HISTOIRE DE LA GAULE

TOME VI. — LA CIVILISATION GALLO-ROMAINE - ÉTAT MORAL.

CHAPITRE IV. — LA VIE MORALE.

 

 

I. — LA DÉVOTION.

Si, derrière ces façades et ces formes, nous essayons de pénétrer jusqu'aux âmes des hommes, celles que nous pourrons voir nous apparaîtront semblables à des Mmes de Grecs ou de Romaine. En cherche une pensée, une qualité, un sentiment gaulois : on ne trouve que l'idéal humain des peuples classiques ; et c'est à croire que Rome, en soumettant la Gaule, l'a façonnée à ses vertus et à ses vices.

Voyons quelles vertus prisa le plus la Gaule romaine. — Je ne parle pas de la manière dont elle les pratiqua. Ceci, nous l'ignorons. Aucun contemporain n'a porté de jugement sur le mérite moral de ces hommes. Ce que nous savons de leur vie sentimentale nous est fourni par les épitaphes des morts et par les dédicaces aux dieux, et les unes et les autres doivent renfermer bien des mensonges. Réduits à ce genre de témoignage, nous ne saurons jamais s'il y avait en Gaule une majorité d'honnêtes gens, si le vice y était plus rare ou plus commun que de nos jours. Il faut se résigner à ne rien dire sur l'état réel des mœurs. Mais du moins, grâce aux formules funéraires et cultuelles, nous connaissons l'enveloppe de ces mœurs, les vertus dont l'âme voulait se parer, les différentes façons d'idéal qu'on lui proposait.

La principale, et celle qu'il lui fut le plus facile de réaliser, ce fut d'adorer les dieux et de pratiquer leur culte.

César avait dit du Gaulois qu'il était le plus superstitieux des hommes ; et cela pouvait être vrai aux derniers temps de la République, lorsqu'en Italie politiques et lettrés, chefs et populaire se faisaient un jeu de négliger les cérémonies de la religion, de juger ou de railler les dieux. Mais les choses ont changé sous Auguste et Tibère : les empereurs ont voulu un renouveau de la vie religieuse, et ils l'ont obtenu ; Rome et l'Italie sont revenues aux pratiques les plus minutieuses de la dévotion. Et depuis, le monde gréco-latin est en proie à une crise de piété, précise et formulaire. Rien n'entrave cette crise, et tout au contraire la favorise et l'accentue, le bonheur comme les malheurs de l'Empire, les bons comme les méchants empereurs. Jamais la terre romaine n'a été, plus heureuse que sous Hadrien : et elle en profite pour s'informer de tous les dieux. Elle redoute, sous Marc-Aurèle, les pires des catastrophes : et elle essaye de s'en garantir en s'instruisant de tous les rites. Marc-Aurèle fut le plus vertueux des princes : et c'est lui qui proposa au peuple cette inlassable superstition. Son fils Commode fut une brute : et il passait une partie de sa vie au milieu des dieux et de leurs prêtres.

La religion, dans cet Empire si grand et si calme, était une manière de combattre le désœuvrement et l'ennui. Tout ce qui avait autrefois occupé et passionné les hommes était ramené au silence. Il n'existait plus de partis et de conflits politiques ; haines et jalousies sociales étaient réduites à l'impuissance ; les ambitions humaines se bornaient à des avancements de carrière ou à des honneurs catalogués ; ce qu'on appelait la patrie, que ce fût Rome ou le municipe, n'exigeait ou n'éveillait ni efforts ni craintes ni espérances ; une sorte de pacifisme universel supprimait de l'âme les émotions d'ordre supérieur ; les jouissances de la vie intellectuelle étaient réservées, à une élite, et, d'ailleurs, elles baissaient chaque jour d'énergie ou d'originalité. Alors, puisque lame humaine a besoin, coûte que coûte, de secousses et de distractions, remèdes contre la monotonie de la vie en temps de prospérité, contre ses dangers en temps de misère, elle les demanda aux dieux. A défaut de séances au forum, on eut les processions ; à défaut de batailles aux frontières, on eut les mystères des tauroboles. La vie dévote atteignit, dans l'Ancien Monde, une intensité qu'elle n'y connut peut-être jamais. Et la Gaule n'eut aucune peine à se mettre à l'unisson de tous[1].

A certains endroits de son sol, vieux lieux de piété à l'époque celtique, toutes les divinités du monde se sont donné rendez-vous[2]. Le dieu appelle le dieu : où était jadis Bélénus, sont venus Apollon et Diane, et Mithra, qui appartiennent à la même famille, mais aussi les autres des douze de l'Olympe, et la Mère, et Sabazius, et, comme disent naïvement les rédacteurs des  inscriptions, tous les dieux s du voisinage et de partout. A Entrains, à Die, à Alésia, à Lectoure, à Luxeuil, à Lyon, sources ou collines saintes sont devenues des foirails de dieux. Au surplus, les lieux d'apparence civile sont aussi encombrés d'êtres sacrés que les enceintes rituelles. Je ne connais pas a de théâtre qui n'avoisina un temple et ne soit, pour ainsi dire, dans sa dépendance. A Paris, sur les places saintes de file de la Cité, vous apercevez Jupiter et Tibère, venus en images du Capitole, Vulcain, Ésus, Hercule et des Génies locaux, placés ici côte à côte sur la terre, tandis que Castor et Pollux les regardent du haut du ciel, et qu'à l'horizon Montmartre a son Mercure, la colline Sainte-Geneviève a ses idoles, les tombes de la route d'Orléans et de Melun ont leurs Dieux Mânes et leurs talismans protecteurs, et que les gens qui circulent sur ces chemins portent en eux chacun son Génie[3].

Car il fallait tant de dieux pour la besogne qu'on leur imposait ! Du matin au soir on recourait à eux, et la nuit même on voulait les voir en songe, Eux seuls guérissaient, et le bon médecin était surtout un grand dévot. Le voyageur les appelait en partant et en arrivant[4] ; le fonctionnaire les saluait au passage des frontières[5] et aux carrefours des routes ; ils s'occupaient du berceau des enfants et du lit conjugal. La vie humaine ressemblait au plateau d'Alésia : c'était un champ librement ouvert où tous les dieux essayaient leur vertu[6].

Un homme appartient autant à ses dieux que ses dieux lui appartiennent. Il a le devoir de se tenir toujours très proche d'eux, dans sa pensée par la prière[7], dans sa maison ou dans le temple par le sacrifice[8]. De lui ils veulent de la crainte, 'du respect, de l'obéissance, de la reconnaissance, de la générosité, toutes les manières possibles d'attention et de subordination[9]. Auguste lui-même, voyageant dans le Midi, devra se courber devant le dieu du Mistral.

Mais ce zèle de dévotion n'avait aucun effet sur les mœurs ; la vie morale et le culte ne se pénétraient point, et la vertu se pratiquait à l'insu de la religion et des dieux, de même qu'à l'insu des lois et de l'empereur. Car on traitait le dieu à la manière d'un puissant du jour, d'un duumvir de ville, du gouverneur de la province ou de César le maître de l'Empire : la seule différence était un peu plus de familiarité dans la conduite des relations avec lui. Ce qu'on lui demandait, c'était, ainsi qu'aux chefs terrestres, un avantage matériel, de la fortune, la santé, un bon retour ; il était bien rare que ce fût de la vertu[10].

A coup sûr, aucun de ces dieux, ni Mercure ni Vénus même, n'encourageait le vice et ne détournait les âmes humaines de la bonté. Mais ils songeaient surtout à eux, à la beauté de leurs temples, à la richesse de leurs trésors, au bien-être de leurs prêtres, ils s'inquiétaient assez peu de la vie morale de leurs fidèles, ils ne faisaient pas des qualités du cœur une obligation nécessaire à la pratique de la religion[11]. Le dévot avait des devoirs envers les dieux et non pas envers lui-même et envers ses semblables.

J'excepte les cultes orientaux, et j'excepte surtout le Christianisme, où la piété n'allait pas sans la dignité intérieure du croyant et sans la réalité de ses vertus humaines, où religion et morale, où divinité et humanité se confondaient en un seul principe de foi et de conduite. Chez les adeptes de ces cultes, j'entends chez les meilleurs en ce temps-là, aimer et servir Dieu, c'était en même temps aimer et servir les hommes, c'était se rapprocher soi-même de la nature divine. Pour ceux-ci, la vraie religion consistait moins dans des actes de dévotion que dans un état de pureté spirituelle ; ils parlaient moins de piété et davantage de sainteté. Des saints on pouvait dire qu'ils vivaient pareils à. leur dieu, et que, par leurs vertus, ils faisaient pénétrer en eux la divinité.

Les dieux ordinaires de la Gaule, venus de Grèce et de Rome, n'ignoraient pas de tels sentiments, mais ils y étaient assez indifférents dans les opérations courantes de leur culte : la vulgarité habituelle aux désirs des hommes avait fini par les gagner. Si leurs dévots étaient de braves gens, ils l'étaient le plus souvent du fait de leur nature.et de leur éducation, et non pas par la loi de leurs dieux ou par les leçons de leurs prêtres.

 

II. — LES DEVOIRS.

Envers lui-même, l'homme a deux vertus essentielles à pratiquer, la pureté dans son corps, la constance dans son âme.

Malgré le voisinage d'effroyables débauches, le Romain garde toujours le culte de la pureté. S'il ne la pratique pas, il ne l'en respecte pas moins, en tant qu'un principe de l'idéal[12]. La vie hideuse des premiers empereurs n'a point sali de sa contagion l'âme des provinciaux. Il y a, chez quelques-uns de nos Gaulois, des désirs ou des joies qui font penser aux plus touchants aveux de Marc-Aurèle[13] : mourir vierge à près de vingt ans, c'est pour un jeune homme un titre de gloire[14]. Certaines cérémonies, à Lyon, étaient réservées aux plus chastes. Vivre sans tache demeurait une forme de la grandeur morale[15].

La constance était pour l'âme ce que la pureté était pour le corps. A l'abri de cette vertu, on méprisait la douleur, on luttait sans faiblir contre l'infortune, on se maintenait semblable à soi-même. Elle éloignait l'homme des vaines plaintes, des sottes querelles, des colères insensées, de tout ce qui humiliait ou déchirait l'âme ; elle était synonyme de courage et de résignation[16]. Quand la mort venait, il fallait partir sans colère, pour obéir nu congé donné par un maître souverain : vivre tant qu'il plaira aux dieux, le Gaulois répétait cette formule[17], pareille à celle que la pratique de la constance dictait aux plus vertueux des philosophes[18].

Les devoirs de famille. ne perdaient rien de leur obligation ou de leur charme. De même que dans la Grèce des héros ou dans la Rome des patriciens, c'est le mot de piété, pietas, pius, qui, dans la Gaule latine, sert à les définir. Pieux envers les siens[19], époux très pieux ou épouse très pieuse, et pareillement pour fils ou fille, père ou mère, sœur ou frère, et jusqu'à gendre ou belle-mère[20], l'épithète revient sans cesse sur les épitaphes, presque figée en manière hiératique, et transportée telle quelle de la Grèce d'Électre ou de la Rome de Lucrèce jusque dans la Trèves de Germanicus. La piété familiale comprend d'ailleurs, ainsi que la piété religieuse, des devoirs fort divers : c'est vivre ensemble sans dispute[21], sans se déchirer les âmes[22], dans cet état de concorde[23] qui les unit en une seule[24] ; c'est encore s'aimer et sans doute se le dire, car les mots d'aimer et d'aimant, de cher et de doux apparaissent à chaque instant dans le parler intime des Gaulois[25] ; c'est montrer cet amour par des actions précises, des soins continus, une bienveillance dans les mots et les sentiments, un bien faire dans la conduite[26]. Et la piété envers les siens, c'est enfin, toujours voisine de la piété envers la divinité, les traiter presque à l'égal des dieux, cultiver dévotement leurs Génies[27], leur rendre les honneurs funéraires, honorer leurs Mânes sans négligence[28]. De mari à femme, de fils à père, entre tous les parents, vivants ou morts, il y a un échange de culte diffus, des effluves de divinité qui se répandent d'un membre à l'autre de la famille entière.

En revanche, les obligations envers l'État ont sensiblement diminué depuis les beaux temps du monde classique. On ne sent pas, dans une cité de la Gaule, cette rigueur du devoir patriotique qui enchaînait jadis à une âme commune les Romains de Camille ou les Athéniens de Miltiade. La patrie n'exerce plus cette souveraineté morale qui la faisait ressembler à une famille ou à un temple. Il ne pouvait en être autrement : le Gaulois se trouvait partagé entre la tradition municipale qui venait de ses ancêtres, et la discipline impériale que Rome lui imposait. En se divisant, le pouvoir public perdait de sa force et de sa vertu. D'ailleurs, ni Rome ni la cité n'étaient très exigeantes. Le service militaire avait cessé d'être une obligation ; il était bien rare qu'un simple citoyen fût consulté, même pour les affaires de sa cité ; nul, pendant longtemps, ne fut tenu d'exercer des fonctions. On ne parlait plus de la liberté ; la vie politique, à Rome et dans les municipes, se déroulait en dehors des hommes dans une sorte de mystère. Elle se manifestait, pour les simples particuliers, par certains ennuis de la sujétion administrative et par la douceur de quelques habitudes[29], jamais par de beaux sacrifices, de glorieux dévouements, de poignantes angoisses. On ne savait plus ce qu'était travailler, souffrir, mourir pour la patrie[30]. Et ce fut pour l'humanité un commencement de déchéance.

Les seules qualités publiques auxquelles on rende hommage sont de tout temps et de tout pays, et les éléments nécessaires d'un devoir professionnel. On vantera la fidélité et le courage du soldat[31], l'intégrité du fonctionnaire[32], la générosité du citoyen[33], la probité du commerçant[34]. Mais jamais on ne dira d'eux davantage[35]. Ces temps réguliers, cette obéissance universelle, cet État sans passions profondes[36], ce régime impérial avait mis fin à quelques-unes des plus grandes vertus du monde antique.

L'amour de l'humanité qui, au même titre et de la même manière que celui de la patrie, exige ses dévouements et ses sacrifices, comporte ses travaux, ses souffrances et ses morts, cet amour n'est point venu pour remplacer le patriotisme disparu. — Gardons-nous de croire que l'Empire romain fut nécessaire pour inspirer le culte du genre humain. Le spectacle qu'il offrait a sans doute familiarisé les hommes avec l'idée d'une cité universelle : mais il n'en est point résulté le désir d'aimer et de servir tous-les hommes de cette cité. Ceux des philosophes qui ont le mieux compris cette fraternité humaine ont été formés dans des patries d'une rare beauté ; et ce sont peut-être les vertus traditionnelles de ces patries qui, à leur insu, leur ont donné l'éveil vers des vertus d'horizon plus large[37]. Le Christ ne doit rien à l'Empire que les persécutions dont on a accablé les plus fidèles à son nom ; sa foi n'avait pas besoin de l'unité romaine pour pénétrer sur la terre ; et si les empereurs ont voulu à la fin l'imposer au monde, ce fut : précisément en lui faisant perdre sa souveraineté morale, son sens de l'humanité, la pureté de sa vie et la simplicité de son Église.

Cette idée, que l'on doit chérir et aider tous les hommes, ce désir d'une société universelle, d'une communion morale entre pauvres et riches, puissants et misérables, Barbares et citoyens, ne fit aucun progrès dans les premiers siècles de l'Empire ; et le vulgaire, plébéiens ou bourgeois, ne s'y laissa point gagner, en dépit des leçons des philosophes et des paroles du Galiléen. Piété, affection, bonté, ne s'adressent qu'a ceux qu'un lien consacré, légal ou visible, attache a votre vie. On est l'homme d'une famille, d'une cité, d'un collège : voila le cadre où de tels sentiments doivent s'exercer. Quand on nous dit de certains morts qu'ils ont été bons pour tous, pleins d'affection envers les hommes[38], je doute fort que cela ne signifie pas seulement ceux de son municipe ou de sa confrérie. Chacun a les siens, et point d'autres ; et ceux-ci sont pour lui les bons par excellence[39].

Il n'est même point sûr que ce large égoïsme ait été étranger aux Chrétiens. Quand on lit la lettre où les frères de Lyon racontent les malheurs de leur communauté, on est frappé du souffle de combat et de colère qui les anime ; mais les mots ineffables tirés de la bonté, de la douceur, de la grâce envers tous, amis et ennemis, sont assez rares, et je ne sens point dans ces pages l'émouvant amour du Christ pour tous les hommes. Que ces fidèles de Lyon soient des passionnés de tendresse, il est vrai de le dire ; mais cette tendresse va presque toujours a leur Dieu et a leur Église, et chacune des lignes qu'ils ont écrites nous rappelle malgré nous la piété pour les siens, le pius in suos des épitaphes païennes. Les Chrétiens eux-mêmes n'échappaient pas a la morale de leur temps. Charité, amour des pauvres, bonté et tolérance, le souci et le soin du genre humain n'étaient point encore inscrits dans le langage de l'idéal. A son défaut, et à défaut de la patrie qui s'étiole, le Gaulois met ses vertus et ses dieux au service des siens et à celui de soi-même.

 

III. — LA PERSONNALITÉ HUMAINE ; LE CULTE DES MORTS.

Le culte de la personne humaine fut alors poussé jusqu'aux dernières limites. Il triomphe chez le philosophe, dans son désir d'être plus fort que les rois et que les douleurs, de sentir en soi une âme sublime et de vivre avec cette âme[40]. Un Chrétien ne l'ignore pas, et il y sacrifie trop souvent par sa passion de bataille sur la terre et de victoire dans le ciel, par son besoin de s'incorporer ici-bas avec son maître éternel et de survivre ensuite dans une vie de gloire ; et il y a bien de l'orgueil dans certaines de ses humilités. Nul n'échappait à cette tyrannie du moi, à son irrésistible volonté de se savoir divin ou éternel. Le régime impérial, en reléguant dans l'ombre les vertus de sacrifice et la souveraineté des idées morales, en assurant le bien-être matériel des hommes et leurs pires jouissances[41], en multipliant à leurs côtés des dieux semblables à eux[42], laissa le champ libre à l'orgueil humain, qui put s'installer partout sous les espèces d'un principe religieux.

Si modeste soit-elle d'allure, la vie d'un homme est associée à celle d'un esprit divin. Un Génie l'anime dès la naissance ; il y a, près du foyer, un autel à ce Génie, c'est-à-dire à l'homme lui-même en tant que demi-dieu : et c'est en cette qualité qu'il reçoit l'adoration de ses esclaves, de ses affranchis, de ses proches, et au besoin la sienne même[43].

Il n'importe qu'il sente près de lui, pour le gouverner ou polir le protéger, des dieux que l'on dit ses maîtres. Leur supériorité ne lui en impose pas. Qu'on. examine la manière dont il les sert ou les prie. S'il leur offre quelque chose, c'est en échange d'un bienfait reçu ou d'une grâce à obtenir. Le dieu a besoin de mériter son culte. Donnant donnant est la formule habituelle de la religion[44]. Les dévots provoquent plus souvent l'intervention des dieux qu'ils ne ressentent leur initiative. De ces deux sortes d'êtres, c'est la divinité qui est le plus fréquemment au service de l'autre. Tous ces Mercures, ces Sylvains au maillet, ces Déesses-Mères, sont là pour protéger des villes, des champs, des foyers, et c'est l'homme qui les a mis là, leur assignant cette tâche comme un maître à des valets. — Je ne parle ni des grands dieux célestes ou chthoniens des temps plus récents, ni de Dieu le Père qu'adorent les Chrétiens : ces dieux, évidemment, font sentir à l'homme leur majesté. Mais jusqu'à la fin du second siècle, la Gaule hésita à courber devant eux les égoïsmes et les vanités des personnes humaines[45].

Les autres, Mercures ou Jupiters, ressemblaient de si près à ces personnes ! Ils en avaient le corps, le costume, les passions et les jouissances. Entre le Génie qui naît avec un être humain et le Mars qui s'attache à la vie de cet être, la transition est insensible. L'homme peut traiter un dieu d'égal à égal[46].

Qu'on ne lui objecte pas qu'il doit mourir. La mort change le. caractère de cette divinité qui est l'attribut de l'homme : elle ne la fait point disparaître[47].

L'immortalité de l'âme suscitait parfois des doutes et des railleries. Quelques Gallo-Romains, riches ou lettrés, se laissaient aller à un aimable scepticisme : à entendre trop de philosophes ou à lire trop de poètes, les plus hardis affectèrent de l'indépendance à l'égard de l'éternelle croyance de l'humanité. D'étranges épitaphes témoignent de leur hésitation à s'y soumettre. Je n'ai rien été d'abord, et puis j'ai été quelque chose, faisait-on dire au mort sur son tombeau, et si je me souviens, c'est pour savoir que je ne suis plus et que rien ne m'est plus[48]. C'était une mode assez courante que celle des figurines ou des vases de bronze ou d'argent représentant des squelettes ; et on se plaisait à en orner sa demeure, comme pour se rappeler le peu que nous sommes et la seule chose qui restera de nous[49].

Mais cette incrédulité, plus plaisante que profonde, ne pénétra jamais dans les masses populaires. Loin de décroître, somme toute, la croyance à l'âme immortelle ne cessa de se développer depuis la conquête romaine. Aucun catéchisme, aucun rituel ne précisait sans doute sur la manière dont le fidèle devait passer à cette vie éternelle. Chacun se l'imaginait à sa guise, suivant de vagues propos de prêtres, de philosophes nu de poètes[50]. Les uns croyaient à un long sommeil ou même à un séjour perpétuel dans les tombes, qui leur serviraient de demeures dernières[51] ; les autres pensaient, au contraire, que ces tombes renfermeraient seulement des cendres et que leurs âmes[52] s'en iraient vers des régions[53] bienheureuses, soit au ciel[54], dont les portes s'ouvriraient pour les recevoir[55], soit sur des terres lointaines, où log porteraient des barques invisibles ou de mystérieuses montures[56]. Mais tous étaient d'accord en ceci, que leurs êtres ne périraient point, et que ceux qui s'étaient aimés se retrouveraient[57]. Il est possible, au temps des Ligures ou même à celui des druides, que le bénéfice de l'éternité ait été réservé par les prêtres aux esprits des plus grands ou des meilleurs. Mais, comme tant d'autres choses[58], ce bénéfice devint accessible à tous dans la Gaule de l'Empire. Les divinités à forme classique avaient des allures trop populaires pour ne pas promettre aux hommes qu'ils leurs ressembleraient un jour ; et le Christianisme et les cultes orientaux de la nature se rencontraient en cela avec les croyances anthropomorphiques. Que Blandine, l'esclave chrétienne, hâte par son martyre l'heure où elle rejoindra le Christ, que le plus vil des gladiateurs païens se résigne sans peur, au cours du combat, à prendre sa, place parmi les Mânes, c'est la même assurance, ici vulgaire et là sublime, maintenant commune à tous, de prolonger son être au delà de cette vie. Une espérance d'éternité précédait toujours les approches de la mort[59].

Cette seconde existence se déroulera à peu près semblable à la première, sous la forme d'une quasi-divinité[60]. Les morts sont les Dieux Mânes ; et ce nom, et ce culte, quoique d'origine romaine, se sont si vite répandus dans les Gaules[61], qu'on devine un terrain prêt à les recevoir, comme si les Celtes de l'indépendance avaient appelé d'un désir confus le jour où ils pourraient donner à tous leurs morts, en façon visible et durable, la sainteté de ce nom et la piété de ce culte.

En sa qualité de divinité, le mort reçoit un tombeau qui ressemble à un temple ou à un autel[62]. Le portrait qu'on sculpte sur son monument est l'équivalent de l'idole qui trône dans le sanctuaire d'un dieu[63]. De même que ce dieu, il est figuré avec des insignes, des attributs, des symboles, qu'il emprunte aux instruments de son métier ou aux objets favoris de sa vie.

Peu importe qu'il soit inhumé ou incinéré : ce sont usages régionaux ou temporaires, qui ne changent rien à la nature du mort et aux modes du culte[64]. L'incinération fut d'abord générale, aussi bien dans les Trois Gaules que dans les villes neuves du Midi[65]. Peu à peu l'inhumation se répandit chez de nobles familles et chez les riches colons d'Arles[66], et elle finit par se développer partout, sous l'influence de ces cultes orientaux qui firent revivre tant d'anciennes coutumes. Mais les cendres dans l'urne ou les corps dans le sarcophage étaient consacrés par les mêmes formules et assistaient aux mêmes cérémonies.

Ces cérémonies sont de la nature de celles qui s'adressent aux plus grands dieux[67], offrandes, libations, sacrifices et banquets. Elles ont lieu à des jours fixés par la coutume, et qui reviennent périodiquement aux mois ou aux années : le mort, comme le dieu, a son calendrier propre, fait d'anniversaires et de fêtes[68]. Ses dévots attitrés et pour ainsi aire le collège qui lui est consacré, sont ses proches, ses affranchis, ses héritiers, ses confrères en corporation, un groupe d'amis désignés par lui[69]. Tout ainsi que Mercure ou Jupiter, il sera présent en esprit ou en image aux banquets qu'on célèbrera en son honneur, et qui auront toujours lieu auprès de sa tombe. C'est pour cela qu'elle est ornée de sa statue : ces jours de fêtes, les amis du mort le verront lui-même en face d'eux, en pierre ou en marbre, et parfois le verre en main, pour répondre à leur salut.

La seule chose en quoi les morts diffèrent des dieux, c'est qu'on ne leur attribue aucune puissance sur les éléments de la nature ou les destinées de la vie. On ne les prie pas en vue d'obtenir d'eux une réussite ou une guérison. Mais ils n'en sont pas moins, pour la famille et les amis réunis autour d'elle, de véritables patrons divins, presque déjà des protecteurs ; et l'on peut prévoir le moment où le survivant recourra à eux afin qu'ils intercèdent en sa faveur auprès de la divinité.

Culte et tombe doivent durer éternellement[70]. Si tant de tombeaux, même de misérables, sont en pierre et portent images et inscriptions, c'est parce que le mort est l'être dont il faut se souvenir toujours et qu'il faut faire connaître à tous[71], plus encore que le Lare au foyer et que Mercure dans son temple.

Cette idée, lu perpétuité du souvenir du mort et en quelque sorte sa gloire éternelle, est différente de celle de sa divinité, et elle paraît d'essence plus humaine, moins religieuse. L'on dirait que la Gaule lui a été plus attachée que le reste de l'Empire, et qu'elle a souvent aimé ses morts plutôt comme des parents regrettés que comme des dieux respectés. A côté de la formule Diis Manibus, qui consacre leur sainteté, elle inscrit bien des fois celle de Memoriæ, qui réveille leur chère existence, et ce dernier mot est d'ordinaire inconnu des autres provinces[72]. Sa présence est un des rares indices qui, dans le culte des morts gaulois, rappellent quelque chose d'autrefois, le temps où la pierre du tombeau, au lieu d'être le temple d'un défunt, n'était que le témoin de son souvenir. Mais il faut se garder de voir en ce mot autre chose qu'une formule consacrée par l'usage, et à laquelle ne correspondait plus en Gaule aucune cérémonie, aucune croyance particulière[73]. Ses morts ressemblaient à ceux de tout l'Empire, et Trimalchion ou ses esclaves exigeaient les mêmes souvenirs et les mêmes hommages que le marchand de Trèves où le vétéran de Lyon.

Se souvenir des morts, c'est perpétuer leur culte, éviter à leur tombe le délabrement et les injures[74] ; c'est prononcer souvent leurs noms avec éloge ; et c'est aussi les répéter devant la tombe, les lire à haute voix sur l'épitaphe, de manière que le défunt vous entende et vous réponde[75]. L'usage de certaines formules dans l'inscription, la présence de la tombe sur la grande route, n'ont pas d'autre cause. La vie et le bonheur du mort sont en partie liés à la persistance de son nom, déchiffré et redit même par des indifférents et par des inconnus[76].

Esprit divin, nom éternel, figure en pierre inusable, image visible sur les chemins les plus passagers, le, mort est devenu l'être le plus exigeant de la terre. Jamais, ni dans la France chrétienne, ni dans la Gaule druidique, il ne s'est adressé davantage à l'attention des vivants. Et c'est là une nouvelle preuve de cet excès d'individualisme qui fut propre aux temps romains : j'entends par ce mot, en ce moment, l'amour et le culte de soi. Plus tard, à l'âge de grande foi de l'Église catholique, les vrais Chrétiens mourront insoucieux de la terre, se perdant avec joie en Dieu qui les accueille. Autrefois, lors des temps de tribus ou' de peuplades barbares, le mépris ou l'oubli pesaient sur la masse des âmes et des corps humains, vivants ou morts. A présent, chacun des êtres, cendre ou cadavre, garde sa place au soleil de la terre et la prend dans le inonde des dieux.

L'homme-dieu, voilà peut-être la forme principale de la vie morale dans la Gaule et l'Empire. Vous la trouvez au sommet de l'édifice impérial, chez cet Auguste demi-dieu durant sa vie et grand dieu après sa mort. Vous la trouvez, toute pareille, chez ces millions de misérables qui turent les obscurs matériaux de l'édifice ; et l'esclave, tel que le prince, marche à l'apothéose depuis l'heure de sa naissance jusqu'à celle de sa mort. Vous la trouvez enfin chez ces milliers de divinités, humbles ou souveraines, qui enveloppent les êtres et la terre et qui, l'une après l'autre, ont revêtu des attitudes humaines[77]. A aucun siècle de son histoire, le monde ne s'est plus absorbé dans la contemplation et l'adoration de l'homme. C'était le principe de la vie publique, avec César qui commandait ; de la religion, avec le culte de l'image qui s'imposait à elle ; de l'art, avec la passion de la figure ; de la vie morale enfin, avec la toute-puissance des Génies et des Mânes.

 

IV. — LA VIE FAMILIALE[78].

L'homme, d'ailleurs, n'allait point seul. Presque toujours, il s'associait à d'autres êtres, de son sang ou de son culte. Pour soi et les siens, pro se et suis, c'est une formule constante[79].

Toutes les institutions de ce temps comportaient un hommage à la famille. Dans le panthéon classique, Jupiter s'unissait à Junon ; sur les images qu'on fit des dieux gaulois, on les montra souvent en couple conjugal ou fraternel, Mercure et Rosmerta, Bormo et Damona, et les trois bonnes Mères[80]. Les loyalistes de la Gaule ne séparaient pas, dans leurs actes de dévotion, Auguste et Livie[81], Septime Sévère et Julia Domna[82]. Au-dessus du monde, on voyait et on honorait une maison divine ; l'impératrice recevait le titre de mère des camps[83], elle était, elle aussi, l'Auguste, Augusta, à l'égal de son époux[84], et leurs fils s'appelaient les princes de la Jeunesse[85]. Parfois, les Gaulois accordaient les mêmes honneurs, statues ou décrets, aux gouverneurs et à leurs compagnes[86]. Il était de règle dans certains sacerdoces que mari et femme fussent prêtre et prêtresse du même dieu : c'était notamment la coutume pour les prêtrises importées de Rome, telles que le flaminat impérial.

C'est donc peut-être à Rome que la Gaule dut de connaitre dans leur plénitude les institutions et les habitudes familiales. Je ne dis pas qu'elles aient manqué aux anciens Celtes : mais la vie, en ce temps-là, était de telle nature, que les obstacles se multipliaient devant l'idéal domestique : trop de parasites au foyer du riche, trop de dépendance au foyer du pauvre, trop de guerres civiles pour tout le monde, le mari séparé de sa femme par son excès de puissance ou de misère, le père ignorant son fils tant que celui-ci ignorait le maniement des armes. La domination impériale, en établissant pour tous la paix et la sécurité, rendit à la famille la première place dans la vie du Gaulois : il était d'ailleurs capable, autant qu'homme en Europe, d'en accepter les règles et d'en subir le charme.

Sans pouvoir affirmer la chose, la maladie du célibat, si fréquente dans la Rome du premier siècle, n'exerça point ses ravages dans la Gaule[87]. Le principe du mariage était un des fondements du droit public ; aucun des empereurs ne s'en affranchit, et il est même probable que l'on ne séparait pas l'exercice de l'autorité souveraine et l'existence d'une maison divine. En leur qualité de provinciaux, les hommes de notre pays se conformaient plus volontiers aux principes et gardaient plus fidèlement les mœurs antiques. On ne trouvera pas en grande quantité, sur les tombes de ce temps, des épitaphes de vieux garçons et de vieilles filles. Je crois bien que le nombre des célibataires était alors moindre que de nos jours[88]. Les monuments habituels sont ceux qu'élèvent des époux ou des pères. Beaucoup sont destinés à une famille entière, que le sculpteur figure en image, les enfants encadrés par leurs parents. A parcourir, dans nos musées, les longues galeries des tombes gallo-romaines, on ressent à chaque pas une impression d'attitudes familiales. Je n'arrive pas à saisir une différence, dans les sentiments de la vie domestique, entre ces générations et les nôtres[89].

 

V. — L'AMOUR.

L'amour, alors comme aujourd'hui, était le sentiment le plus familier à la pensée des hommes.

Il se montrait sous les mêmes formes, il provoquait les mêmes aventures. Ni la débauche n'était plus intense[90], ni la fidélité plus rare ou moins respectée. Bien des servantes se laissaient séduire par leurs maîtres ; mais bien des maîtres aussi ont réparé ou empêché la faute par le plus légitime des mariages : et dans ce cas l'amour réussissait à élever la plus humble des esclaves à la condition de liberté et à la dignité de matrone. Le plus bel éloge qu'on décernait aux époux, après leur mort, c'était d'avoir vécu dans une entente absolue de corps et d'âme, de ne s'être jamais donnés que l'un à l'autre, d'avoir consacré leur vie entière à un amour qui ne s'est point partagé[91].

On exprimait cet amour par les mêmes façons, mièvres ou simples. Des sobriquets de tendresse étaient échangés entre les êtres aimés. Ils s'offraient des bijoux, qui portaient des mots d'affection. Sur les agrafes des manteaux, les chatons des bagues, les verres à boire, on grava les éternels propos : Je t'aime, Si tu m'aimes, je t'aime davantage, Viens si tu m'aimes, Salut, mon amie ; la langue latine, sobre et condensée, se prêtait à ces rapides paroles : Te amo ; Si me amas, ego plus ; Si me amas veni ; Ave, amica mea[92] ; et l'amour s'accommoda fort bien du style épigraphique et de la manie d'écriture qui sévirent en ce temps-là, et qui lui permirent d'épancher plus librement ses joies ou ses espérances sur le métal des bijoux ou sur le stuc des murailles[93]. Peut-être est-il plus réservé de nos jours.

A un autre point de vue, au contraire, il était plus discret autrefois. S'il écrivait davantage, il recourait moins aux beaux-arts. Les Anciens ont rarement fait de l'amour humain un thème de sculpture ou de mosaïque. Je ne connais pas, parmi les mille scènes de la vie réelle des Gaulois que nous possédons en bas-relief, une seule scène d'amour, causerie intime, fiançailles ou mariage. Si nous trouvons dans l'art figuré des faits de ce genre, ils appartiennent à l'histoire des dieux et non aux destinées des mortels ; et ce sont Psyché et l'Amour, Ariane et Bacchus, les Nymphes et les Satyres, Andromède et Persée, Phèdre et Hippolyte, qui servent à exprimer toutes les manières de s'aimer. L'amour n'apparaît que sous son déguisement mythologique. Une sorte de gène, plutôt que de pudeur, détournait l'homme de traduire trop exactement, par la pierre ou la couleur, les épisodes de sa vie sentimentale. Nous ne connaissons plus ce genre de retenue, et la réalité fournit à nos artistes les meilleures de leurs scènes d'amour. La morale, d'ailleurs, n'y perd rien, et la beauté en profite : car ces artistes peuvent apporter à leurs œuvres plus de variété et de sincérité ; le spectacle de la vie les sauve du convenu où sombra l'art sentimental du monde classique avec ses Psychés ou ses Vénus, aux gestes à la fin raides et monotones comme ceux de poupées sans rimes.

 

VI. — LA FEMME.

Puissance de la famille et de l'amour, cela signifie indépendance et dignité de la femme. Elle est en effet arrivée, au temps des empereurs, à s'assurer l'une et l'autre.

Ce n'est point que les Gaulois l'aient traitée en servante ou en être de harem. La monogamie était le principe de leur vie domestique. Sans partager tons les droits de l'homme, les femmes purent arriver à ce qui faisait la maîtrise du sexe rival : on en vit qui devinrent déesses, guerrières, prêtresses, prophétesses, reines de cités, arbitres dans les tribunaux, agents politiques. Les meilleures d'entre elles se montrèrent épouses fécondes ou compagnes admirables. Ni les vertus ordinaires ni les mérites exceptionnels ne firent défaut aux Gauloises. Mais l'état social du pays, en gênant la vie de famille, était de nature à diminuer la situation et le rôle de la femme : sans doute il lui manqua souvent cette sécurité matérielle et ce prestige moral que lui donne la vie régulière auprès d'un compagnon éternel. Mais elle les trouva grâce à l'existence paisible et bourgeoise que la Gaule mena sous le règne des empereurs[94].

Elle est alors mère et matrone, suivant le type consacré dans la famille romaine. Une femme gauloise ressemble à la Lucrèce du Latium héroïque, gardant la maison, filant la laine[95], élevant les enfants. Les épithètes traditionnelles de la Rome antique reparaissent sur les épitaphes de la Gaule pour célébrer ses vertus : elle est chaste, pudique, très sainte, très aimante, ce qui la rend un être incomparable, la plus précieuse de toutes les choses[96].

Inscriptions et monuments nous la montrent en étroite union avec son mari. Elle est son associée dans la tâche domestique. Aux jours de fêtes, aux heures de repos, elle l'accompagne au spectacle, elle se promène avec lui dans les bains publics : et ils vont gaiement ensemble[97]. On les voit, sur les tableaux de familles, assis[98] ou debout l'un près de l'autre, leurs deux têtes de niveau ; chacun a ses attributs propres, l'homme son coffret et la femme son miroir : mais ils restent la main dans la main ou les bras entrelacés. — A ceux qui diront que ce sont là simplement des symboles, nous répondrons que le symbole traduit l'idéal d'un peuple, et que nous voulons ici retrouver cet idéal.

A côté de la matrone austère et paisible, les Gaulois de ce temps savaient aussi voir dans la femme un être de grâce et de beauté. C'est presque. toujours un aimable attribut que les artistes mettent entre ses mains, un miroir, une fleur, une fiole de parfum, un objet d'ornement. Les mères de familles les plus graves les portent comme les jeunes filles. On sent bien que, même aux plus sages, charme et parure du corps sont un apanage naturel. En parlant d'elles on songe aux plus élégantes créations de la nature. De la jeune femme qui vient de mourir, on dira qu'elle a vécu comme la rose, fleurie et disparue à la même heure, rosa simul floruit et statim periit[99]. La comparaison est banale, je le sais : mais elle ne faisait alors que d'apparaître dans les Gaules, et c'était pour elles une nouveauté que la poétique de la vie féminine[100].

Des droits réels s'ajoutaient à ce privilège esthétique. La loi n'interdisait point aux femmes l'accès des lieux publics. Elles circulaient partout librement. Thermes[101], arènes et théâtres[102] leur étaient largement ouverts. Il ne leur était pas interdit d'exercer un métier. Les plus pauvres pouvaient se faire marchandes de légumes. D'autres tenaient boutique de parfumerie[103] ; quelques-unes firent métier de barbier pour hommes[104]. Certaines professions leur appartenaient naturellement, par exemple celle d'accoucheuse[105]. Les plus instruites ou les plus ambitieuses aspiraient à plus loin dans les carrières libérales : on en vit à Nîmes[106], à Bordeaux[107], à Lyon[108], à Metz[109], qui se livraient à l'exercice de la médecine, à la manière des hommes[110].

Aucun des bienfaits de l'instruction ou des plaisirs de l'esprit ne leur fut étranger. Elles allaient aux écoles, elles suivaient des cours au même titre que les jeunes gens[111]. Entre les épitaphes dictées par des hommes et celles que des femmes ont fait graver, je ne trouve pas la moindre différence de style et de pensée. Quelques-unes des inscriptions latines les plus gracieuses de la Gaule sont d'inspiration féminine : il ne manquait au pays ni de matrones ni de jeunes filles pour goûter la poésie et en comprendre les beautés[112].

Le rôle religieux et moral de la femme demeurait considérable. Très peu de dieux lui refusaient la présence dans leurs cérémonies. Mercure, Jupiter, les sources, toutes les divinités classiques et gauloises les admettaient aux autels[113]. Dans le culte officiel des empereurs, une prêtresse, sous le nom de flaminique, aidait le flamine à desservir les temples. Certaines dévotions, d'origine orientale, semblaient destinées plutôt aux matrones : elles y dirigeaient les fêtes sous le nom de mères des sacrifices ; et, dans le culte de la Mère des Dieux, ce sont de nobles et riches Gauloises qui ont célébré les plus saints des tauroboles[114]. Il y avait autant de femmes que d'hommes dans les églises chrétiennes[115] ; et lors de la persécution lyonnaise de 177, ce fut une esclave, Blandine, qui souffrit le plus pour son Dieu, et qui souffrit le plus vaillamment.

Rien ne parut impossible à une femme, ni en fait de vertu ni en fait de pouvoir[116]. Des impératrices gouvernèrent au lieu et place des Césars leurs fils ou époux[117]. Sous le nom de mères des camps, les femmes de la lignée des Sévères ou de celles de leurs héritiers furent très populaires chez les Gaulois[118] ; et c'est une Gallo-Romaine, Victoria, qui en Occident approcha le plus de la souveraineté impériale : si elle ne prit pas la pourpre pour elle, c'est qu'elle en revêtit ses parents ou ses créatures. A la même date, la Gaule était vouée au culte de la Grande Déesse, Mère des Dieux et des Hommes. Ce titre de mère des camps, que l'on donnait aux femmes d'empereurs, rappelait cette énergie maternelle dont les peuples faisaient alors le principe de la création divine. Des Chrétiens eux-mêmes parlaient de leur Église comme d'une vierge et d'une mère à la fois[119]. Le monde entier semblait aspirer au triomphe de la femme et à la gloire de se maternité.

 

VII. — L'ENFANT : LES NOMS.

La valeur de l'enfant a grandi dans la Gaule sous la poussée des mêmes sentiments. Renvoyé. sa demeure par le bénéfice de la paix, le Celte le voit plus souvent, s'intéresse davantage à lui. Entre le fils et le père, il n'est plus question de ne se montrer l'un à l'autre qu'en costume de guerre. Du jour où la famille.fut ramenée à ses éléments paisibles et stables, l'enfant y prit sa place parmi les premières.

On lui donne dès sa naissance[120] le nom qu'il portera toute sa vie. C'est comme enfants que les Gallo-Romains ont reçu les noms que nous font connaître leurs tombeaux : étudier ces mots, c'est projeter quelque lumière sur les désirs ou les croyances dont les hommes de ce temps accueillaient les nouveau-nés de leur sang,

Ces noms, nous en possédons pour la Gaule des milliers[121]. De toutes les catégories de ruines, celles de l'onomastique sont les plus riches. Même de nos jours, les mères et les pères n'ont pas à choisir dans une plus grande variété de mots.

Aucun de ceux que nous avons entendus dans l'ancienne Gaule n'a disparu de l'usage : les enfants peuvent s'appeler[122] Brennos[123], Celtillus[124], Diviciacus[125], Lucterius[126] ; et ces noms, qui avaient été portés au temps de l'indépendance par des chefs ou des rois, se fixent maintenant sur les obscurs rejetons de familles municipales.

Mais à côté de ces noms d'origine celtique, les noms romains se sont fait jour, et leur vogue est plus grande à chaque génération. Aucun ne manque à l'appel, dans les inscriptions familiales de la Gaule, de tous les vocables qui avaient été chers aux Romains de la République ou qui le sont devenus à ceux de l'Empire. Voici ceux qui furent jadis célèbres en Italie : Camillus, Cotta, Marius, Metellus, Pollio, Varro[127] ; voici ceux, en moins grand nombre, qui rappellent les maîtres des temps nouveaux : Verus, Severus[128]. Beaucoup sont de toutes les époques : Albus, Flavus ou Niger, Amabilis ou Jucundus, Faustus ou Félix, Macer ou Maximus, Paternus ou Maternus.

Une troisième catégorie de noms est d'origine hellénique. C'étaient peut-être les plus jolis de tous, avec leurs syllabes douces à prononcer, les choses étranges qu'ils signifiaient, les mythes aimables qu'ils rappelaient, Helpis ou espérance, Éros ou amour, et Phœbus et Dædalus avec Icarus, et Helena maîtresse de beauté, ou Socrates maître de sagesse[129].

Mais les parents qui donnaient ces noms et les hommes qui les portaient en savaient-ils l'origine, en comprenaient-ils le sens ? Ils servaient depuis un si long temps que le sens primitif s'en était oblitéré ; le son de leurs syllabes, n'était plus qu'un écho stérile qui ne réveillait point de souvenirs. Les Marcellus et les Cato de la Gaule sont d'humbles potiers[130], dont les pères ignoraient sans doute tout des fameux généraux de la République. Qui pensait à l'héroïne d'Homère en appelant une Hélène, à la gloire de la philosophie en inscrivant un Socrate ? Brennos, en celtique, signifiait chef, et c'était le nom du Gaulois vainqueur de Rome ; Camillus, en latin, signifiait enfant noble, et c'était le nom du consul sauveur de Rome. Mais le Gallo-Romain qui imposait ces mots à ses enfants n'avait sans doute aucune idée de tout ce qu'ils renfermaient de signification ou d'histoire[131], pas plus que nous ne songeons d'abord, à propos de Madeleine, à la cité juive de Magdala ou à la pécheresse qui aima le Christ, où, à propos de Charles, à Charlemagne ou à saint Charles Borromée.

Nous obéissons pourtant à quelque idée en prenant ces noms de préférence à d'autres, culte pour un saint, souvenir d'un parent, tradition politique, coutume de l'endroit, mode du jour. Je ne crois pas qu'il en ait été autrement dans l'ancienne Gaule, et que le hasard ait seul présidé au choix de ces vocables[132].

Les noms gaulois les plus répandus, Cintus, Cintugnatus, Cintugenus et similaires, veulent dire en langue celtique premier ou premier-né[133] : ce dont on peut tirer d'abord cette conclusion, que les chefs de familles désiraient ne point s'en tenir à un seul enfant. Et ce sentiment se retrouve dans les maisons romaines, où le nom de Primus est parmi les plus fréquents[134].

Les enfants qui venaient ensuite se dénommaient souvent d'après leur rang d'arrivée, Secundus pour le deuxième, et ainsi de suite jusqu'au dixième, Decimus, car au delà nous ne trouvons rien[135]. J'hésite en effet à croire que ces noms ne répondaient pas d'ordinaire à la réalité[136] : le plus répandu de cette catégorie, en Gaule, est celui de Secundus, en y joignant ses dérivés, Secundinus, Secundillus[137] et autres, ce qui rappelle les Cadet, Cadiche et Cadichon du populaire et des villageois. — Remarquons que de ces noms tirés du rang de la naissance, le premier seul est emprunté par l'usage à la langue celtique, et que les autres viennent du latin.

Les deux langues se sont également partagé les noms qui indiquent l'aspect de l'enfant[138] ou les destinées qu'on lui souhaite[139]. Albus ou Candidus en latin, Cantus ou Cantius en celtique, c'est l'enfant à la peau blanche ou claire ; le latin Niger ou le gaulois Nerius, c'est l'enfant noir, ou brun si l'on préfère ; Fortis pour les Romains, ou Camulus pour les indigènes, c'est l'enfant dont on devine ou dont on souhaite la force[140]. Dans ce domaine comme dans le précédent, la part des thèmes italiens nous semble la plus grande[141].

La pensée des dieux, de même qu'aujourd'hui celle des saints, agit souvent sur l'âme du chef de famille au moment de la naissance de l'enfant. Elle explique la plupart des noms qui s'inspirent de celui d'une divinité[142] : pour ne citer que les plus répandus, Martinus ou Martialis, qui, tout naturellement, devinrent plus fréquents dans les régions militaires[143] ; Mercurialis, qui rappela la plus grande divinité de la Gaule romaine ; et surtout Saturninus, qui dès le second siècle se multiplia à l'infini par tout l'Occident. — Chose étrange ! Saturne est pour les Gaulois une divinité insignifiante, et les Saturninus abondèrent chez eux autant que chez nous les Martin et les Michel, simulacres des deux plus grands saints de France. D'autre part, la divinité souveraine de la Gaule, au temps ou se répandaient ces Saturninus, était la Terre divine, source de Mères innombrables : et de la Terre et des Mères il n'est sorti, que je sache, aucun nom d'être humain[144]. Qui sait si ces deux anomalies ne s'expliquent pas l'une par l'autre ? Saturne fut le fils de la Terre, il était comme elle une divinité du sol : donner son nom aux enfants, ne serait-ce pas la façon domestique de les consacrer à la Grande Mère ?

C'est en comparant ces noms divins d'enfants qu'on s'aperçoit de l'oubli où le culte familial laissa peu à peu les dieux nationaux. Si les parents font appel à la tradition ou à la langue celtiques pour imprimer une marque sacrée au fils qui vient de naitre, ils se serviront des expressions, générales et indécises, de fils ou de présent de la divinité ou d'un dieu, Diviciacus, Divixtus et autres mots semblables[145]. Les noms de dieux déterminés, Teutatès, Ésus, Taran, ne passent presque jamais sur des têtes humaines[146]. On n'a même point recours aux divinités qui sont demeurées fort populaires, telles qu'Épona ou Sirona, pour en faire des marraines d'enfants. Bélénus le dieu solaire est le seul qui jouisse encore de quelque autorité en ce domaine, en imposant les noms de Belinius ou de Beliniccus aux garçons qui lui sont voués[147]. Encore fut-il- assez vite détrôné. La règle, dans la maison et dans la cité, était de pratiquer le dieu sous son nom grec ou romain : qu'une famille s'estime consacrée à Bélénus, elle donnera à ses enfants les vocables apollinaires de Delphidius ou de Phœbicius[148].

Il en allait des hommes ainsi que des dieux. A chaque génération', le nombre était moindre de ceux qui par leurs noms continuaient la mémoire du passé. Au début de l'Empire, il semble qu'on ait voulu établir un certain équilibre entré les deux groupes ; mais il est vite rompu en faveur du groupe romain. Primus le latin a fini par écarter Cintus le celtique dans l'apanage du premier-né. Les femmes résistent plus que les hommes, et on rencontre des familles où elles gardent toutes des noms indigènes au milieu de garçons tous pourvus de mots italiens[149]. Mais le troisième siècle, vit faiblir les dernières résistances familiales[150]. Après la Restauration, un nom gaulois n'est plus qu'une rareté ; et quand on le trouve, ce n'est peut-être pas une tradition qui se perpétue, c'est plutôt le caprice d'un chef de famille curieux des choses du passé.

A la place des noms celtiques, les noms grecs se répandaient de plus en plus. lis avaient paru au premier siècle le patrimoine des esclaves, du moins en Occident. Ce préjugé s'effaça avec bien d'autres, surtout depuis les temps d'Hadrien ou de Septime Sévère. Les hautes classes s'éprirent des noms de ce genre. Nous connaissons une bonne famille gauloise de la fin du troisième siècle, où ils sont entrés par moitié ; l'autre moitié, bien entendu, n'appartient plus qu'au latin[151] : les deux formes de la pensée classique se partagent les destinées de l'homme dès la première heure de son enfance.

 

VIII. — LA VIE DE L'ENFANT.

Les diminutifs abondent parmi ces noms, qu'ils appartiennent à Rome ou à la Gaule. Le latin Primus, par exemple, a donné Primulus et Primillus ; Cintus, qui signifie la même chose en celtique, a fourni Cintusmus, Cintullus, Cintusminus. Ces mots dérivés sont autant de petits noms, plus familiers, plus tendres que les simples radicaux dont ils émanent. Cela, déjà, indique que l'on ne refusait pas à l'enfant le droit à beaucoup de caresses[152].

Il est, dans la maison gauloise, une joie et une espérance[153]. Tout ce que les poètes chanteront plus tard de lui, s'entrevoit à travers les sculptures et les épitaphes des monuments domestiques. Qu'il disparaisse, c'est le pire des maux pour le père et la mère, et je ne sais si les tombes d'enfants n'expriment pas une douleur plus profonde que les tombes d'époux : car, en lui, l'homme de ces temps antiques se pleurait soi-même, pleurait l'avenir de sa race et la perpétuité de son souvenir[154].

Aussi l'enfant mérite un tombeau, au même titre que l'homme fait. On ne fait guère exception que pour les nouveau-nés, et pour ceux qui n'ont compté leur vie que par des mois[155]. L'année révolue, il peut, si le destin tranche sa vié, être honoré parmi les Dieux Mânes ; il reçoit son monument, son épitaphe, son portrait et ses attributs[156].

Autour de ses premières années, si pleines de dangers et de hasards, les Gaulois ont accumulé les appels et les prières aux dieux. Ils vont, pour lui rendre ou lui conserver la santé, adorer les sources voisines, qui sont les meilleures des Mères, et on leur offre, on leur voue l'image de l'enfant en son berceau[157]. Des figurines saintes de la Gaule, les plus nombreuses sont celles des bonnes déesses nourricières, assises dans leurs fauteuils, avec leurs nourrissons emmaillotés sur leurs genoux ; on en rencontre partout, dans les temples, dans les maisons, même dans les tombes, où elles ont suivi leurs fidèles, peut-être pour les y protéger encore[158]. Il est à croire qu'elles servaient à défendre les enfants plutôt que les mères ; et si elles sont si nombreuses, c'est que la pensée du Gaulois ne quittait jamais l'enfant qui grandit.

Il grandissait d'abord au milieu de divertissements de tout genre. La civilisation gréco-romaine a dû importer en Gaule cent jeux inédits : les enfants ont profité de la conquête autant que les hommes. Ils connaissent dès lors à peu près tous ceux qui guident aujourd'hui leurs ébats : la marelle ou le labyrinthe tracés sur le sol, pour lesquels les gamins du pays trouvèrent un terrain de choix sur les dalles des rues nouvelles et des édifices à la romaine[159] ; la balle ou le ballon, dont on faisait de luxueuses espèces pour les fils de riches[160] ; les billes, dont les noisettes tenaient peut-être lieu pour les plus pauvres[161] ; les jeux bruyants et agités de la course, du saut et du cheval[162] ; les jeux paisibles de choses à arranger ou à construire[163], animaux et oiseaux en terre cuite[164] et poupées innombrables[165].

Puis[166] viennent pour l'adolescent les leçons du maître d'école s'il est pauvre, du précepteur à domicile s'il est riche ; souvent aussi le départ pour une université lointaine, Autun, Marseille ou Rome, la vie hors du foyer comme étudiant en droit ou en médecine[167]. Pendant ce temps arrive l'âge viril avec la dix-huitième année, et le jour de la cérémonie qui sanctionne cette grande date.

Alors, la bulle, insigne de l'enfance, est détachée du cou de l'adolescent et offerte aux dieux qui le protègent ; et il revêt la toge[168]. Cette cérémonie est empruntée aux rites romains : elle remplace saris doute la scène où le jeune Gaulois se présentait pour la première fois en armes aux côtés de son père. Maintenant, c'est sous un costume pacifique qu'il entre dans la vie des hommes.

 

IX. — L'ANIMAL FAMILIER.

Le spectacle de la famille gallo-romaine ne serait point complet, si l'on ne regardait pas les animaux qu'elle mêlait à sa vie.

Je ne saurais dire si ce fut une nouveauté que cette installation d'un animal au foyer domestique. Il est possible qu'elle date des temps antérieurs : car plus on recule vers le passé, plus on trouve l'homme dévot à la bête, l'associant à sa tâche, faisant d'elle la sauvegarde de son champ ou de son seuil, Et dans l'usage d'ouvrir sa maison à un animal préféré, il y a eu d'abord moins un besoin d'amusement qu'une habitude à demi religieuse, émanée d'un temps lointain où il était le génie divin de cette demeure.

Entre tous les êtres de la maison, c'était surtout à l'enfant que l'animal familier tenait compagnie : et la chose va de soi[169]. Il n'est point rare, sur les tombeaux, de les vair représentés l'un à côté de l'autre, en une douce fraternité qui dépasse les limites de la vie[170]. On voulait rappeler qu'ils avaient été amis inséparables, l'animal devenu pour l'enfant le plus précieux de ses jouets ; mais peut-être aussi établissait-on entre l'un et l'antre un lien de mystérieuse affinité.

Des hôtes très différentes furent appelées à jouer ce rôle, de jouet ou de génie. Parmi les oiseaux[171], la colombe chère aux déesses[172] et le coq cher à Mercure[173] étaient, alors comme aujourd'hui, les habitués des maisons humaines[174]. Parmi les animaux, on en trouve d'assez inattendus, comme le lapin[175]. Les chats ne sont point encore des compagnons très populaires, soit que l'espèce domestique en fût assez rare[176], soit, plutôt, parce que, égoïste et vagabond, il n'apportait pas à la vie du foyer les fidélités nécessaires ; on l'aimait bien pourtant, son image suivait sur la tombe celle de son jeune maître[177], et je crois que nous possédons le tombeau spécial d'un chat, figuré lui-même sur la pierre, avec son collier au cou[178].

Aucune de ces bêtes, d'ailleurs, ne réussit à s'imposer à l'homme. Leur présence fut affaire de caprices individuels. Ni l'oiseau ni le chat n'arrivèrent, dans la famille gallo-romaine, au rôle héroïque d'un symbole vivant et permanent. Mais ce rôle échut à un animal, et à un seul, le chien.

Il est, dans les images, le compagnon constant dei dieux et des morts : ce qui, traduit en fait de la vie réelle, signifie que l'homme et le chien doivent manger, marcher et dormir côte à côte[179]. Dans la chasse, dans la surveillance des troupeaux[180], dans la garde de la ferme, le chien est pour l'homme le principal collaborateur. On peint sa figure à la porte des maisons[181], comme on sculpte celle de Sylvain à la limite d'un champ : ils ont tous deux, le dieu et l'animal, une mission protectrice sur les domaines et les habitudes de l'homme. Le chien veille près du foyer[182], et l'on dirait qu'entre la flamme sacrée du feu domestique et le regard de la bête fidèle il y a un échange continu d'énergie et de lumière. Beaucoup d'enfants et de femmes ont aimé à se faire représenter avec leurs chiens favoris, à leurs pieds ou sur leurs genoux[183]. Nous ne manquons pas de tombes de chiennes, sous leurs noms bien gravés et leurs images bien expressives[184]. Une des plus gracieuses inscriptions de la Gaule est l'épitaphe plaintive où une dame d'Aquitaine pleure l'aimable bête qui fit ses délices.

Écrite de nos jours, cette poésie ne semblerait que l'expression de la puérile tendresse dont une élégante désœuvrée entoura son chien dameret. Mais composée il y a près de vingt siècles, j'y verrais volontiers la marque d'un sentiment plus noble, né d'un compagnonnage plus intime entre l'homme et l'animal. Dans ces temps d'extrême dévotion, dans cette Gaule provinciale où l'art touchait de si près à la piété, où le symbole vivait encore dans la métaphore, il restait plus de vérités sous les mots et de réalités sous les figures. L'imagination religieuse mettait alors le chien, dans la hiérarchie des êtres, plus haut que ne le met la poésie de nos jours. On lui assignait dans la vie de la famille une dignité presque humaine. C'était lui qui gardait le seuil sacré de la demeure[185]. Il était le témoin nécessaire des principaux épisodes de cette vie. Les repas intimes ne se passaient point de lui[186]. Sur les sculptures qui représentent le lit conjugal, on le voit dormant au-dessus de la couche où reposent ses maîtres[187] ; sur celles qui figurent l'enfant au berceau, on le voit de nouveau, étendu aux pieds de l'enfant[188] ; sur d'autres enfin, qui portent une urne funéraire, il demeure encore là, protégeant après leur mort les cendres de ceux qui l'ont aimé[189].

 

X. — L'ESCLAVE ET L'AFFRANCHI.

Tout près de la famille, souvent encore mêlés à elle, étaient l'esclave et l'affranchi.

Nous avons vu grandir, dans la Gaule romaine, le nombre et l'importance de ces deux classes d'hommes. Elles y prirent les places qu'avait occupées autrefois celle des serviteurs libres, clients, vassaux, précaristes, mercenaires et parasites. La liberté. humaine y perdit sans doute, si l'on juge la chose au point de vue juridique. En fait, protégé par les rescrits impériaux, l'esclave ne fut pas exposé à plus de caprices que le mercenaire des anciens Gaulois. Son statut personnel était plus précis et sa vie plus assurée. Que dans ces troupeaux d'esclaves qui peuplaient les palais et les métairies des grands, il v ait eu souvent d'horribles épisodes, de crimes, de débauches ou de révoltes, on le croira sans peine[190]. Mais malgré tout, l'esclavage classique, en se développant dans les Gaules, y répandit quelques formes nouvelles de l'idéal humain, l'application de l'ouvrier à sa tâche, la bonté du maître ; la reconnaissance du serviteur.

Comme la servitude n'était point une tare éternelle et indélébile, comme l'esclave pouvait acheter sa liberté à force de travail et d'épargne, il s'habitua à l'une et l'autre qualités. Ce qui nous a le plus frappés dans la vie économique de la Gaule romaine, c'est l'activité de tous, c'est aussi l'excellence matérielle des choses faites. La malfaçon, que nous appelons aujourd'hui le sabotage, nous a paru assez rare. Cela provient peut-être de ce que la besogne manuelle était accomplie surtout par des esclaves, mieux surveillés, plus disciplinés, astreints à plus de conscience. Si beaucoup ne s'acquittaient bien de leur tâche que sous la peur des peines, les meilleurs le faisaient pour multiplier leurs gains, acquérir la liberté et la transmettre à leurs héritiers. Faire de bon ouvrage pour arriver à une vie plus honorable, je ne trouve pas cela indigne du nom de vertu[191], et c'est en tout cas une forme du devoir humain.

Devenu libre, l'esclave affranchi n'oubliait pas son maître, pas plus que son maître ne l'oubliait, oubli qui est trop souvent la règle entre chefs et serviteurs de nos sociétés démocratiques. Des obligations précises et un lien religieux continuaient à les unir l'un à l'autre. L'ancien maître devenait le patron naturel du nouvel affranchi. Celui-ci lui élevait des autels et priait pour lui : il était en quelque sorte son dévot attitré et durant sa vie et après sa mort. C'est l'affranchi, d'ordinaire, qui est préposé à la garde des tombeaux et au culte des Mânes : s'il existe dans la Gaule un si grand nombre de monuments funéraires élevés par des affranchis, c'est que la loi ou la coutume leur imposaient le devoir de rendre à leurs maîtres, au même titre que les parents, les derniers honneurs[192]. Entre les uns et les-autres, le souvenir de l'esclavage ne s'effaçait jamais, et il se perpétuait, non pas sous la forme de rancune et de colère, mais d'hommage et de piété.

Rien n'empêchait l'esclave d'aimer son maître et le maître d'aimer son esclave. Plus d'une épitaphe naïve et touchante est signée d'un nom d'esclave[193]. Plus d'un tombeau est l'œuvre d'un maître affligé[194]. Entre les monuments des hommes de l'une et de l'autre classes, il n'y a point de différence appréciable. Si ceux des serviteurs sont plus petits, c'est que les gens de cette sorte sont moins riches. Mais, de même que les autres, ils peuvent avoir leurs portraits en buste ou en pied, leurs terrains à concession perpétuelle, leurs caveaux pour eux et leurs familles[195]. Car il y a des familles d'esclaves et des familles de maîtres[196].

Il arrive même souvent que les unes et les autres se mêlent en une seule communauté. Beaucoup de Gaulois ouvrent leurs monuments funéraires à leurs affranchis : une même pierre recouvrira éternellement le corps du maître et celui du serviteur[197]. Si bon lui semble, le maître peut épouser une de ses esclaves en noces justes et perpétuelles[198]. On vit inversement, quoique moins souvent, de simples esclaves ou affranchis épouser leurs maîtresses ou leurs patronnes, qu'elles fussent filles ou veuves[199]. De telles unions n'inspiraient point de honte. La mention en était inscrite sur les tombeaux. Pourtant, elles constituaient des mésalliances tout aussi imprévues que les mariages modernes entre patrons et servantes, lesquels on se garde bien d'avouer ou d'afficher de cette manière. Mais l'esclavage antique comportait, à de certains égards, plus de courage démocratique, plus de franche humanité que le salariat d'aujourd'hui. Rien n'est plus touchant que ces humbles monuments de la Gaule, autels ou tombeaux, où le maître prie les dieux pour son fils et pour son esclave[200], où il repose dans la paix à côté de son serviteur[201]. Cet esclave, ce serviteur, verna, vernio, c'est l'esclave né dans la maison du maître, qui y a vécu toute sa vie, adorant les mêmes dieux, endormi à la fin dans la même tombe.

 

XI. — L'AMITIÉ.

L'amitié, née en dehors du cadre familial, cherchait sans cesse à y entrer.

Elle y entrait sous la forme' d'une fraternité morale et religieuse. Deux amis se donnaient les mêmes noms que des frères[202]. Ils adoraient les mêmes dieux ensemble[203] ; ils élevaient des autels l'un au Génie de l'autre[204]. Leur principal devoir était de se rendre les honneurs funèbres : beaucoup de tombes, dans la Gaule romaine, sont l'œuvre d'amis[205]. C'est ce titre que s'attribuent les survivants ou que reçoivent les défunts : soyons sûrs qu'ils attachaient à ce terme d'amitié un sens mystique et solennel[206]. On peut presque dire des amis d'autrefois qu'ils s'aimaient en la divinité.

L'origine matérielle de l'amitié était une communauté d'occupations ou d'intérêts. Elle naissait, dans les camps, entre les soldats d'un même corps ou les compagnons d'une même tente[207] ; dans les grandes maisons, entre les esclaves d'un même service, les affranchis d'un même patron, les hôtes d'un même foyer[208] ; dans les cités, entre les élèves d'un même maître[209], les membres d'un même collège[210].

C'est dans les collèges surtout, et de quelque sorte qu'ils fussent, que ce sentiment s'est épanoui. II semble même qu'ils aient été imaginés afin de lui donner libre carrière. Pour l'homme, une confrérie était une seconde famille, souvent plus attrayante que l'autre, où le lien dominant était la fraternité et non pas la paternité, c'est-à-dire un groupe où il y avait moins de maîtres et plus d'égaux, moins de craintes et de respect et plus d'affectueuses communions.

Les membres d'un collège s'appelaient entre eux des camarades, des amis voire des frères[211]. Ils se devaient les tins aux autres secours et bonté. De même que dans une famille, l'adoration d'un même dieu ; des libations ou des repas en commun, l'exactitude dans les rites funéraires, étaient les devoirs essentiels entre les confrères. Parfois, ils se disaient les bons, boni, mettant ainsi leur confrérie en dehors et au-dessus du reste du monde, en ce geste d'orgueilleux égoïsme qui n'est point rare dans l'amitié[212].

L'idéal, en ce genre de sentiment, fut réalisé à la fin du monde antique par les églises chrétiennes. Nous connaissons assez bien la vie de l'une d'elles, celle de Lyon sous Marc-Aurèle. Ce sont les mêmes pensées que dans les autres collèges, mais arrivées à un degré, supérieur d'intensité et de pureté. Hommes et femmes y vivent comme frères et sœurs ; à chacun d'eux leur Dieu a donné une vie nouvelle, pareille pour tous, et qui semble faite d'un même sang. Ils sont, sous ce Dieu leur père, une grande famille d'amis égaux. Ils s'aiment en lui, ils mourront pour lui, ils revivront par lui. L'Église chrétienne confondait, en une étreignante unité, l'affection pour Dieu et pour l'homme ; la piété et l'amitié.

 

XII. — LES REPAS EN COMMUN.

Tels étaient les sentiments et les devoirs qui unissaient entre eux les êtres humains, qui leur faisaient une vie commune. Si l'on cherche les actes les plus importants de cette vie commune, les solennités on se réunissaient les hommes, on trouvera, en fait d'habitudes essentielles à la Gaule de ce temps, le banquet et le spectacle public[213].

Les banquets, autrement dit les repas pris ensemble, avaient été, pour les Gaulois d'autrefois, les grandes têtes de la vie sociale. Rien, à cet égard, ne fut changé par Rome. Il n'y eut sans doute qu'un peul plus de tenue dans les festins, et des menus plus variés.

Pour un Gallo-Romain, la meilleure façon de plaire à ses concitoyens est de leur offrir un banquet. C'est le présent que fait un magistrat à ses administrés, un riche bourgeois à ses compatriotes municipaux, le patron d'un collège à ses confrères, un mourant à ses héritiers[214]. L'on institue dans les temples des repas en l'honneur des dieux[215], près des tombes en l'honneur des défunts[216]. Tout est prétexte à grouper des hommes autour d'une même table : les anniversaires impériaux, les solennités familiales, une cérémonie religieuse, un départ ou un retour, la naissance et la joie, la douleur et la mort[217]. C'est pour cela que dans le garde-meuble d'une ville il y a des tables pour les repas publics[218] ; que dans une maison ou dans une villa la pièce la plus grande et la plus somptueuse est la salle à manger[219] ; qu'auprès des mausolées s'étend un vaste terrain pour les banquets funéraires[220].

Aucun groupe 'humain ne peut se passer de ses repas collectifs. Ils sont la forme la plus visible des liens qui constituent la vie sociale et' l'alliance entre des hommes. Un mort se croirait oublié si de loin en loin trente amis ne venaient devant sa tombe s'asseoir à la table dressée par ses soins[221]. Une confrérie n'existerait pas sans une assemblée de ce genre : ses membres sont tous ceux qui, à de certains jours, mangent ou boivent de compagnie[222] ; et les églises chrétiennes ont leur cène, leur repas, au même sens que les autres fraternités humaines.

A l'origine de cet usage, déjà lointaine et oubliée, on trouvait une idée religieuse : manger et boire aux côtés les uns des autres, c'était communier en des sentiments pareils ; et le repas pris ensemble, le pain et le vin partagés, était le symbole de l'entente qui continuerait dans la vie[223]. Le sens sacré de ces actes avait disparu des grands banquets populaires, simple occasion de s'éjouir ou de s'enivrer aux frais des riches ou du trésor publie. Mais il existait toujours pour les repas de tombes, de temples et de confréries, et il leur donnait leur vrai caractère.

A tous ces repas, c'était un dieu qui présidait, soit celui du temple, soit celui du tombeau. Sous la forme d'une idole ou sous Celle d'un portrait, dieu de l'Olympe ou simple mort, il prenait sa place au banquet, il recevait sa part, honoré par les libations des convives[224]. Dans les repas d'une confrérie, je crois aussi à la présence de la divinité qui lui servait de gardienne : si son image ne paraissait point à table, des prières, un salut, une offrande, s'en allaient vers elle. Les Chrétiens, dans leurs agapes, sentaient que le Christ était parmi eux[225].

 

XIII. — LES SPECTACLES PUBLICS.

Malgré les orgies qui pouvaient en gâter la fin, le banquet rendait service à l'âme humaine. Il permettait les longues causeries, sans hâte et sans arrière-pensée ; il rapprochait les êtres dans une double intimité du corps et de l'esprit. Un souffle fraternel, un souvenir sacré, passaient parfois sur les convives. Le plus touchant épisode de la vie du Christ avait été son dernier repas, au milieu des siens.

Rien de pareil ne purifiait les spectacles publics. La religion, assurément, n'en était point absente : car il n'y avait acte ni cérémonie dont elle s'écartât. Des prières précédaient les jeux, des idoles stationnaient dans les salles, on y sentait la fumée des sacrifices, et l'on savait que les courses on les combats étaient des offrandes faites aux dieux[226]. Mais la part du ciel une fois réglée en quelques gestes traditionnels, c'était au corps ou à l'âme des hommes que le spectacle s'adressait en son entier ; et entre les facultés de cette âme ou de ce corps, c'était aux pires qu'il faisait appel.

Les moins mauvais de ces jeux furent les courses de chars. Sauf les cas d'accidents dans le cirque, il ne s'y versait point de sang, d'homme ou de bête. Ils comportaient des luttes d'habileté et de vitesse, une émulation pacifique dont la vue n'éveillait chez les spectateurs que des émotions de sport et quelques remarques d'art : à l'élégance de ce genre de jeux, on se rappelle qu'il était d'importation hellénique. — Mais ces courses ne furent point très populaires dans les Gaules, soit qu'on les jugeât trop coûteuses et dignes seulement des plus grandes villes[227], soit que le goût des peuples allât à des spectacles plus variés et plus violents.

Là même oh se tenaient des réunions de chars, le spectacle était corrompu par les passions populaires, par la frénésie qu'inspirait tel cocher, tel cheval, telle couleur d'écurie. On se disait membre de la faction verte ou de la faction bleue, ce qui signifiait qu'on faisait des vœux, qu'on pariait pour le triomphe des concurrents de l'une ou de l'autre couleur. Les vœux et les paris ne suffisaient pas aux plus forcenés des habitués du cirque : ils maudissaient la faction rivale, vouaient ses chevaux et ses cochers à la mort même, et de l'incantation magique ils allaient parfois jusqu'à l'acte coupable. Ces jeux étaient pour les hommes une occasion de passions folles ou stupides, et de querelles inhumaines[228].

On se disputait moins dans les théâtres, aux pantomimes, aux amusements des histrions et des jongleurs, aux danses des baladins, aux luttes d'athlètes, aux combats ou aux chasses d'api-maux, aux rencontres sportives de toute espèce[229]. Mais la pudeur, physique ou morale, en était trop souvent absente. Ces spectacles tournaient d'ordinaire en vulgaire débauche des regards. La nudité était de règle dans certains cas. Sous Trajan, les honnêtes gens célébrèrent un magistrat de Vienne pour avoir supprimé des jeux gymniques qu'un bienfaiteur de la ville y avait fondés un siècle auparavant et où il se passait d'étranges scènes : quand on songe à toutes les exhibitions que permettaient alors les pouvoirs publics, on se demande jusqu'où allaient celles qu'il leur fallut proscrire.

Mais aucun de ces divertissements, dans toute la Gaule, indigène ou coloniale, n'atteignit à la vogue des combats de gladiateurs. Elle fut inimaginable. On n'a, pour le constater, qu'à regarder les ruines que ce temps a laissées. Les plus énormes sont celles d'amphithéâtres, lesquels étaient consacrés surtout à ces batailles d'hommes[230]. Parmi les professionnels de spectacles dont nous possédons les tombeaux, les gladiateurs ont fourni plus d'inscriptions que tous les autres ensemble. C'est de leur vie que l'art populaire tire ses dessins favoris : bas-reliefs, mosaïques, bijoux, bronzes, vaisselle de table, lampes et verres perpétuent leurs images et glorifient leur métier[231]. Ni l'Espagne avec ses combats de taureaux ni la France avec ses courses de chevaux ne commettent plus de sottises que n'en fit la Gaule avec ses gladiateurs[232]. Les combattants qui échappaient à la mort et qui de victoire en victoire parvenaient à la richesse ou à la gloire, se faisaient bâtir d'élégants tombeaux, et ils y inscrivaient avec complaisance le nombre de combats où on les avait vus, le chiffre de couronnes qui leur avait valu la gloire ou la liberté[233]. Cette forme de jeu, c'était de Rome qu'elle venait, et non de la Grèce. Elle continuait en Gaule cette passion du meurtre, cette tradition du sacrifice humain qui avait si longtemps pesé sur les peuples de l'Occident. Mais elle ôtait à cette passion l'allure violente, spontanée et sacrée qui en était l'excuse. Le combat de gladiateurs, c'était le meurtre offert en spectacle de joie, dans toute sa laideur et toute son injustice, sans profit pour une cause, sans motif de croyance ou d'espérance, et la mort donnée par un compagnon d'esclavage.

Cependant, la Gaule romaine a vu pire encore. Dans certains cas d'exécution capitale, lorsque le condamné, esclave ou non citoyen, était livré aux bêtes, son supplice avait lieu publiquement, en plein amphithéâtre, au cours d'un long spectacle, et c'en était l'épisode le plus goûté de la multitude.

Beaucoup de Chrétiens moururent de cette manière à Lyon, et aussi, à Lyon également, des prophètes qui avaient cru à la liberté des Gaules. Les scènes les plus horribles ou les plus pitoyables se déroulaient alors. Blandine fut d'abord frappée de verges, puis jetée aux bêtes sauvages : comme elles se détournaient du corps, on, le plaça un instant sur un réchaud brûlant, on l'enferma ensuite dans un filet, et on l'offrit ainsi une nouvelle fois à la colère des animaux. Un taureau s'en inquiéta alors davantage, le jeta et le rejeta dans les airs. Mais Blandine vivant encore, il fallut bien que le bourreau l'achevât[234].

Ne disons pas, pour excuser de telles scènes, qu'il s'agissait là d'exécutions capitales, que la justice voulait publiques la justice n'obligeait à aucun de ces raffinements dans le meurtre, et elle n'interdisait pas le huis clos pour un supplice[235]. Ne rappelons pas, à ce propos, qu'un supplicié était une victime offerte aux dieux, et que Blandine livrée aux bêtes n'était pas un spectacle plus odieux que les criminels brûlés en l'honneur de Teutatès : à quoi bon, alors, être passé de Teutatès à Mercure, du nom celtique au nom latin et de Vercingétorix à César ? à quoi bon s'en remettre, pour gouverner les hommes, à un empire universel, à une monarchie absolue, à Marc-Aurèle le philosophe ? Ne nous résignons pas à ces meurtres et à ces jeux sous prétexte que c'étaient mœurs du temps, acceptées de tous, sans la portée que nous leur attribuons : beaucoup savaient et disaient que de telles mœurs étaient une honte pour le monde, les sages de la Grèce s'en détournaient avec horreur, et nul Chrétien ne paraissait au spectacle.

Ce n'est pas déclamer qu'insister sur la laideur morale de ces jeux gymniques ou de ces combats de gladiateurs. Là sera toujours la tare indélébile de l'Empire romain. Des millions d'êtres, à chaque instant, s'entassaient dans les lieux publics pour repaitre leurs yeux de visions malsaines ou inhumaines. Le fait d'être ensemble, de mettre en commun ses passions, de sentir ses sensations- doublées par le contact de sensations voisines, l'abaissement inévitable de l'âme des hommes lorsqu'ils sont réunis en foule et pour le plaisir, tout faisait du spectacle, immonde ou cruel par lui-même, une leçon durable de bassesse ou de cruauté. On en sortait plus mauvais de cœur et plus médiocre d'esprit. Pendant trois siècles, los générations de la Gaule se dégradèrent lentement à goûter de telles joies.

 

XIV. — ŒUVRES DE BIENFAISANCE.

Or ces spectacles, voilà l'œuvre principale que l'Empire romain imagina dans les Gaules pour le bien du plus grand nombre.

Ils sont, en règle générale, gratuits et accessibles à tous, esclaves et sénateurs, citoyens ou non, hommes ou femmes. Les salles sont assez vastes, les gradins assez nombreux, pour que nul n'en soit exclu aux heures de fêtes, et que chacun y puisse bien voir. Afin de bâtir ou d'entretenir ces arènes, de nourrir et de payer ces troupes d'hommes ou ces troupeaux de bêtes, les provinces ou les villes dépensent des sommes énormes[236]. Un riche citoyen, qui veut perpétuer son nom et assurer à son souvenir la reconnaissance de sa cité, laisse ou donne un capital pour célébrer des jeux périodiques.

Il y avait cependant d'autres manières de servir la multitude et de bien faire pour les hommes. On pouvait fonder des écoles, des caisses de crédit ou dé secours, dés maisons de retraite ou des hôpitaux, c'est-à-dire combattre et diminuer dans le monde la misère, le vice ou l'ignorance L'idée de ces créations ne fut nullement étrangère à ces temps-là. De bons citoyens ouvrirent des souscriptions pour procurer des maîtres aux gens de leur pays[237]. L'État et les villes ont subventionné les lieux d'études[238] et les concours littéraires. Il y avait quelques lits pour malades dans les temples d'Esculape[239]. La plèbe de Rome recevait gratuitement son blé[240]. Et d'excellents empereurs instituèrent en Italie des banques de crédit agricole et des caisses alimentaires pour les enfants des pauvres[241].

Mais ces œuvres charitables sont demeurées une exception. Hors de Rome et de l'Italie, c'est à peine si on en trouve quelques traces dans les premiers siècles de l'Empire[242]. La désignation de médecins municipaux[243], des subventions aux grandes écoles[244], des banquets, la gratuité des bains, peut-être des distributions de blé[245], et c'est tout : et encore rien ne prouve que cela fût fait surtout pour les pauvres. On dirait que la charité publique demeure un privilège réservé à la ville et à la région souveraines. Au delà des Alpes, la principale forme de la bienfaisance, c'est de donner des jeux à tous.

On a pensé que la peur de la plèbe empêcha l'empereur de proscrire de tels spectacles[246]. C'est possible à Rome : respecter les pires défauts de la multitude y était une garantie de sécurité pour le régime. Mais ce n'est pas seulement à cette plèbe de Rome qu'on fournit sans relâche des bêtes et des gladiateurs. On en offrit des millions, pendant trois siècles, aux habitants de l'univers, aux prolétaires et aux paysans, aux mendiants et aux vagabonds de toutes les villes et de toutes les campagnes. Si on le fit, ce n'était point par peur de leurs colères, mais par désir de leur être agréable. On mit à la portée de tous le plaisir qui était le plus vulgaire. Ennoblir les âmes, soulager les infortunes, purifier le monde de ses souillures, ce n'était encore ni devoir d'empereur ni rêve de philosophe[247].

 

XV. — L'IDÉAL SOUVERAIN.

Ce qui manque donc à la vie morale, dans la Gaule de ce temps, c'est la passion pour un idéal[248]. Elle s'acquitte paisiblement des devoirs obligés, elle goûte vulgairement les plaisirs ordinaires. On lie sent chez personne, riche ou pauvre[249], l'action d'un sentiment supérieur, qui donnerait de la force aux limes et de la grandeur au siècle[250].

L'homme a beau se croire un demi-dieu, se laisser traiter en image de culte[251]. Il ne fait rien pour hausser son Génie à la hauteur de la divinité éternelle ; et lorsqu'il met les dieux à son niveau, ce n'est pas lui qu'il élève, ce sont eux qu'il abaisse. Épictète et Marc-Aurèle, des sages et des empereurs continuaient alors cette culture supérieure de l'être humain : mais on ne s'aperçoit pas que les plus belles leçons de la philosophie grecque aient pénétré profondément dans les Gaules[252].

On y vit beaucoup en famille. Mais ce qui plaisait dans cette vie, c'était le calme des jours, la douceur du foyer, les plaisirs partagés, l'accoutumance à des choses banales[253].

Les mêmes joies, relevées par un certain mystère, se retrouvaient dans la vie de confrérie : nuis de cette vie il n'est point davantage sorti un sentiment d'une valeur supérieure[254]. Dans ces familles et ces corporations je vois beaucoup de petites qualités et d'aimables pratiques, et aucune de ces vertus qui font faire un nouveau progrès à pâme humaine.

Le patriotisme municipal était également l'origine de gestes généreux et de doux moments, dons de magistrats, belles fêtes, prières au Génie de la ville. Mais il est alors à l'état d'habitude et non pas de vertu ; il accompagne la vie, il ne la soulève pas, ainsi qu'il le fit dans l'Athènes de Périclès ou la Carthage des Barcas[255].

L'amour et le culte de home ont suscité, chez les dernières générations de cet Empire, des actes admirables et de très nobles paroles[256]. Mais je doute que les Gaulois contemporains d'Hadrien et de Marc-Aurèle, les seuls dont nous parlons ici, aient vraiment compris la beauté et la grandeur des siècles latins, et que la patrie romaine ait inspiré en eux-mêmes une passion intense, de reconnaissance, d'amour et de dévouement. De tels sentiments étaient surtout le fait de l'élite, des sénateurs et des lettrés, de ceux qui connaissaient l'histoire de Rome et qui en avaient admiré la majestueuse épopée. A la masse du peuple, du moins en Gaule, cette histoire et ce nom de Rome ne disaient rien. Rome était la cité victorieuse qui avait assuré aux nations une certaine paix en échange d'une certaine soumission ; je ne crois pas que les hommes de nos pays aient pensé d'elle autre chose. L'adorer, se consacrer à ce nom romain, comme à une divinité qui serait le symbole de l'unité humaine, était une foi trop élevée et trop forte pour eux. Pas une inscription, pas une ligne de texte, avant Aurélien, ne nous révèle rien chez nos ancêtres qui ressemble à du patriotisme romain, j'entends de ce patriotisme qui fait les vies généreuses et qui appelle les morts héroïques. Dans ces vingt mille inscriptions et ces dix mille monuments que nous possédons, le mot et l'image de Rome sont ce que nous voyons le moins[257].

Des dieux, en revanche, on s'occupe plus que jamais[258]. Pourtant, ce ne sont pas les maîtres absolus du cœur humain. La piété, si absorbante qu'elle soit, n'est pas le sentiment souverain. Car tous ces dieux, à les voir de près, sont pour un Gaulois des compagnons et des appuis, mais non des exemples et des guides. Il ne leur livre ni toute son âme ni toute sa vie. La seule divinité qui ait vraiment pris parmi ses fidèles la place d'un maître absolu, et dont la volonté soit l'idéal d'un homme, c'est le Dieu des Chrétiens ; mais il ne parle encore qu'à quelques milliers d'exaltés.

La science, la littérature, les beaux-arts, occupent toujours les heures de quelques centaines d'hommes. Mais il ne faut demander à ces hommes ni efforts surhumains, ni désintéressement réel, ni passion violente, ni même jouissances raffinées. Ils étudient, ils se souviennent, ils n'inventent et ne découvrent rien ; ils soignent le métier qui les fait vivre, et rien de plus. Je ne peux me figurer un Favorinus travaillant et souffrant pour la beauté des lettres et pour le désir de la vérité.

L'amour de l'humanité est une chose inconnue de la plupart de ces hommes. Ils se trompent même, à l'ordinaire, sur le sens de ce mot. Les seuls qui arrivent à le comprendre, ce sont les Chrétiens ; et on leur reproche précisément de haïr le genre humain. Car ce terme, pour les Gaulois d'obédience latine, signifie Rome et l'Empire des Augustes, et quand ils dressent des autels au salut du genre humain[259], ils entendent par là qu'ils espèrent un bon empereur.

L'Empereur, voilà peut-être l'arbitre souverain de toutes les âmes de ce temps, d'elles comme de leurs corps, de la vie morale comme de la vie physique[260]. Sur les villes, le long des toutes, dans les temples, plane toujours le nom d'Auguste. Il est le seul dieu qui soit le même par tout l'univers ; des êtres qui commandent aux hommes, il n'y en a aucun dont la volonté soit plus efficace. Pauvres et riches regardent vers lui, à la façon dont le laboureur regarde vers le ciel qui domine ses moissons : et après tout, Auguste étant dieu au ciel, il peut lui aussi faire mûrir le blé et en écarter la tempête. Son nom seul réveille et groupe les pensées générales et les désirs collectifs que conserve l'esprit des foules. C'est le maître de l'Empire, demeure commune des hommes ; c'est le Bénie de Rome, la ville qui sert de foyer à tous ; c'est le salut du genre humain, lequel se confond avec les citoyens de l'immense cité ; c'est l'égal et l'associé de toutes les divinités, depuis le Lare jusqu'à Jupiter. Ce qui ressemble, en ce temps-là, à de l'amour pour la patrie ou pour l'humanité, à du respect pour le passé ou à de l'espérance pour l'avenir, à de la soumission, de la crainte ou de l'obéissance envers des puissances supérieures, se résume dans le dévouement à l'empereur. La majesté du prince est la beauté suprême. — Seuls, philosophes et Chrétiens refusent de la reconnaître, et contre César ils dressent ceux-là leur âme et ceux-ci leur Dieu.

C'est la faiblesse, morale de cet idéal qui faisait la médiocrité des âmes. César était fort souvent un piètre individu ; il venait du hasard des circonstances, et non pas d'une famille consacrée[261]. On le tuait et on le remplaçait à volonté. Ii ordonnait parfois des choses abominables. Rome, où il demeurait, était pour un Gaulois au bout du monde. L'État romain, qu'il représentait, était si vaste qu'on avait peine à le concevoir. Le prince n'exigeait des hommes ni des élans de courage sublime ni la longueur d'une pieuse souffrance ; il avait trop peu à craindre des ennemis de l'Empire pour proclamer l'esprit de sacrifice[262] ; il avait trop renoncé aux conquêtes lointaines pour éveiller le désir de la gloire[263]. En vivant au jour le jour, sans l'excitation d'une haute pensée politique, ambition militaire ou réforme morale, les empereurs entretenaient des millions d'hommes dans le désir du bien-être et de la vie facile. Le monde était plein alors de gens qui se dévouaient à la majesté du prince, la formule apparaît sans cesse sur les inscriptions, elle revient chez les plus humbles des citoyens, et on peut croire à sa sincérité : mais ce dévouement ne ressemble ni à celui d'un Athénien pour sa patrie, ni à celui d'un chevalier pour son roi, ni à celui d'un Chrétien pour son Dieu. La paix des temps impériaux ne permettait pas des vies aussi belles[264]. Dans cette consécration à son idéal, un homme en était quitte pour un autel, une prière et une inscription, quelques paroles et quelques pratiques. Toutes les âmes s'arrêtaient à des sentiments d'habitude, à des qualités moyennes, à des vertus commodes.

 

 

 



[1] Pour ce qui précède, cf. ch. I, en particulier § 2. Voyez la belle page de Fustel de Coulanges, L'Invasion (Institutions, [II], p. 220-1) : Tout ce que les hommes eurent alors d'énergie, ils le portèrent du côté de la religion, etc.

[2] Pour ce qui suit, ici, ch. I, en particulier § 2.

[3] C. I. L., XIII, 3026 et s. ; de Pachtère, p. 102, 94-6 (cimetière de la rue Nicole), 135 (cimetière de Saint-Marcel). Pour la colline Sainte-Geneviève, elle était trop occupée par des monuments de spectacles et des lieux de rendez-vous pour ne pas être remplie d'idoles.

[4] Pro salute, itu et reditu, XIII, 5474-6 ; XIII, 412.

[5] C. I. L., XIII, 6127.

[6] Cf. C. I. L., XII, p. 959-60 (dedicationum causæ).

[7] Cf. C. I. L., XIII, 581.

[8] Cf. C. I. L., XII, 103.

[9] Cf. C. I. L., XII, 533 ; Valère Maxime, I, 1 (de religione).

[10] Cf. C. I. L., XII, p. 939-960 (dedicationum causæ).

[11] Voyez les prescriptions purement extérieures imposées pour l'entrée à un temple d'Esculape en Afrique (Ac. des Inscr., C. r., 1916, p. 264 et s.).

[12] C. I. L., XIII, 2099 : Homo sanctissimus, qui vixit unnis LXX sine macula (c'est un disciple de Bacchus).

[13] Pensées, I, 17.

[14] Cujus ætas talis fuit ut virgo defanctus sit ; XIII, 2036.

[15] Il est probable que, dans les inscriptions, sine macula, sine ulla macula signifie droiture et pureté de vie a la fois, et peut s'appliquer en particulier aux chefs de familles.

[16] Lisez le chapitre de constantia chez Valère-Maxime, III, 8.

[17] Victurus quamdiu deus dederit, XIII, 2602. — Cela n'empêche l'expression des regrets : hospitium tibi hoc, invitus venio, veniundum est tamen, XII, 5270 ; vellem si aduc possem, XIII, 1983.

[18] Marc-Aurèle, XII, 36 : Va-t-en donc avec un cœur paisible celui qui te congédie est sans colère.

[19] Pius sueis, plus in suos, XII, 810, 1009, etc.

[20] Socræ pientissimæ, XII, 3918 ; genero pientissimo, XII, 2630. Voyez aux tables [d'ailleurs incomplètes] du Corpus (XII, p. 961).

[21] Vixit sine ullo jurgio, est-il dit d'une épouse et d'une fille (XIII, 2074) ; sine ulla querella, entre époux (XII, 194) ; sine offensa, de même (XII, 4975) ; on trouve même sine bile (XII, 882 a).

[22] L'expression courante entre époux est sine ulla animi læsura ou læsione. On trouve : quæ mihi nullam contumeliam nec animi læsionem fecit, quæ mecum vixit in matrimonio sine ulla læsura nec animi mei offensione (XIII, 1897 : toutes ces expressions se rencontrent à la suite sur la même épitaphe, le mari, au lieu de choisir entre les différentes formules que le marbrier lui aura présentées, les a voulu toutes faire graver). Dans un sens voisin, entre époux, sine ulla macula (XIII, 1884).

[23] Concordia et pietas, XII, 5293 ; pietas in duos et inter se concordia, est-il dit de deux frères, 5864.

[24] Je songe aux expressions unanimitas, unanimus.

[25] Dans les épitaphes : amantissimus, carissimus, desiderantissimus, dulcissimus ; dans les objets familiers, anneaux, fibules, etc. : te amo, me ama, etc.

[26] Voyez les expressions des notes 21-25, et l'épithète courante de optimus.

[27] L'épigraphie semble réserver le culte extérieur du Génie d'un homme ou de la Junon d'une femme à ses affranchis, ses clients, ses amis, ses esclaves. Mais il n'en doit pas moins être certain que toute la famille honorait les Génies ou les Junons des siens.

[28] Diis Manibus liberorum ac conjugibus et ipsius (XII, 1657).

[29] Générosité faite par un magistrat à sa ville natale ob amorem patriæ et civium, XIII, 6244.

[30] Remarquez le peu d'importance, dans l'imagerie courante, voire dans les bas-reliefs, des événements politiques, des épisodes de la vie militaire ou municipale.

[31] Il est d'ailleurs à remarquer le petit nombre d'épithètes honorifiques que leurs épitaphes décernent aux soldats, et leurs titres de gloire restent implicitement enfermés dans l'exposé de leurs grades, récompenses et années de service. Voyez, comme pour la vie municipale, le peu de popularité de la vie militaire dans les documents archéologiques.

[32] Inscription de Lyon à un magistrat municipal : ob ejus erga rempublicam suam eximiam operam et insignem abstinentiam (XIII, 1900).

[33] Les Viennois à un consulaire, optima civi (XII, 1853).

[34] A Lyon, épitaphe d'un négociant en vins qui gessit in Canabis [c'est le quartier des marchands de vin] sine ulla macula (XIII, 2010). Homo probissimas, XIII, 2172.

[35] Remarquez même que nous n'avons pas la mention élogieuse de la fidélité ou du dévouement à l'empereur et à l'Empire.

[36] Voyez la régularité presque mécanique des hommages aux empereurs successifs, quelle que soit la nature de la révolution qui les ait élevés.

[37] Dans Athènes, Socrate et les philosophes ; en Judée, les prophètes et Jésus.

[38] Adjectionis plena erga omnes homines, est-il dit de la femme d'un décurion (XIII, 1910). Il semble bien qu'il s'agisse de l'adepte de quelque culte oriental.

[39] Bonis bene.

[40] Si je rappelle assez souvent ici les propos des philosophes, c'est à cause de la vogue dont ils jouissaient alors dans les grandes familles, même en Gaule.

[41] Cf. t. V, ch. VIII, § 1, 2 et 6 ; t. VI, ch. IV, § 13.

[42] Cf. § 1, et ch. I, en particulier § 4 et 5.

[43] C. I. L., XII, 619, 658, 2914, 3050-6 ; Horace, Épîtres, II, 144, et bien d'autres.

[44] La formule de beaucoup la plus répandue en épigraphie religieuse est votum solvit libens merito (V. S. L. M.). L'expression, très fréquente aussi, de ex voto, implique également l'idée de mérite chez le dieu.

[45] Remarquez combien il est rare que, sur ses épitaphes ou dans ses images funéraires, le défunt ou ses parents fassent intervenir la pensée de leurs dieux préférés, Jupiter, Mercure ou Épona. Ce n'est qu'avec les cultes orientaux que l'archéologie funéraire commence à nous faire connaître souvent la religion du défunt.

[46] C'était ce qui indignait Tertullien, Apologétique, 13, 1.

[47] Cf. Tertullien, Apologétique, 13, 7.

[48] C'est ainsi que j'interprète la formule d'épitaphe (Lectoure, XIII, 530) : non fui, fui, memini, non sum, non curo. Voyez le commentaire d'Espérandieu à ce texte, Inscr. ant. de Lectoure, 1892, p. 72 et s.

[49] Pétrone, Sat., 35. Vase en terre rouge de Heudebouville (Eure), au Musée d'Orléans ; Mém. des Ant., XXXI, 1869, p. 160. Autre, au Musée d'Arlon (Inst. arch. du Lux., Ann., XLI, 1906, p. 278). Cf. de Villefosse, Fond. Piot, V, 1899, p. 224 et s.

[50] Cf. De Marchi, La Filosofia dei morti nelle iscrizioni sepolcrali latine, dans Atene e Roma, XIII, mars-avril 1910.

[51] In monumento meo quod dormiendum et permanendum helo est mihi, XII, 5102 ; hic jacet æterno devinctus membra sopore, XIII, 1393 ; etc. C'est la croyance qui explique en principe les formules, d'ailleurs assez rares en Gaule, hic situs ou sepultus (surtout à Narbonne), hic quiescit, acquiescit ou requiescit (très ancienne), hic jacet (surtout à partir du IIIe siècle), sit tibi terra levis, etc. Et c'est cette croyance aussi qui explique en partie le luxe et les apprêts de la tombe, les objets qui accompagnent le mort : valde enim falsum est vivo quidem domos cultas esse, non curari eas ubi diutius nobis habitandum est (Pétrone, Sat., 71).

[52] On trouve même la triple distinction cineres, umbræ, animæ (XIII, 1568).

[53] La théorie panthéiste du retour de l'âme à l'esprit de la nature [le feu des Stoïciens ? l'éther ? cf. Cicéron, Acad. post., I, 11, 39 ; De nat. deor., II, 22, 57] et du corps à la matière est indiquée dans l'épitaphe d'un Trévire (à Lyon) : naturæ sociatem spiritum, corpusque origini reddidit (XIII, 2027) ; et Marc-Aurèle, II, 17. Cette épitaphe comme celle de la note suivante (XIII, 8371) ont pu être rédigées par les philosophes attachés aux grandes familles.

[54] C'est peut-être la croyance dominante : spiritum quem tu ferebas, corpore elabi sacrum, corpus ut terram manere, spiritum celum sequi, spiritum movere cuncta, spiritum esse quod deum (XIII, 8371). — La représentation, assez fréquente sur des tombes, du croissant lunaire, peut se rattacher à l'idée de la lune comme séjour des morts, et cela, soit sous des influences orientales, soit, ou en même temps, sous des survivances celtiques.

[55] Arc flanqué du croissant et de deux étoiles (XIII, 7357). C'est peut-être l'idée dominante chez les Aquitains et en Espagne (cf. Espérandieu, n° 882, 883, 884 ; C. I. L., II, p. 1204). — Je crois qu'il s'agit d'entrées ou de portes du ciel, et d'une idée ou d'une conception différentes de celles auxquelles s'appliquent les portes monumentales si souvent figurées dans les tombes classiques (cf. Altmann, Die Rœm. Grabaltäre, 1905, p. 13 et s.), où il s'agit des portes de l'enfer ou des Champs Élysées, auxquels il semble bien que le dévot de la Gaule ait moins songé (note 56).

[56] Voyez par exemple la Néréide à cheval, lancée entre le ciel et la mer, qui doit représenter la morte (C. I. L., XIII, 151). — Ces montures ont pu servir aussi dans le cas de transport au ciel. — La croyance à des demeures souterraines, dans le genre des Champs Élysées, parait moins dominante en épigraphie (cf. n. 55) ; voyez Stygias ad umbras, XIII, 2104 ; ad Tartara Ditis, 7129.

[57] XIII, 811.

[58] Cela résulte bien du caractère du culte rendu aux Mânes.

[59] Bonæ memorix et spei æternæ au début d'une épitaphe de Lyon, XIII, 1918.

[60] Tertullien, Apologétique, 13, 7. — Si l'on veut se rendre compte jusqu'à quel point le mort ressemblait à un dieu, qu'on étudie la tombe du jeune Apinosus (Esp., n° 2309) : il est habillé en humain, tunique à larges manches, cache-nez autour du cou ; et on lui a donné les attributs du. dieu au maillet, le pot à la main gauche, le maillet à la main droite, et en outre le chien, compagnon de ce dieu, et le coq, compagnon de Mercure.

[61] Il suffit de renvoyer au Corpus des inscriptions latines.

[62] Tertullien, Apologétique, 13.

[63] Tertullien, Apologétique, 13.

[64] En principe on a pu dire que l'inhumation répondait à la croyance du séjour dans la terre, l'incinération à celle du passage au ciel. En fait, il m'a paru impossible de faire coïncider tel rite avec telle croyance ; le sarcophage et l'inhumation se sont précisément développés en même temps que la croyance aux destinées célestes du mort. La même antinomie se retrouve aux époques plus anciennes. Il ne faut jamais chercher la logique dans les croyances et les rites mortuaires.

[65] Il suffit de voir, dans le Corpus des inscriptions latines et le Recueil d'Espérandieu, l'abondance des monuments funéraires qui la supposent.

[66] Les beaux sarcophages ne peuvent être que des tombes de riches. Et il semble bien que c'est par Arles et la vallée du Rhône que l'usage des sarcophages s'est répandu en Gaule, surtout à partir du second siècle et sous l'influence des cultes orientaux.

[67] L'analogie entre le mort et le dieu est notée avec une netteté énergique par Tertullien, Apologétique, 13 — Quid omnino ad honorandos eos facitis (deos), quod non etiam mortuis vestris conferatis ? Ædes proinde, aras proinde. Idem habitus et insignia in statuis. Ut ætas, ut ars, ut negotium mortui fuit, ita deus est.

[68] Au quatorzième jour du mois, par exemple (XIII, 2404). Voyez les dispositions prises par le testament du Lingon (XIII, 5708),

[69] XII, 3881 ; XIII, 2404 ; le chiffre de 30 paraît traditionnel.

[70] C'est une des préoccupations dominantes sur les épitaphes ou dans les testaments ; XIII, 5703 : lex hæc in perpetuum dicitur ; etc. Et c'est pour cela que tant de gens se font élever leur tombeau durant leur vie, domum æternani vivus sibi curavit, ne heredem rogaret (XII, 412 :11), etc.

[71] Car il semble qu'il faille dire à la fois souvenir et gloire : memoria laudis et gloriæ, XIII, 2077 ; ob memoriam austodiendam adque propagandam magistrorum et parentum suorum, XIII, 3094.

[72] L'expression est déjà beaucoup plus rare dans la Gaule Narbonnaise. Memoriæ æternæ précédé de Diis Manibus est constant à Lyon. Monimentum est synonyme.

[73] Tout au plus est-il le témoin d'un temps où le principal souci du mort était moins d'être adoré que de ne pas être oublié, souri qu'on retrouve chez tant de peuples soi-disant primitifs et qui n'a pu être étranger aux Gaulois : la pierre et le culte des Mânes leur ont permis de réaliser ce souvenir d'une certaine manière, qui n'est pas d'ailleurs la meilleure ; et j'imagine que la parole et le récit valent bien à ce point de vue la tombe et l'épitaphe. Je répète que le propre de la civilisation romaine a été de donner aux sentiments Une expression lapidaire et graphique.

[74] Cf. Pétrone, Sat., 71.

[75] La plupart des formules qui accompagnent les épitaphes doivent être regardées comme destinées à être lues à haute voix par le passant (pax tecum ; sit tibi terra levis), ou même par le mort (ave, viator ; vale, viator). L'épitaphe tout entière, même, doit être lue à haute voix : voce tua vivet, quisque leges titulos (XIII, 2104). Elle établit parfois une sorte de conversation entre le mort et le survivant, des échanges de souhaits, comme de buveurs qui trinquent : vale, dit le passant après avoir lu l'épitaphe, et tu, répond le mort. De là aussi les saluts amicaux en grec : χαΐρε, souhait adressé au mort, ύγείαινε, répond-il (XIII, 1916).

[76] De là, la présence d'un cadran solaire sur quelques-unes de ces tombes, ut quisquis horas inspiciet, velit nolit nomen meum legat, dit Trimalchion (Pétrone, 71). La qualité de son interlocuteur importe donc fort peu au mort. On ne saurait imaginer plus de banalité dans le culte du souvenir. Et je ne sais s'il n'y avait pas plus de dignité dans les usages funéraires de l'ancien temps et dans la manière dont il se souvenait : la mémoire des morts gagnait en qualité ce qu'elle perdait en quantité.

[77] Ici, ch. I, surtout § 1-5.

[78] Pour les éléments juridiques et sociaux de la famille, t. IV, chap. IX, § 1 et 2.

[79] C. I. L., XII, 1183, 4183.

[80] Remarquez seulement le célibat persistant ou, si on préfère, l'isolement habituel d'Épona.

[81] XIII, 1366.

[82] XII, 2491 ; etc.

[83] Mater castrorum : l'appellation apparait à partir de Marc-Aurèle (cf. Mommsen, Staatsrecht, II, p. 796).

[84] Dès l'origine en Gaule (XIII, 1366), quoique pas toujours officiellement.

[85] Dès l'origine.

[86] XIII, 1129.

[87] Il est à remarquer, pour les IIIe et IVe siècles, que presque tous les parents d'Ausone (et ils sont nombreux) sont mariés ; cf. la généalogie dans l'édition Schenkl, p. XIV.

[88] Ausone signale dans sa famille, d'ailleurs à titre d'exception, un type de vieille fille, sa tante Æmilia Hilaria (Parent., 8), qui vécut soixante-trois ans, gardant jusqu'au bout l'horreur du mariage et la passion de la médecine.

[89] Si ce n'est peut-être que l'âge du mariage était bien plus précoce, surtout pour les femmes.

[90] Ne nous imaginons pas une corruption particulière des mœurs, sur le vu de certaines inscriptions et de certaines images. Je suis bien convaincu qu'on trouverait les mêmes choses dans nos sociétés modernes : nous ne les voyons pas, et l'archéologie fait apparaître bien des détails qui étaient secrets. On peut seulement dire, à l'avantage de notre temps, que les spectacles publics avaient alors souvent une indécence qui serait proscrite de nos jours. Encore y avait-il des protestations.

[91] Per continuos annos XXV individuo amore junctus, XIII, 2244.

[92] XIII, 10027, 150 et s. ; 10024, 40 et s. ; 10025, 198 et s.

[93] Pour ce dernier cas, XIII, 3139 : feci ut me amares. D'ailleurs, la Gaule n'a rien offert jusqu'ici de comparable aux graffiti pariétaires de Pompéi.

[94] Je remarque le très petit nombre de remariages indiqués. — Cela n'empêchait pas, d'ailleurs, quelques crimes domestiques : feminæ sanctissimæ, manu mariti crudelissimi interfectæ, XIII, 2182.

[95] Voyez à Mayence le monument de Blussus, nauta, et de sa femme (C. I. L., XIII, 7067 = Espérandieu, n° 5815) : celle-ci tient un fuseau.

[96] Conjugi amantissimæ et pudica et omnium rerum prætiosissimæ, XII, 5738 ; animæ sanctissimæ et rarissimi exempti, XIII, 2200 ; inter ceteras castæ, mihi castissima, XIII, 2238 ; conjugi karissimæ et pientissimæ, castissimæ, conservatrici mihi pientissimæ. Fortunæ Presenti (qualificatif de sa femme), XIII, 1897. C'est à Lyon que ces formules sont le plus nombreuses : ce fut, semble-t-il, la ville la plus sentimentale de la Gaule.

[97] Tu qui leges vade in Apolinis lavari, quod ego cum conjuge feci : vellem si aduc possem, XIII, 1983 (Lyon).

[98] Beaucoup plus rarement.

[99] XIII, 7113 : épitaphe métrique de Mayence.

[100] Sauf l'emploi que les bardes ont pu en tirer.

[101] Cf. les femmes figurées aux thermes de Sens, Esp., IV, p. 58.

[102] Même aux Vestales et à l'impératrice à Rome.

[103] XII, 1594, unguentaria, à Die.

[104] XII, 4514, à Narbonne : à moins que, par extension abusive, le mot de tonsor ne signifie coiffeuse pour dames.

[105] Obstetrix ; je trouve bien peu d'accoucheuses en Gaule, à moins qu'elles ne prissent le titre plus solennel de medica.

[106] Medica, XII, 3343.

[107] Il s'agit de la tante d'Ausone, more virum medicis artibus experiens.

[108] Medica, XIII, 2010.

[109] Medica, XIII, 4334.

[110] Note 107.

[111] Juliæ Felicissimæ, scholasticæ ίλαρεΐ, âgée de sept ans (XII, 1918, Vienne).

[112] Cf. l'épitaphe de la chienne, p. 146.

[113] La preuve résulte surabondamment des dédicaces épigraphiques.

[114] C. I. L., XIII, 504 et s. : la presque totalité des tauroboles de Lectoure ont été célébrés par des femmes. La diffusion du culte de la Mère est évidemment liée aux progrès du féminisme : il n'y a pas eu, dans toute l'Antiquité, une religion qui ail fait une part plus grande à la femme dans le culte et les croyances.

[115] La mater sacrorum de Bordeaux (XIII, 575), celle de Besançon (XIII, 5381), celle de Cologne (XIII, 8241), ont pu être rattachées, sans que la chose soit certaine, à quelque culte oriental.

[116] Certaines folies d'Héliogabale s'expliquent par l'extraordinaire poussée de féminisme qui se développa au temps des Sévères, peut-être sous l'influence des cultes orientaux (H. Aug., Hel., 4).

[117] Tillemont, Sev. Alex., 1.

[118] C. I. L., XII, 10, 1567, 2491, 4345, etc.

[119] Lettre des Chrétiens de Lyon, Eusèbe, V, 1, 45, et 2,4, où παρθένω μητρί et τή μητρί ne peuvent désigner que l'Église.

[120] En réalité (Macrobe, I, 16, 36), le 9e jour après la naissance pour les garçons, le 8e pour les filles. Je ne parle, bien entendu, que du nom vraiment propre à l'enfant, qui est le cognomen parmi les tria nomina des citoyens romains, le nomen unique pour les esclaves et les pérégrina. — Les prénoms des citoyens romains ne présentent en Gaule aucune particularité importante ; cf. C. I. L., XII, p. 962.

[121] On les trouvera dans les premières tables de l'index des différents volumes du Corpus Inscriptionum Latinarum.

[122] Beaucoup de citoyens romains portent des noms gaulois : on peut supposer qu'ils les avaient avant de recevoir la cité romaine, et qu'ils les ont gardés comme cognomina (cf. C. I. L., XII, p. 902, XIII, 1030). De fait, il est probable qu'un père, citoyen romain, eût hésité à donner un cognomen celtique à son fils né dans l'état de bourgeoisie. Et il est visible que les noms celtiques se raréfient en proportion de la diffusion du droit de cité : de là, peut-être, leur disparition presque complète vers le milieu du IIIe siècle ; à Bordeaux, sur 137 citoyens, 30 seulement ont des noms celtiques, et sur 185 pérégrins, 93. Mais en principe rien n'empêchait un citoyen de donner à son fils naissant un cognomen d'origine étrangère.

[123] XIII, 677, peut-être un gladiateur ou un ursarius d'amphithéâtre, à Bordeaux.

[124] XIII, 5200, dans la colonie d'Augst.

[125] A Lyon, XIII, 2081.

[126] XIII, 1541, magistrat supérieur à Cahors.

[127] Voir les index du Corpus. Ces noms ont dû arriver en Gaule par intermédiaire de patrons romains qui les portaient.

[128] Ce sont les seuls cognomina d'empereurs assez fréquents pour qu'on puisse croire que leur vogue vienne de la popularité des empereurs mêmes (pour Severus, cf. C. I. L., XIII, 7281). Pour les autres noms impériaux, Trajanus, Antoninus, etc., il est probable qu'il fut interdit de les prendre.

[129] Je mêle ici esclaves et hommes libres.

[130] XIII, III, 10010. 1266, 489.

[131] Pour Camillus, le nom parait répandu surtout chez les Helvètes, sans que j'aperçoive le motif de la chose.

[132] Voyez la fréquence du nom de Sabinus chez les Aquitains, lequel doit être une adaptation italienne de quelque nom indigène (sab- étant un radical pour noms de rivières, j'ai pensé à quelque nom propre équivalent à Rieu, Durieu) ; celui de Camillus chez les Helvètes ; des noms tirés du radical cara- chez les Médiomatriques ; des noms d'origine numérique chez les Trévires ; la diffusion de certains noms, depuis la fin du second siècle, sous les influences des cultes orientaux (Leo, culte de Mithra ; Agathyrsus, culte de Bacchus).

[133] Holder, I, c. 1021 et a.

[134] Il est d'ailleurs possible que la valeur de Primus ou de Cinto se soit perdue à la longue. Et inversement, il est possible qu'à l'origine elle se rattache à quelque prééminence du major filiorum (cf. C. I. L., XIII, 1572).

[135] On pourrait supposer que les prénoms Quintus ou Sextus ont pu tenir lieu de cognomen et désigner le rang d'arrivée de l'enfant. Mais un simple examen des inscriptions montre que ces prénoms n'ont plus aucun sens (cf. XII, 1209 : Sextus Sentius Sex. f. Primus).

[136] L'usage de ces noms a été signalé en particulier à Trèves (Hirschfeld, XIII, p. 584).

[137] Très rare, mais, à côté, Secundilla est très fréquent.

[138] Ou aussi son origine. Car un certain nombre de noms peuvent rappeler l'origine topique et correspondre à nos Dubois (Silvanus, Silvinus), Desjardins (Hortensis), Duval (celtique Nantius), Durieu ; Morvinnicus = le Morvandiau ; etc. Atacinus = de l'Aude (les rivières ont formé bon nombre de noms de ce genre) ; Esuvius [= du pays de Séez] ; Arausio [Orange], Nemausus (XIII, 7077), Vesonticus [de Besançon] (XIII, 2038), Biturix, Arvernus (ce doivent être souvent des esclaves municipaux) ; Alpinus, Asiaticus, Afer, etc., Græcus, etc., Aquitanus, Romanus ; etc. Ajoutez les noms indiquant l'origine dans le temps, comme December.

[139] Il doit y avoir aussi un désir de protection magique dans l'octroi à tant d'enfants des noms de Lupus, Lupercus, ou encore Aper.

[140] Que cet aspect de l'enfant naissant déterminât le choix du nom, c'est ce que montre Ausone à propos de sa tante Æmilia Hilaria, in cunis Hilari cognomen adepta, quod læta et pueri comis ad effigiem reddebas verum non dissirnulanter ephebum (Par., 8).

[141] Un peu plus grande en apparence qu'en réalité ; car les radicaux étaient si souvent voisins dans les deux langues (cantus et candidus, par exemple, pour blanc), que l'emploi d'un nom latin pouvait paraître une simple nuance d'un nom celtique.

[142] Quelquefois par l'intermédiaire des jours de la semaine : on donne à l'enfant le nom du dieu du jour.

[143] Il ne faut cependant pas généraliser : car on trouve Martina, et on doit se rappeler le caractère rustique et familial, de génie gardien des hommes, qu'avait aussi le Mars gallo-romain.

[144] Maternus doit signifier cher à sa mère, et être rapproché de Paternus.

[145] Ce groupe de noms demeure très riche (Holder, I, c. 1289-96). Peut-être ce tait s'explique-t-il parce que les Gaulois, au moment où se fixèrent chez eux les noms d'enfants, n'avaient pas encore morcelé et spécialisé les différents aspects de la divine puissance ; ils parlaient moins d'Ésus ou de Taran et davantage de la divinité.

[146] Il y a de très rares exceptions et qui, jusqu'ici, concernent surtout Ésus (Esumagius, XIII, 3071 ; Esumopas, XIII, 3109 ; Esunertus, XII, 2023 ; Esuacus, Esuaterus, 10010, 866-7 ; Esuvius, nom de Tetricus, est géographique). Peut-être la fréquence relative de ces noms dérivés d'Ésus est-elle à rapprocher de la popularité des Martinus, Martialis. Je trouve Taranutius [?], XIII, 3083.

[147] Holder, I, c. 383. Bélénus est d'ailleurs le seul grand dieu celtique qui ait conservé son nom indigène.

[148] Ausone, Prof., 5 : Beleni sacratum ducis e templo genus, et inde vobis nomina ; et Ausone donne alors les noms de Phœbicius, Delphidius, Patera, sic ministros nuncupant Apollinares mystici, ce dernier nom dont on ne peut pas affirmer qu'il soit celtique.

[149] Dans une inscription qui est certainement du premier siècle (XIII, 800), une famille indigène a son père qui s'appelle Maxsumus, trois garçons, Major, Secundus, Fabalus [remarquez que les noms désignent bien l'ordre de la naissance], une fille, Celta ; la mère s'appelle Comnitsia, l'affranchi de la famille Metellus. — Cette persistance des noms indigènes pour les femmes se remarque également chez les divinités.

[150] Cf. note 148. — Sur une inscription datée de 230, il n'y a, sur 18 cognomina, que 4 (et peut-être 2 seulement) noms celtiques, le reste est latin ; et cependant il s'agit de gens du peuple (XIII, 7281) ; en revanche, il parait y avoir là 5 gentilices formés de noms gaulois (par exemple Crixsius) : ce qui montre que ces gens-là ont transformé en gentilices leurs noms gaulois au moment où, sous Caracalla, ils ont reçu la civitas. Remarquez que l'inscription est de Wiesbaden, dans le pays des Mattiaques (Nassau), et qu'aucun nom n'y est germanique.

[151] Les noms grecs prédominant de beaucoup chez les femmes. Il s'agit de la famille d'Ausone ; éd. Schenkl, p. XIV. Au milieu de tant de noms contemporains cités par lui, on peut supposer celtiques, avec hésitation, Namia (femme, nom de famille ; Par., 21), Patera, Sucuro, fils d'affranchi (Prof., II, 16).

[152] Ajoutez, dans cet ordre d'idées, les sobriquets (signa), c'est-à-dire les petits noms donnés en sus du cognomen officiel. Le plus souvent, ils sont empruntés au grec. A Lyon, par exemple, sur une tombe où l'épitaphe latine ne renferme que les cognomina de l'état civil, mari et femme s'interpellent, en marge de cette inscription, par leurs sobriquets gravés en lettres grecques : Πενταδία ? [= Quintilla ?], Λουγούριε ? [celtique ? = Lucillus ?], XIII, 1916. — Ajoutez, comme fantaisies onomastiques des familles, les cognomina diminutifs des nomina : Julia Juliana, Germania Germanilla ; les noms de jumeaux Didymus et Didymio (XII, 894-6), Canus et Niger, blanc et noir. Ces deux derniers jumeaux, devenus d'ailleurs gens riches et influents, vécurent dans une touchante intimité jusqu'à plus de soixante-dix-sept ans, si bien que la ville de Vienne leur patrie les combla d'honneurs et leur éleva des statues : ils durent être une des gloires locales (XII, p. 828).

[153] On notait le moment exact de sa naissance, et il arrive même qu'on indique, sur les tombes, en sus des années et des mois, les jours vécus par un enfant. On indique aussi les heures ; le chiffre de ces heures doit se rapporter au dernier jour vécu plutôt qu'à un calcul fait d'après l'heure de la naissance.

[154] Amissione uniei fili sine subote ejus orbati, disent des parents (XIII, 1986). Le père attend de l'enfant qu'il lui ferme les yeux : enfant, qui non licuit Manibus suis [pour sui] patris oculos legere (XIII, 1862).

[155] Il y a des exceptions (cf. n. suivante), mais l'ordinaire est de ne point mettre d'épitaphes pour des enfants d'un an. — On trouve assez peu d'inscriptions de nourrices (par exemple, XIII, 2104, un Lyonnais admet dans son tombeau sa nourrice et sa sœur de lait, conlactia, sans doute la mère et la fille, affranchies de sa famille) : ce dont on pourrait peut-être conclure que les familles provinciales demeuraient fidèles au principe traditionnel de l'allaitement maternel (cf. Tacite, Dial., 28).

[156] C. I. L., XIII, 2140, 2159, 2161 ; XII, 787, 2467, 3559 ; etc. ; Espérandieu, n° 4361, 4364 (enfant mort au maillot et représenté comme tel) ; etc. ; cf. les tables du Recueil, au mot Enfant.

[157] Esp., n° 2051 ; n° 8880, dans le sanctuaire de la forêt d'Halotte, 14 enfants emmaillotés ; aux sources de la Seine, figurations nombreuses de même genre, n° 2440-1 ; à Alésia, n° 2387 ; etc.

[158] Cf. Blanchet, Figurines, p. 79 et s.

[159] Pline, XXXVI, 85. Aucune trace jusqu'ici en Gaule, du moins à ma connaissance. C'est le jeu le plus simple dans ses moyens, le plus varié dans ses expressions, et aujourd'hui encore le plus populaire parmi les enfants du peuple.

[160] Paulin de Pella, Euchar., 145-6 : Romana et nuper ab urbe petita aurata instrueret nostrum sphera concita ludum ; Esp., n° 1188, 2054. Les sphæristeria de Nîmes (XII, 3304) doivent être des emplacements pour jeux de ballons, mais réservés aux grandes personnes. — Dans le même ordre des différents jeux où il y a des objets à jeter, voyez C. I. L., XIII, 2219 : épitaphe d'un enfant qui s'est tué dans un jeu de ce genre (emissus clavus).

[161] Les fameux jeux des noix pouvaient sans doute se jouer aussi avec des noisettes. — A cette catégorie des jeux d'adresse se rapportent, je crois, les curieux objets de bronze à douze faces et à douze trous de différents diamètres, qu'on devait, de loin, tâcher d'insérer dans des tiges, graduées suivant les diamètres de ces trous ; cf. de saint-Venant, Dodécaèdres perlés, Nevers, 1907 (une des meilleures monographies archéologiques que je connaisse).

[162] Bon nombre d'enfants sont représentés avec des fouets : il est probable que la vogue des courses de cirque a dû contribuer à populariser le jeu du cheval. Cerceau et baguette, Esp., n° 4877.

[163] Voyez le fort en terre cuite du Musée de Moulins (Déchelette, Mém. de la Soc. Éd., n. s., XXXVI, 1008).

[164] Blanchet, Fig., p. 139 ; Suppl., p. 70.

[165] Espérandieu, n° 3733 et 3730. Voyez la poupée d'ivoire à articulations trouvée à Lyon dans la tombe d'une fillette de dix ans (Esp., n° 1788). — Remarquez l'absence ou l'extrême rareté de jouets représentant des soldats et des choses de guerre. Serait-ce un signe du caractère pacifique de ces siècles ?

[166] Dès après la cinquième année ; Paulin, Euch., 72 et s.

[167] Lyonnais mort à Rome in studiis à dix ans (XIII, 2040).

[168] Bulles votives à Saint-Germain, Cat. somm., p. 97. Il faut du reste constater que les figurations d'enfants avec, la bulle sont rares en Gaule. Le costume habituel est à la gauloise, la longue tunique et, le manteau court à capuchon pointu, ce qui donne aux enfants de ce temps la même silhouette et la même allure qu'aux petits écoliers de nos jours.

[169] Voyez au mot Enfant dans les tables du Recueil d'Espérandieu.

[170] Voyez au mot Enfant dans les tables du Recueil d'Espérandieu.

[171] Voyez la déesse à l'oiseau, le corbeau d'Apollon, le coq de Mercure, etc. — Enfants ou femmes figurés sur leurs tombes tenant des oiseaux, colombes ou passereaux ; Esp., n° 1127, 1187, 1362, 1419-9, 1530, 1620, etc. — L'oiseau (en albâtre peint) au corps jaune, aux ailes et au bec vert, sans doute un perroquet, est peut-être une fantaisie d'amateur plutôt que le souvenir d'une bête domestique (Bavai ; Esp., n° 3979).

[172] A Vénus en particulier. Colombes votives, Esp., n° 2109, 2181, 3586, 3638, 4264, 4282, etc. Tête de dieu entre deux colombes, n° 2354-5, 2377. Sur les tombes, cf. Pétrone, Sat., 71 : Ad dexieram meam ponas statuam Fortunatæ mea columbam tenentem et catellam cingulo alligatam ducat ; l'usage est donc italien ou italo-grec : comparez à ce texte de Pétrone l'image mortuaire, fort grossière (Comminges, Esp., n° 882), où le mari a à sa droite sa femme accompagnée d'un oiseau. La colombe est commune dans les terres cuites ; Blanchet, Fig., p. 139.

[173] Le coq, plus commun que la colombe dans les terres cuites (Blanchet, id.), l'est moins dans les tombes (Esp., n° 1193, 2309).

[174] On éleva certainement des oiseaux dans des cages ; cf. le monument de l'oiseleur, Esp., n° 2775.

[175] Esp., n° 1179 (cf. Inscript. rom. de Bord., I, p. 329) ; Blanchet, p. 135 (terre cuite). Il semble bien que le lapin, comme tous les animaux familiers des morts, a pu servir aussi d'attribut ou d'offrande aux dieux (Esp., n° 1054).

[176] On l'a dit ; je ne le crois pas cependant.

[177] Esp., n° 1193, 1783, 3500 ?

[178] Musée d'Auxerre, n° 2906 [aujourd'hui disparu].

[179] Le chien accompagne surtout les dieux protecteurs du foyer, du domaine, de la vie, le dieu au maillet (Esp., n° 434-7), Néhalennia (C. I. L., XIII, 8779 et s.), des Mères ; en outre, Épona (le chien surtout comme compagnon du cheval, Esp., n° 2117 ?) et Diane (comme chien de chasse).

[180] Cf. C. I. L., XIII, 7070.

[181] Aucune trace en Gaule.

[182] Voyez l'expression de chenet, qui indique que l'image du chien remplaça celle du bélier dans les chenets (cf. Déchelette, Manuel, II, p. 1407) ; on trouve d'ailleurs, notamment à Nîmes et dans la région, des chenets en terre cuite à tête de chien.

[183] Voyez aux tables d'Espérandieu ; l'usage est italien et grec (Pétrone, Sat., 71). Remarquez que le chien n'accompagne pas d'ordinaire l'homme, mais l'enfant et la femme, comme lui êtres du foyer.

[184] Esp., n° 770 et 773 : l'une d'elles, semble-t-il, s'appelle Cytheris. Autre nom de chienne, Myia, la mouche. On prenait évidemment pour les chiens surtout des noms grecs, mais peut-être aussi, hors de Gaule, leur donnait-on des noms gaulois.

[185] Pétrone, Sat., 29.

[186] Esp., n° 4097.

[187] Terre cuite ; Blanchet, Fig., p. 128 ; Suppl., p. 67.

[188] Sculpture votive ; Esp., n° 2051.

[189] Bas-relief funéraire ; Esp., n° 759 (à Narbonne). — Cf. Capitan, Ac. des Inscr., C. r., 1910, p. 67-77.

[190] Maître (pecuarius, maître berger) tué par son esclave ; XIII, 7070.

[191] Voyez, dans une inscription d'Arles (XII, 722), l'éloge d'un bon ouvrier, ars cui summa fuit, fabricæ studium, doctrina pudorque, etc.

[192] Voyez le testament du Lingon, XIII, 5708 ; XII, 3789, 3809, 3904, 3945, 4580, etc. ; dans la plupart de ces cas, enfants et affranchis d'un mort s'associent pour lui élever son tombeau, et cela parait la règle : la loi assimilait honos parentium ne patronorum (Dig., XXXVII, 15, 2).

[193] En général d'esclave affranchi.

[194] XII, 3781 : tombe d'une vernacula, morte à onze ans, élevée par ses deux maîtres, Attius et Numeria, qui sont peut-être les enfants de la maison.

[195] Les preuves au Corpus et chez Espérandieu.

[196] A cela près, que l'expression de contubernalis remplace d'ordinaire celle de conjux (XII, 4030-1, 4640).

[197] On peut supposer la pensée que, dans l'autre monde, ils seront réunis à nouveau, le patron continuant son rôle, comme dans l'ancienne Gaule.

[198] XII, 3782 (marito piissimo eidemque patrono), 3801 (libertæ et uxoris), et bien d'autres. Parfois, il est vrai, le patron qui vit avec son affranchie n'indique pas le titre d'épouse ; il se borne à élever une tombe sibi et libertæ (XII, 4667).

[199] Dominæ et uxori, XII, 682 a.

[200] Pro f(ilio) et vern(a), XIII, 568.

[201] Hic est sepultus eum suo vernione, XII, 5012.

[202] Dans les collèges.

[203] Dans les collèges.

[204] C. I. L., XII, 3053 : Genio Decimi nostri,... amicus.

[205] De là, le lien étroit qu'il faut établir entre l'amicitia antique et la vie collégiale, dont le but était si souvent le funeraticium.

[206] Il est d'ailleurs possible que le rapprochement des deux termes amicus arnica dans une tombe commune (XIII, 2075) indique une union libre et régulière à la fois.

[207] XIII, 6814, 6899, etc.

[208] Colliberto sanctissimo, XIII, 2026 ; amico et [col]liberto, XIII, 2147 ; conservi, XIII, 2153.

[209] Erophilus in modum fraternæ adfectionis condiscipulatu copulatissimus amicus, XIII, 2027.

[210] Pour tout ce qui suit, t. IV, ch. X. Voyez les noms d'amitié ou de guerre ou les sobriquets mystérieux que se donnent les membres de collèges, XIII, 615.

[211] Épitaphe d'un corporatus (XII, 722) : Hic conviva fuit dulcis, nosset qui pascere amicos.

[212] Bonis bene, XIII, 1880, 1893. La formule qui accompagne celle-ci, salvi eatis, salvi redeatis, doit ici être égaiement un salut aux membres de la confrérie qui visitent leur confrère défunt.

[213] Je laisse de côté les occupations plus banales et moine caractéristiques de l'état moral : voyages, promenades, bains publics (C. I. L., XIII, 1983), chasse, pêche, sport nautique, jeux (jeu d'échecs, XIII, 444 ; jeu de ballon). Je répète que ceci n'est point un manuel d'antiquités.

[214] XII, 3058, 4393, 5905, 2461, etc.

[215] XII, 3058.

[216] XIII, 5708, 2494.

[217] XII, 530, anniversaire de Vespasien et peut-être dédicace d'une basilique ; XII, 5905, anniversaire de Marc-Aurèle ; XII, 372, décret honorifique ; XII, 4393, anniversaire d'un donateur ; etc.

[218] Supposé pour la Gaule ; en Afrique, Augustin, Serm., 46, § 3, 8, Migne, P. L., XXXVIII, c. 274.

[219] Pétrone, Sat., 30-31.

[220] XIII, 2494, 5708.

[221] XIII, 2494, 5708.

[222] Cf. l'épitaphe d'un corporatus (XII, 722) ; à la fin de l'épitaphe d'un membre de confrérie, omnibus copotoribus bene, XIII, 845.

[223] Cf. Fustel de Coulanges, La Cité antique, p. 24 et s.

[224] Prescriptions testamentaires du Lingon (XIII, 5103) : Stratui ibi sit quod sternatur per eos dies quibus cella memoriæ aperietur, et II lodices [couvertures] et cervicalia II paria cenatoria [coussins] et abollæ [manteaux spéciaux pour banquets] et tunica. Ces banquets funéraires d'anniversaires comportaient un costume spécial.

[225] Ce que nous venons ale dire du rôle et de l'importance des banquets explique en partie le nombre et le caractère de ce qu'on appelle en archéologie et en épigraphie les vases bachiques : c'étaient sans doute les vases dont on se servait dans les banquets, et les inscriptions qu'on y lit (ave, bibe, da merum, Gabalibus féliciter, etc.) étaient, je crois, des formules de souhait et d'appel que les convives prononçaient en chœur ou séparément.

[226] Y compris les morts : Annius Camars, à Arles, fonde par testament ludos athletarum aut circenses (XII, 670), et il parait bien douteux que sa mémoire n'ait pas été honorée à l'occasion de ces jeux.

[227] Les cirques étaient très rares en Gaule. D'abord, il ne reste aucune ruine de pierre qui puisse s'y rapporter (sauf l'Aiguille de Vienne, et encore ne s'agit-il pas ici de gradins, de constructions faisant partie de l'édifice), ce qui prouverait que le bois était resté la matière principale de ce genre de monuments. Et ensuite, les témoignages, écrits, épigraphiques, figurés, concernant les jeux de cirques, sont encore fort rares en Gaule. On peut signaler des courses à Arles, Narbonne (Esp., n° 590 et s.), Vienne, Lyon (ludi circenses, XIII, 1921), Bordeaux (Esp., n° 1101, 1108) ; encore les preuves tirées des figurations de chars sont loin d'être concluantes. Je doute qu'il n'y en ait pas eu dés le Haut Empire à Trèves (cf. pour Constantin, Pan. Lat., VII, 23 ; Salvien, De gub. Dei, VI, 87 ; aussi, Espérandieu, VI, p. 375), Cologne et Mayence. Remarquez qu'il s'agit, dans tout cela, de villes qui furent ou devinrent métropoles. Mais il a pu y en avoir dans d'autres villes : on croit à l'existence d'un cirque à Nîmes sur l'emplacement du Marché aux Bestiaux (où de très fructueuses fouilles pourraient être effectuées).

[228] Je suppose tout cela pour la Gaule, d'après ce qui se passait dans le reste de l'Empire : les preuves formelles manquent pour notre pays.

[229] Je rappelle que ces genres de divertissements pouvaient tout aussi bien se donner dans les amphithéâtres, dont nous allons parler.

[230] Il semble bien qu'il put y avoir, exceptionnellement, des combats dans les théâtres de simples loci.

[231] Esp., n° 1346, 3999 (trouve à Maëstricht) ; le gladiateur de bronze d'Arles ; etc.

[232] Que la Gaule fût le pays de l'Empire où la gladiature était le plus populaire, cela résulte du fait que le décret pour restreindre ce genre de dépenses parait avoir été pris, sous Marc-Aurèle, surtout pour la décharge des grands de la Gaule.

[233] Le chiffre le plus important paraît être, si le texte a été bien lu, celui d'un gladiateur d'Orange, LIII (pugnarum) ; XII, 5837. — Il faudrait étudier, dans le Recueil d'Espérandieu, si certains bas-reliefs représentant des armes ne se rapportent pas à des tombes de gladiateurs. — La frise des armes, à Saintes (Esp., n° 1346), parait être un ornement du ludus de la cité.

[234] Eusèbe, V, 1, 56. — L'exécution du prophète Maric sous Vitellius a donné lieu à des péripéties semblables.

[235] Cf. Mommsen, Strafrecht, p. 928-931.

[236] Ne pas oublier qu'il y a des théâtres dans de simples bourgades de pagi, et prés de sanctuaires ruraux.

[237] Pline, Epist., IV, 13 : encore ne s'agit-il point là, à proprement parler, ni de petites gens ai de charité absolument désintéressée.

[238] Soit directement, soit par l'octroi d'immunités aux maîtres.

[239] En réalité, moins des lits que de simples places dans des galeries ; Besnier, L'Île Tibérine, 1902, p. 198-200.

[240] Cf. Hirschfeld, Verwalt., 2e éd., p. 230 et s.

[241] Cf. Hirschfeld, id., p. 212 et s.

[242] Jusqu'à nouvel ordre du moins. — Cf. Esser, De pauperum cura apud Romanos, thèse de Kampen, 1902 (intéressant).

[243] Encore faut-il dire que le titre de medicus coloniæ n'implique pas nécessairement la subvention municipale et l'assistance gratuite. — Je n'arrive pas à trouver trace d'assistance médicale dans les villes d'eaux.

[244] Même remarque : cela n'implique pas la gratuité de l'enseignement.

[245] On peut citer en outre des distributions d'huile, de vin ou de bière : mais, comme on en faisait bénéficier ou tous les habitants ou tous les membres d'un collège déterminé, il semble bien que la charité, le désir de soulager la misère n'eût rien à voir en ce genre de bienfait. C'est toujours la pietas in suos. — Même remarque en ce qui concerne les gratifications en espèces laissées par testament : elles profitent le plus souvent aux sociétés dont faisait partie le défunt : par exemple (XIII, 1911, 1921), 5 deniers à chaque negotiator vinarius ou à chaque décurion, vinarii et décurions qui ne pouvaient être que de riches bourgeois. Jamais la pensée du pauvre n'apparait dans ces donations ; voyez le portrait de Trimalchion, nummos in publico de sacculo effundentem (Pétrone, Sat., 71).

[246] Fustel de Coulanges, Instit., [II], p. 53-4 : Cette plèbe fut ce qui fit tort à l'Empire. Le gouvernement n'eut pas la force ou n'eut pas le courage de la contraindre au travail. Il obéit à cette populace, il la nourrit à ne rien faire, il s'abaissa à l'amuser.

[247] L'idéal du stoïcien, même empereur, est la purification, l'ennoblissement de son âme même ; voyez les Pensées de Mare-Aurèle, et remarquez la petite place qui y est faite à l'humanité.

[248] Lisez les très belles pages écrites [en 1875] par Fustel de Coulanges (Inst., [II], p. 217 et s.) sur la médiocrité morale du monde romain. Il est le premier qui ait développé avec vigueur ce thème, malgré l'admiration ambiante qu'inspirait alors l'Empire romain et qu'il avait du reste d'abord en partie partagée (cf. Polybe [1838], dans Questions historiques, p. 211). — On trouvera quelques indices de pensées semblables chez Guizot, Hist. de la civilisation en France [écrit en 1828], 2e leçon, par exemple p. 84 : La société tout entière se dissout et se meurt. Cf. également Renan, Marc-Aurèle, 1881, ch. 31. — Toutefois, Guizot, Fustel de Coulanges et Renan paraissent voir les causes de cette atonie dans l'état politique, l'excès et la maladresse de l'obéissance et du despotisme. Et ils ont raison. Mais au delà de ces causes, il y en a de plus profondes (de même pour la pauvreté de l'art), dont toutes les autres dérivent : c'est la substitution du principe de la monarchie universelle à celui des patries régionales ou municipales, ou, en d'autres termes, c'est la conquête romaine elle-même et le mode d'existence auquel elle soumit le monde.

[249] Je ne parle, naturellement, que du plus grand nombre, et n'ai pas à tenir compte ici des âmes ou des esprits d'élite, s'il s'en trouve alors dans les Gaules.

[250] Fustel de Coulanges, ibid., p. 217 : Le mal moral dont elle souffrait [la société romaine] n'était pas la corruption des mœurs ; c'était l'amollissement de la volonté et, pour ainsi dire, l'énervement du caractère, etc.

[251] Ici, § 3.

[252] J'ai déjà dit que l'influence des philosophes ne sortait pas des hautes classes et là même n'y était que superficielle.

[253] Cf. t. IV, ch. IX, § 1, et ici, § 4.

[254] T. IV, ch. X, surtout § I. Les églises chrétiennes mises à part.

[255] T. IV, ch. VIII.

[256] Pline, H. n., III, 39 ; Rutilius Namatianus, I, 47 et s. ; etc.

[257] Je dis Rome, je ne dis pas Auguste.

[258] Ici, § 1 et tout le ch. I.

[259] Inscription à Saint-Paulien, métropole des Vellaves (XIII, 1589), d'un petit autel dédié Saluti generis humani : il doit s'agir de Galba, qui fut un être bien médiocre.

[260] T. IV, ch. VI, § 1 et 2 ; t. VI, ch. I, § 13.

[261] Les empereurs ont bien compris le prestige traditionnel et naturel d'une monarchie héréditaire, d'une famille consacrée, en cherchant à s'appuyer dés le début sur le principe de l'hérédité, de la domus divisa ; et jusqu'à quel point les peuples avaient besoin d'obéir et de se dévouer, en somme, moins à un homme qu'à une famille, c'est ce que montre, également dés le début de l'Empire, la popularité et la sainteté de la famille de Drusus.

[262] Remarquez l'absence ordinaire de ce mot et la médiocrité des éloges militaires dans les épitaphes de soldats ou d'officiers. Le service militaire appariait très nettement en épigraphie et en archéologie ce qu'il était devenu alors, un simple métier.

[263] On ne peut prononcer ce mot qu'à propos des guerres de Drusus, de Trajan, et sans doute de Probus. La popularité de ces guerres, l'émotion qu'elles provoquèrent, montrent que l'on pouvait encore faire appel à l'esprit de gloire chez les peuples, comme à un ferment d'activité. Hais on voit aussi jusqu'à quel point les empereurs ne l'ont point voulu, en constatant le contraste entre Trajan et ses successeurs, l'hostilité absolue de Tibère aux initiatives à la Drusus, le mouvement d'opinion, sénatorial mais sans doute pacifiste, contre Maximin.

[264] Fustel de Coulanges, [II], p. 219-220 : Ces générations d'hommes se suivent et se ressemblent. Elles savent obéir,... mais... sans discernement et sans choix.... Les hommes [de la classe sénatoriale] traversent les dignités par devoir et par habitude.... Chacun remplit sa fonction,... et c'est tout.