus sur du succès avec le général de Castiglione et de Rivoli qu’avec le vainqueur souffrant de la Moskova. La santé à toute épreuve, l’activité corporelle sans relâche ne deviennent des qualités secondaires qu’à bord d’un vaisseau ; là seulement la fortune se complaît quelquefois à sourire à des vétérans — ce qui ne l’empêche pas de conserver un goût prononcé pour les jeunes. — Quand les soldats grecs virent Xénophon à pied, suant si vaillamment sous sa cuirasse, ils se mirent à frapper Sotéridas, à l’injurier, à lui jeter des pierres jusqu’à ce qu’il eût repris son bouclier et se fût remis en marche. Alexandre eût pu gourmander la faiblesse de ses compagnons, faire passer les plus mutins par les armes ; il se souvînt à point de l’Anabase et, comme Xénophon, se contenta de descendre de cheval. Enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux, il s’avance, suivi de ses écuyers ; les officiers, à ce spectacle, abandonnent précipitamment leurs montures ; la honte saisit les plus obstinés, et, à l’instant même, l’armée raffermie s’ébranle.

La neige n’était rien ; voici maintenant la glace. Tout Paris doit se souvenir du verglas qui suspendit, il y a quelques années à peine, pendant une nuit entière, l’existence de la grande ville. Sur un terrain plat, ni chevaux ni piétons ne parvenaient à se soutenir ; qu’eut-ce été sur la moindre pente ? Les Macédoniens se trouvaient arrêtés par un glacier. Alexandre demande une hache et entame le premier la surface polie ; derrière lui, les soldais s’empressent d’élargir et d’approfondir les degrés. On peut monter ; il sera sans doute moins aisé de descendre, mais le courage vient avec le succès ; on finit par atteindre le revers de la montagne, et, au lieu des pentes nues, les hauteurs boisées apparaissent.

Malheureusement le taillis, touffu, semé de ronces, est presque impénétrable ; là aussi l’on doit recourir à la hache et se frayer péniblement un chemin. Quel soulagement quand, au sortir de la première clairière, on aperçoit quelques traces de culture, des troupeaux de chèvres errant çà et là ! Les habitants de ce pays sauvage ne sont pas réunis dans des bourgs ; ils vivent dispersés, n’ayant pour tout abri que des cabanes éparses, des murs de terre et des toits de feuillage. Ils se croyaient protégés contre toute atteinte par les retraites inaccessibles où les rigueurs du fisc n’étaient jamais venues les chercher ; l’arrivée inopinée des soldats d’Alexandre les remplit de terreur. Ils fuient épouvantés ; ceux qui se déclarent incapables de marcher, les vieillards, les malades, sont impitoyablement égorgés par leurs compagnons. Les montagnards ne veulent pas laisser derrière eux d’espions involontaires, de donneurs de renseignements indiscrets ; c’est au milieu des neiges, sur les sommets les plus reculés qu’ils se réfugient. Quelques-uns cependant ont pu être arrêtés dans leur fuite ; Alexandre donne l’ordre qu’on les traite avec douceur. Quand il les croit suffisamment revenus de leur panique, il les fait relâcher, comptant avec raison sur les rapports favorables que recevra d’eux la population fugitive. Le résultat ne trompe pas son attente ; les plus farouches peu à peu se soumettent ; vaincus par la faim, ils regagnent l’un après l’autre leurs foyers. La clémence du roi ne les en fit pas repentir.

La plaine fut plus durement traitée ; Quinte-Curce affirme que les Macédoniens la ravagèrent. Pour quel objet ? On ne se l’explique pas aisément. Ce qui paraît moins invraisemblable, c’est qu’Alexandre la parcourut en tous sens pour réduire à l’obéissance les nombreuses bourgades qui la parsemaient. La vallée où devait s’élever Châpour était trop importante pour qu’on lui permît de demeurer insoumise.

Restait encore à subjuguer les Mardes. Si jamais peuplades se sont défendues par leur pauvreté, c’étaient bien ces tribus, les plus rapprochées des bords desséchés du golfe Persique. Jamais les Mardes n’avaient confié une semence quelconque à la terre ; ils se nourrissaient uniquement de la chair de leurs troupeaux et des produits incertains de leur chasse ; des cavernes creusées au flanc de la montagne leur servaient de demeure, et la nature les retrouvait, à bien peu de chose près, dans Tétai où, aux premiers âges de la création, ils étaient sortis de ses mains. Que pouvait gagner Alexandre à se commettre avec de pareils ennemis ? Tout me fait supposer qu’il tenait à compléter la sécurité des routes qui conduisent de Persépolis à la côte orientale du golfe, car son esprit se montra toujours tourné vers les avantages que procure aux peuples de l’intérieur un facile accès à la mer. Quelques difficultés que les caravanes aient encore aujourd’hui à vaincre pour se rendre de Chiraz à Boushir, le commerce qui a lieu par celle voie est bien loin de manquer d’importance.

La condition de la femme marque généralement le degré de civilisation où est arrivée une agglomération humaine ; la femme chez les Mardes ne différait de l’homme que par une férocité plus grande. Les cheveux hérissés, couvertes d’un haillon qui leur descendait à peine jusqu’aux genoux, ces femelles de bêtes fauves prenaient part à tous les combats ; elles n’auraient eu pour armes que leurs ongles s’il ne leur était resté, probablement de quelque état antérieur, l’habitude de manier la fronde. Elles en portaient la courroie ceinte autour du front. Ce bandeau retenait leur chevelure inculte et l’empêchait de retomber sur le visage. De tout temps les noyaux montagneux ont recelé de ces êtres misérables qui, pour échappera la domination étrangère, n’ont pas rencontré d’autre asile. Le lent travail des siècles les avait peu à peu policés ; la persécution, la misère les ont ramenés, par une pente rétrograde, à l’état de nature.

Comment apprivoiser au joug ces Mardes, tribus errantes qu’on n’avait pas même la ressource de pouvoir enfermer dans leurs cavernes ? Les Mardes changeaient de demeure tous les jours. Alexandre, s’il en faut croire Quinte-Curce, les assujettit cependant ; la fortune prenait plaisir à le seconder ; son nom commençait à remplir la terre, et le torrent entraîna les Mardes, comme il avait entraîné les autres peuplades plus civilisées de la Perside. Au bout de trente jours, le roi rentrait dans Persépolis.