HISTOIRE DE LA GAULE

TOME VI. — LA CIVILISATION GALLO-ROMAINE - ÉTAT MORAL.

CHAPITRE VIII. — L'ŒUVRE DE ROME.

 

 

I. — LES LIMITES À L'ŒUVRE DE ROME.

Ainsi, l'action de Rome s'est fait sentir dans toutes les villes et sur toutes les régions de la Gaule. Mais elle ne s'est pas exercée partout de la même manière, et l'œuvre du peuple souverain n'a pas été mise partout au même point. Ici, les empereurs ont respecté la nature, et là le passé ; ailleurs, ils n'ont tenu compte que de leurs propres besoins, et, plus loin, ils ont cédé à d'obscures résistances. C'est pour cela que malgré la force de leur pouvoir et le prestige de la culture gréco-latine, chaque cité de la Gaule a pris une manière différente de servir l'Empire et d'imiter Rome, celle-ci par ses écoles, celle-là par ses vins, l'une en suivant ses vieux dieux, l'autre en s'initiant à des religions lointaines. Chacune de nos régions et chacune de nos villes a reçu son rôle et s'est fait sa figure.

Peut-être même les différences entre ces villes ou ces régions furent-elles plus grandes qu'il n'a été possible de l'indiquer. Celles que nous avons notées sont révélées par les textes, les monuments, les inscriptions. Or, les témoins de ce genre nous entretiennent surtout des riches et des lettrés, c'est-à-dire de ceux qui se conforment aux mêmes coutumes et qui s'expriment dans la même langue, et c'étaient alors la langue et les coutumes de la Grèce et de l'Italie[1]. Si l'on ne décrivait la France actuelle que d'après ses journaux, ses affiches, les façades de ses monuments et les épitaphes de ses tombeaux, qui se douterait de l'extrême variété de ses humeurs régionales et de ses usages municipaux ? Combien plus encore ces modes et ces traditions locales durent persister dans la Gaule d'autrefois, sur laquelle n'étaient point passés des siècles de nivellement politique et d'éducation publique ! je veux dire dictons de villes[2], coiffures de femmes[3], usages de foires, pratiques funéraires, légendes et chansons du terroir, noms familiers[4], métiers de l'endroit[5], mets et jeux favoris, ces mille détails de la vie populaire qui font le charme d'une cité et, d'un pays, qui donnent à leurs habitants un air de famille, qui mettent sur les traits des hommes les mêmes reflets d'un foyer commun. Mais ces détails, on ne les consacre pas par des monuments solennels, qui se transmettent à la postérité.

Et c'est, une fois de plus, constatée la faiblesse de cette histoire du passé gallo-romain. Elle a recours à des ruines aristocratiques et à des auteurs classiques ; et elle nous apprend ainsi comment vivaient ceux qui vivaient à la romaine. Les autres, elle les ignore plus qu'à moitié ; elle ne sait rien de ceux qui parlaient le gaulois, qui croyaient aux dieux sans images, qui refusaient à leurs morts des tombeaux en pierre taillée, et qui chantaient les chansons de leurs pères.

Mais, de ce que nous ne voyons pas la vie de tels hommes, nous n'avons pas le droit de nier leur existence. Si l'histoire se borne à répéter ce que lui disent les témoins du passé, elle risque de nous égarer : car maintes fois le hasard seul lui a fourni ces témoins. A ce qu'ils disent, elle doit ajouter que d'autres faits furent possibles, et qu'elle se réserve sur leur compte.

C'est le cas, dans la Gaule romaine, des traditions des âges, celtiques, religion, langage et mœurs. Dans quelle mesure, à la fin du troisième siècle, Rome les avait abolies, nous n'avons pu le dire exactement[6]. Plus tard, au cours des dernières années de l'Empire, on verra apparaître certaines habitudes qui rappelleront l'ancienne Gaule[7]. Il est possible, assurément, qu'elles aient été façonnées à nouveau, sans chaînon intermédiaire, par des conditions historiques pareilles à celles d'autrefois, ou par les forces immuables du sol et de la nature. Mais il est également possible qu'elles aient vécu obscurément, à l'insu des empereurs et des historiens, pour reprendre vigueur sous l'action de causes favorables.

Si nous ne savons pas jusqu'à quel point le passé a résisté et jusqu'où Rome a conduit son œuvre, nous connaissons fort bien, en revanche, le caractère de cette œuvre et la manière dont elle s'est accomplie dans les Gaules.

 

II. — DE LA TOLÉRANCE À L'ENDROIT DU PASSÉ.

Une fois la conquête terminée, Rome s'est interdit les violences[8]. C'est par des moyens pacifiques qu'elle a réalisé sa tâche. Elle a proposé en exemple ses institutions et ses mœurs, elle ne les a pas imposées[9]. Qu'elle ait eu le désir de les propager, cela va de soi[10] : des empereurs[11], des gouverneurs ont rêvé d'un monde qui ne serait que latin ou grec, et ils ont pris des mesures afin de rapprocher de ce rêve la réalité : mais ces mesures furent des faveurs ou des récompenses pour ceux qui voulaient devenir romains, et non pas des châtiments pour ceux qui désiraient rester gaulois[12]. Contre les religions, la langue et les usages du pays, on ne signale aucun acte qui annonce une persécution systématique. Romaniser ou civiliser à outrance[13], ces mots auraient fait sourire les hommes d'esprit qui ne manquèrent jamais au gouvernement du monde romain[14]. Ils n'éprouvaient aucune défiance à l'endroit du passé, si le maintien de ce passé n'empêchait pas d'obéir. Les empereurs se décidèrent parfois à supprimer brutalement des choses qu'ils estimaient dangereuses, telles que le clergé des druides et les sacrifices humains : mais ils en offraient aussitôt l'équivalent, avec les prêtres provinciaux et les combats de gladiateurs.

C'est pour cela que les Gaulois conservèrent si longtemps quelques-unes de leurs plus anciennes coutumes religieuses et sociales. Aucun de leurs dieux ne fut proscrit, aucun de leurs lieux de culte ne fut frappé d'interdit : le puy de Dôme resta la montagne sainte, Bélénus le maître des sommets lumineux, et les dévots purent graver en langue indigène leurs hommages aux sources maternelles[15]. S'il y eut des villes nouvelles, il y en eut plus encore dont les foyers dataient des âges lointains : les Augustes ne touchèrent ni à Marseille ni à Lutèce, quoiqu'elles eussent toutes deux repoussé le divin Jules. Nul empereur n'eut l'idée de modifier les limites des tribus et des cités[16], fixées depuis des siècles, et que les Gaulois avaient souvent reçues d'ancêtres inconnus ; le Médoc ou le Morvan comme pays, l'Auvergne ou le Limousin comme cité, prolongèrent sans trouble leur existence, protégés et non combattus par la loi romaine : celle-ci jugeait plus avantageux de s'appuyer sur les groupements traditionnels pour administrer ces hommes, que de leur imposer, en surcharge de l'obéissance, l'ennui de cadres nouveaux[17]. L'ensemble de ces peuples s'étaient astreints, depuis plus d'un demi-millénaire, à une vie commune dans les frontières naturelles de la contrée et sous les noms collectifs de Gaule et de Gaulois : la Rome impériale ne s'offusqua poix de ces noms, de ces frontières, de ces ententes ; rien ne fut fait par elle pour dissocier davantage les êtres et les terres de France[18].

A certains égards, les temps romains ont consacré et renfort, les résultats de l'époque celtique, et les ont transmis aux générations chrétiennes. Si nos villes, nos pays et nos provinces se sont montrées, durant le Moyen Age, des puissances politiques ou morales que le morcellement des terres féodales n'a pu réduire, c'est parce que Rome avait respecté en elles les traditions du passé gaulois, et qu'elle leur avait communiqué l'éclat de sa propre vie. Les Arvernes persisteront, sous l'empire de Rome, à se dire un peuple, à acclamer leur nom, à glorifier leurs sanctuaires ; Rome l'acceptera de bonne grâce, et, et outre, elle leur donnera une capitale bien placée, un centre de ralliement qui sera une belle ville, mère et maîtresse digne d'un grand peuple, Clermont : et voilà l'Auvergne mieux armée et mieux ornée pour ses destinées de province française.

Rome a également apporté sa part contributive à l'unité nationale de notre pays, à la formation de la France en État, nation et patrie[19]. Assurément, cette patrie fût née plus tôt, si Rome avait laissé la Gaule à ses rois et à sa liberté[20] : et pour cela, pour l'avoir empêchée de rester unie et forte, de se gouverner et de s'éduquer à sa guise, nous ne saurions trop détester l'impérialisme romain ; il a arrêté l'œuvre à laquelle tant de siècles avaient déjà travaillé, il a reculé de centaines d'années le temps où il y aurait une patrie française à l'intérieur de limites tracées sur la terre. Mais le mal aurait pu être plus grand, si Rome avait voulu, coûte que coûte, supprimer le mot de Gaule, et faire oublier les sentiments que ce mot réveillait. Je répète qu'elle ne le fit pas[21]. On fut gaulois comme par le passé, et l'on garda le sens de la fraternité morale et politique qui restait attachée au nom de Gaule. Il arriva même ceci sous la domination impériale, que cette fraternité gauloise accrut son domaine et l'étendit jusqu'aux frontières que la nature lui avait destinées. C'est alors que la langue et les usages des Celtes conquirent ou recouvrèrent la rive gauche du Rhin, gravirent jusqu'à leurs sommets les Alpes et les Pyrénées[22]. Ce cadre providentiel d'eaux et de montagnes, Rome le fortifia par l'appui de ses garnisons et par la sanction de son gouvernement. A l'intérieur, elle établit des assemblées et des cultes qui entretenaient lés unions sociales et religieuses[23], elle disposa les grands chemins de manière à multiplier les rapports économiques[24], elle fonda une capitale, Lyon, au centre du pays[25]. Par tout cela, elle accoutumait chaque jour davantage les Gaulois à se connaître, à s'entendre, à comprendre leur solidarité naturelle. Qu'il y eût là de nouveaux germes à la formation d'une grande société nationale, l'État romain ne s'en inquiéta point, du jour où il se rendit compte que cette société lui obéirait, qu'elle prendrait des allures latines, et que la force propre de la Gaule serait pour lui, non pas un danger, mais une garantie[26]. On le vit bien au temps des empereurs gallo-romains, Postume et Tetricus. Si la Gaule résista alors par ses seuls moyens aux invasions germaniques, c'est parce que depuis trois siècles Rome avait resserré en elle tous les liens qui en faisaient un corps homogène ; et la Gaule ne se sauva que pour se confier de nouveau à l'Empire, car elle ne pensait pas alors qu'elle prît vivre autrement que romaine[27].

 

III. — SPONTANÉITÉ DE LA CIVILISATION GALLO-ROMAINE.

Voilà le fait dominant de cette histoire. Les Gaulois voulurent être romains, non pas seulement obéir aux chefs de Rome, mais adorer ses dieux, parler sa langue, copier ses mœurs, s'incorporer en son histoire, se fondre en sa personnalité ; et ils montrèrent qu'ils le voulaient, tantôt dans les circonstances solennelles où ils purent exprimer une volonté collective, tantôt dans les occasions vulgaires de la vie courante où chacun était libre de suivre ses préférences. Toute génération nouvelle complétait la soumission à Rome par l'emprunt d'un usage romain. Et tel était l'oubli des vaincus à l'endroit de leurs traditions, que des sages de l'Italie et de la Grèce s'en étonnaient et s'en affligeaient presque, froissés dans leur respect pour la dignité humaine : copier ainsi le vainqueur, c'était, suivant eux, une forme de la servilité[28].

Ne parlons pas, à ce propos, uniquement d'esclavage, de bassesse, de flagornerie. De tels sentiments existèrent chez quelques-uns, qui étaient parmi les plus riches ou les plus instruits ; le plus grand nombre les ignora. Ce qui agit sur les Gaulois, ce fut moins la force que le prestige du pouvoir central. Rome était la plus grande ville du monde, bâtie par des fils de dieux ; l'empereur, un héros destiné au ciel ; l'Empire, une patrie d'étendue miraculeuse : sur ces hommes sensibles à la majesté et à la dignité des êtres et des choses, obéir à ces puissances souveraines était un devoir fixé par le destin. Obéir ne suffisait point. Il fallait aussi imiter ces maîtres, se modeler d'après leur vie, se hausser à leurs manières, ainsi que le dévot cherche à se mettre au niveau de son Génie. Les splendeurs présentes de la Ville Éternelle et de son Empire, monuments, légendes, poésies et fêtes, l'éclat millénaire de leur histoire, inspirèrent aux peuples de l'Occident une vénération profonde, où il ne se mêla point toujours de la crainte ou de l'intérêt. Le sentiment qui les attira vers la culture gréco-latine fut un sentiment à demi religieux, l'émoi pieux et naïf de vaincus qui sentent la présence des dieux. C'est ainsi qu'avait pensé la cité des hèmes, à l'approche de Jules César ; et le reste de la Gaule se donna de même peu a peu à la vie romaine, transformant l'obéissance en un acte de foi et en un rite de culte.

Nulle part dans le monde moderne nous ne voyons spectacle pareil, qui nous aiderait à comprendre la Gaule de ce temps. Elle ne ressembla pas au Japon, qui accepte les formes européennes afin de devenir l'égal de l'Europe et peut-être son rival. Elle ne ressembla pas davantage à nos sujets musulmans, qui ont vu jusqu'ici dans les usages français la nécessité d'un moment et un affront à leur foi, et encore moins aux tribus sauvages de l'Afrique, qui copient sans comprendre. Ligures et Celtes furent assez intelligents pour sentir le charme des œuvres du Midi. Ils les goûtèrent avec une joie véritable, ils les imitèrent en disciples dignes des maîtres. Aucune arrière-pensée ne troublait leur dévotion. Adopter ces œuvres, c'était perdre ce renom de Barbares, qu'ils savaient ne point mériter, c'était se faire accepter dans la grande famille des peuples civilisés, c'était montrer qu'ils pouvaient, eux aussi, s'éprendre de Virgile et produire des Cicérons. De tous les hommes de nos siècles, ceux auxquels les Gaulois m'ont fait penser le moins rarement, sont les habitants des deux Amériques, avec leur désir de s'instruire de notre art et de suivre nos modes, d'imprimer à leur vie l'allure propre du monde européen. On dirait, devant les Gaulois s'initiant à l'art classique, aux mythes grecs, aux annales romaines, qu'ils rentrent dans l'histoire du Midi comme des exilés rentreraient dans leur patrie ; et c'est l'impression que me laissent parfois les peuples d'Amérique, lorsque je lés vois s'intéresser à notre passé et se former à nos mœurs. Il est vrai que ceux-ci viennent de chez nous, et qu'ils sont de lignage européen[29]. Entre Romains et Gaulois, au contraire, la parenté était si lointaine, que nul ne s'en souvenait, et qu'il n'y avait pour y croire que les faiseurs de généalogies divines.

Pourtant, cette parenté était réelle ; et si confuse, si inconsciente qu'elle fût devenue, elle n'en agissait pas moins profondément sur les âmes. Un temps avait existé, il y avait à peine un millénaire, où Celtes et Italiotes ne formaient qu'un seul peuple, parlant une seule langue[30] ; et un autre temps avait existé, des centaines d'années plus tôt, où les pères de ces Celtes et de ces Italiotes vivaient en accord étroit avec les pères des Hellènes, soumis au même droit et au même langage[31]. De ces lointaines alliances, de ces ascendances fraternelles, il restait de nombreuses traces dans la religion, les coutumes et les parlers de ces trois groupes de peuples. Ce passé commun avait laissé entre eux de singulières affinités. Si Apollon ressemblait à Bélénus, c'est parce qu'ils étaient les deux noms, devenus différents, d'un seul dieu originels ; si pour désigner l'enfant au teint blanc qui vient de naître, le Celte et le Latin trouvaient des sons semblables, Cantus et Candidus, c'est que leurs ancêtres à tous deux avaient, à ce propos, prononcé jadis un même mot. Que la Gaule regardât, à quelques générations en arrière, l'histoire de l'Italie et celle de l'Hellade, elle y retrouvait les traits de sa propre vie : ses vergobrets et ses assemblées en armes rappelaient les préteurs au Forum et les comices centuriates au Champ de Mars, ses rois les dynastes grecs, ses guerriers les héros de l'Iliade, ses flèches, ses lances et ses chars de guerre les combats autour de Troie. Les institutions fondamentales du monde méditerranéen, tribus et cités dans la vie politique, esclavage, clientèle et mariage dans la vie sociale, n'offraient rien en Gaule, au temps de César, dont pût s'étonner un Grec ou un Romain. Elles s'y pratiquaient seulement sous une forme archaïque et démodée, comme si elles n'avaient point achevé leur croissance, comme si elles étaient demeurées plus longtemps immobiles sur ces terres brumeuses de l'Occident, alors qu'elles se transformaient plus vite sur les sols agités du Midi. Le Gaulois était un dernier-né, peut-être un retardé[32], dans la famille des civilisés de l'Europe. Mais il lui appartenait. Entre lui et ses maîtres du jour, il n'existait aucune différence de couleur, de stature, de facultés, de morale, de corps, d'esprit et d'âme, rien du contraste qui sépare l'Européen d'aujourd'hui et ses sujets d'Afrique ou d'Extrême-Orient. La Gaule transformée à la romaine, vainqueurs et vaincus rapprochés et confondus, ce fut refaire l'unanimité d'une famille réconciliée.

 

IV. — DES PROCÉDÉS DE LA ROMANISATION ; L'ADAPTATION.

Les épisodes de cette réconciliation furent innombrables : car la Gaule se fit romaine par ses villes et ses routes, son industrie et son commerce, sa religion et ses mœurs, son écriture et sa langue, ses modes et même ses vices. Mais quel que fût le domaine où elle se transforma, le changement s'opéra suivant le même procédé.

A l'origine de tout fait de transformation il y a une chose romaine, que l'on importe en réalité ou dont on s'inspire à distance. C'est Jupiter qui s'introduit dans le culte, la prêtrise flaminale dont on emprunte les attributions, les poteries d'Arezzo que l'on imite, les basiliques latines qui servent de modèle, les jeux de l'amphithéâtre que l'on adopte, la rhétorique du forum pour laquelle on se passionne, et ainsi pour mille choses et mille pensées, que l'on demande en foule à l'Italie.

Toutes s'en viennent remplacer un équivalent indigène, qui disparaît pour ne plus revivre : Jupiter succède à Taran, la vaisselle arrétine aux écuelles celtiques, les jeux sanglants aux sacrifices, les flamines aux druides, les basiliques aux places consacrées, et de même pour le reste.

Mais ces faits de remplacement ne se sont point produits à la fois. Jupiter s'est installé plus ou moins vite suivant le goût des gens ou la décision des cités ; le flaminat ne s'est propagé d'abord que dans le Midi ; et ce n'est point la même année que tous les amphithéâtres ont été bâtis. Les hommes et les villes choisissaient à leur gré le moment pour accepter les modes nouvelles. Si le point d'arrivée fut partout le même, il y eut dans la marche bien des degrés de vitesse.

On excellait à trouver des transitions. Rappelons-nous avec quelle lenteur le vergobret souverain des peuples celtiques s'est laissé remplacer par le duumvir colonial ou le quatuorvir municipal des villes italiennes : il perd d'abord son droit de guerre, mais il garde son nom traditionnel de vergobret ; il perd ensuite ce titre, mais à la condition de prendre le titre éminent de préteur, qui est la traduction latine du mot gaulois ; et c'est plus tard qu'il échangera enfin la dignité de préteur contre la qualité, plus humble, de duumvir ou de quatuorvir ; pour opérer cette transformation de la dictature suprême d'une cité libre en la modeste magistrature d'un district communal, il fallut quelquefois le travail d'un siècle[33]. Que de nuances d'accord ont été imaginées entre Jupiter et Taran ! c'est tantôt Jupiter qui demande la roue au dieu gaulois, et c'est tantôt celui-ci qui reçoit le foudre de son concurrent. L'homme ou le dieu ne passèrent de la Gaule à Rome qu'en se déformant par une longue série de métamorphoses.

Ce passage ne consistait donc pas à répudier d'un coup le passé et à le remplacer aussitôt par un emprunt à Rome, mais à adapter l'une à l'autre deux institutions ou deux pratiques semblables, l'une transmise par les ancêtres, l'antre fournie par les vainqueurs. Un usage d'Italie venait en quelque façon s'ajuster, s'appliquer à l'usage indigène le plus voisin de lui, et, sans le faire disparaître, lui communiquait ses formes par une sorte de transfusion ou de décalque. Cela se produisait en toute matière : en religion, où Teutatès se muait en Mercure ; en administration, où la cité gauloise se moulait sur la commune latine ; dans les mœurs, où les sacrifices humains se transformaient en combats de gladiateurs ; dans l'architecture, où les portiques de style classique suivaient les lignes tracées sur le sol par les rites du culte national.

La civilisation gréco-romaine s'explique presque tout entière par des adaptations de ce genre. C'était ainsi que le Jupiter latin et le Zeus hellénique avaient jadis fusionné, avant d'attirer à eux Taran le Gaulois. Elles ont permis que sans violences, sans résistances, sans regrets, toutes les coutumes de la vie antique, chez les Celtes, les Grecs et les Italiens, pussent évoluer ensemble vers une destinée commune.

Nul ne s'étonnait. L'opinion publique avait de longue date devancé et commencé cette transformation du monde. Des pensées et des propos de tout genre rappelaient son unité originelle, la similitude des institutions en apparence les plus diverses, Ce ne sont ni les arrhes ni les lois ni les influences de Rome qui ont déterminé cet accord universel des dieux et des usages, cette assimilation des peuples en une seule famille : elles y ont aidé beaucoup, assurément, mais l'œuvre s'est ébauchée en dehors d'elles. Italiens, Grecs et Celtes eux-mêmes aimaient à rechercher et à proclamer les analogies qui rapprochaient leurs peuples et leurs dieux. Ils jugeaient insupportable la prétention des Juifs à ne ressembler à personne, et de Jahvé à être un dieu d'exception. Dès qu'un philosophe rencontrait une divinité nouvelle, si barbare fût-elle, il s'empressait de lui trouver un nom connu, et le populaire, dans sa façon de parler, n'agissait point autrement. On traita Jahvé de Saturne ou de Bacchus[34], Teutatès de Mercure[35], et cela, sans aucun doute, bien avant que les Romains ne les eussent conquis l'un et l'autre. Toutes les nations pensent de même en religion, rappelait César[36], et il eût volontiers ajouté, agissent de même en politique et en morale. L'homme, en effet, ne pouvait trouver, pour croire, se gouverner ou se conduire, des manières très opposées. Sa nature primordiale était la même partout. Des divergences d'expression ne devaient point faire oublier l'identité des éléments. L'Occident comme l'Orient adoraient pareillement le Soleil et la Terre, les Morts et les Génies. Chaque peuple les habillait, les traduisait ou, ainsi que disaient les Romaine, les interprétait[37] à sa manière ; mais on ne changeait point le principe essentiel de la divinité. Isis chez les Égyptiens, Nerthus chez les Germains, la Mère chez les Romains, c'était également l'image et le nom de la Terre, féconde, nourricière et dominatrice[38] ; et de même, le stratège d'Athènes, le préteur de Rome, le vergobret de Bibracte, n'étaient que trois mots différents pour désigner la magistrature suprême[39]. Avant que Rome ne les eût soumis, toutes les nations de son Empire cherchaient à se ressembler et préparaient elles-mêmes la tâche de leur future souveraine.

 

V. — GRANDEUR APPARENTE DE L'UNITÉ ROMAINE.

Quand cet Empire fut achevé, et avec lui l'unité du monde méditerranéen, il parut à tous que l'histoire de ce monde arrivait à sa conclusion naturelle. Tous les peuples mettaient enfin en commun sentiments et produits. Les dieux, l'art, les lois de la Grèce et de Rome devinrent le patrimoine de l'univers entier. Qu'une divinité, Isis ou Mithra, prit une vogue nouvelle, elle était aussitôt demandée de vingt provinces. Les mêmes formes servirent à revêtir tous les corps, à exprimer toutes les idées. Ce qui est conçu quelque part, disait un écrivain de ce temps[40], semble naître partout à la fois. Cent millions d'hommes s'habituaient à penser, parler, agir de la même manière.

Cela fut, pour les philosophes et les poètes, un merveilleux spectacle ; et l'on comprend l'enthousiasme avec lequel ils l'ont célébré[41]. Au-dessus des cités innombrables, Jupiter bâtissait la cité universelle. Une seule patrie remplaçait toutes les autres. Les luttes fratricides étaient finies entre les nations rivales. Un foyer commun brûlait pour l'humanité entière. La Terre, mère des dieux et des hommes, avait enfin groupé tous ses fils sur son giron, un ciel sans orages se fixait au-dessus d'elle, la paix éternelle descendait vers les hommes. Et sur ce thème magnifique les rêveurs brodaient à l'infini leurs métaphores et leurs espérances.

Mais, à quinze siècles de distance, nous avons le droit et le devoir de ne point nous laisser éblouir par les images des contemporains ni entraîner par l'ardeur de leur foi. Sur eux, pour établir et juger l'œuvre de Rome, nous avons un double avantage : le recul du temps nous donne une meilleure perspective, l'expérience de l'histoire nous permet un dessin plus exact. Nous pouvons replacer l'action de Rome entré celle des patries qu'elle a supprimées et celle des nations qui lui ont succédé ; nous pouvons juger des beautés que son règne a détruites et des tares qu'il a infligées aux peuples.

Encore faut-il, pour que notre jugement soit juste, que nous ne remplacions pas en notre cœur et notre esprit une admiration de contemporains par une fidélité d'héritiers, que nous sachions nous débarrasser des manières de sentir et de raisonner qui sont le legs de l'Empire romain. Cet Empire est mort sur la terre, mais il vit quand même en nous par tes idées et les sympathies qu'il a imposées sans répit à nos aïeux et à nous ; et à notre corps défendant nous l'apprécions de la manière dont il s'estimait lui-même. Depuis quinze siècles sa langue et ses écrivains ont éduqué toutes les générations de l'Europe : elles ont connu l'histoire de Rome par Tite-Live et Virgile, et dès la première adolescence, ce sont les flagorneurs de l'Empire qui nous ont appris à parler de lui. Depuis quinze siècles, le Christianisme est le maître de nos Ames, et, comme il a reçu de Rome sa forme actuelle, il a habitué ces âmes à entourer ce nom d'un respect religieux. Depuis quinze siècles enfin, le mot d'Empire exerce sur les chefs et les peuples une prodigieuse attraction, il a valu à la Gaule la gloire de Charlemagne et à la France celle de Napoléon, et nous n'osons pas toucher au mot prestigieux qui fit par deux fois la fortune mondiale de notre nation. De cette éducation classique, chrétienne, impérialiste, nous sommes sortis avec des préjugés en faveur de Rome, qui sont presque invincibles. Mais l'historien doit savoir les vaincre, et juger par lui-même, directement, sur les faits et sur les œuvres.

 

VI. — DES TARES DE L'EMPIRE ROMAIN.

Que, dans la vie matérielle, l'Empire romain ;ait établi trois siècles de paix, cela est indéniable : le sol de France lui a dû sa plus longue période de travail tranquille, les trois siècles qui commencent au départ de César (49 avant notre ère) et qui finissent aux grandes invasions (253 après). Mais n'oublions pas que ces temps désarmés n'ont pas été continus : des insurrections les ont traversés à l'intérieur[42], des guerres les ont menacés à la frontière[43], d'atroces luttes civiles les ont longtemps interrompus[44]. Si Rome a supprimé les conflits entre les peuples, elle a multiplié les batailles entre les prétendants, elle a, sous Vitellius et sous Septime Sévère, porté les guerres civiles à un degré d'horreur et de massacre que le monde avait ignoré jusque-là. Songeons aussi, avant de partager l'enthousiasme des Anciens pour l'édifice romain, aux millions de cadavres qui ont servi à l'édifier, et à ceux qu'il fallut pour le maintenir en état. Qui sait si, tout compte fait, la paix romaine n'a pas conté plus de sang à la Gaule que n'en aurait coûté l'indépendance ?

On répète que Rome avait sauvé la Gaule dés invasions germaniques. Ce n'est point vrai. Tant que les proconsuls du sénat ne se sont point présentés au delà des Alpes pour affaiblir et diviser les peuples, la Gaule d'Ambigat ou de Bituit n'eut rien à craindre des Barbares d'outre-Rhin. C'est Rome, à la fin, qui nous a livrés à eux, par la sottise criminelle de ses discordes, la puérilité de ses rêves pacifiques, l'impéritie de son service aux frontières. Regardez dans quel état se trouvait le pays après ces trois siècles de règne latin : ses villes détruites par les soldats ou les Germains, ses champs en friche, la population réduite plus que de moitié, partout la misère et l'anarchie[45], jamais la terre de France n'a été plus dévastée et plus malheureuse que sous des empereurs romains[46].

Est-il sûr, en revanche, que la formation et la durée de cet immense Empire aient amené quelque progrès dans les esprits et les âmes, leur aient apporté à ceux-là plus d'intelligence, à celles-ci plus de vertu, ce qui est après tout l'essentiel dans la marche des faits humains ? Je ne le crois pas[47].

Réunissez les hommes en une foule, faites-les sentir, penser, parler ensemble, dans un grand spectacle ou dans une réunion publique : il est bien rare que de ces impressions ou de ces effort» collectifs il sorte une idée originale, un sentiment supérieur. La mise en commun des facultés humaines aboutit trop souvent à ce qu'elles soient abaissées. Il se fait, entre les meilleurs et les pires, un rapide nivellement. Ce qui résulte de la vie solidaire des multitudes, ce sont les résolutions ou les œuvres moyennes, les copies, les plagiats, les redites, toutes les formes de la médiocrité. C'est ce qui arriva à l'Empire romain, le plus vaste assemblage d'hommes qu'ait vu l'humanité, l'amas le plus colossal d'idées communes où elle eût encore puisé. Beaucoup d'hommes ; et surtout en Occident, s'enrichirent d'un énorme trésor de notions et de formes nouvelles, et nous rappellerons tout à l'heure les principales. Mais est-ce à dire que leurs facultés en soient devenues plus fortes et leurs actions meilleures ?

Voyez les objets d'art et les œuvres poétiques qui délectent les meilleurs[48]. Depuis que l'Empire est né, les belles choses, à chaque génération, deviennent plus rares. La Gaule a été convertie à la poésie latine, à la sculpture hellénique : ni dans l'une ni dans l'autre elle n'a encore été capable de produire, je ne dis pas un chef-d'œuvre, mais une œuvre passable. Elle imite, elle copie, et rien de plus. Si le premier siècle a vu quelques efforts originaux, ceux qui suivent ne connaissent que le plagiat ; et son grand dieu lui-même n'est qu'un pille reflet d'une image lointaine. L'histoire artistique de la Gaule est celle d'une décadence, de la longue sénilité de l'art antique : on eût dit qu'il n'était venu ici que pour y trouver une nouvelle manière de mourir[49].

Voyez les produits des manufactures gallo-romaines. Si le terme de copie caractérise l'art, le mut de contrefaçon s'impose pour les industries. Celle qui a livré le plus de débris, qui est devenue le plus franchement, indigène, la céramique, a tout emprunté à l'Italie, ses formes, ses couleurs, ses vignettes, mais en alourdissant les unes et en dégradant les autres. Qu'un type d'objet ait pour lui la faveur populaire, le fabricant le répète à des millions d'exemplaires, et cela lui évite de s'appliquer à du nouveau.

Voyez enfin cette lassitude générale du travail scientifique[50]. Jamais l'élite, chefs ou savants, ne disposa de plus de liberté et de plus de moyens pour réfléchir et pour découvrir ; et dans l'histoire des sciences, les siècles impériaux ont été les plus infertiles. Faire effort afin de chercher, de connaître et d'inventer fut de plus en plus difficile à ces hommes[51]. En histoire, ils laissèrent disparaître tous les souvenirs de la Gaule celtique, comme si la vérité sur le passé du monde leur devenait indifférente[52]. En géographie, ils n'eurent même. pas le désir de refaire ce qu'avait fait le Marseillais Pythéas, et ils dissimulèrent leur impuissance en le couvrant de leurs railleries : les empereurs voyaient l'Irlande et la Scandinavie à la lisière de leurs domaines, et nul savant ne fut envoyé avec la mission d'étudier ces terres. Chimie, physique, mécanique ne firent aucun progrès. Ce que la Grèce avait imaginé en ces matières parut suffisant aux Romains, et ils jugèrent inutile de perfectionner les inventions faites par les Gaulois dans la technique industrielle.

L'intelligence s'atrophiait sous l'inertie de la volonté. Car c'est de cette impuissance à vouloir que l'Empire romain souffrit le plus. Il ne manqua, par exemple, ni d'expériences scientifiques ni d'ingénieurs habiles ni d'une abondante main-d'œuvre pour construire de grands ponts sur nos fleuves, pour creuser de larges canaux entre nos vallées, pour dessécher les marécages voisins de notre Océan : il ne l'osa point ; et des empereurs qui eurent une puissance presque surhumaine, firent moins pour dompter la nature[53] que les obscurs ancêtres des Arvernes de Limagne et que les humbles moines de Maillezais.

Cet Empire romain fut le plus vaste et le plus fort que le monde vit jamais. Rien n'eût été impossible à sa volonté. Et jamais un État ne montra moins de hardiesse et moins de persévérance, n'eut une plus grande peur des initiatives et des innovations. L'expédition des affaires courantes, qui étaient en quantité énorme, absorbait le principal de son activité, et il s'en acquittait d'ailleurs avec des lenteurs infinies[54]. Enserré dans les pratiques tatillonnes de la bureaucratie ; il ne songea qu'à vivre et à se conserver, ce qui était le plus sûr moyen de déchoir : car à la fin il ne se sentit même pas la force de se défendre, et il s'abandonna aux Barbares.

Tout cela d'ailleurs, impuissance d'agir, paresse d'invention, contrefaçon d'objets, imitations en art, vulgarité de sentiments, c'est le résultat d'une seule et même cause, l'existence d'un immense Empire, l'importance du nombre dans la 'vie commune, la pesée de la foule sur les âmes humaines. Des millions d'hommes en étaient venus à connaître et à vouloir les mêmes choses, et tout d'abord la paix, le bien-être et le plaisir ; membres d'un même État, ils mettaient leur amour-propre à vivre des mêmes jouissances ; et, comme ils étaient innombrables, et qu'il fallait d'abord satisfaire à ces multitudes, le temps. la force et le courage manquèrent pour produire des beautés nouvelles et pour élever les âmes à une vertu plus haute[55].

 

VII. — LE BIEN ET LE MAL DE LA CONQUÊTE ROMAINE.

L'État impérial se borna donc à mettre à la portée d'un grand nombre d'hommes les résultats acquis par les siècles antérieurs, et de ces résultats, si la portion la plus visible, celle des -lois et des mœurs, provenait de Rome et de l'Italie, la portion la plus belle, celle de l'art et de la pensée, était l'œuvre de la Grèce.

C'est grâce à ses maîtres romains que la Gaule a pris sa part du bien-être matériel et des richesses intellectuelles créés par les Méditerranéens. Ils ont été sur son sol et parmi ses hommes les vulgarisateurs de la vie gréco-latine, et voilà, dans l'histoire de notre pays, l'apport véritable et bienfaisant de la conquête italienne. Désormais il connaîtra la suprématie des lois rédigées, le confort des grandes villes, la solidité des édifices de pierre, le charme et la sécurité que l'écriture donne aux relations sociales, la splendeur des arts plastiques, le souvenir des ancêtres perpétué par l'image ou la poésie ; il goûtera plus profondément la douceur des habitudes pacifiques, travail régulier, vie de famille, discipline politique. Le Gaulois est maintenant, de corps et d'âme, le frère de l'Italien et de l'Hellène ; lui aussi, il peut se dire fils d'Hercule et disciple de Mercure, l'Iliade est devenue le miroir de son passé, et le droit romain, la règle de son présent.

Mais ces bienfaits du nouveau régime, est-il sûr que la Gaule les eût ignorés si elle n'était point passée sous le joug du sénat et des empereurs[56] ? Rome était encore inconnue de l'Occident, et les Gaulois avaient déjà des lois utiles, de grandes villes, des champs bien cultivés, une industrie fort habile, des familles unies, le culte de la poésie, l'amour des dieux et le sens de la vertu[57]. Pour imprimer à ces bonnes choses les façons élégantes du monde classique, nul besoin n'était de la conquête par Domitius et César, et de l'oppression par les Augustes. D'elle-même, par l'excellence dé son sol et le mérite de ses hommes, la Gaule désirait et cherchait le progrès ; elle aspirait au Midi, si je peux dire, comme à la future patrie de son âme. A sa porte, la Grèce s'était présentée pour l'aider dans sa tâche : Marseille était là, qui, lentement, sans guerre et sans violence, lui enseignait les leçons d'une vie nouvelle ; elle lui apprit l'art de l'écriture et de l'image, l'usage de la monnaie, la culture de la vigne, la taille de la pierre, et sans doute aussi les gloires d'Hermès et d'Hercule : car les Éduens se sont dits issus de Troie bien avant d'obéir à César, et les Arvernes frappaient de poétiques figures sur leurs monnaies tout en refusant d'accepter les ordres de Rome. La brutalité des guerres et l'iniquité des empires n'étaient point nécessaires pour amener les hommes à une existence meilleure ou à de meilleurs sentiments. Les beautés de l'Iliade et les leçons de Socrate, le droit écrit, la vie municipale, le travail industriel, la morale chrétienne sont arrivés à la moitié de l'Europe sans qu'elle ait été annexée par César ou par Charlemagne, et je ne m'aperçois pas qu'elle ait dénaturé les leçons du Midi en ne les recevant pas de maitres armés. Rome elle-même, après tout, n'avait jamais été conquise par la Grèce, et elle était devenue la plus originale de ses disciples.

Il est vrai que, si Rome n'avait point étendu son empire sur la Gaule, il eût fallu, pour la transformer, compter par siècles, et non point par années. Mais le temps ne fait rien à l'affaire, les progrès les plus rapides ne sont point les plus sûrs, et l'esprit humain gagne plus à s'acheminer peu à peu de lui-même vers des connaissances supérieures qu'à se les laisser imposer tout d'un coup par une volonté impérieuse.

A s'instruire plus lentement et sans le devoir d'obéir, la Gaule aurait retenu davantage de ses facultés propres. Entre les formes que lui offraient les œuvres méditerranéennes et les habitudes de son tempérament ou les traditions de son passé, l'entente eût été possible. L'esprit classique n'aurait pas travesti les gloires et les coutumes indigènes sous les lignes uniformes de ses types consacrés. Une plus large place eût été faite aux éclatants souvenirs de la Gaule et à ses qualités présentes, à toute sa vie personnelle, si pleine d'élan, de curiosité et d'aventures. Elle fût entrée dans la discipline morale des Méditerranéens en gardant sa marque nationale, comme Rome et l'Étrurie l'avaient fait l'une et l'autre. Si Domitius et César n'étaient point venus, une grande patrie aurait achevé de se former sur la terre, et elle y aurait pris une noble figure[58].

Il n'en fut point ainsi. Aucun des traits de la culture gallo-romaine n'est d'un contour original. Ce qui est resté de la Gaule celtique, c'est ce qui vit en dehors de cette culture, plèbe et paysans. Tout ce que nous avions vu poindre, avant César, de pensées et de formes personnelles, a rapidement disparu sous la défroque classique. L'exubérance celtique s'est pliée aux multiples sujétions de la famille, de la confrérie, de la cité et de l'État[59]. Plus de dieux invisibles et mystérieux[60]. L'art symbolique fait place à l'image banale[61]. Les épopées des druides, les hymnes des bardes sont sortis de la mémoire des hommes[62] ; et j'avoue qu'à tous les pastiches gallo-romains fabriqués en vers de Virgile[63] je préférerais un chant de la Genèse ou de l'Exode celtiques[64]. Mais ces poèmes sacrés se sont tus pour toujours, plus rien ne nous les rendra ; et Rome, après avoir privé la Gaule de son existence nationale, a aboli jusqu'aux œuvres et au souvenir de son histoire. Elle a l'a frappée dans son présent, elle l'a effacée dans son passé, elle l'a retardée dans ses destins naturels.

Mais la nature finit toujours par s'imposer aux hommes, et les morts par se rappeler aux vivants. Rome n'avait pu détruire les énergies propres à la Gaule, ni celles que le sol y avait créées et qu'il ravivait sans relâche, ni celles qu'y avait fondées le travail incessant des générations disparues. Ces énergies vont se montrer et agir à nouveau, lorsque l'Empire romain s'affaiblira à son tour.

 

FIN DU SIXIÈME TOME

 

 

 



[1] Voyez l'introduction, t. V, ch. 1, § 1.

[2] C'est peut-être un emprunt à ces dictons que, chez Martial, les épithètes de pulchra pour Vienne, Minervia pour Toulouse, crassa pour Bordeaux. Voyez aussi les propos des Lyonnais contre les Viennois. On a récemment supposé que le terme d'Allobroge avait pris alors un sens péjoratif.

[3] La coiffure des Mères dans les pays rhénans, le bonnet de femme à Virecourt en Lorraine (chez les Leuques), le capuchon des femmes à Paris.

[4] Cf. à Nîmes, Trèves, Metz, chez les Helvètes.

[5] Il est à remarquer que, malgré les représentations si nombreuses de métier (t. V, ch. VII, § 6), nous n'avons rien constaté de spécifiquement propre à une localité.

[6] T. VI, ch. I, § 9, 14 et 15 ; ch. II, § 3 et 4.

[7] Cf. notre t. VII.

[8] Cf. t. IV, ch. I, § 4, t. VI, ch. I.

[9] Cf. Tacite, Hist., IV, 74.

[10] Encore faut-il remarquer qu'elle n'en fit point le but permanent de son gouvernement ; cf. n. suivante.

[11] Claude en particulier. Il est en revanche possible que d'autres empereurs, comme Hadrien et Septime Sévère, aient eu un certain goût pour le maintien des usages indigènes et des diversités régionales.

[12] Tacite, Agricola, 21. Cf. Sertorius (Plutarque, Sert., 14), Pompée.

[13] Ce que l'on appelait humanitas.

[14] Claude, qui, de tous les empereurs, a eu le plus nettement l'idée d'une romanisation de l'Empire, n'eut jamais la pensée de recourir à la force, et il suivit tout autant le penchant des Gaulois qu'il le provoqua.

[15] Inscription de Nîmes, Matrebo Namausikabo (en langué celtique et lettres grecques) ; inscription de la fontaine du Groseau. Graselou (id.). Voyez à Vaison la dédicace à Bélisama (C. I. L., XII, p. 162).

[16] Sauf quelques cas, par exemple pour punir les cités, pour organiser les cités rhénanes. Encore y eut-il alors, sans nul doute, beaucoup moins de changements de cet ordre que guerres ou conventions n'en avaient autrefois amené à l'époque gauloise.

[17] Saut les réunions ou séparations opérées par Auguste, notamment chez le Aquitains au sud de la Garonne. Encore, ne peut-on pas affirmer que les circonscriptions nouvelles établies par cet empereur ne s'expliquent pas par des groupements antérieurs, que nous ignorons. — Comme fait de traditionalisme géographique, notez surtout le maintien des toutes petites cités de Buch, Senlis, Tricastins et normandes.

[18] Sauf, bien entendu, ce que fit Domitius en séparant le Midi du reste de la Gaule, et que maintint l'Empire.

[19] Cf. t. IV, ch. XI, § 11.

[20] Quant à dire que Rome a sauvé la Gaule de l'invasion germanique, c'est parler comme César ou Tacite justifiant la conquête.

[21] Même après la tentative de création d'un Empire gaulois, lors de l'insurrection de 69. Voyez t. IV, ch. XI, § 11 : Persistance de la nationalité gauloise.

[22] Le Pays Basque excepté.

[23] T. IV, ch. X1, § 5 et s.

[24] T. V, ch. III, § 2.

[25] T. IV, ch. II, § 1 et 7 ; t. VI, ch. VII, § 5.

[26] Voyez l'affaire de l'assemblée gauloise de Reims en 70, t. IV, ch. V, § 13.

[27] T. IV, ch. V, § 13 et 16.

[28] Remarque d'Hadrien (Aulu-Gelle, XIII, 13, 4) : Mirari se, quod.... municipia.... quum suis moribus legibusque uti possent, in jus coloniarum mutari gestiverint.

[29] L'Amérique agit en colonie véritable d'Européens, la Gaule agissait comme si elle était colonie de Gréco-romains, et d'ailleurs elle finit par croire qu'elle l'était.

[30] Il s'agit de l'unité italo-celtique découverte par les linguistes (cf. Schleicher, Beiträge de Kuhn, I, 1858, p. 440), confirmée par les historiens ; Julien Havet, Revue celtique, XXVIII, 1907, p. 113 et s. [écrit en 1874]. Le nom ligure représente, je crois, chez les Anciens, le souvenir ou les survivances locales de cette époque ; Revue des Études anciennes, 1916, p. 263 et s.

[31] Il s'agit de l'unité indo-européenne.

[32] Encore est-il bon de rappeler, une fois de plus, qu'il s'agit d'un retard dans une certaine civilisation, la civilisation dite classique, celle de l'écriture et de l'image : mais ce retard n'implique pas chez les Gaulois l'absence ou la médiocrité de la civilisation. Rien ne nous dit, par exemple, que les poèmes des druides ou des bardes, quoique non écrits, ne renfermassent pas de grandes beautés, esthétiques ou morales, et des beautés égales à celles d'œuvres classiques contemporaines. Ne nous laissons pas tromper, je le répète, par le préjugé de notre éducation gréco-romaine.

[33] Entre le temps de Jules César et le temps de Claude.

[34] Tacite, Hist., V, 4 et 5.

[35] Ici, ch. I, § 6.

[36] De his (Apollon, Mars, Jupiter, Minerve) eamdem fore quam reliquæ gentes habent opinionem (les Gaulois) ; De b. G., VI, 17, 2.

[37] Tacite, Germanie, 43 : Deos, interpretatione Romana, Castorem Pollucemque nominant (chez les Germains). — On possède un peu partout dans l'Empire des inscriptions diis deabusque secundum interpretationem oraculi Clarii Apollinis : je me demande si cet oracle ne consistait pas à dire, comme César, que tous les dieux sont similaires, et qu'il suffit de prier les dieux, et s'il n'avait pas indiqué quelques identifications.          .

[38] Cf. Tacite, Germanie, 40 : Nerthum, id est Terram Matrem.

[39] Pour la traduction de vergobret en préteur, t. IV ; de préteur en stratège, Holleaux, Revue des Ét. anc., 1917, p. 162.

[40] Pline, Panégyrique, 29.

[41] Pour ce qui suit, t. IV, ch. I, § 1, ch. VI, § 12.

[42] En 21, en 68, en 69-70, en 88-9, peut-être sous Antonin, sans doute sous Marc-Aurèle et sous Commode.

[43] En 16 av. J.-C., en 9 après, en 69-70, vers 182 et s., en 234.

[44] Sous Vitellius, sous Septime Sévère. Ajoutez sous Maximin, après Decius, sous Postume, après lui, sous Tetricus, Aurélien, après Tacite, sous Probus.

[45] Il suffit de lire les panégyristes des temps de Dioclétien et de Constantin pour voir dans quelle misère était alors la Gaule : de Trèves il est dit olim corruisse (VII [VI], 22) ; de la campagne d'Autun, vasta omnia, inculta, squalentia (VIII [V], 7). Remarquez l'énorme quantité de beaux morceaux de sculptures, de débris de somptueux mausolées du IIe ou IIIe siècle, qui ont été employés par Constantin (Ausone, Mos., 11) à bâtir le castrum de Neumagen (Esp., VI, p. 317 et s.) : ce qui suppose une extraordinaire dévastation des bords de la Moselle. Et nous pourrions apporter, de cette ruine de la Gaule vers 280, ruines matérielles et pauvreté en hommes, plus de cent textes, plus de cent preuves archéologiques (dévastation des campagnes).

[46] Ajoutez, dès le début de l'Empire, l'affaiblissement des petits ports au profit de deux ou trois grands ports d'Empire.

[47] Voyez à ce sujet les admirables pages de Fustel de Coulanges, L'Invasion (Institutions, [II]), p. 217 et s.

[48] Pour ce qui suit, t. VI, ch. III, surtout § 5, 8, 9, ch. II, surtout § 10, 11.

[49] Cf. Fustel de Coulanges, L'Invasion, p. 218.

[50] Cf. Fustel de Coulanges, L'Invasion, p. 217 : Cette sorte d'atonie se reconnait même dans le domaine intellectuel. Durant quatre siècles d'une paix continue qui aurait dû être si féconde, l'homme n'a fait aucune découverte. La science n'a pas avancé d'un pas. Aucune conquête n'a été faite sur l'ignorance et sur les préjugés. Aucun effort n'a été tenté pour connaître et comprendre la nature. L'esprit n'a eu ni l'indépendance qui cherche ni l'intuition qui trouve. Les sciences morales n'ont pas fait plus de progrès que celles du monde matériel. Nul véritable effort philosophique ; nulle érudition. On ne pensa à étudier scientifiquement ni l'ancienne histoire de la Grèce, ni même celle de Rome. On posséda l'Égypte et l'on ne songea pas à lire ses hiéroglyphes. — Voyez par exemple les sottises que débite Tacite sur les Juifs, la manière dont il dénature leur histoire et leur religion, alors qu'il eût été si facile, arec un peu d'effort, de savoir la vérité.

[51] C'est ce qu'a constaté Pline l'Ancien (XIV, 3-4) : Desidia rerum internecione memoriæ indicia, et il attribue justement cette décadence intellectuelle au remplacement des nations par un trop grand empire : Antea inclusis gentium imperiis intra ipsas.... Posteris laxitas mundi et rerum amplitudo damno fuit.

[52] Ici, ch. II, § 12.

[53] J'excepte les travaux d'aqueducs, d'ailleurs antérieurs à Antonin et dont beaucoup sont contemporains de Claude.

[54] Cf. entre mille autres l'affaire du jugement de saint Paul sur son appel à l'empereur, l'affaire de la gratuité des thermes du village de Garguier près de Marseille, laquelle dut aller jusqu'à Rome (C. I. L., XII, 594).

[55] Voyez en particulier l'impuissance ou plutôt l'indifférence des empereurs à l'endroit de la moralité générale, de l'éducation de la plèbe. Inversement, l'effort pour satisfaire les caprices et le luxe de l'aristocratie.

[56] C'est la question que ne se posent jamais les apologistes systématiques de la conquête romaine.

[57] Notre tome II, et t. I, ch. IX, § 7 et 8.

[58] En opposition à cette thèse, voyez ce que dit Mommsen.

[59] Notre t. IV, ch. IX, X, VIII, VI-VII et XI.

[60] Notre t. VI, ch. I.

[61] Notre t. VI, ch. III.

[62] Notre t. VI, ch. II.

[63] Je pense à Ausone, le principal poète de la Gaule romaine.

[64] On me reprochera sans doute d'avoir envisagé ici l'hypothèse de Vercingétorix vainqueur et de la Gaule demeurée libre. Un historien n'a pas le droit, me dira-t-on certainement, d'appuyer ses théories sur des faits qui ont failli se produire et qui ne se sont point présentés. Sa tache est de se mettre en race des événements et dei documents, de ne voir qu'eux, de n'expliquer et de ne juger le passé que d'après eux. Introduire dans une couvre de science la pensée que le cours des choses aurait pu être différent, c'est faire entrer l'imagination où il ne doit y avoir place que pour la réalité. C'est reconstruire les temps d'autrefois au gré de ses rêves, au lieu d'en suivre et d'en déterminer l'enchaînement. En dehors du récit des faits, de la recherche de leurs causes, de l'examen de leurs conséquences, l'historien a l'obligation de s'abstenir. — Je ne le crois pas. D'abord, pour qui connaît son devoir envers la vérité et se sent la force de l'accomplir, se figurer un passé différent de celui que les hommes ont vu, ne saurait un seul instant troubler sa claire vision des choses ni fausser sa manière de les interpréter : chez lui, cette hypothèse d'un passé différent ne vient qu'après coup, lorsqu'il a achevé en toute rigueur sa tâche de narrateur véridique. Mais cette hypothèse, il ne lui est pas interdit de la faire. Il s'en est fort souvent fallu de bien peu que les choses de tournassent autrement, et un simple incident, à la bataille de Dijon, eût pu contraindre César vaincu à évacuer la Gaule. Expliquer le lien des événements ne doit pas être une manière d'en estimer nécessaire la succession. Si vous enseignez cette nécessité, vous risquez de vous éloigner de la vérité même que vous voulez atteindre. L'obsession du fait accompli obscurcit votre regard plus que ne le fera, chez d'autres, la pensée d'un fait imaginé. On n'a cessé, par exemple, de voir dans l'unité romaine le prélude de la conquête chrétienne, parce qu'en fait l'une et l'autre se sont succédé : mais sait-on si le Christianisme n'aurait pas marché plus vite dans un monde divisé en nations ? L'Empire romain, dit-on, a sauvé la Gaule de l'invasion germanique : mais qui vous dit que la Gaule n'aurait pu se ressaisir et vaincre Arioviste, comme elle a failli vaincre César ? Si nous concédons à certains historiens le droit de justifier et d'admirer l'Empire romain, qu'on nous laisse le droit de raisonnements opposés et de sentiments contraires. Enfla, songeons à la dégradation du sens moral qui résulte insensiblement de cette histoire fataliste. Croire, comme Mommsen et tant d'autres, que la Gaule était à tout jamais en décadence et que la soumission à Rome était devenue la loi de son histoire, c'est nous imposer la résignation à l'endroit de tous les événements du passé, et, par contrecoup, du présent même ; c'est nous inviter à l'acceptation de toutes les défaites, et, par là même, à l'absolution, à l'admiration de tous les vainqueurs. Je ne saurais l'admettre. Aucun triomphe, aucun empire, aucun souverain ne doit échapper au jugement, et, s'il le faut, au blâme de l'historien. C'est un juge autant qu'un enquêteur ; et, comme juge, il a des opprimés à défendre et des puissants à démasquer. Il s'intéressera aux vaincus dont la cause a été juste et dont la liberté était belle ; il sera du coté de Caton, et non pas du côté de César et des dieux.