VERCINGÉTORIX

 

CHAPITRE X. — L’EMPIRE GAULOIS.

 

 

I. Jusqu’à quel point le soulèvement s’explique par un mouvement démocratique. — II. Quels peuples prirent part à la conjuration. — III. Vercingétorix élu chef suprême. — IV. Nature de ses pouvoirs. — V. S’il y a eu des institutions fédérales. Monnaies frappées par les conjurés. — VI. Espérances et ambitions d’un empire gaulois.

 

I

Vercingétorix et les Carnutes réalisaient donc le dessein que, dix ans auparavant, avaient conçu Orgétorix l’Helvète et Dumnorix l’Éduen, et auquel n’avaient cessé de songer, malgré les incertitudes du moment, les patriotes gaulois. Car, en dehors des hommes qui ne voyaient que l’intérêt de leur classe, comme Diviciac, de leur pouvoir, comme Cingétorix, de leur cité, comme les Rèmes, d’autres rêvaient d’une patrie collective, d’une grande Gaule, libre et fédérée, image peut-être de cette fraternité celtique dont parlaient les druides.

La gloire d’avoir soulevé la Gaule n’appartient en propre à aucune classe d’hommes, à aucun parti politique. Elle ne revient ni à l’aristocratie, ni à la démocratie.

Ces deux mots sont, à vrai dire, trop savants pour garder toujours leur raison d’être au delà des Alpes. A force d’avoir sous les yeux les misères politiques de la Grèce et de Rome, les anciens et les modernes ont trop souvent voulu que la Gaule leur ressemblât. Mais la Celtique de César différait trop de l’Hellade de Polybe pour se laisser absorber par les mêmes amours-propres de parti. On ne peut appliquer à une nation pleine d’hommes, jeune et débordante, vivant d’action et de sentiments plus que de logique et de systèmes, les mêmes théories qu’à la Grèce, vieux peuple, pauvre en hommes et riche en idées, usé par cinq siècles de lois écrites et de scolastique politique. En réalité, les principes comptaient en Gaule beaucoup moins que les personnes.

Chaque nation n’y était pas divisée sans remède entre deux classes d’hommes et deux notions de gouvernement, l’aristocratie et la démocratie, la noblesse et la plèbe, les riches et les pauvres. Ces deux classes existaient sans doute, mais elles ne correspondaient pas toujours à deux formules différentes de la vie publique et des intérêts sociaux.

La plèbe des cités gauloises ressemblait moins à celle des Gracques et de Cléon qu’à celle des Tarquins et de Servius Tullius. Elle n’a pas d’organisme propre, elle n’existe pas comme ordre politique, elle est diffuse et amorphe, flottant entre les divers clans, morcelée entre les principaux chefs. Elle ne représente d’autre parti que celui de ses patrons. Si certains des nobles sont regardés comme des démagogues, c’est parce qu’ils gagnent ou achètent le plus de plébéiens possible ; mais ce n’est pas la démocratie qu’ils veulent établir, c’est leur autorité personnelle, et s’ils ont contre eux l’aristocratie, cela veut dire que les autres chefs s’opposent à la monarchie de l’un d’eux. Tout se ramène peut-être, en fin de compte, à des conflits de personnes ou de familles.

Le mouvement national de 52 n’est donc pas la revanche de la démocratie gauloise sur l’aristocratie sénatoriale, complice de César. Assurément, il y a eu un sentiment semblable chez quelques peuples, et notamment chez les Arvernes, où la victoire des patriotes mit fin au gouvernement de l’oligarchie, amie du proconsul : mais, même à Gergovie, Vercingétorix se regarda sans doute moins comme le champion de la plèbe que comme le vainqueur des familles rivales. Ailleurs, chez les Sénons et les Carnutes, c’était au contraire une coalition de chefs qui avaient brisé la suprématie de l’un d’eux, tyrannie locale bourgeon de la tyrannie de César.

Ne réduisons pas la révolte de la Gaule aux mesquines proportions d’une affaire de parti, comme a été celle de Capoue, lorsqu’un chef démocratique y appela Hannibal en humiliant le sénat local. César, qui n’eut aucun intérêt à embellir ses adversaires, ne leur fait parler que de patriotisme et de liberté. Laissons-leur les sentiments dont il leur a prêté le langage.

Toutefois, si l’on veut, pour expliquer cette révolte, chercher d’autres causes que de nobles ambitions, on pourra simplement dire qu’elle triompha par l’union des deux peuples les plus désignés pour jouer en Gaule un rôle universel, qui avaient le plus d’influence religieuse ou de gloire politique, qui étaient le cœur du territoire ou le centre des souvenirs, les Carnutes et les Arvernes.

 

II

Voici les peuples et les chefs qui se firent représenter auprès de Vercingétorix.

Les Arvernes finirent sans doute par accepter sa royauté. Mais ce ne fut pas sans arrière-pensée chez quelques-uns. Parmi les chefs qui entourent Vercingétorix, Épathnact se ralliera assez vite à César et deviendra un très grand ami de Rome. En revanche, le roi des ArVernes a près de lui deux vaillants auxiliaires : son cousin Vercassivellaun, fils de la sœur de sa mère ; Critognat, un des hommes les plus nobles et les plus influents du pays, patriote ardent et écouté.

Les Carnutes ont pour chefs les deux conjurés de Génabum : Gonconnetodumn et Gutuatr. C’est celui-ci, surtout, qui fut regardé comme le boute-feu de la révolte. Jusqu’à son dernier jour, il inspirera aux Romains une haine inexpiable. Ils ne furent pas éloignés de lui attribuer tous leurs malheurs. Vercingétorix a été pour eux un adversaire, Guluatr, une sorte de génie malfaisant, exécuteur d’œuvres sanglantes. Peut-être était-il revêtu de quelque sacerdoce, qui en faisait l’homme des sacrifices humains.

Au sud-ouest des Arvernes, les Cadurques, leurs clients traditionnels du Quercy, avaient envoyé leur chef favori Lucler : c’était peut-être l’homme le plus riche de sa nation, il avait dans sa clientèle une ville entière, Uxellodunum, aussi grande et presque aussi forte que Gergovie ; mais, surtout, c’était l’homme le plus entreprenant qu’on pût voir, le moins capable de désespérer, prêt à toutes les audaces d’actes et de projets, désigné pour les chevauchées les plus aventureuses. — Dans cette même région, d’autres voisins immédiats des

Arvernes, les Lémoviques du Limousin, apportèrent à la ligue le contingent d’une race à peine moins robuste que celle d’Auvergne : la nation tout entière y adhéra, sous les ordres de Sédulius, à la fois son magistrat et son chef de guerre. — Chez les Pictons du Poitou, au contraire, il n’y eut pas unanimité : une partie seulement d’entre les tribus accepta le mouvement, une des villes principales, Lémonum (Poitiers), demeura fidèle aux Romains.

En revanche, tout le Nord-Ouest de la Gaule, sans exception, depuis la Loire jusqu’à la Seine, se rallia publiquement à l’insurrection : ce qui fut dû peut-être à l’influence qu’exerçaient les Carnutes dans ces contrées sauvages, belliqueuses et dévotes. Là étaient les Aulerques (Le Mans, Jublains, Évreux), avec leur vieux Camulogène, le robuste vétéran des guerres gauloises, l’un des généraux les plus expérimentés du pays celtique ; les Andes (Anjou), qui avaient pour chef militaire Dumnac, un opiniâtre et un entêté, à qui il sera impossible de demander grâce ; les Turons ou gens de la Touraine ; et enfin toutes les peuplades qui formaient la ligue armoricaine, marins et soldats des côtes de l’Océan breton et normand. Sur ces dernières, toute conspiration pouvait compter ; elles n’avaient cédé en 57 que devant les légionnaires ; elles avaient commencé dès l’année suivante la série des révoltes ; au temps de l’alerte d’Indutiomar, leurs armées s’étaient trouvées subitement prêtes à entrer en campagnes. Comme les Carnutes et comme les Belges, les peuples d’Armorique ne savaient point guérir de l’indépendance. Grâce à leur appui, la Gaule soulevée était maîtresse de la mer, et pouvait communiquer avec ses frères de la Bretagne insulaire.

Au Nord, les Sénons avaient d’autant plus adhéré au mouvement qu’ils l’avaient devancé. Un de leurs chefs, Drappès, avait fait sur leur territoire, presque sous les yeux de Labienus, la même besogne que Vercingétorix autour de Gergovie. Il s’était mis à la tête d’esclaves échappés et de vagabonds, il avait appelé autour de lui les exilés des cités, otages fugitifs qui s’étaient dérobés à la colère de César, et il avait ainsi rendu une armée au peuple sénon, malgré les exécutions de l’année précédente et la présence de six légions. C’était un homme de la même trempe que Lucter et Dumnac.

Enfin, dans le voisinage des Sénons, les Parisiens, leurs alliés et associés de jadis, encore incertains l’année précédente, firent cette fois cause commune avec eux. Cela avait une très grande importance pour l’avenir militaire de la confédération. Lutèce, leur principale ville, n’était qu’une bourgade isolée dans une petite île de la Seine, et ils étaient eux-mêmes une tribu de force médiocre. Mais ils formaient, au Nord, l’avant-garde de la Gaule proprement dite en face des peuples belges ; leur territoire, qui au Sud était limitrophe de ceux des Carnutes et des Sénons, touchait au Nord à ceux des Suessions et des Bellovaques, les plus vaillantes des nations septentrionales : le jour, déjà espéré des conjurés, où la Belgique se joindrait à eux, Lutèce deviendrait le point naturel de ralliement où les confédérés de ce pays s’uniraient à ceux de la ligue arverne ; c’était chez les Parisiens que la Seine était rejointe par les deux grandes voies de la Belgique, la Marne et l’Oise, et leur ville était à égale distance de l’Océan, le long duquel veillaient les Armoricains, et de la forêt de la Meuse, où errait encore Ambiorix.

Les nations conjurées représentaient seulement la moitié de la Gaule conquise par César : c’étaient presque toutes celles de l’Ouest et du Centre, et probablement celles qui avaient jadis soutenu le parti arverne. L’ancien parti éduen n’y était représenté que par les Sénons. Dans le Sud, les Santons restaient attachés, ainsi qu’une partie des Pictons, au peuple romain ; sauf les Cadurques, les peuples des montagnes, malgré d’anciens liens de clientèle avec les Arvernes, attendaient d’avoir la main forcée : le voisinage de la province romaine les effrayait. — Au Nord, on pouvait faire fond sur les Trévires et sur bien d’autres Belges, le jour où la présence des légions les inquiéterait moins, et où Comm l’Atrébate, guéri de sa blessure, pourrait satisfaire sa rancune contre Labienus et César. Mais il fallait compter avec la jalousie ou l’hostilité des Éduens et des Bituriges leurs alliés, dont les territoires s’étendaient depuis la Saône jusqu’à la Vienne et coupaient presque en deux tronçons les pays confédérés. — A l’Est enfin, si les Séquanes et les Helvètes étaient incertains, les Rèmes et les Lingons ne trahiraient jamais la foi promise à César : chez ces deux peuples, la haine de l’indépendance gauloise était passée à l’état de vertu.

 

III

Les chefs réunis délibérèrent sur le choix de l’homme qui devait exercer le commandement suprême. Il ne fut pas question de le diviser entre plusieurs. Et, s’il y eut une hésitation sur le nom du chef, elle ne fut que de courte durée. Vercingétorix était désigné d’avance. Il avait donné à la ligue sa première victoire en conquérant Gergovie ; il avait rassemblé les conjurés autour de lui ; il était le fils du dernier Gaulois qui eût commandé à toute la Gaule ; il était le roi de la seule nation qui eût été souveraine sur le nom celtique. Sa valeur personnelle rendait plus visible l’excellence de ses titres. D’elle-même, la Gaule se remit entre les mains du successeur de Bituit. La puissance suprême lui fut offerte du consentement de tous. Il l’accepta.

 

IV

Le pouvoir de Vercingétorix était essentiellement militaire. Hors du pays arverne, il était le chef de guerre des Gaulois confédérés, et rien de plus. C’était l’autorité qu’avait exercée Bituit sur les champs de bataille ; c’était aussi celle que la tradition attribuait à Bellovèse et à Sigovèse, les neveux du roi biturige, lorsqu’ils quittèrent la Gaule à la tête de bandes d’émigrants et à la conquête de terres nouvelles. Elle ne fut peut-être pas sans rapport avec la dictature romaine pour la conduite d’une guerre.

Mais l’action de Vercingétorix était à la fois plus limitée et plus vaste que celle d’un dictateur militaire. Elle était d’abord tempérée par les rapports permanents avec les chefs supérieurs des cités confédérées : il n’était pas dans la nature des Gaulois d’obéir sans condition et sans discussion au général qu’ils avaient élu même à l’unanimité. Nul d’entre les nobles n’était habitué à cette sujétion précise, froide et administrative qu’exigeait de ses préfets l’imperator suprême des Romains. Leur individualité intempérante demeurait rebelle à tous les freins. Il fallait, avant les questions importantes, que Vercingétorix les réunît en conseil ; il fallait, après l’événement, qu’il rendît compte de ce qu’il avait fait. Quand les circonstances étaient critiques, le conseil des chefs de cités fut convoqué chaque jour. Les discussions étaient, on le devine, vives et orageuses, les discours longs et fréquents ; le roi dut céder sur des points où il avait visiblement raison. Une fois même, les accusations de trahison grondèrent ou jaillirent contre lui en pleine assemblée, et il dut prendre la parole, ruser et déclamer, pour se justifier et pour convaincre : de guerre lasse, ce jour-là, il jeta dans la délibération l’offre de laisser à un plus digne le commandement de l’armée gauloise.

Au delà même de rassemblée des chefs, la foule tumultueuse de leurs amis et de leurs clients recevait l’écho de leurs discussions ou leur renvoyait celui de ses propres colères : et ses sentiments submergeaient peut-être les délibérations réfléchies des conseils de guerre. On était sorti depuis trop peu de temps du régime de la tribu pour en avoir perdu la liberté d’allures. Alors Vercingétorix intervenait encore, et il n’avait pas toujours le dessous dans un engagement direct avec les passions d’une multitude. Je ne suis pas sûr qu’il ne préféra pas, parfois, substituer aux conciliabules mesquins d’un parlement militaire les décisions rapides d’une foule enthousiaste. Sans la convoquer sans doute, il la laissait venir et s’agiter, jusqu’au moment où, parlant à son tour, ses harangues vibrantes s’achevaient dans le double tonnerre des acclamations humaines et des armes bruyamment secouées. L’armée de Vercingétorix ressemble, à peu de chose près, à une armée féodale, où la troupe des chevaliers déborde sans cesse sur le conseil des chefs, et où la marche régulière du commandement est tour à tour entravée par les intrigues des barons jaloux, ou accélérée par la brusque poussée d’une émeute soldatesque. Vercingétorix n’arrivait à gouverner qu’en mêlant l’astuce et l’éloquence. L’art oratoire fut un des éléments de sa puissance.

Mais, comme les effets n’en sont toujours ni certains ni rapides, le roi des Arvernes n’hésitait pas, le cas échéant, à imposer sa volonté avec une impitoyable brutalité, que les coutumes romaines n’auraient point tolérée chez le dictateur. Il avait droit de vie et de mort sur ses subordonnés. Quand il ne commanda pas par la persuasion, il sut le faire par la crainte. Dès le jour où il prit le pouvoir, il s’assura des gages pour n’être point abandonné : il savait le peu que durait la volonté d’un Gaulois, avec quelle promptitude les résolutions étaient, chez sa race, prises et oubliées ; il lui fallait des garanties au consentement de la Gaule et à la fidélité de la conjuration. Suivant l’usage de ces nations, chacune des cités confédérées lui livra des otages, qu’il garda près de lui, sous sa main. Aussi bien n’en avait-on pas donné à César ?

Parmi les chefs réunis autour de lui, il y avait des rivaux, des jaloux, des timorés, qui n’attendaient que l’occasion de devenir des traîtres. Peut-être, dès le début des indiscrétions furent-elles commises, des perfidies furent-elles fomentées. Mais, en ce moment, toute hésitation était criminelle. II fallait se hâter, commander très vite et très ferme : chaque jour rapprochait du printemps et du retour de César. Vercingétorix fit de son pouvoir, contre ses adversaires, un instrument de terreur. Il étala à leur intention toutes ces variétés de supplices que recherche l’imagination des peuples barbares. Les dieux gaulois, à la veille des grands combats et des périls nationaux, recevaient de leurs sujets de formidables holocaustes de victimes humaines, et ils préféraient, entre toutes les offrandes sanglantes, les supplices des criminels : Vercingétorix fit en leur honneur de royales hécatombes avec les ennemis de la liberté. Des bûchers s’allumèrent où furent sacrifiés les traîtres à la patrie et à la race ; les appareils de torture grincèrent contre les parjures et les déserteurs ; ceux qui étaient les moins coupables furent éborgnés ou essorillés, et, rendus à leurs cités ainsi mutilés, ils allèrent leur montrer la marque éternelle de la colère des dieux et de la puissance du nouveau chef qui vengeait la Gaule.

Vercingétorix exerçait toutes les fonctions administratives attachées à sa qualité de général suprême. Il désigna le contingent d’hommes et de chevaux que les alliés devaient lui amener, et le plus tôt possible. Il indiqua la quantité d’armes que chaque peuple avait à fabriquer, et le jour où la livraison serait faite. Et, dans tous les ordres qu’il donna, il sut montrer la précision et la rapidité d’un organisateur habile. César, qui avait le goût des choses bien conduites, l’admirait en cela, et il a décerné à Vercingétorix cet éloge lapidaire qu’eût recherché un imperator romain de vieille lignée : il fut aussi actif que sévère dans son commandement, summæ diligentiæ summam imperii severitatem addit.

Enfin, Vercingétorix eut le droit de négocier pour amener les neutres ou les retardataires à la cause de la liberté. Il commença ses pourparlers diplomatiques avec la même diligence que ses opérations militaires ; mais il semble que dans ce cas il ait manœuvré plus à sa guise, très discrètement, à l’insu du conseil des chefs. Il choisissait, pour porter ses messages, des hommes fort habiles, beaux parleurs, discuteurs retors, d’allures engageantes, courtiers intelligents d’amitiés politiques. Ils avaient ordre de multiplier les promesses et les présents. Un envoyé de Vercingétorix partait largement pourvu d’or, prêt à acheter la conscience des chefs ou la connivence de leurs clients ; il offrait sans doute aux ambitieux l’appui du roi contre leurs adversaires politiques. C’est ainsi que plus tard l’on acquit d’un seul coup, chez les Éduens, le vergobret et quelques chefs des principales familles : ce qui dut coûter très cher. Parmi les nobles des cités douteuses, ce fut parfois auprès des plus jeunes que l’or et les séductions trouvèrent le meilleur accueil : plus avides d’aventures et de gloire, pressés de commander, jaloux d’égaler leurs aïeux, les chefs adolescents forcèrent souvent la main, comme avait fait Vercingétorix lui-même, à l’aristocratie assise et retraitée qui s’habituait à César. La révolte de la Gaule ressembla par instants à une folie de jeunesse.

Tous ces éléments d’action et d’influence dont fut faite l’autorité de Vercingétorix, la diplomatie, la dureté du commandement, l’éloquence, la netteté de la décision, nous les connaissons par le livre de Jules César. Mais n’eut-il pas prise sur les hommes par d’autres moyens, que César passe sous silence ? N’a-t-il pas eu recours au principal ressort qui les faisait alors obéir, la crainte de la divinité ? Il est invraisemblable qu’un chef de l’Occident n’ait pas essayé de la complicité des dieux. Marius en Provence avait eu sa prophétesse, Sertorius en Espagne eut sa biche, Civilis en Germanie aura Velléda : soyons sûr que Vercingétorix a eu près de lui des agents qui le mettaient en rapport avec le ciel. Parmi ces paysans qui le suivaient, venus des forêts d’Auvergne et de Combrailles, il y en eut, j’en suis convaincu, auxquels il inspira un fanatisme sacré. Les Gaulois répugnaient moins encore que les Romains à faire un dieu de leurs rois ; ils seront les premiers en Occident à adorer la divinité d’un Auguste et d’une Livie ; le roi sénon Moritasg a été, semble-t-il, regardé comme un dieu, a eu ses dévots et son portique. Plus tard, après la mort de Néron, dans les landes de la Sologne bourbonnaise, le boïen Maricc soulèvera la plèbe rurale à l’exemple du fils de Celtill, et prendra les titres de champion de la liberté et de dieu, assertor Gallianim et deus, Vercingétorix, lui aussi, mérite le premier de ces titres ; je ne serais pas étonné que d’autres lui eussent donné le second.

 

V

La fédération de Gergovie comprenait une vingtaine de peuples unis pour faire la guerre en commun. C’était une ligue purement militaire. Aussi, chacune des nations conservait-elle, en dehors des lieux de guerre, sa pleine liberté. Vercingétorix n’est point intervenu dans les affaires particulières des peuples, pour modifier des coutumes ou contrôler le gouvernement. Il ne fut porté aucune atteinte à leur autonomie et à leur intégrité.

Même dans les camps, sur les flancs des villes assiégées, dans les marches militaires, les troupes de chaque nation se formaient à part, sous les ordres de son commandant national, roi, magistrat ou chef de guerre. Tout au plus Vercingétorix s’arrogea-t-il le droit de désigner les titulaires des commandements supérieurs : encore ne le fit-il que pour les corps d’armée qui se constituaient autour de lui ; dans la vallée de la Seine, ce sont les chefs des cités associées qui ont choisi eux-mêmes Camulogène pour général. Dans les contingents nationaux, chacune des tribus dont se composait le peuple avait ses enseignes propres. Les chefs de ces tribus ou les magistrats de ces peuples frappaient monnaie comme à l’ordinaire : il n’y a pas trace certaine de monnaies ni d’institutions fédérales. Le seul lien public des cités est l’obéissance à Vercingétorix.

Mais, dans les conditions présentes, l’union des peuples gaulois pouvait devenir autre chose qu’une conjuration militaire. Elle était le résultat d’un sentiment universel, du désir de la liberté de tous, d’un accord par amour de la Gaule, et une entente de ce genre ne va pas sans la mise en commun des traditions et des espérances. Un esprit collectif se dégagea d’aspirations semblables, il se forma des ferments d’une civilisation d’empire.

La ligue gauloise n’a laissé d’elle, en fait de souvenirs matériels, que les monnaies frappées par Vercingétorix et les autres chefs. On dut au reste en émettre beaucoup, et en peu de temps : l’or a joué un grand rôle dans toutes ces affaires, il fallait payer la plèbe pour s’assurer son courage, payer les grands pour s’acquérir leur fidélité. Les Gaulois ont été de tout temps d’actifs monnayeurs. Si peu explicites que soient ces monnaies, leurs images et leurs légendes, elles nous laissent vaguement entrevoir ce que pouvait devenir l’empire gaulois.

Il n’eût pas été obstinément fermé et hostile à la civilisation gréco-latine : on verra qu’il lui emprunta nombre de principes de la guerre savante, comme le machinisme dans la défense et l’attaque des places fortes, et le système de la castramétation quotidienne. Il eût accepté la suprématie intellectuelle des deux grands peuples voisins ; et même, entre la Grèce et Rome, comme Rome est devenue la plus proche et la plus utile, les Gaulois de maintenant préféraient son enseignement à celui des Hellènes : ils substituèrent, sur leurs monnaies, l’alphabet latin à l’alphabet grec, et c’est en lettres romaines que Vercingétorix fit graver son propre nom.

Nous possédons un peu plus d’une douzaine de pièces au nom de Vercingétorix[1]. Il ne faut pas s’attendre à trouver en elles de ces monnaies de très bon aloi et de frappe élégante, semblables à celles qui ont fait la fortune de la Macédoine ou la gloire d’Athènes. S’il y en a qui sont en bel or jaune, d’autres renferment une proportion trop grande d’argent, et même, parfois, le métal est de qualité si médiocre qu’on a pu le prendre pour du cuivre. Si le poids moyen paraît avoir été de 7 grammes 45, il y a entre la plus lourde et la plus légère un écart de 30 centigrammes, ce qui est beaucoup. Les flans sont épais, les contours irréguliers ; on sent des pièces frappées à la hâte, sous la poussée de besoins urgents. Il y a cependant progrès, et progrès sensible, sur celles des générations qui ont suivi Luern et Bituit. Le dessin, si banal qu’il soit, a une netteté et une précision qui manquent aux types antérieurs ; les figures sont complètes, bien formées, et sobrement tracées dans un champ dégagé. Surtout, l’imitation des pièces grecques, tout en demeurant visible, n’est plus servile ni exclusive : l’esprit de la Gaule a aussi marqué son empreinte sur les monnaies de ce temps.

Sur les siennes, Vercingétorix a un type préféré : au droit, la tête imberbe d’un jeune dieu, dont un Apollon grec a fourni le modèle, mais où les Gaulois pouvaient voir l’image d’un de leurs grands dieux nationaux et peut-être même la figure idéalisée de leur nouveau chef ; au revers, non pas le Pégase exotique ou le bige classique des statères grecs, mais le cheval libre et galopant des plaines arvernes. Sur les monnaies d’autres chefs, apparaissent des symboles chers aux Gaulois, les images de ces animaux, de ces plantes ou de ces objets où ils avaient mis quelque chose de leur âme, et qui peuplaient lés rêves de leur imagination ou les fables de leurs poètes. Ici, ce sont l’oiseau sacré qui guide le cheval, et le lévrier, compagnon familier du coursier de bataille ; là, c’est la lyre qui célèbre les exploits ; et, surtout, c’est l’enseigne militaire au corps de sanglier ou le sanglier lui-même : le sanglier, l’adversaire traditionnel du chef gaulois, mais qui se réconcilie avec lui pour le précéder sur les sentiers de la guerre, et qui fournit aux tribus celtiques les espèces religieuses sous lesquelles elles vont combattre. L’homme et l’animal de la Gaule s’unissaient contre l’aigle, la louve et le soldat du peuple romain.

 

VI

Cette lutte, les Gaulois confédérés ne l’entreprenaient pas seulement pour débarrasser de leurs ennemis les forêts et les campagnes de leur pays. Ils ne voulaient pas seulement rendre la liberté aux soixante peuples sur lesquels César, en 58 et 57, avait appesanti sa main. C’était l’union de toutes les cités de nom gaulois, entre le Rhin et les Pyrénées, qu’ils entrevoyaient dans une lointaine espérance. Leur conjuration devait avoir un lendemain de victoire. Elle inaugurait l’accord de toute la Gaule, elle faisait pressentir un empire ou un royaume de la Gaule : si César ne s’égare point, ces mots ont été prononcés par Vercingétorix ou par son entourage. Il a dû songer à une royauté des Gaules comme à une gloire possible. Certaines de ses opérations militaires, tout en étant très habiles contre les Romains, pouvaient devenir fort utiles à la formation de cet empire, comme la mainmise sur les Bituriges et les Éduens. Au loin, il ne perdait pas de vue qu’au sud des Cévennes et au pied des Alpes habitaient des Volques et des Allobroges, et que, s’ils obéissaient à Rome depuis soixante-dix ans, ils n’en étaient pas moins gaulois, et les anciens alliés des Arvernes au temps de Bituit. La pensée de les délivrer à leur tour a germé chez plus d’un conjuré : Gaulois de Toulouse, de Vienne ou de Gergovie, ne descendaient-ils pas tous d’un même dieu, n’étaient-ils pas parents ou frères ?

On ne comprendra jamais les ambitions et les rêves des chefs gaulois si l’on ne songe à cette parenté sainte que les druides leur avaient enseignée. Quand peuples celtiques veulent s’unir intimement, ils se disent consanguins ou frères : l’alliance politique que les Romains décoraient du nom d’amitié, les Gaulois l’appelaient fraternité, et c’était le signe public d’une commune filiation divine. — Cela, certes, n’empêchait point les haines et les luttes : les Gaulois flottèrent toujours entre la violence de leurs passions qui jetaient l’un contre l’autre, et la séduction de ce rève patriarcal qui les invitait à unir des mains fraternelles. C’était, en temps ordinaire, la race des frères ennemis ; mais, dans leurs moments d’enthousiasme, ils avaient sous leurs yeux, comme disait l’arverne Critogoat, la Gaule tout entière, foyer commun autour duquel circulaient des hommes de même sang.

Cette Gaule, ils ne l’ont pas vue seulement à travers l’espace, mais aussi à travers le temps. Comme corollaire à ce dogme de la fraternité gauloise s’était répandu celui de l’éternité et de la grandeur de la nation. Ils ont établi une solidarité puissante entre toutes les générations qui ont porté le nom gaulois, ils aimaient à parler de la gloire de leurs ancêtres, ils songeaient en combattant aux beaux exemples qu’ils laisseraient à la postérité de leur race. Les Celtes étaient disposés à se croire élus par la providence pour conquérir le monde : ces mêmes espérances de domination universelle que la force des choses a données au peuple romain, leur ont été suggérées par l’ardeur de leur tempérament et l’expansion de leur nature. Elles furent, chez eux, incroyablement tenaces. Plus d’un siècle après la perte définitive de la liberté, en 69 de notre ère, les druides, à la nouvelle que le Capitole brûlait, rappelaient la victoire de l’Allia, et prédisaient que l’empire des choses humaines était promis aux nations transalpines. Devant Avaricum emporté par César (ce qui fut la première des grandes défaites), Vercingétorix déclarait aux chefs qu’il allait réunir en une seule volonté la Gaule entière, et qu’à cette unanimité de la nation le monde lui-même ne pourrait résister. — A ce moment, la Gaule luttait péniblement pour ses places fortes, elle perdait l’une après l’autre les gloires de son passé, les légionnaires allaient gravir les pentes qui menaient à Gergovie, et elle parlait de s’unir pour conquérir la terre : prodige d’utopie d’une race qui vécut toujours dans les folles créations d’une imagination vagabonde ; émergeant à peine des flots de l’infini, elle se laissait encore ballotter par eux.

Mais, si Vercingétorix ne fut point exempt de ces rêveries, elles ne lui firent jamais oublier les réalités contingentes : au milieu des fantaisies de l’idéal gaulois, il s’appliquait à préparer la victoire avec la ferme précision d’une intelligence merveilleusement lucide.

 

 

 



[1] Voyez la note I à la fin du volume.