L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE XII. — LE TOMBEAU DE CYRUS

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Tiridate n’était pas le seul qui eût à livrer au vainqueur un trésor et une citadelle ; Gobarès commandait dans Pasargade, et Gobarès était aussi un de ces argentiers militaires, dont les fonctions furent importantes, à une époque où le crédit n’était pas encore fondé. La conviction qu’il fallait un maître à la Perse, que Darius ne se trouvait plus en mesure d’exercer ce pouvoir nécessaire, amenait chaque jour quelque nouveau satrape aux pieds d’Alexandre. Gobarès avait sous sa garde trente-trois millions de francs ; il se hâta de les mettre à la disposition du vainqueur de Madatès et d’Ariobarzane. Par cette soumission si prompte il espérait éviter au moins à Pasargade le sort affreux de Persépolis. Pasargade avait été fondée par Cyrus sur l’emplacement où le Mède Astyage fut vaincu par les Perses. En mémoire de ce décisif triomphe» les Perses élevèrent à Pasargade un monument funéraire au grand roi qui leur avait donné ou rendu la prépondérance sur les descendants de Déjocès. Où étaient situés le monument funéraire de Cyrus et la citadelle de Gobarès ? C’est là une énigme bien autrement indéchiffrable que celle de la trière athénienne. Quand vingt-deux ou vingt-trois siècles se seront écoulés depuis l’époque présente, il ne sera peut-être pas beaucoup moins difficile de déterminer l’emplacement exact du tombeau de Napoléon et de la ville où reposaient les cendres du grand Empereur ; je souhaite fort que la question, quelques clartés que puissent apporter à ce sujet les lettres de Julien l’Apostat et les fragments qui subsisteront alors de nos ouvrages modernes, ne se présente pas aux historiens futurs, obscurcie par les nuages qui planent aujourd’hui sur la position géographique de l’antique capitale du berceau des Perses et sur la sépulture de leur plus grand roi. Ouseley, Morier, Grotefend, Charles Ritter, Rawlinson, Spiegel, Kiepert et Menke étaient tombés d’accord pour placer dans la vallée du Mourghab la ville fondée en mémoire de la victoire remportée sur Astyage. En quel endroit les Mèdes pouvaient-ils rencontrer l’armée réunie pour repousser leur invasion, si ce n’est à l’entrée de ce défilé, seul passage praticable de l’ancienne Médie à l’ancienne Perside ? Un écrivain allemand, M. Lassen, auteur de l’Archéologie indienne, crut devoir protester contre l’opinion de tous ses savants confrères. Le tombeau de Cyrus, disait-il, était dans Pasargade, personne ne le conteste ; mais qui oserait prétendre que remplacement de Pasargade doive être cherché ailleurs qu’au sud de Persépolis ? A quelque résolution qu’on s’arrête, il y a là, j’en conviens, matière à réflexion. Arrien ne nous apprend-il pas, au chapitre 29 du livre VI de l’Anabase, qu’Alexandre, en revenant de l’Inde, expédia de la Carmanie par la roule maritime le gros de ses troupes, sous la conduite d’Éphestion, et se porta, de sa personne, avec l’infanterie légère, la cavalerie des hétaires et une partie des archers, vers Pasargade ? Au chapitre 30 du même livre, ne voyons-nous point qu’Alexandre, après avoir visité le tombeau de Cyrus, se rendit au palais de Persépolis, que lui-même auparavant avait brûlé ? Il faut donc placer Pasargade sur la route de la Carmanie à Persépolis, et non pas sur celle qui conduit de Persépolis dans la Médie.

L’argument semblait sans réplique, et cependant les partisans de la vallée du Médus ne se rendaient pas : ils avaient pour eux les ruines qui couvrent encore la plaine du Mourghab et la fameuse inscription répétée sur trois monolithes, inscription où se lit de la façon la plus indiscutable le nom même de Cyrus.

Au mois de mai 1872, un membre de notre académie des inscriptions et belles-lettres, M. Oppert, le plus autorisé à coup sûr des érudits en pareille matière, vint au secours de M. Lassen. Le nom de Pasargade, suivant lui, est conservé dans l’inscription de Bisutoun, annales inappréciables du règne de Darius, sous la forme de Pisiyauvada, qu’il convient de prononcer, à la perse, Pisyakada. M. Oppert reconnaît à la fois dans la ville actuelle de Fasa, le Rakha où le second faux Smerdis, Oeosdatès, fut battu par Darius, et le Passaracha de Ptolémée. Ce nom, dit-il, correspond à la ruine entourée d’une enceinte carrée qu’on appelle aujourd’hui Tell-i-Zohak, et qui se rencontre à quatre kilomètres de Fasa. Pisiyauvada, qui recueillit Oeosdatès après sa défaite à Rakha, est certainement Pasargade, dont remplacement est encore indiqué de nos jours par une autre ruine située à sept kilomètres et demi de Darabjerd ou Darab. Cette ruine porte le nom de Qal’a-i-Darale château de Darius. Le monument de la vallée du Mourghab n’est donc pas le tombeau de Cyrus, c’est plus probablement le tombeau de Cassandane, femme de Cyrus, mère de Cambyse et de Smerdis, morte avant Cyrus. Quant aux ruines de la plaine de Mourghab, on pourrait les identifier avec Marrhasium citée par Ptolémée comme l’une des quatre villes principales de la Perside, avec Axima, Persépolis et Taocé.

La question sommeillait ; M. Dieulafoy, ingénieur des ponts et chaussées, chargé d’une mission scientifique en Perse, vient de la réveiller. M. Dieulafoy, qui apporte à l’étude de ce problème toute la sagacité d’un observateur émérite jointe aux connaissances d’un orientaliste dont l’éducation s’est faite sur les lieux, admet que les monuments de la plaine du Polvar — c’est ainsi qu’il désigne la plaine à laquelle nous avons donné, sur la foi de Flandin et d’autres voyageurs, le nom de Mourghab — ont été élevés sous le règne du grand Cyrus, mais, dans l’ensemble des constructions qu’il décrit, il distingue soigneusement le Tacht-Madéré-Soleïman — trône de la mère de Salomonimmense soubassement composé de pierres colossales, qui n’a jamais été terminé , du Gabré-Madéré-i-Soleïman — tombeau de la mère de Salomon — petit édifice rectangulaire qu’on découvre à quatre kilomètres plus au sud. Le Gabré-Madéré-i-Soleïman et un autre édicule carré, connu sous le nom de Nakch-Roustem, ont été incontestablement des monuments funèbres : dans le premier, on reconnaît à certains détails la sépulture d’une reine, de Cassandane, disait M. Oppert, de Mandane, présumerait M. Dieulafoy. L’autre tombeau, où M. Lassen voulait enfermer les cendres de Gyrus le Jeune, a vraisemblablement reçu les dépouilles mortelles de Cambyse, le père de Gyrus, qui trouva la mort dans la grande bataille où son fils conquit la couronne. De toute façon, ni l’une ni l’autre de ces tours funéraires n’a pu être le tombeau visité par Alexandre, bien que la construction, copie des tombeaux lyciens, réponde admirablement à la description que nous a laissée Strabon du tombeau de Cyrus : tour assez peu haute — j’emprunte ici la traduction de M. Amédée Tardieu — pour qu’elle demeurât presque cachée par les ombrages épais qui l’entouraient ; pleine et massive par le bas, se terminant par une terrasse surmontée d’une chambre sépulcrale.

Si le tombeau de Cyrus, remarque M. Dieulafoy, complètement d’accord sur ce point avec M. Lassen et avec M. Oppert, eût été situé sur les rives du Polvar, il eût fallu qu’Alexandre, à son retour des Indes, traversât sans profit les déserts inexplorés qui s’étendent à l’est de Méched-Mourghâb, au lieu de suivre la vieille route de caravane qui, de Kirman, se dirige par Saïd-Abad sur Darab, Chiraz et Persépolis.

J’ignore ce que répondra l’académie de Berlin, mais il me paraît impossible qu’elle garde plus longtemps le silence. Il serait par trop étrange que Cyrus, ballotté par les érudits de la plaine de Mourghab aux champs de Darabjerd, finît par ne plus avoir de tombeau. Les Scythes, ses vainqueurs et ses meurtriers, après avoir plongé sa tête dans une outre remplie de sang, auraient donc abandonné son corps aux vautours, au lieu de le restituer aux Perses ! A quelles reliques Alexandre abusé aurait-il, dans ce cas, adressé ses hommages ? Est-ce Mandane, Cassandane, Cambyse l’Ancien ou Cyrus le Jeune qui ont fait ployer les genoux du héros ? N’ayez sous ce rapport aucune inquiétude : ce n’est pas l’existence du tombeau de Cyrus que la science conteste, mais la position de Pasargade, telle que l’admettait, avant ce conflit, la majeure partie des géographes allemands. Qu’Alexandre se soit prosterné devant la tour funéraire de Qal’a-i-Dara ou devant celle de Nakch-Roustem, son adoration ne s’est pas méprise. S’il m’était permis de m’introduire dans ce grand débat, je conseillerais fort de s’en tenir à la solution proposée par quelques archéologues conciliants : il a existé simultanément plusieurs Pasargade dans la Perside, comme il existe aujourd’hui en France des Villefranche et des Villeneuve faciles à confondre. La Pasargade du sud où s’est arrêté Alexandre à son retour de l’Inde et la Pasargade du nord où il a visité le tombeau de Cyrus, sont deux villes distinctes. Reconnaissez la première dans les vestiges répandus autour de Fasa et de Darabjerd ; laissez la seconde dans la vallée du Mourghab ; aucun texte formel ne s’y oppose.

Strabon place Pasargade dans la Cœlé-Perside sur le fleuve Cyrus ; Pline, sur le Sitiogagus qui se jette dans le golfe Persique. Ces deux écrivains ne parlent pas évidemment de la même ville ; il est impossible que l’un des deux au moins n’ait pas eu en vue la Pasargade du nord, c’est-à-dire la cité dont on retrouve encore les restes imposants sur la route d’Ispahan à Chiraz, dans le voisinage du village de Mourghab, à quatorze heures de marche, cinquante et un kilomètres environ, au nord-nord-est de Perse polis. Là s’étend la grande plaine arrosée par le Mourghab, le Médus d’Arrien et de Quinte-Curce. La vallée est divisée en deux parties à peu près égales par on groupe de cinq petites collines ; d’un côté vous trouverez le territoire et le bourg de Mourghab, de l’autre des ruines éparses. Une masse énorme de maçonnerie concentrée sur un point culminant semble marquer l’emplacement de la citadelle ; des piliers et des tronçons de colonnes dessinent le pourtour d’un palais ou d’un temple ; enfin, sculptée sur un monolithe, une figure gigantesque nous apprend que nous allons fouler les débris de quelque sépulture royale.

Que serait, en effet, si ce n’était un roi, ce grave personnage aux mains jointes, vêtu d’une longue robe à franges, coiffé de la mitre orientale à deux cornes ? L’artiste l’a muni des quatre ailes mystiques qui emportent les âmes glorifiées, aussitôt qu’elles se sont séparées du corps, au séjour des Amschaspands. Non ! ce n’est pas la mère de Salomon — Màder-i-Suleïman — qui a reposé, comme le croient les Arabes, dans ce funèbre asile ; c’est un roi et le pins grand des rois peut-être après Alexandre ; c’est le fondateur de la dynastie qui, sans Miltiade et sans Thémistocle, serait restée la maîtresse du monde. Une courte inscription cunéiforme ne nous laisse à ce sujet aucun doute ; la pierre a parlé et nos orientalistes l’ont comprise : Je suis Cyrus le roi, Achéménide. Quand on a rempli la terre du bruit de son nom, à quoi servirait-il d’en dire davantage ? Les inscriptions fastueuses sont faites pour ceux qui se croient justement obligés de prendre leurs sûretés contre l’oubli.

Noble soif de l’immortalité, tu tourmentes bien des âmes, et nous aurions tort de nous en plaindre, car rien n’affirme mieux notre essence divine ; mais l’immortalité ne se ravit pas par surprise ; c’est le suffrage des peuples, ce n’est ni le bronze ni le marbre qui la donnent Le malheur noblement supporté peut l’obtenir aussi bien que le succès. Quand le vainqueur des Uxiens eut forcé les Pyles persiques et posé son pied triomphant sur les marches des escaliers de Persépolis, le premier objet qui frappa ses regards fut une statue de Xerxès étendue à terre et couvrant en partie les grandes dalles du portique. Alexandre s’arrêta brusquement devant ce simulacre qu’une foule ignorante ou impie venait d’arracher à son piédestal. Toute l’histoire du souverain qu’avait jadis si cruellement trahi la fortune, de ce puissant monarque qui recevait, jusque dans son effigie, un odieux et dernier outrage, traversa en un instant sa pensée : Réponds-moi, Xerxès, dit-il en s’adressant à ce marbre inerte, comme s’il eut eu le vaincu de Salamine et de Mycale à ses pieds ! Dois-je te laisser ainsi couché dans la poussière ? Faut-il que je me souvienne du mal que tu as fait aux Grecs, ou que je te relève pour honorer le courage et la grandeur d’âme que tu as montrés après ta défaite ? Deux sentiments contraires semblèrent pendant quelque temps lutter dans son esprit ; Alexandre enfin passa outre, sans donner aucun ordre. Le héros eût voulu réparer l’injustice des hommes ; le roi se crut tenu de respecter les arrêts du destin.

Alexandre avait offert des jeux et des sacrifices aux mânes d’Achille ; pouvait-il négliger d’honorer le tombeau de Cyrus ? Ce tombeau, comme les mausolées que d’autres Barbares consacreront un jour aux restes mortels de Mahmoud le Ghaznévide et à ceux de Mohammed-Akbar, était caché sous l’ombrage épais d’un jardin. La chambre sépulcrale se trouvait à une certaine hauteur au-dessus du sol ; elle formait le couronnement d’une tour basse et massive ; on n’y pouvait pénétrer que par une étroite ouverture. Les mages chargés de veiller sur cet édifice sacré recevaient, pour prix de leurs peines, un mouton par jour, un cheval tous les mois. Aristobule raconte qu’il fut le seul à qui les mages permirent de se glisser jusqu’au fond du sanctuaire ; il y alla déposer l’offrande d’Alexandre.

Qu’aperçut le vieil érudit quand ses yeux se furent habitués aux ténèbres de la sombre retraite dont il venait troubler la tranquillité séculaire ? Il crut y distinguer un Ut d’or, un cercueil de même métal, de magnifiques étoffes répandues çà et là, de superbes et nombreux bijoux. Quelques années plus tard, au retour de l’Inde, quand l’absence d’Alexandre avait lâché la bride à tous les vagabonds, Aristobule revît ce tombeau dont la solide architecture eût lassé les efforts du temps : les objets précieux avaient disparu, le cercueil était brisé et le corps de Gyrus gisait dans un coin, jeté de côté. Toutes les précautions dont s’entouraient les anciens monarques pour dormir en paix leur dernier sommeil se sont trouvées vaines ; elles n’ont généralement servi qu’à exciter les convoitises des conquérants ou des malfaiteurs, sans parler de celles plus impitoyables encore des érudits. Que faire cependant, si l’on croit de quelque intérêt d’assurer un éternel respect à ses cendres ? Tout le monde ne peut pas avoir pour sépulcre les profondeurs de l’Océan.

. . . . Mors sola fatetur

Quantula sint hominam corpuscula.

Oui, le corps de l’homme est peu de chose, mais quand il a servi de vêtement à un Alexandre, à un Annibal ou à un Napoléon, il affirme par son néant même l’existence d’un principe immatériel forcément destiné à lui survivre. Je ne croirai jamais que la poussière qui repose sous le dôme des Invalides ait été Napoléon tout entier.