HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XVII. — LA GRÈGE AU TROISIÈME SIÈCLE. - (193-310 ap. J.-C.).

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

La Grèce avait paru renaître sous les Antonins. Elle avait joui d’une certaine prospérité matérielle ; elle avait eu sa part dans le bonheur qu’une paix universelle apportait à l’empire. Elle avait jeté un grand éclat dans les lettres et dans les arts ; elle avait encore enfanté quelques hommes. Cette renaissance apparente était le dernier effort d’une société vieillie. Un siècle stérile et agité, un siècle que déchirent à la fois les guerres civiles et l’invasion barbare, succède à la période brillante des Antonins.

Les dynasties purement militaires qui gouvernèrent l’empire entre Septime Sévère et Dioclétien ne pouvaient être que funestes à la Grèce ; sa prospérité dépendait avant tout de celle des lettres et des études, dernier souci de ces soldats grossiers. Cependant Spartien nous apprend que Sévère dans sa jeunesse avait été amené à Athènes « par le désir de connaître les écoles de cette ville, ses mystères, ses monuments magnifiques. Mais il reçut des Athéniens certains outrages » (l’historien ne s’explique pas davantage) « qui le rendirent leur ennemi ; et il se vengea en diminuant leurs privilèges, lorsqu’il fut devenu empereur[1]. » D’ailleurs, la Grèce, avait sans doute, avec le reste de l’Orient, soutenu le rival de Sévère, Pescennius Niger.

Sous le successeur de Septime Sévère, Caracalla, un fait important dut amener dans tout l’empire, comme dans l’Achaïe, des résultats considérables ; je veux parler de l’extension du droit de cité romaine à tous les habitants libres de l’empire. Nous sommes malheureusement presque réduits à des hypothèses sur un événement de cette gravité.

Nous savons qu’à l’époque où Auguste organisa pour la première fois la conquête du monde, il y avait dans l’empire des conditions fort diverses, au point de vue politique et civil, et inégalement avantageuses. Au-dessus de l’esclave, on pouvait distinguer, parmi les hommes qualifiés de libres, le sujet, le tributaire, l’allié, le fédéré, le colon, le citoyen de droit italien, le citoyen de droit latin, le citoyen romain. Est-il nécessaire d’expliquer l’avantage qu’il y avait à obtenir ce dernier titre par lequel on acquérait la plénitude des droits civils et politiques ? Ces derniers semblaient de moins en moins importants, il est vrai, à mesure que la monarchie devenait plus absolue ; mais les droits civils devaient paraître de plus en plus précieux, à mesure que s’étendait et se compliquait la science du droit et de la jurisprudence. Etre citoyen romain était le seul moyen d’échapper à la domination illimitée du proconsul et aux charges spéciales qui pesaient sur les provinciaux. Tous les moyens furent employés par ceux-ci pour obtenir ce titre. Le plus curieux consistait à se vendre comme esclave à un citoyen romain pour être affranchi aussitôt par lui ; car l’affranchi d’un citoyen était citoyen lui-même. Les empereurs, les uns par politique, les autres par faiblesse, ceux-là par avarice et ceux-ci par bonté, propagèrent de plus en plus le titre de citoyen : il y avait eu quatre millions de citoyens romains sous Auguste. Il y en eut sept millions sous Claude. En retranchant du nombre des habitants de l’empire les esclaves, les femmes, les enfants, on est induit à penser qu’à la fin du second siècle la moitié au moins des hommes libres étaient déjà citoyens.

« Il arriva ainsi naturellement, » dit M. Fustel de Coulanges dans sa belle étude sur la cité antique, « qu’après quelques générations, il y eut dans chaque ville grecque un assez grand nombre d’hommes, et c’étaient ordinairement les plus riches, qui ne reconnaissaient ni le gouvernement, ni le droit de cette ville. Le régime municipal périt ainsi lentement comme de mort naturelle. Il vint un jour où la cité fut un cadre qui ne renferma plus rien ; où les lois locales ne s’appliquèrent presque plus à personne ; où les juges municipaux n’eurent plus de justiciables » (il y a la naturellement quelque hyperbole).

« Enfin, quand huit ou dix générations eurent soupiré après le droit de cité romaine, et que tout ce qui avait quelque valeur l’eut obtenu, alors parut un décret impérial qui l’accorda à tous les hommes libres sans distinction. »

« Ce qui est étrange ici, c’est qu’on ne peut dire avec certitude ni la date de ce décret, ni le nom du prince qui l’a porté. On en fait honneur avec quelque vraisemblance à Caracalla, c’est-à-dire à un prince qui n’eut jamais de vues bien élevées ; aussi ne le lui attribue-t-on que comme une simple mesure fiscale. » Dion Cassius dit que Caracalla donna à tous les habitants de l’empire le droit de cité pour généraliser l’impôt du dixième sur les affranchissements et sur les successions.

« On ne rencontre guère dans l’histoire, » continue M. Fustel de Coulanges, « de décret plus important que celui-là. Il supprimait la distinction qui existait depuis l :i conquête romaine entre le peuple dominateur et les peuples sujets. Il faisait même disparaître la distinction, beaucoup plus vieille, que la religion et le droit avaient marquée entre les cités... Si ce décret n’a pas frappé les contemporains et n’a pas été remarqué de ceux qui écrivaient alors l’histoire, c’est que le changement dont il était l’expression légale était achevé depuis longtemps. L’inégalité entre les citoyens et les sujets s’était affaiblie à chaque génération et s’était peu à peu effacée. Le décret put passer inaperçu sous le voile d’une mesure fiscale. Il proclamait et faisait passer dans le domaine du droit ce qui était déjà un fait accompli.... A partir de ce temps-là, tout ce qui faisait partie de l’empire romain depuis l’Espagne jusqu’à l’Euphrate forma véritablement un seul peuple et un seul Etat. La distinction des cités avait disparu ; celle des nations n’apparaissait encore que faiblement. Tous les habitants de cet immense empire étaient également Romains. Le Gaulois abandonna son nom de Gaulois et prit avec empressement celui de Romain ; ainsi fit l’Espagnol, ainsi fit l’habitant de la Thrace et de la Syrie. Il n’y eut plus qu’un seul nom, qu’une seule patrie, qu’un seul gouvernement, qu’un seul droit. » La cité romaine était devenue « la réunion d’une douzaine de grands peuples sous un maître unique[2]. » Jamais conception aussi vaste ne se réalisa dans un état politique aussi menacé. A l’heure même où l’empire accomplissait, sans en avoir pleine conscience, l’oeuvre qui avait été sa raison d’être et de durer depuis trois siècles, le vice de l’institution césarienne apparaissait dans sa gravité menaçante. La monarchie absolue était en train d’aboutir à l’anarchie militaire.

L’unité de l’empire romain, depuis trois ou quatre siècles, reposait sur la crainte et le respect du nom romain. Le culte de Rome, culte d’admiration, culte d’effroi, avait été le seul lien des nations. Mais ce culte était ébranlé depuis longtemps par l’institution monarchique et impériale, qui cherchait sa force et son point d’appui dans les provinces et dans les armées plutôt que dans la capitale. Le décret de Caracalla lui porta le dernier coup en proclamant que tout le monde était romain, car, dès lors, il n’y avait plus de Rome. L’égalité de tous les peuples, ainsi proclamée, semblait consolider l’unité de l’empire. Erreur, car ce qui élevait tous les peuples au même rang les séparait du même’ coup, puisqu’ils n’étaient liés que par le respect commun d’un peuple supérieur. Assurément, l’humanité avait fait un pas en avant ; mais l’empire s’était tué lui-même. Jetez les yeux sur la chronologie des successeurs de Caracalla. Cent quatre-vingts ans nous séparent encore de la grande invasion barbare et du partage définitif de l’empire entre les fils de Théodose. Mais, durant ce laps de temps, c’est à peine si l’empire obéit pendant quarante années à un maître unique.

L’anarchie et les désastres du troisième siècle ont tenu à plusieurs causes. L’édit de Caracalla est une de ces causes ; car toutes les parties de l’empire, affranchies de la suprématie romaine, tendirent désormais à se dissoudre et à faire tourner isolément, au profit des nationalités comprimées plutôt qu’étouffées, l’égalité qui leur était rendue. Mais le mal était encore ailleurs, et plus au fond, dans l’abaissement des caractères, dans l’affaiblissement des âmes après deux ou trois siècles de despotisme, dans ce qu’on pourrait appeler le désarmement matériel et moral des citoyens.

N’envisageons que la Grèce et voyons l’état où Rome avait réduit ce pays, autrefois si brave et si fier. Toutes les forteresses, toutes les citadelles ont été démantelées ; les passages difficiles, comme les Thermopyles et l’isthme de Corinthe, ces portes du pays, sont « tout grands ouverts à tout le monde, » selon l’expression de Strabon. Tous les citoyens ont été désarmés avec un soin jaloux. Déjà les mœurs leur interdisent, et bientôt les édits de Dioclétien leur interdiront l’accès des armées. Plus tard, le code Théodosien défendra que tout citoyen possède aucun autre instrument dangereux que ces petits couteaux (cultellos) qui ne peuvent faire de blessures[3]. Dans toute l’Achaïe il n’y a plus un seul soldat, ni romain, ni provincial ; les licteurs du proconsul suffisent à maintenir l’ordre. La paix, rêvée de tout temps par quelques philanthropes, est réalisée par les Antonins. L’empire a désarmé ; Auguste a proclamé le territoire assez vaste ; on n’ira pas plus loin. Il a tourné l’esprit de ses sujets vers les arts de la paix, vers le commerce, l’étude, les plaisirs. L’empire a désarmé.

Certes, ce serait admirable si c’était sensé. Mais là-bas, derrière le Danube et derrière le Rhin, il y a un peuple innombrable et belliqueux ; cent tribus avides et qui n’ont pas désarmé ; la barbarie germaine guette depuis trois cents ans la civilisation gréco-latine et attend l’heure favorable pour la dévorer. Il est vrai qu’aux frontières quatre cent mille hommes gardent l’empire ; et ces légions, tant qu’elles seront commandées par Germanicus ou Marc-Aurèle, seront encore invincibles. Mais où se recrutent ces forces auxquelles est confié le salut de cent millions d’hommes, plongés dans la paix ? Pour la plus grande partie, chez la barbarie elle-même et parmi les nations soi-disant soumises et soi-disant fidèles, qui font sur les frontières une ceinture à l’empire. Il n’y a plus assez de vigueur au cœur, à Rome, en Italie, en Grèce, pour qu’il y naisse des soldats. Les derniers venus dans l’alliance romaine seront donc chargés de la défense commune ; auxiliaires ou mercenaires, ce sont les Barbares qui protégeront contre les Barbares les Romains dégénérés. Ainsi le veut la mollesse des citoyens, et encore plus la défiance des empereurs.

Derrière ce cordon de légions, il n’y a plus rien. Percez cette ligne mince et tout l’empire est en proie. En vérité, c’est un prodige que Rome n’ait été prise qu’en 410. La supériorité de la discipline et des armes a prolongé la lutte ; mais le dénouement était fatal. Des tribus très aguerries et pauvres, envahissant des nations riches et efféminées, devaient vaincre tôt ou tard.

Au troisième siècle, l’empire triomphe encore ; il triomphe même au milieu de la guerre civile, pendant que vingt chefs d’armée (l’histoire, exagérant leur nombre, les appela les trente tyrans), se proclamaient indépendants et ceignaient un lambeau de pourpre, dans les provinces où ils commandaient. Le désastre de Valérien, vaincu et fait prisonnier par les Perses, avait été comme le signal de cette dislocation générale. Le débile héritier de Valérien, Gallien, ne régna pas même sur l’Italie entière.

En Achaïe, un certain Valens, que Gallien avait fait proconsul, se proclama empereur. Pison qu’on envoya contre lui, se fit lui-même empereur, en Thessalie, sur la route. Valens marcha contre Pison et le tua ; puis lui-même fut tué par ses troupes. Telle fut, au reste, la destinée de la plupart des trente tyrans ; ils tuèrent et furent tués tour à tour.

A la faveur de cette effroyable anarchie, les barbares, partout campés devant les frontières et pressés eux-mêmes par d’autres barbares qui venaient derrière eux et marchaient vaguement vers le pays des riches moissons et des butins infinis, tous à la fois, Germains et Goths, vingt hordes diverses, renversant les barrières qui n’étaient plus défendues, inondèrent l’empire romain. La Grèce, cette province la plus méridionale de l’Europe, la Grèce elle-même fut atteinte. Quoiqu’elle ne fût pas plus que les autres en état de défense, il y restait quelques éléments virils. Caracalla avait pu tirer de Sparte de vaillantes recrues dont il avait formé une phalange lacédémonienne. L’empereur Dèce, le premier, prit quelques précautions défensives en Grèce. Il avait mis garnison aux Thermopyles, et chargé de les défendre le brave Claudius, qui fut lui-même empereur dix-huit ans plus tard. Mais on n’avait pu, ou l’on n’avait voulu lui confier que quinze cents hommes dont mille recrues provinciales.

Déjà au second siècle, Plutarque confessait que la Grèce aurait pu à peine fournir trois mille hoplites. Sicyone et Mégare, dit-il, deux petites villes, en envoyaient chacune autant à Platées contre les Perses[4]. Il ne faut pas expliquer cet aveu surprenant par la dépopulation du pays, quoique de ce côté le mal fût grand aussi. Mais ce n’étaient pas tant les hommes qui manquaient que les soldats ; non que le courage fut tout à fait éteint dans les cœurs, mais l’incapacité militaire encouragée par la politique impériale était absolue. Péril presque aussi grand que l’eût été la lâcheté même.

Ce furent les Hérules qui envahirent les premiers la Grèce où l’on n’avait pas vu depuis trois siècles « la fumée d’un camp ennemi. » Les Hérules étaient une tribu gothique, établie sur les bords du Palus Méotide (mer d’Azof) entre l’embouchure du Don et celle du Dnieper. Au bruit du grand effondrement de l’empire, ils s’embarquèrent sur cinq cents radeaux et voguèrent hardiment devant eux, à travers les flots du Pont Euxin. Ils franchirent le Bosphore et l’Hellespont ; ils vinrent saccager les îles de la mer Egée et les rivages de la Grèce. C’était en 268 ou 269, la dernière année du règne de Gallien ou la première année du règne de Claude second.

Byzance, Chrysopolis, Cyzique, Lemnos, Skyros, Corinthe, Sparte et Argos furent pillées tour à tour. Quoique Valérien eût fait relever les murs d’Athènes détruits depuis l’invasion de Sylla en Grèce, la ville fut forcée par les barbares[5] ; les habitants s’enfuirent dans les bois qui couvraient encore les pentes aujourd’hui dénudées du Parnès et du Pentélique. De là, éloignés de la ville au plus de deux ou trois lieues, ils pouvaient voir l’incendie dévorer leurs maisons, et les pillards, dispersés dans la plaine, se charger de riches dépouilles.

A ce spectacle, un homme s’indigna ; et, s’improvisant général, il eut la gloire d’appeler et de conduire à la vengeance les Athéniens, une dernière fois dignes de Salamine et de Marathon. Athénien lui-même, il s’appelait Dexippe. C’était un orateur et un écrivain distingué, quoiqu’il ait effacé l’éclat de ses titres littéraires par la gloire de son heureuse audace et de son patriotisme. Un fragment, qui est parvenu jusqu’à nous de l’Histoire universelle qu’il avait composée, renferme le discours qu’il adressa à ses concitoyens, cachés dans les bois, pour les exciter à marcher contre les barbares. Sans doute, cédant au travers des rhéteurs de son temps, il a eu soin, après l’événement, de transformer en une harangue régulière des objurgations improvisées, qui devaient être plus éloquentes, étant plus sincères. Mais le fond du discours est probablement authentique ; et on le trouve conforme au langage qu’il convenait de tenir devant un peuple timide, et plus porté à s’abandonner lâchement qu’à concevoir des résolutions vigoureuses. Il ne cesse de répéter aux fugitifs que le grand nombre des barbares les épouvante à tort. Dispersés par toute la plaine, embarrassés de leur butin, sans ordres et sans chefs, ces pillards ne résisteront pas à une attaque imprévue et énergique. D’ailleurs, les Athéniens auront toujours derrière eux le refuge assuré des bois touffus qui les abritent, et où les étrangers ne sauraient pénétrer. Il leur promet, en outre, l’appui de la flotte romaine qui croise en vue des côtes et qui fermera la mer aux barbares.

Ces exhortations réveillèrent le courage des Athéniens. Au nombre de deux mille seulement, ils harcelèrent d’abord les Hérules et leur tuèrent beaucoup de monde. Bientôt l’amiral romain Cléodamos, probablement Grec de naissance, comme son nom l’indique, attaqua et dispersa leur flotte : les Hérules perdirent plus de trois mille hommes, et s’enfuirent de l’Attique en désordre. Ils traversèrent, en se retirant, la Béotie, l’Acarnanie et l’Epire ; ils allèrent se perdre en Illyrie, où l’on croit que l’empereur Claude les détruisit[6].

L’historien anonyme qu’on appelle ordinairement le continuateur de Dion raconte que pendant le sac d’Athènes, les Barbares ayant ramassé un grand nombre de livres, voulurent les jeter au feu. L’un d’eux, qui passait pour plus sage que tous les autres, les retint en leur disant : « Pendant que les Romains s’amusent à ces livres, ils oublient la guerre. » Si ce trait n’est pas une simple historiette morale, il faut dire que ce Barbare était fort impertinent. Car on peut être savant et brave à la fois, et Dexippe le prouva aux Hérules en les battant[7].

Aucun nom n’est plus glorieux dans l’histoire de la Grèce au troisième siècle que le nom de ce courageux citoyen. Les débris qui nous restent de ses ouvrages montrent assez un esprit qui n’avait rien de médiocre. Il avait écrit l’histoire des successeurs d’Alexandre, une histoire chronologique universelle jusqu’à la première année du règne de Claude, et le récit de la guerre contre les Scythes, laquelle dura du règne de Dèce à celui d’Aurélien, pendant plus de vingt ans. Nous savons, par Eunape, que Dexippe prolongea sa vie jusqu’au temps de l’empereur Probus, qui périt en 282[8].

Nous possédons, au musée du Louvre, un monument curieux de la renommée que Dexippe avait conquise. C’est l’inscription que portait la base d’une statue érigée par ses enfants à la gloire de leur père, probablement après sa mort. Dans la longue énumération de ses méritas, il n’est pas question de la victoire qu’il fit remporter à ses concitoyens ; cependant, le texte même de l’inscription ne permet guère de douter qu’elle ait été composée postérieurement à l’invasion barbare., et sans doute après h mort de Dexippe.

Voici la traduction de cette inscription :

« Avec la permission du conseil de l’Aréopage et du conseil des sept cent cinquante, et du peuple des Athéniens, à Publius Herennius Dexippos, fils de Ptolémée, du dème d’Hermos, orateur, historien, qui a exercé parmi les Thesmothètes la fonction d’archonte-roi et celle d’archonte-éponyme, qui a présidé les assemblées générales, qui a siégé comme juge aux grandes Panathénées, homme très saint et issu de maison sacerdotale, ses enfants, à cause da » vertu.

Ce qui suit est en vers dans le texte.

« La terre de Cécrops a engendré beaucoup d’hommes très illustres par leur courage et leur éloquence et éminents par leur prudence.

» Entre autres Dexippe, qui, ayant recueilli la longue histoire de tous les siècles, l’a racontée avec véracité.

» Ayant vu lui-même certains faits, il a puisé les autres dans les livres et parcouru ainsi toutes les voies de l’histoire.

» Homme très illustre qui, portant au loin le regard infatigable de son esprit, a connu les événements de tous les temps.

» Sa renommée est très éclatante en Grèce, et sans cesse refleurit l’éloge qu’on décerne à son histoire.

» C’est pourquoi les enfants de cet illustre père ont érigé son image faite de marbre en témoignage de leur reconnaissance[9]. »

Si la seconde partie de cette inscription est intéressante par les détails qu’elle nous donne sur le personnage et la renommée de Dexippe, la première partie, plus précieuse encore, nous fait voir que toutes les institutions d’Athènes antique subsistaient encore dans cette ville à la fin du troisième siècle.

La victoire de Dexippe est le dernier acte et comme l’épisode de la longue et glorieuse histoire militaire d’Athènes. Un siècle plus tard, la Grèce essuya l’invasion d’Alaric, mais sans oser se défendre. Par une coïncidence bizarre, la nation barbare que les Athéniens venaient de repousser si bravement était celle des Hérules, qui devaient, deux cents ans après Dexippe, mettre fin & l’empire d’Occident et déposer, au profil de leur chef Odoacre, le dernier empereur romain, l’obscur enfant qui s’appelait Romulus Augustule.

Nous n’avons vu qu’un coin du tableau de la première grande invasion barbare ; c’est l’incursion des Hérules en Achaïe. L’histoire générale de cette invasion offrirait dans les autres provinces des scènes analogues. Partout les Barbares trouvèrent l’empire désarmé, surpris, étonné ; ils remportèrent de faciles succès, firent un grand butin et infligèrent de cruels désastres. Mais, à la fin, le désordre se mit dans leurs armées sans discipline, et l’organisation romaine triompha, non sans peine, de leur nombre et de leur audace. Il faut aussi, pour expliquer la victoire des Romains et en particulier le succès des Athéniens, ne pas oublier que l’invasion du troisième siècle eut encore le caractère d’une incursion momentanée, mais non celui d’une émigration générale, comme furent les grandes invasions du siècle suivant. Les Barbares, au temps de Gallien, entrèrent dans l’Empire avec l’idée de piller autant qu’ils pourraient faire, puis de s’en retourner chez eux ; non pas, comme au temps de Valons, avec la volonté arrêtée d’obtenir des terres, un établissement dans l’Empire et de ne jamais revenir sur leurs pas, vers les froides et incultes régions d’où ils étaient sortis. Combien cette différence dans leurs projets rendit leur premier choc moins terrible et leur marche plus capricieuse ! Une horde de pillards, si nombreuse qu’on la suppose, est toujours plus aisée à repousser qu’un peuple armé qui émigré et s’avance obstinément, irrésistiblement, sans pouvoir ni vouloir faire en arrière un seul pas.

Les Barbares du troisième siècle furent donc vaincus, en Grèce et ailleurs, pour deux motifs. D’abord, les Romains (et sous ce nom il faut entendre désormais tous les peuples de l’Empire entre lesquels les vrais Romains ne forment plus qu’une minorité sans force et sans talent, à tel point que nulle ville n’est dès lors plus faible que Rome), les Romains avaient encore la supériorité des armes et celle de l’organisation. Ensuite les Barbares furent vaincus, surtout parce qu’ils ne tenaient pas à vaincre, mais à piller. L’idée d’occuper l’empire n’était pas encore entrée dans leur esprit. Plus tard, ils voudront y entrer, avant de songer à le renverser. Un édifice comme l’empire romain ne s’abat ni en un jour, ni en un siècle. Après que toutes ses ressources furent épuisées, l’admiration et l’effroi qu’il avait inspirés au monde suffirent encore longtemps à protéger sa faiblesse.

Les incursions du troisième siècle eurent même un succès plutôt favorable que funeste à l’empire. Elles réveillèrent les cités de leur torpeur et secouèrent l’apathie où la longue paix de l’ère antonine avait engourdi le monde romain. Il y eut un moment, vers la fin du troisième siècle, où peut-être il était encore temps de guérir l’empire romain ou de prolonger du moins son existence de plusieurs siècles. Il y eut une heure où les citoyens, avertis de la gravité d’un péril qu’ils n’avaient fait que soupçonner jusque-là, s’offrirent à redevenir soldats et à sauver eux-mêmes la patrie. Les empereurs ne le voulurent pas.

Nous avons vu les Athéniens, un moment effrayés, rappeler leur antique valeur et chasser les barbares. Cet exemple n’est pas unique. La même année, un parti de Goths s’étant avancé à travers la Lombardie et la Toscane jusqu’en vue de Rome, le Sénat entier s’arma, s’enrôla dans les gardes ; et ce mouvement national fit reculer les envahisseurs. Gallien prit de l’ombrage et craignant, dit Aurelius Victor[10], que l’aristocratie ne ressaisît le commandement militaire, il fit défense aux sénateurs de paraître dans les armées. Le Sénat se soumit ; car cette interdiction, qui blessait de vieilles traditions d’honneur, servait en même temps trop bien les penchants d’âmes amollies et corrompues.

Ainsi une politique insensée travaillait à briser elle-même les ressorts de l’Etat. Le despotisme, au lieu d’armer des citoyens, préférait acheter des barbares, espérant s’en servir à la fois pour contenir les citoyens et pour arrêter les Germains et les Goths. Il agissait ainsi non seulement par défiance, mais encore plus par avarice. Car l’empire s’appauvrissait tous les jours, mais le fisc ne voulait pas s’appauvrir. De là ces lois qui furent d’abord dans les usages avant d’entrer dans les codes, et qui enchaînaient éternellement le propriétaire à sa terre, l’artisan à son métier, le marchand à son négoce, parce qu’il fallait qu’on cultivât, qu’on travaillât et qu’on trafiquât pour que le trésor impérial ne perdît rien de l’impôt qu’il touchait sur le comptoir, sur l’atelier, sur la ferme. Détestable politique qui sacrifia l’empire tout entier aux finances de l’empereur, et qui, en réservant l’honneur de défendre le territoire et de payer de son sang à celui-là seul qui ne pouvait payer de son argent, demi-barbare des frontières, ou prolétaire de l’intérieur, finit par livrer la civilisation désarmée à la barbarie armée.

 

 

 



[1] Spartien, Sept. Sévère, III. Cf. Dion Cassius.

[2] V. Inscriptions du Louvre, catal. Frœhner, n° 430. Catalogue des vainqueurs dans les philadelphies et les athénées, fêtes célébrées à Athènes sous Caracalla. Beaucoup de noms sont romains.

[3] Code Justinien, X, 32, 17 ; XII, 33, 2. Pandect., XLVII. 6, 2, 2, Novell., 85.

[4] De def. orac., VIII.

[5] Zosime, I, 39, 1. — Zonaras, XI. — Syncellus, p. 362, D. — Le continuateur de Dion ; Cédrénus ; Eunape (Vie de Porphyre). La date est controversée.

[6] Collection Didot, gréco-latine, Fragm. des historiens (Dexippe, 21, t. III, p. 680).

[7] Id. Anonymus (t. IV, p. 196). Claudius, 9, 1.

[8] Eunape, Vie de Porphyre.

[9] Corpus Inscript. græc., I, 380, 439. Inscriptions du Louvre (Catalogue Frœhner), n° 119.

[10] Aurelius Victor, De Cæs., 33. — Zozime, I, 37.