L’ASIE SANS MAÎTRE

 

CHAPITRE V. — LA GUERRE DE MONTAGNE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

La période des batailles rangées pour longtemps était close ; la guerre de montagne, cette guerre qu’Alexandre avait déjà faite en Illyrie et qu’il allait poursuivre au sein des massifs accidentés de la Perside, ne demande pas uniquement un courage intrépide ; elle a ses secrets, ses méthodes, et ne se pratique bien que par ceux, qui en ont fait une étude spéciale. Les Grecs sont encore demeurés sur ce point nos maîtres. Voyez les Dix-Mille quand ils sont obligés de se frayer un chemin à travers le pays des Carduques : ils décampent secrètement et calculent leur marche pour arriver au pied des hauteurs avant le lever du jour. Les premiers sommets sont enlevés par surprise, mais il a fallu sacrifier une partie des bagages et rendre la liberté aux prisonniers. On s’avance ainsi de vallon en vallon, fouillant tous les villages pour y trouver des vivres. A la nuit close, les Carduques se rassemblent et tombent sur les traînards ; la nuit se passe dans de perpétuelles alertes. Le lendemain, survient un violent orage ; toujours en quête des provisions qui leur font défaut, les Grecs n’en continuent pas moins leur route. Serrés de près, harcelés par une grêle de pierres et de flèches, ils doivent à chaque instant se retourner pour repousser l’ennemi et pour le tenir à distance. Tout à coup un rocher à pic, une butte infranchissable se dresse en travers du sentier. N’est-il donc pas possible de tourner cet obstacle ? Un guide se présente : il connaît un chemin, une route praticable même pour les bêtes de somme ; il n’oserait proposer d’y engager l’armée avant que le sommet du morne soit fortement occupé par un détachement. A la voix des stratèges, deux mille volontaires sortent des rangs ; le guide se place en tête, et la colonne part. Pendant ce temps, l’arrière-garde fera mine de vouloir forcer de front le passage. Cette démonstration se prononce à peine, que les Barbares, groupés sur les sommets, font rouler de tous côtés avec un épouvantable fracas des pierres grosses à remplir un chariot. Il faut reculer et demeurer campé à l’entrée du ravin. Le mouvement des volontaires cependant s’effectue ; une pluie battante l’a dissimulé à la surveillance des Carduques. Les postes ennemis sont égorgés avant que les soldats assis autour de leurs feux aient pu songer seulement à se mettre en défense. Le jour paraît : le brouillard a succédé à la pluie ; le détachement pourra se glisser encore inaperçu. Fiers d’un premier succès, ne soupçonnant pas que leurs postes avancés ont été massacrés pendant la nuit, les Barbares à cette heure reposent sans défiance ; la trompette soudain retentit, et d’un bord à l’autre du ravin les cris de guerre des Grecs se répondent. Les Carduques, pris à dos, n’essayent pas même de résister à cette double attaque ; dès les premiers coups, ils se hâtent de céder le terrain, se dispersent et s’enfuient par tous les sentiers avec une agilité surprenante. Gênés parle poids de leurs armes, les soldats de Chirisophe ne sauraient songer à les poursuivre ; ce n’est même pas sans peine que les hoplites réussissent à couronner la hauteur. Les plus lestes ont été obligés de se servir de leurs piques pour tirer à eux, sur la pente roide et glissante, les compagnons qui restaient en chemin.

J’ai tenu à montrer comment les anciens s’y prenaient pour tourner une position et pour franchir à l’aide d’une diversion habile un mauvais pas. On se ferait cependant une idée incomplète des obstacles qu’eurent à vaincre les Dix-Mille, si l’on n’en jugeait que par cet épisode. L’ennemi est insaisissable ; ses flèches, longues de quatre-vingts centimètres au moins, sont décochées par un arc de plus d’un mètre d’envergure, arc épais qu’on ne peut bander qu’en appuyant le pied gauche sur la corde. Ce sont là des traits qui valent déjà ceux de nos futures arbalètes ; presque aussi pesants que des javelots, ils ont assez de force pour percer à la fois boucliers et cuirasses. Et ces quartiers de roche qui bondissent sur la croupe escarpée des collines en fracassant tout sur leur passage, ne les dirait-on pas lancés de quelque énorme fronde par le bras des géants ? Tout émus de ce spectacle, les porte-boucliers en oublient leur devoir ; ils se jettent précipitamment de côté et laissent à découvert les poitrines qu’ils ont charge de défendre. Un soldat vient d’avoir la cuisse cassée par une de ces avalanches, quand un Arcadien se jette devant Xénophon abandonné par son écuyer. Le léger bouclier du peltaste ne protégerait pas longtemps le stratège ; Xénophon s’empresse de gagner un angle de la montagne qui le met à l’abri.

S’il n’y avait qu’un ravin à traverser, qu’une seule éminence à conquérir, pour dur que fût l’effort, on s’y résignerait : malheureusement on marche à travers un entassement continu de pics et de rochers ; on ne peut se porter en avant sans garder en même temps ses derrières. Tant que le dernier attelage du convoi n’a pas dépassé la hauteur conquise, il serait dangereux d’évacuer une position où l’ennemi viendrait sur-le-champ s’établir. Le plus grand embarras que crée à la colonne cette occupation successive des crêtes, c’est la nécessité de recueillir, avant de sortir du défilé, tous les petits postes qui ont jalonné la route. Pour se précipiter sur les détachements qu’ils surveillent, les Carduques attendent le moment où ces détachements descendront dans la vallée ; ils font alors irruption de toutes parts et contraignent l’arrière-garde inquiète à s’arrêter brusquement. Partout où la route se resserre, on peut être assuré que les Barbares auront pris les devants : la tête de la colonne, trouvant ainsi le passage fermé, n’a d’autre ressource que de faire halte, jusqu’à ce que l’arrière-garde ait gravi la montagne et gagné, comme le faucon, le dessus de l’ennemi. La queue de l’armée, au contraire, devient-elle l’objet de quelque attaque sérieuse, l’avant-garde, à son tour, doit rendre à l’arrière-garde le service qu’elle en a reçu. D’un bout du jour à l’autre les soldats ne font que monter et descendre ; la descente, nous l’avons déjà dit, est souvent l’opération la plus périlleuse.

Se figure-t-on bien de quelles incroyables fatigues vient s’aggraver le labeur ordinaire de l’étape pour une armée ainsi harcelée ? Et la neige avec ses tourbillons, la neige effaçant les sentiers, la neige couvrant les hommes au bivouac et engourdissant les bêtes de somme, n’est-ce pas pour cette troupe errante la suprême épreuve, l’épreuve à laquelle pas un soldat n’aurait dû survivre ? Ils étaient dix mille au départ, ces hommes de fer, ils revinrent six mille ; la retraite de Russie ne les aurait pas découragés. En quinze mois ils avaient parcouru plus de six mille kilomètres, dont près de deux mille les conduisirent à travers des déserts, des montagnes et des fleuves. Anabase et Katabase, marche en avant et marche en retraite, nous apprend Xénophon, formèrent un total que l’on peut évaluer à onze cent cinquante-cinq parasanges. La parasange des Perses n’a pas dû différer beaucoup delà farsang qui sert encore aux Persans à mesurer les distances ; nos érudits estiment que cette mesure répondait à notre lieue de quatre kilomètres ; l’adjudant général Ferrier ne l’a jamais trouvée inférieure à six kilomètres. Si l’adjudant général Ferrier a raison et si les calculs de Xénophon sont exacts, onze cent cinquante-cinq parasanges équivaudraient à six mille neuf cent trente kilomètres ; mais alors il faudrait supposer des étapes de trente-deux kilomètres et non plus, suivant la coutume généralement observée, de vingt et un ou vingt-deux, car ce fut en deux cent quinze étapes que les Dix-Mille se rendirent des bords de l’Hellespont à Cunaxa et de Cunaxa aux rives de l’Euxin.

La relation de cette mémorable campagne nous a été transmise avec des détails qui manquent complètement à l’histoire des expéditions d’Alexandre ; elle nous aidera donc à comprendre ce que les récits de Ptolémée et d’Aristobule auront laissé obscur ; mais ce n’est pas seulement dans les ouvrages de Xénophon que nous trouverons le moyen d’éclaircir un texte incomplet. Je me rends mieux compte du passage de vive force des Pyles persiques quand j’ai lu dans Salluste comment Marius se rendit maître, sur la limite des royaumes de Jugurtha et de Bocchus, d’un rocher d’une hauteur prodigieuse, uni et escarpé, comme si la main de l’homme se fût employée à le polir. Salluste également me paraît plus croyable lorsque je me transporte en esprit au pied du piton de Fatahua. Ce vieux souvenir français parle-t-il encore au cœur de nos jeunes officiers ? Quelqu’un a-t-il pris soin de graver dans leur vive et complaisante mémoire les noms jadis fameux du commandant Bonard, du capitaine Massé et du second maître Bernaud ? Le fait d’armes que j’évoque a pourtant pendant longtemps défrayé les veillées du gaillard d’avant ; je l’ai moi-même, il y a dix ans déjà, sommairement raconté, lorsque j’esquissais les vaillants combats qui nous assurèrent, en 1846, la possession de l’île de Taïti[1] ; je reviens aujourd’hui à celte glorieuse histoire, parce que je n’en connais pas qui puisse, après l’expédition des Dix-Mille et les campagnes de Marius en Afrique, nous donner un sentiment plus juste de la façon dont s’y prit Alexandre pour subjuguer le pays des Uxiens et pour envahir la Perside.

Au centre de Taïti s’élève un pâté de montagnes. Ce massif volcanique sépare et isole les deux principales vallées de l’île ; les Taïtiens, — ceux que nous appelions, avec la naïveté habituelle du conquérant, les insurgés, — en étaient restés maîtres ; sur le sommet d’une des aiguilles de lave qui le composent ils avaient élevé un fort. De là ils pouvaient arriver jusqu’à Papeïti sans quitter les hauteurs qui dominent la ville. C’était pour nos établissements un sujet continuel de crainte ; nos alliés affamés n’osaient plus pénétrer dans les vallées ainsi commandées pour y aller cueillir les fruits du mayoré et du feïhi, nourriture habituelle du Canaque ; ils avaient même abandonné la plage. Le capitaine de vaisseau Bruat, gouverneur des îles de la Société et commissaire du roi auprès de la reine Pomaré, voulut à diverses reprises tenter de déloger les insulaires de la position qu’ils occupaient ; tous ses efforts demeurèrent stériles. Comment arriver jusqu’à ce nid d’aigle ? Des trous pratiqués dans le roc vif avaient, il est vrai, permis aux indigènes de grimper d’échelon en échelon jusqu’à la cime, qu’ils s’étaient empressés d’entourer, à l’exemple des anciens cyclopes, d’une enceinte de pierres brutes. Quelle troupe européenne eût pu s’aventurer sur cette route aérienne ? A peine essayait-on d’y poser le pied qu’on voyait s’ouvrir sous ses pas un précipice de plus de deux cents mètres de profondeur, se dresser au-dessus de sa tête une muraille toute droite, plus élevée encore. Telle était l’escarpe naturelle qu’un jour d’éruption avait fait surgir. Cette escarpe se défendait suffisamment par elle-même ; les Indiens cependant s’étaient appliqués à la rendre plus inabordable encore : une redoute crénelée la prenait en flanc ; d’énormes blocs, que le moindre effort pouvait lancer dans l’abîme, en couronnaient la crête. Penchés en surplomb sur toute la longueur du sentier, ces blocs eussent infailliblement écrasé les assaillants qui auraient échappé aux balles.

Le commandant Bruat ne se rebutait pas aisément ; néanmoins, quand il eut bien rôdé autour de ce repaire, tourné pendant plusieurs mois d’une vallée à l’autre, il finit par s’avouer qu’il était aussi impossible de prendre les insurgés à revers que d’aller les attaquer de front dans leur fort Que seraient devenues nos troupes, égarées au milieu de ce labyrinthe de roches éruptives, gigantesque chaudière en ébullition dont la surface s’était brusquement figée ? Un guide ! n’amènerait-on pas un guide au gouverneur ? Nous avions des amis fidèles dans l’île ; nous avions Tariirii, un Achille indien ; nous avions le vieux Tali, le Nestor du parti du protectorat ; nous avions Péé de Moréa, blessé à nos côtés, Vaïtotia et bien d’autres ; tous déclaraient qu’ils ne connaissaient de chemin pour arriver au fort de Fatahua que celui qu’on apercevait devant soi, faisant face à la vallée. Après mille démarches vaines, le gouverneur finit par découvrir un Indien de l’île de Pâques, ancien oiseleur du roi Pomaré, qui avait passé sa vie à gravir les cimes pour y aller surprendre sur son nid l’oiseau des tropiques ; les plumes d’un rouge de pourpre que lui procurait cette chasse aventureuse servaient à composer le manteau royal. Séduit par un premier présent, déterminé par les libérales promesses qui lui furent faites, cet homme révéla au gouverneur l’existence d’un sentier que nul autre que lui ne connaissait dans l’île. Qu’on lui confiât un détachement de soldats agiles et résolus, il le conduirait par cette voie détournée sur un sommet que les insurgés ne pouvaient soupçonner accessible, et d’où l’on n’aurait plus qu’à descendre sur le fort.

Le gouverneur avait trouvé un guide, — tranchons le mot, il avait trouvé un traître. — Était-il au moins assuré d’avoir mis la main sur un bon traître ? Le fanatisme national a souvent suscité de ces fourbes héroïques, qui, pareils au mystérieux personnage du roman de Cooper, sont toujours prêts à faire bon marché de leur vie, pourvu qu’ils aient l’espoir d’attirer l’ennemi dans un piège :

. . .in utrumque parati

Seu versare dolos, seu certæ occumbere morti.

Les Troyens, après avoir résisté dix ans aux attaques des Grecs, se laissèrent vaincre un jour par les artifices et par les larmes feintes de Sinon : — dolis lacrymisque coactis. — Ne vit-on pas, quelques siècles plus tard, au siège de Babylone, en l’année 519 avant Jésus-Christ, Zopyre, fils de Mégabyse, se raser la tête, se sillonner le corps de coups de fouet, se couper même lé nez et les oreilles, pour se faire admettre dans la place où les Chaldéens trop crédules s’empressèrent d’accueillir cette prétendue victime des cruautés de Darius ? Quand on a lu et médité l’histoire, on n’ose plus se fier aveuglément à personne, pas même à ceux qui ont le nez coupé. Le commandant Bruat était doué par bonheur d’une perspicacité qu’il n’était pas facile de mettre en défaut. Il sonda longtemps l’homme qui venait inopinément prendre parti pour la cause étrangère, l’interrogea sur son passé, sur ses espérances, étudia son regard et son attitude ; l’examen terminé, il se déclara satisfait. Pas de demi-confiance ! Les troupes suivraient docilement les instructions du guide qu’on allait leur donner. Le sort, pour le malheur des insurgés taïtiens, ne nous avait que trop bien servis ; Maïroto, — tel était le nom de l’ancien oiseleur, — n’était pas un faux traître ; il devait se montrer aussi fidèle qu’Ephialte. Est-il besoin de rappeler ici qu’Ephialte, fils d’Eurydème, fut ce citoyen de Malis qui enseigna aux Perses le moyen de tourner le pas des Thermopyles ? Réfugié en Thessalie après la bataille de Platée, Ephialte ne tarda pas à recevoir le digne prix de sa trahison ; un habitant de Trachis l’immola, dans Anticyre, aux mânes des soldats de Léo ni (las. Les Perses avaient déjà failli l’immoler à leurs soupçons.

Qu’il s’agisse du commandant Bruat, de Chirisophe, d’Alexandre ou de Xerxès, l’histoire croit avoir tout dit quand elle nous a jeté en passant ces quelques mots : Il se procura un guide. J’affirme qu’au fond il n’est rien de plus difficile, si ce n’est de trouver sur la côte ennemie un pilote. Il importe avant tout qu’un amiral ou un général en chef ait sa caisse bien garnie. Sait-on quelle fut la récompense du pâtre qui guida les Macédoniens aux Pyles persiques ? Alexandre fît donner à ce berger, L y ci en d’origine, la somme énorme de cent soixante-cinq mille francs. Le service rendu, à coup sûr, ne valait, pas moins : ouvrez vos coffres et ménagez le sang de vos soldats ; je crois vous donner là un bon conseil. Ce fut la politique de Xerxès : seulement, un funeste hasard voulut qu’après avoir rencontré Éphialte, Xerxès allât tomber sur Thémistocle. Ce Thémistocle était un faux traître ; il ne donna que de pernicieux avis au puissant monarque qui croyait l’avoir acheté. Ephialte, au contraire, montra jusqu’au bout que le roi, l’eût-il payé son pesant d’or, aurait fait encore le meilleur des marchés.

Une troupe choisie dans les rangs des immortels avait été placée par Xerxès sous les ordres d’Hydarne. Cette troupe traversa l’Asope près de son embouchure. Conduite par Ephialte, elle marcha toute la nuit, ayant l’Œta sur sa droite, les monts Trachiniens à sa gauche. Vers le point du jour, elle gravissait la pente en silence, sous le couvert d’un épais taillis de chênes, quand tout à coup, à la cime qu’on croyait déserte, retentit un bruit d’armes. Ce ne fut : qu’un cri chez les Perses : Le Grec nous a conduits dans une embuscade ! Ephialte, en cet instant critique, ne perdit pas heureusement son sang-froid ; le calme dont il fit preuve pouvait seul lui sauver la vie. Le sommet du mont était en effet gardé, mais il l’était par des Phocidiens, troupe, — on le vit bientôt, — peu aguerrie et peu redoutable. Comment l’ennemi avait-il pu de si loin éventer l’approche d’un détachement qui se glissait sous bois sans proférer un mot, sans laisser les premières lueurs du matin briller sur ses armes ? En fait de précautions, on oublie toujours quelque chose : le bruit des feuilles dont le sol est jonché, criant sous les pas des soldats qui s’avancent, a suffi pour éveiller l’attention des sentinelles ! Quand nous traitons de la guerre de montagne et des mouvements tournants, ce fait, mentionné par Hérodote, n’était-il pas à noter ? L’alarme est donnée : les Phocidiens auraient dû charger la pique en avant et refouler les Perses jusqu’au bas de la montagne ; ils songent d’abord à se mettre à l’abri et vont se réfugier en courant sur les pics les plus escarpés. De là ils font pleuvoir sur les Perses une grêle de javelots et de flèches. Ne craignez rien, s’écrie sur-le-champ Ephialte, vous n’avez pas devant vous un seul soldat lacédémonien ! Hydarne et les immortels, à ces mots, reprennent contenance ; sans plus s’inquiéter d’une embuscade qui se tient sur la défensive, ils descendent rapidement le revers de la montagne. Xerxès, en ce moment, donne l’ordre à ses troupes d’attaquer de front. Rien ne sert aux Spartiates de reculer pour s’appuyer, ainsi qu’ils l’ont fait la veille, à leurs retranchements ; le pas des Thermopyles, cette fois, est tourné ; il n’a fallu qu’une marche de nuit et quelques minutes de combat pour que l’accès de l’Attique fût ouvert.

Tous ces détails épars dans Hérodote, dans Arrien, dans Quinte-Curce, dans Sali us te, nous ramènent par une analogie incessante à la brillante affaire qui décida la soumission des derniers insurgés de Taïti. Pas plus sur terre que sur mer, la stratégie n’a subi de modifications profondes ; il n’est pas sans intérêt de le constater. L’intrépidité de la race humaine s’est aussi maintenue à travers les âges sans déchet sensible ; la seule chose qui, chez l’homme, me paraisse avoir baissé, c’est la forée de résistance. Nous enlèverions encore les positions des Carduques, nous viendrions à bout des Pyles persiques et du roc de Mauritanie ; nous ne recommencerions ni la retraite des Dix-Mille ni les campagnes d’Alexandre ; les plus vigoureux de nos bataillons disparaîtraient en route. Si les armées de l’Europe doivent se disputer un jour la possession de l’Asie, ne mettez pas en doute que ce grand héritage ne finisse par appartenir, non pas aux soldats les plus valeureux, mais aux soldats dont la trempe sera la plus dure.

Le 15 décembre 1846, le commandant Bruat donna ses derniers ordres. Deux colonnes prendraient part à l’expédition : une de ces colonnes, sous les ordres du capitaine Massé, comprendrait deux compagnies d’infanterie avec leurs clairons ; l’autre, confiée au capitaine de frégate Bonard, que son grade supérieur appelait, en outre, à exercer le commandement en chef, se composerait de quarante-cinq artilleurs et de soixante matelots. Un chef taïtien dont nous avons déjà cité le nom, Tariirii, bien connu par son dévouement et par son intrépidité héroïque, se mettrait à la tête des Indiens auxiliaires. Le 16, dès le point du jour, le capitaine Massé vint s’établir à l’entrée de la vallée de Fatahua, près du gros mayoré jeté en travers de la rivière ; les Indiens prirent à gauche et se glissèrent, en rampant, au milieu des fourrés, où ils demeurèrent cachés toute la journée ; le commandant Bonard échelonna ses troupes de façon à pouvoir se porter rapidement au secours du détachement qui serait menacé. Ces dispositions prises, l’oiseleur se mit en route. Il voulait prudemment reconnaître le terrain à l’avance et s’assurer que les insurgés conservaient bien toute leur sécurité. Quelque avis indiscret aurait pu, en effet, arriver jusqu’à eux ; les Français sont bavards, et les Taïtiennes sont adroites. Parti à huit heures du matin, Maïroto devait être de retour vers midi. A une heure un quart, le commandant Bonard écrivit : Le guide que vous m’avez donné, s’il n’a pas été pris ou tué, doit être passé à l’ennemi. A cinq heures du soir, ce guide si injustement soupçonné arriva au camp. Il était exténué de fatigue, mais il avait tout vérifié : le sentier était intact, aucun retranchement ne l’interceptait, l’ennemi demeurait sans défiance. Le commandant Bonard décida qu’on attaquerait le lendemain : trente Indiens avec Tariirii, quatre artilleurs, vingt-trois soldats d’infanterie et dix marins, sous les ordres du second maître Bernaud, s’offrirent volontairement à courir l’aventure.

On en courut rarement de plus périlleuse. Le piton qu’il fallait gravir se dressait sur le flanc gauche du piton de Fatahua ; il se dressait jusqu’à une hauteur de plus de six cents mètres. Quelques arbres rabougris, penchés sur l’abîme, sortaient presque horizontalement des fissures de la roche ; quelques touffes de jonc apparaissaient de distance en distance sur la paroi polie ; le cône d’éruption ne présentait pas sur toute sa surface d’autre prise. Soixante-huit hommes formaient le détachement : ils laissent au pied de la montagne sacs et habits ; ils graviront le pic entièrement nus, n’emportant que leurs fusils et quelques paquets de cartouches. — Capite atque pedibus nudis, dit Salluste... super terga gladii et scuta. Ils se mettent en marche à cinq heures du matin ; le commandant Bonard les suit avec les gabiers de l’Uranie. Le détachement, nous Pavons déjà dit, a plus de six cents mètres à gravir ; sur ces six cents mètres, il en est cent cinquante qui ne peuvent se gravir qu’à force de bras. Qu’en auraient pensé Chirisophe et Xénophon ? Des cordes à nœuds et des échelles de corde sont attachées aux arbustes par le guide et par les Indiens. En Mauritanie, ce fut un Ligurien, simple soldat des cohortes auxiliaires, qui se chargea de rendre ce service aux soldats de Marius. — Progrediens Ligus saxa et si quœ vetustate radicet eminebant, laqueis vinciebat. Ne me reprochez pas trop durement ces rapprochements ; Richelieu marchait à l’ennemi, son Quinte-Curce à la main. Pendant ce temps, le capitaine Massé, dirigé par l’Indien Vaïtotia, s’avançait avec précaution vers le pied du fort. Son but était d’attirer et de retenir de ce côté l’attention des insurgés. Quand il eut soigneusement exploré la vallée, placé des sentinelles à tous les débouchés, il jugea le moment venu d’ouvrir le feu. Les Taïtiens, étonnés de cette attaque soudaine, y répondent d’en haut par une vive fusillade et par un déluge de pierres. A midi, le capitaine Massé écrit au gouverneur : Je n’aperçois encore ni les Indiens de Tariirii, ni nos hommes ; il serait imprudent de passer la nuit dans la position que j’occupe. Maïroto, on le voit, n’inspirait une confiance absolue qu’au gouverneur.

Le soupçon, à mon sens, était bien permis : que signifiait cette longue exploration dont le vieil oiseleur n’était revenu qu’après tonte une journée d’absence ? Maïroto n’en avait-il pas profité pour se mettre en communication avec ses compatriotes ? Ne leur conduisait-il pas, pour les leur livrer, les soldais qui avaient la simplicité de s’abandonner à sa direction ? Tous ces doutes poignants n’empêchaient pourtant pas l’aventureuse expédition de suivre son cours. Le commandant Bonard restait au milieu des fourrés dans lesquels il s’était jeté, prêt à seconder le mouvement tournant, ou à recueillir les volontaires s’ils étaient repoussés ; le capitaine Massé continuait ses feux de peloton ; les volontaires cheminaient, à cette heure, sur les crêtes. Le plus difficile leur restait à faire : il fallait maintenant passer d’un piton à l’autre. Entre ces deux sommets, il existait comme un pont naturel, étroit et périlleux passage dont l’aspect seul suffisait à donner le vertige. Une longue coulée de lave avait en effet réuni, par une sorte de cloison montant perpendiculairement du fond de la vallée, les lèvres du gouffre demeuré béant. C’est sur ce faîte aigu qu’il s’agissait de passer. Le chamois, poursuivi, se serait rejeté en arrière ; nos volontaires ne pouvaient reculer sans perdre en un instant fout le fruit de leurs peines : Maïroto, le premier, donne l’exemple. Il se place à cheval sur le haut du mur, l’embrasse de ses genoux et se dirige ainsi vers la rive opposée. La troupe l’imite et chevauche à la file, le fusil en bandoulière. Quand la brèche est franchie, on se compte : personne ne manque à l’appel ; aucun volontaire n’a roulé sur la rampe abrupte, les vautours resteront à jeun.

A trois heures un quart, quelques Indiens auxiliaires qui s’étaient glissés en rampant jusqu’au fond du vallon, accourent tout émus vers le capitaine Massé : Le pavillon des insurgés, planté sur le parapet du fort, a disparu. — Les balles, tirées à toute volée, ont pu atteindre le sommet du mont ; elles auront coupé la drisse. — Non ! réplique l’indien Vaïtotia, qui vient de rejoindre à son tour la colonne ; ce ne sont pas vos balles qui ont abattu le drapeau de Fatahua ; c’est Tariirii qui l’a enlevé ; j’ai vu le jeune chef debout sur le retranchement. Le capitaine Massé choisit à l’instant dans sa troupe cent trente hommes ; il les fait précéder par un détachement de vingt-cinq voltigeurs, et ordonne à Vaïtotia de prendre les devants. Vaïtotia remonte le cours de la rivière et ne s’arrête qu’au pied de la cascade qui s’élance en nappe écumante du plateau supérieur ; il se lève alors du milieu des herbes, et, de cette voix perçante qui tient lieu aux sauvages de télégraphe aérien et de trompette, il appelle Tariirii. Nulle voix ne répond. Le capitaine Massé fait sonner le rassemblement : Ecoutez ! n’est-ce pas une autre sonnerie de clairon que l’écho lointain nous renvoie ? Quelles sont ces notes aiguës qui se mêlent au tumulte assourdissant de la cascade ? Plus de doute, il y a un clairon là-haut ; les volontaires nous appellent.

Au cri de : Vive le roi ! toute la colonne soudain se met en marche ; elle n’aperçoit plus les obstacles que naguère les moins portés au doute jugeaient insurmontables ; elle vole de roche en roche au secours des braves qui, après une ascension de sept heures, se trouvent peut-être, en ce moment, aux prises avec un ennemi trop nombreux. — Eo acrius Romani instare, avidi gloriœ, certantes murum petere.

Les volontaires heureusement n’avaient pas besoin de secours : ils étaient arrivés sans bruit sur les épaules des défenseurs du fort. C’est une grande occasion de panique que d’être pris à dos, que d’entendre soudain, comme le dit Sali us te, battre ou sonner la charge sur ses derrières : a tergo signa canere. — Tout occupés de l’attaque qui, depuis le matin, se dessinait au bas de la montagne, les insurgés n’aperçurent nos soldats qu’à l’instant même où Tariirii pénétrait dans l’enceinte. Rendez-vous ! leur cria le chef taïtien en se jetant sur la hampe du drapeau. Les armes tombèrent des mains des insurgés. Nos soldats s’étaient contentés de les coucher en joue ; ils laissèrent à tons la vie sauve ; quelques-uns des Indiens mirent à profit cette longanimité pour prendre la fuite. Se jetant à travers les précipices, ils gagnèrent les pentes du massif central, auquel un sommet déchiqueté comme les fleurons d’une couronne a fait donner le nom de Diadème. Le suprême boulevard de l’indépendance taïtienne venait de s’écrouler, la résistance avait dit son dernier mot.

N’est-ce pas une page de Quinte-Curce, — moins le style, — qui se serait, par mégarde, glissée dans nos annales ? En racontant la prise du fort de Fatahua, nous avons décrit, sans nous en douter, les péripéties de la lutte dont les défilés des Uxiens et les Pyles persiques furent, au mois de janvier de l’année 330 avant notre ère, le sanglant théâtre. Ces combats héroïques qu’Alexandre dut alors livrer à Madatés, soutenir contre Ariobarzane, j’aurais eu quelque peine à y ajouter foi si mes propres frères d’armes, avec la fidélité d’une mémoire toute fraîche, ne m’en avaient, il y a plus de trente-cinq ans, retracé d’aussi prodigieux. Insouciants coupables que nous sommes, nous sautons à pieds joints par-dessus nos gloires ; l’antiquité en aurait fait des épopées.

 

 

 



[1] V. la Marine d’autrefois : le Protectorat français à Taïti, E. Plon et Cie, éditeurs.