VERCINGÉTORIX

 

CHAPITRE IV. — LA ROYAUTÉ ARVERNE ; BITUIT.

 

 

I. Tendances des Gaulois à l’unité. — II. Formation de l’empire arverne. — III. Ce qu’on peut supposer de son organisation. — IV. La royauté arverne : Luern et Bituit. — V. Degré de civilisation de cet empire. — VI. Défaite de Bituit par les Romains. — VII. Conséquences de la formation et de la chute de l’empire arverne.

 

I

C’est qu’en effet l’Auvergne fut le point de départ de Vercingétorix, le centre de son empire, le lieu de sa plus belle résistance. Avant d’unir la Gaule autour des Arvernes, il unit les Arvernes autour de lui.

Mais, s’il a réussi à grouper les Celtes sous ses ordres, c’est parce que, depuis quatre générations, ils étaient habitués à voir, dans les chefs de l’Auvergne, les maîtres naturels de la nation gauloise.

Les Gaulois proprement dits, ou les Celtes, s’étendaient, 200 ans avant notre ère, depuis la Gironde jusqu’à la Marne, depuis le golfe du Lion jusqu’à l’embouchure de la Seine. Ils atteignaient les Pyrénées par la haute vallée de la Garonne, qu’occupaient les Volques ; ils pénétraient dans les Alpes, par l’Isère et le pays des Allobroges, par l’Aar et les terres des Helvètes ; ils s’avançaient, sous le nom de Salyens, près des rives du Var et des monts de l’Estérel. Entre la Marne et le Rhin, les Belges, qui se distinguaient des Celles, leur étaient assez intimement apparentés. Mais les Aquitains, entre Garonne et Pyrénées, et les Ligures, dans les Alpes du Sud, ne se rattachaient en aucune manière à la race gauloise.

Le domaine qu’elle habitait ne constituait pas un État homogène ; quoiqu’il eût ses frontières naturelles, il n’avait pas donné naissance à un corps de nation. Les Celtes formaient une cinquantaine de peuples, les Belges une quinzaine. Ni les uns ni les autres n’ont eu pendant longtemps, à ce qu’il semble, des institutions politiques générales. Chaque peuplade vivait sur un territoire bien délimité, avec ses tribus, ses chefs, ses coutumes et ses étendards particuliers. Toutes se jalousaient ou se combattaient, avec la même ardeur que Sparte et Athènes, Crotone et Sybaris.

Les Celtes cependant, semblables encore en cela aux Grecs des temps de l’indépendance, avaient le sentiment de leur unité morale, et ce sentiment survivait aux discordes intestines. Ils parlaient tous la même langue ; ils portaient des noms formés de la même manière, ils adoraient quelques grands dieux, communs à toute leur race ; les nations de la Gaule avaient des qualités et des défauts analogues, et leurs institutions politiques ne différaient pas sensiblement.

Surtout, elles avaient le souvenir ou la persuasion d’une identité d’origine. Toutes les tribus se disaient celtes dans leur langue. Entre elles s’étaient formées des traditions ou des légendes, une sorte de patrimoine spirituel qu’elles exploitaient en commun. Elles avaient des poètes, les bardes, qui chantaient les gestes de grands chefs bituriges, et l’immense empire qu’ils avaient autrefois donné au nom celtique. Leurs prêtres, les druides, enseignaient que tous les Gaulois descendaient d’un même dieu. Et, quelle que fût la cité de ces prêtres, ils formaient un seul corps, ils avaient des réunions périodiques, ils obéissaient à un seul chef. Si les rivalités entre peuplades empêchaient la cohésion politique, un vague instinct de conscience nationale maintenait le goût de l’unité, et les prêtres, si souvent favorables à la création des grandes puissances publiques, ne décourageaient pas cette tendance.

Les Arvernes étaient le peuple désigné pour profiter de ces aspirations. Leur terre était l’ombilic du domaine celtique : le Puy de Dôme est à une distance égale des principales frontières de la Gaule, de Marseille par où arrivaient les Romains, de la trouée de Béfort qui s’ouvrait aux bandes germaniques, de Bordeaux où commençaient les pinèdes des Aquitains, et de la forêt de Compiègne, au delà de laquelle s’agitaient les Belges. Puis, comparés à ces peuples qui gravitaient autour d’eux, les Arvernes étaient les plus nombreux et les plus braves ; ils possédaient les terres les plus riches, et ils avaient le dieu qui pouvait parler du plus haut sommet.

 

II

Les Arvernes apparurent pour la première fois en dehors de leurs limites au temps de la guerre d’Hannibal.

En 218, lorsque ce dernier traversa les plaines du Bas Languedoc pour gagner l’Italie, il n’y trouva que les Volques ; dix ans plus tard (207), son frère Hasdrubal, suivant la même route, rencontra des Arvernes, dont il fut d’ailleurs fort bien accueilli. C’est peut-être entre ces deux dates qu’ils descendirent vers le Sud en conquérants : car, s’ils se trouvaient alors sur le chemin du Rhône, ce ne pouvait être que comme vainqueurs.

Leur empire a donc pris naissance à l’époque d’Hannibal et de Scipion : époque, pour tout l’Occident, des fermentations belliqueuses et des ambitions nationales ; Rome achevait sa domination italienne, Carthage conquérait l’Espagne, les Arvernes essayaient de fonder l’unité de la Gaule.

Dans les années qui suivirent, ils étendirent ou assurèrent leurs conquêtes. Ils profitèrent du répit que les autres maîtres du monde laissaient momentanément aux régions narbonnaises. Carthage était vaincue, Rome ne convoitait, au Couchant, que l’Espagne, et s’inquiétait peu des mouvements d’une Barbarie lointaine.

Vers 125 avant notre ère, les Arvernes avaient soumis toute la Celtique : du moins on le croyait à Rome. On donnait pour limites méridionales à leur empire les Pyrénées, la mer et les terres de Marseille, c’est-à-dire qu’ils avaient placé sous leur dépendance ou dans leur alliance les Volques de Toulouse et de Nîmes, les Allobroges de Vienne et de Genève, les Salyens d’Arles et des monts de Provence. Au Nord, disait-on, leur domination s’étendait jusqu’à l’Océan. Et, s’il faut ajouter foi aux bruits de ce temps, elle aurait même franchi la Marne, débordé en Belgique, et ne se serait arrêtée que sur les rives du Rhin, en face des peuplades germaniques.

Cette conquête fut-elle uniquement le résultat de guerres violentes et continues ? Le silence des auteurs anciens permet d’en douter. S’il y avait eu en Occident de trop grandes convulsions militaires, l’écho en serait venu aux plus curieux des Grecs et des Romains, à Polybe ou à Caton, et nous le connaîtrions par eux ou par leurs héritiers.

Il est probable que les armes ne furent pas seules à faire cette conquête. Les Arvernes ont dû s’appuyer sur des alliances celtiques pour créer leur empire. Leur attitude à l’égard des Salyens et des Allobroges parait celle d’alliés et de protecteurs, plutôt que de vainqueurs et de maîtres : les tribus de l’Isère furent trop rétives à l’obéissance pour se laisser briser par des congénères. Il est rare, dans l’histoire de la Gaule, qu’un peuple ambitieux agisse par ses seules forces, et ne soit pas soutenu par quelque complicité puissante. Lorsqu’au moment de l’arrivée de César l’helvète Orgétorix voulut de nouveau faire de la Gaule un seul empire, il s’associa à des chefs séquanes et éduens. Les cités aimaient à envoyer et à recevoir des ambassades ; elles se complaisaient, sans doute, dans les pourparlers sans fin qui en résultaient. Sur ce point, les Arvernes étaient supérieurs ; ils avaient, pour convaincre de leur primauté, d’autres arguments que leurs longues épées de taille. Leurs ambassadeurs étaient chamarrés d’or ; ils étaient accompagnés de porte lances superbes et de meutes de chiens ; et à côté d’eux se tenaient des bardes, chantant la noblesse, la gloire et la richesse de la nation, du roi, et de l’envoyé qui venait en leur nom. Les Romains riaient à cette vue : mais il est possible que les Arvernes aient parfois séduit et conquis les hommes de cette manière, dans la Gaule éprise des beaux spectacles et du langage harmonieux.

 

III

Il est à peine besoin de dire que l’empire arverne ne ressembla à aucun État régulier, ayant une capitale et des organes communs. Ce ne pouvait être qu’une fédération de peuplades gauloises sous le principat de l’une d’elles, comme la ligue latine à l’âge des Tarquins, ou les alliances grecques des temps troyens : car la Gaule présentera, dans des proportions plus vastes et sous des allures plus grossières, les mêmes institutions politiques que la Grèce et le Latium. Les peuplades gauloises conservaient leur nom, leurs limites, leurs coutumes ; leurs milices servaient sous les chefs et les enseignes de la nation. La Gaule demeurait une juxtaposition de vastes cités.

Le lien qui unit ces peuples aux Arvernes fut rarement celui de la sujétion inconditionnée. Ce fut une clientèle plus ou moins étroite, une alliance plus ou moins réelle ou déguisée. Il y avait des degrés dans l’union, des exigences diverses dans la vassalité. Les Vellaves ou tribus du Velay, pays qui n’est après tout que le prolongement méridional des vallées et des montagnes de l’Auvergne, étaient dans une dépendance complète : leur sort fut si étroitement lié à celui des Arvernes que César ne distingua presque jamais les deux peuples, et qu’on put regarder le Mont Mézenc, sur son flanc septentrional, comme la dernière montagne de l’Auvergne. Les peuplades sauvages qui bordaient vers le Midi le plateau central, Cadurques du Quercy, Rutènes du Rouergue, Cabales du Gévaudan, sans être aussi dépendants que les Vellaves, étaient tenus dans une clientèle assez stricte, et reconnaissaient franchement l’empire des Arvernes. Tous ces pays constituaient au sud de l’Auvergne, depuis le Mézenc jusqu’au pic de Nore, et de là jusqu’aux gorges de la Cère, un vaste demi-cercle de montagnes, de forêts et d’amitiés qui garantissaient et consolidaient le peuple arverne du côté des grandes vallées méridionales. Sauf le Forez (où habitaient les Ségusiaves) et le Limousin, il avait groupé en une domination compacte le massif du plateau central.

Au delà, ce fut une autorité assez fragile que celle qu’il exerçait. On a quelques motifs, encore que fort légers, de croire que les Lémoviques du Limousin et les tribus de la Loire moyenne (Carnutes d’Orléans et Chartres, Andes d’Angers, Turons de Tours, Aulerques du Mans) lui ont été particulièrement attachés. La nation des Allobroges s’est vaillamment comportée sur les champs de bataille, côte à côte avec les Arvernes et sous les ordres de leur roi. Mais, parmi les autres amis du peuple arverne, beaucoup n’attendaient sans doute que l’heure du danger pour répudier l’obéissance.

Si faible qu’il fût, ce lien de la clientèle ou de l’alliance ne pouvait pas être simplement politique. Il dut revêtir aussi un caractère religieux. Entre les peuples associés, il fallait quelque symbole sacré, des mains unies, des serments prêtés, des étendards rapprochés, des victimes égorgées, des dieux pris à témoin. Les Gaulois n’eurent pas, tant s’en faut, l’esprit plus laïc que les Grecs et les Romains. La subordination d’une cité à l’autre était un engagement pieux dont, malgré les ruptures, les hommes ne perdaient pas complètement le souvenir ou la crainte.

Deux cents ans après la formation de cet empire arverne, sous la domination des Césars romains, le temple du Puy du Dôme sera le sanctuaire le plus riche et le plus fréquenté de toute la Gaule : le dieu qui l’habitera sera, sans conteste, le plus grand dieu des tribus celtiques. Pareille popularité n’a-t-elle pris naissance qu’après Vercingétorix et César, après la ruine des Arvernes et la conquête romaine ? Cela, en vérité, n’est point possible. Rome n’eût point permis de se développer à un culte qui, grandissant ainsi à la suite de la conquête, pouvait paraître la revanche des vaincus et une protestation contre les maîtres. Si le dieu du Dôme fut si puissant sous les empereurs, c’est que son pouvoir était ancien et solide, et que les Romains n’ont pas jugé à propos de combattre les dieux après avoir renversé les chefs.

Il est donc admissible que le dieu des Arvernes a dû sa gloire à celle de leur empire. Il a profité de leurs conquêtes, son nom s’est étendu avec le leur, ainsi que la vogue de Jupiter Capitolin a bénéficié de tous les gains du peuple de Rome. Le Teutatès du Puy de Dôme a peut-être aidé sa nation à fonder sa puissance ; il l’a sans doute aidée à la maintenir, établissant, au-dessus de la suzeraineté politique, la prééminence religieuse. Remarquez comme ces deux forces se faisaient face : Gergovie, la plus rude citadelle, peut-être, de la Gaule entière ; le Puy de Dôme, le haut lieu le plus central et le sanctuaire culminant de toutes les tribus celtiques : tel Mispa, le sommet sacré d’Israël, qui bornait l’horizon de Jérusalem, la principale place forte de ce peuple.

Je voudrais préciser davantage, et conjecturer encore : mais je ne puis plus que poser des questions auxquelles les textes ne répondent pas. Quel rôle les druides ont-ils joué dans cet empire ? Y eut-il des hommages périodiques des nations vassales au dieu arverne, comme ceux des cités latines au Jupiter albain ? Il faut avouer que Teutatès, dieu du peuple, protecteur du travail et des routes, ressemblait singulièrement à un dieu d’alliance. Son sanctuaire devint-il donc le centre religieux de la fédération gauloise ? Tout cela, je doute qu’on le sache jamais. Le propre de l’histoire est souvent d’indiquer des questions qu’il faut se résigner à ne point résoudre. Mais, quelle que fût la forme de l’hégémonie arverne, soyons sûr qu’elle n’alla pas sans l’appoint d’un dieu.

 

IV

Hégémonie plutôt que souveraineté. Les Arvernes ont été surtout des conducteurs d’hommes, non des maîtres, mais des chefs. Leur payait-on tribut ? c’est possible, et je ne m’expliquerai pas autrement l’énorme quantité d’or et d’argent qui affluait à la cour de leurs rois, les Gaulois ne répugnant pas du reste à accorder un tribut aux nations les plus fortes. Mais leur domination était surtout militaire, et consistait d’abord en ceci, que le roi des Arvernes était le dictateur suprême des armées confédérées de la Gaule. Comme tel, il pouvait mener deux cent mille hommes, et davantage.

Cette royauté était-elle héréditaire chez les Arvernes ? une famille acceptée par les dieux s’y transmettait-elle le pouvoir ? La chose n’est point prouvée, elle est fort vraisemblable : nous ne connaîtrions pas si bien Luern, le père du roi Bituit, s’il n’avait pas été roi lui-même, et les Romains n’auraient pas retenu plus tard en gage le fils de Bituit, si son père n’avait été qu’un parvenu. Mais en tout cas, lorsque le roi des Arvernes se montrait à la tête de ces deux cent mille hommes, représentants en armes de tant de nations, on pouvait presque dire qu’il existait un roi du nom celtique.

Ces rois de la Gaule, nous les voyons presque, grâce à Posidonius, philosophe grec qui a voyagé dans le pays peu après leur passage. Il nous a assez mal renseignés sur l’organisation de leur pouvoir : ces législations barbares n’intéressaient pas un compatriote d’Aristote. Mais il a été comme ébloui par le spectacle qu’avaient offert la personne et le cortège du plus puissant roi de l’Occident, du chef de l’armée la plus nombreuse et la plus turbulente qui fût campée à l’ouest de l’Adriatique. Ces Grecs et ces Romains, admirateurs de Paul-Émile, habitués à des troupes disciplinées et scientifiques, aux légions calmes et denses, à ce glabre imperator dur et sec comme une action de la loi, et qui n’apparaissait dans l’éclat de la gloire que le jour du triomphe, furent étonnés de retrouver en Gaule l’image des pompeuses royautés militaires de l’Orient. Pour un roi arverne, la vie était un triomphe perpétuel.

En temps de paix, il faisait naître sous ses pas le bruit, la gaieté et l’orgie. Luern, du haut de son char, distribuait à la foule l’or et l’argent avec cet orgueil de la richesse qu’on retrouvera, douze siècles plus lard, chez les grands seigneurs du Midi. Il réunissait à des banquets d’un luxe inouï, durant des jours entiers, tous ceux qui voulaient s’enivrer et se gorger à ses frais ; et l’enclos du festin avait plus de deux lieues de leur. Les Arvernes avaient le goût du colossal, le Puy de Dôme leur inspirait la grandeur, Néron ne fera pas mieux qu’eux. Le barde de Luern avait raison de chanter, en attrapant une bourse à la volée, que les ornières du char royal étaient des sillons d’où germait une moisson d’or.

Plus éclatante encore était la vision du roi des Arvernes quand il paraissait en appareil de guerre. Qu’on se le figure s’avançant dans les auréoles de son collier et de ses bracelets d’or, sur son char plaqué d’argent, dont les timons étincelants semblaient la foudre forgée en métal ; derrière lui se dressaient les sangliers de bronze des tribus, insignes mystérieux des cités en marche ; non loin de là, la meute formidable de ses chiens de chasse, qui le faisait ressembler autant à un meneur de bêtes qu’à un chef de peuples ; et près de lui enfin, le poète qui, la lyre à la main, chantait les glorieux faits d’armes du roi et de sa nation. Bituit passait ainsi, dans une apothéose de lumière, de bruit et de chant ; et les hommes, imprégnés par tous les sens de la grandeur du roi, les yeux frappés par l’or, les oreilles par les clameurs, la pensée par les vers, s’imaginaient peut-être qu’ils venaient de voir un dieu.

 

V

Les ressources métalliques de l’empire arverne peuvent s’expliquer par l’abondance des métaux précieux dans les montagnes du massif central. Mais on est aussi tenté de douter que les mineurs du Rouergue et du Gévaudan, et les orpailleurs des Cévennes aient suffi à approvisionner d’or et d’argent Luern et Bituit. Il est possible que leur royaume ait été en relations commerciales avec les peuples voisins, les Aquitains, les Ibères ou les Grecs de Marseille. Strabon insiste sur les portages qui se faisaient entre les terres arvernes et la vallée du Rhône : vu la difficulté de ces routes, ils n’ont été établis qu’au temps où les Arvernes étaient assez riches et assez puissants pour attirer et protéger les caravanes. L’Auvergne du Moyen Age a été une sorte d’entrepôt entre le Nord et le Midi ; celle de Bituit a pu être quelque chose de semblable. Les Marseillais et les Étrusques sont venus trafiquer jusque-là. Gergovie, la principale ville arverne, semble avoir été une cité étendue et populeuse, je ne dis pas très belle, mais à peu près aussi importante que Bibracte et qu’Avaricum : or une grande ville ne se fait pas sans un effort sérieux vers la civilisation. Les rois arvernes, qui laissèrent aux hommes, comme souvenirs, des banquets hospitaliers, des distributions d’or et des chants de bardes, ne ressemblaient pas à Attila. Leur barbarie ne venait que de leur manque d’éducation. Ces princes, qui faisaient accompagner leurs ambassadeurs par des poètes, vivaient dans un enthousiasme d’enfants, et quand Posidonius nous montre la race gauloise puérile et turbulente, il subit l’impression que lui ont faite les récits de l’empire arverne : bien des traits que l’antiquité a attachés à la race celtique viennent des images de ce temps-là.

Mais ces Barbares ne demandaient qu’à se mettre à l’école des peuples plus instruits. C’est peut-être alors que les Arvernes inventèrent je ne sais quelle bizarre légende qui les faisait descendre des Troyens et leur donnait la même noblesse historique qu’aux peuples du Latium. Il ne serait pas impossible que, les premiers de la Gaule, ils aient imaginé de figurer leurs dieux sous une forme humaine, et de copier à cette fin quelques bronzes de l’Étrurie. En tout cas, ils introduisirent dans le monde celtique le système monétaire, et sans doute avant les Éduens eux-mêmes.

Car les Arvernes ont frappé des monnaies d’or, les plus anciennes qu’ait connues la Gaule. Des monnayeurs suivaient leurs armées, toujours prêts à transformer en flans les colliers d’or, et à ouvrer les flans en pièces figurées. Ces premières monnaies étaient de serviles imitations des statères grecs, surtout de ces philippes au type du bige dont le père d’Alexandre inonda le monde : le nom même de Philippe demeurait inscrit en toutes lettres. Les Arvernes copiaient les monnaies les plus populaires des pays civilisés, comme certains Étais de l’Afrique reproduisent les thalers de Marie-Thérèse. Au début, les copies furent assez bonnes : sans doute des artisans grecs, aventuriers ou captifs, ont servi de monnayeurs. Puis, elles dégénèrent, deviennent fort laides à voir, ignobles presque, les lettres se réduisent à des jambages sans valeur, les corps se transforment en un amalgame d’articulations géométriques : c’est que l’ouvrier gaulois a remplacé le praticien grec. Il traduit toujours le même type : la routine gagne vite chez les Arvernes. Mais enfin, la première monnaie gauloise vient de ce peuple, et la monnaie a souvent aidé à unifier des empires : témoin celui de Darius et la France de saint Louis.

C’est la Grèce, en cela, qui fournissait le modèle aux Arvernes ; c’est elle encore qui leur imposait, vers le même temps, son alphabet. Quand ils voulurent graver sur leurs pièces les initiales de leur nom, ils prirent des lettres helléniques. L’alphabet grec leur servira longtemps à fixer la parole celtique.

Monnaie et alphabet, et peut-être aussi statuaire, c’étaient de prodigieux bénéfices faits sur la barbarie. Les Arvernes de Bituit correspondent assez, dans l’histoire de la civilisation en Gaule, aux Romains de Servius Tullius dans celle de la civilisation latine. Mais l’avantage est tout entier pour les Gaulois : leurs pièces d’or, légères et brillantes, valent infiniment mieux que ce carré de bronze, lourd, sombre et massif, qui est l’as romain des premiers temps ; et je ne crois pas qu’on entendît à la cour de Servius les longues chansons de gestes chères à nos ancêtres. La Gaule débutait gaiement dans la vie civilisée, et en partie suivant le rite grec.

 

VI

C’est alors, vers l’an 125 avant notre ère, que les Romains décidèrent, pour aider Marseille impuissante et protéger les routes de l’Espagne, de se constituer une province au sud des Cévennes, entre les Alpes, le Rhône et les Pyrénées. Pour écarter les Arvernes de ce pays, ils eurent recours à la diplomatie et à la guerre.

Les Arvernes avaient en Gaule, pour principaux rivaux, les Éduens.

L’hostilité était naturelle et fatale entre ces deux peuples. Après l’Auvergne, le Morvan éduen est le seul grand plateau de la Gaule celtique ; il domine, lui aussi, les vallées du Nord et le versant du Sud. Les Éduens s’étendaient de Moulins et de Nevers à Mâcon, et d’Avallon à Beaune ; ils détenaient les routes les plus faciles de la Gaule centrale. Il y avait entre eux et les Arvernes non pas seulement la jalousie politique inhérente aux grandes nations, mais la concurrence commerciale que se font des voisins placés sur les mêmes chemins. Bibracte était la ville la plus industrieuse des Gaules : elle a pu souffrir de la richesse des Arvernes. Enfin, les deux peuples se louchaient de trop près pour être d’accord : ils avaient (en tenant compte de leurs clientèles) frontière commune depuis Moulins jusqu’au sud de Saint-Étienne. Les Arvernes étant maîtres de l’Allier, les Éduens avaient pris la Loire en imposant leur patronage aux Ségusiaves du Forez. En descendant vers le Nord, les bateliers du premier de ces peuples rencontraient, de Moulins à Nevers, les péagers du second ; en cherchant les routes de l’Est et du Rhône, les caravanes arvernes arrivaient chez les vassaux de la nation rivale ; mais, pour gagner le Midi par le plus court, il fallait aux Éduens traverser l’Auvergne et le Velay son satellite. Les deux États avaient la sensation de s’étouffer l’un l’autre.

On ne sait pas si les Éduens ont consenti, à un moment donné, à faire partie de l’empire arverne. Mais, avant 121, ils avaient engagé des pourparlers avec le sénat, et s’intitulaient déjà alliés ou amis du peuple romain.

L’unité celtique était rompue pour cette fois. Les Éduens espionnaient les Arvernes sur l’Allier, et, sur le Rhône, ils surveillaient les Allobroges, les plus redoutables des amis de Bituit. Comme Marseille dans le Midi de la Gaule et Pergame en Asie, ils étaient les traîtres officiels désignés pour fournir à l’intervention romaine un motif et un appui.

En 125, les Romains conquirent le pays des Salyens, ce qui fut un premier défi à la puissance arverne. Puis ils menacèrent les Allobroges, sous le double prétexte qu’ils avaient donné asile au roi des Salyens et causé quelques dégâts sur le territoire des Éduens. Bituit franchit alors le Rhône à la tête de ses deux cent mille hommes, Arvernes, Rutènes et autres, et quand il rencontra, au confluent de l’Isère, les trente mille hommes du consul Fabius, il jugea que ses chiens seuls auraient leurs portions (août 121).

Fabius souffrait de la fièvre quarte : il se fit conduire dans les rangs de ses soldats, tantôt assis dans sa litière, tantôt soutenu pas à pas : il encouragea lui-même ses manipules, expliqua la façon de combattre, montrant sans doute le peu que valaient ces hordes impétueuses, les décomposant, si l’on peut dire, pour les ramener à leur plus simple expression, un élan sans portée. Ce qu’il avait voulu arriva, et ce fut le triomphe de la précision militaire sur la synthèse de parade : cent vingt mille Gaulois périrent, contre quinze Romains. C’est là du moins ce que rapportent les historiens classiques.

Bituit estima que les dieux avaient prononcé contre lui ; il demanda une entrevue, on la lui accorda, mais on le retint pour plus de sûreté et on l’expédia en Italie. Les Arvernes et les Allobroges furent battus une fois encore, et on put triompher d’eux à Rome. Bituit fit merveille dans le cortège, avec son char d’argent et ses armes bariolées. Puis, on l’envoya captif à Albe.

 

VII

La Gaule celtique, privée de son chef, était ouverte aux Romains. Peut-être quelques-uns songèrent-ils dès lors à la conquérir. Les Arvernes vaincus, leurs terres, du droit de la victoire, étaient à Rome. Soixante-dix ans plus tard. César dira qu’ils avaient été, eux et leurs clients, dans la main du sénat et que celui-ci aurait pu exercer, sur toute la Gaule, un très légitime empire, justissimum imperium.

Il ne le voulut pas : il allait avoir, sur les bras, Jugurtha et bien d’autres ennemis. Seulement, il n’entendit pas que la Gaule conservât même un semblant d’unité.

L’empire arverne n’exista plus, chaque nation conserva ou reprit son autonomie. Mais, comme cet empire avait été l’œuvre de la royauté, comme les Gaulois en confondaient peut-être l’idée avec le prestige de la famille de Luern et de Bituit, les Romains s’arrangèrent pour supprimer l’hérédité du pouvoir royal : le sénat se fit livrer Congenat, fils de Bituit, et le garda à Rome. Au reste, à part cela, il laissa les Arvernes et la Gaule jouir de leurs propres lois. Il se contenta de réunir à son empire les pays situés au sud et à l’est des Cévennes. Les Volques, les Salyens, les Allobroges, les Helviens de l’Ardèche durent reconnaître, au lieu de l’alliance arverne, la souveraineté du peuple romain. Leur territoire forma la province de Gaule Transalpine, à laquelle Narbonne devait donner le nom de Gaule Narbonnaise.

De cette domination des Arvernes et de cette victoire des Romains, il resta deux impressions plus ou moins exactes dans les générations qui suivirent : — que les Gaulois n’étaient demeurés libres que par la grâce de Rome, — que les Arvernes avaient autrefois commandé à toute la Gaule. Les Romains ne voulurent pas oublier leur rôle de vainqueurs généreux, mais les Gaulois ne purent perdre le souvenir des liens qui les avaient attachés au peuple arverne.