HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XVI. — LES ÉCOLES D'ATHÈNES AU SECOND SIÈCLE.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Les écoles d’Athènes, au second siècle[1], prirent un tel développement, jetèrent un si grand éclat, que les empereurs voulurent les doter d’une organisation officielle, dont elles s’étaient passées jusque-là, et qui constata leur prospérité plutôt qu’elle ne la créa. Le grand mouvement qui portait une si nombreuse jeunesse à se rendre à Athènes de toutes les extrémités de l’empire était, dans l’origine, entièrement dû à l’initiative privée, à l’attrait particulier d’Athènes, aux souvenirs glorieux et aux admirables monuments qui remplissaient cette ville. On goûtait, avec un charme infini, la politesse de ses habitants et l’élégance de leurs mœurs. « Nigrinus, » dit Lucien[2], « vantait la liberté qui règne dans Athènes, l’absence de toute jalousie, la tranquillité, le doux, loisir dont on y jouit pleinement. Il me faisait voir que cette manière de vivre est conforme à la philosophie et capable de conserver la pureté des mœurs, et qu’un homme vertueux accoutumé à mépriser la richesse, qui s’est fait un plan de vivre honnêtement selon la nature, ne peut trouver un régime qui lui convienne mieux. »

Les professeurs d’Athènes, quelle que fût la variété de l’instruction qu’ils donnaient, s’appelaient indistinctement sophistes. Ce nom, honorable dans l’origine, puis discrédité par Socrate et Platon, triompha de leurs attaques et fut de nouveau en faveur par tout le monde grec dès les premiers temps de l’empire. Toutefois les nouveaux sophistes n’étaient que les héritiers indirects de Gorgias le Léontin et de Prodicus de Céos. Ceux-ci avaient été philosophes à leur manière, fort mauvais philosophes, j’en conviens, mais ils avaient eu cependant des doctrines à eux, qui, pour être dangereuses, n’en furent pas moins originales, et méritèrent d’être combattues et réfutées par Socrate. Les sophistes, sous l’empire, furent avant tout des professeurs ; on pourrait dire absolument des professeurs d’éloquence. Ils enseignaient l’art d’écrire et d’improviser des discours sur toutes sortes de sujets, relatifs aux belles-lettres, à l’histoire, à la politique, et même à la philosophie. Mais ce n’étaient pas pour cela des philosophes, pas plus qu’ils n’étaient des savants pour aimer à parler de physique ou d’astronomie. Philostrate a nettement distingué le sophiste du philosophe[3] « le philosophe recherche les faits, le sophiste les suppose connus. » Ce jugement conviendrait moins bien aux sophistes du temps de Platon ; mais le sophiste sous les Antonins n’est vraiment rien de plus qu’un rhéteur s’occupant de philosophie, et c’est encore ainsi que Philostrate le définit, sans aucune pensée de dédain ; car ces trois mots philosophe, rhéteur et sophiste s’appliquèrent souvent, comme également honorables, aux mêmes personnes.

D’après Dion Cassius, Marc-Aurèle donna le premier aux écoles d’Athènes une organisation officielle, et attribua des traitements, payés sur le fisc impérial, aux professeurs, ou du moins à plusieurs d’entre eux[4]. Il y eut trois ordres d’enseignement et trois espèces de chaires : celles de philosophie, celles de rhétorique, et celles de politique. Il paraît n’y avoir eu à l’ordinaire qu’une seule chaire officielle de rhétorique, et une seule de politique. Mais la philosophie garda durant longtemps quatre professeurs attitrés, chargés d’enseigner les quatre doctrines reconnues par l’empereur : à savoir celle des Platoniciens, celle des Stoïciens, celle des Péripatéticiens et celle des Epicuriens. Les quatre doctrines .étaient professées conjointement sous les yeux et aux frais de l’Etat, déjà impartial.

Toute cette organisation eût probablement fait sourire Socrate. Au second siècle elle fut acceptée avec transport ; et, s’il faut en croire Lucien, on se battit pour avoir les chaires, surtout pour avoir les traitements. Lucien met en scène deux Athéniens caustiques, dont l’un, Lycinus, vient de voir deux philosophes aux prises sur l’Agora. « —Etait-ce, dit Pamphilos, à propos de quelque point philosophique qu’ils faisaient ce vacarme ? — Il s’agit bien d’autre chose. Tu n’ignores pas que l’empereur accorde une somme assez ronde aux professeurs de philosophie de chacune des sectes, Stoïciens, Platoniciens, Epicuriens, Péripatéticiens ; allocation égale pour tous. L’un d’eux étant venu à mourir, il s’agissait de lui donner un successeur, nommé par les suffrages des notables de la ville. Or le prix du combat n’était pas, comme chez les poètes, une peau de bœuf ou une victime, mais dix mille drachmes par an pour instruire la jeunesse. » Lycinus raconte comment les deux principaux concurrents font d’abord assaut d’érudition péripatéticienne sans pouvoir l’emporter l’un sur l’autre ; la discussion dévie alors. Tous deux s’attaquent dans leur vie privée ; le savant concours se termine par un assaut d’injures grossières. Les notables» chargés de prononcer, finissent par laisser la cause pendante. Ils la renvoient en Italie, où l’empereur devra la juger.

Ainsi un jury choisi désignait les professeurs ; l’empereur se réservait la nomination définitive, ou prononçait entre les différents candidats, si aucun n’avait obtenu une majorité suffisante. Différentes épreuves, des examens portant sur l’objet de l’enseignement, ouvraient l’accès des chaires. Mais l’empereur aplanissait au besoin la voie des honneurs à ses protégés. Le sophiste Adrien de Tyr fut ainsi nommé sans examen. Cette faveur s’accordait rarement.

Le traitement, égal pour les différentes sectes philosophiques, s’élevait à dix mille drachmes, environ neuf mille francs. Mais Philostrate parle aussi de traitements d’un talent, ou cinq mille cinq cents francs, attribués sans doute à des suppléants ou à des chaires moins estimées. Apollonius, qui ne recevait qu’un talent, était professeur de politique.

Quoique les quatre chaires de philosophie fussent regardées comme égales en dignité, l’un des professeurs avait sur les autres une sorte de préséance. Philostrate attribue à Hérode Atticus cette suprématie, pendant le règne de Marc-Aurèle, sur tout l’enseignement philosophique[5].

On commençait les études par la philosophie, et l’on passait ensuite à la rhétorique. Cet ordre, qu’on pourrait justifier, en s’appuyant du précepte de Boileau (Avant donc que d’écrire, apprenez à penser), fut encore suivi au cinquième siècle par Proclus, d’après son biographe Marinus. Ainsi le titre commun de tous les professeurs étant proestotes, les préséants, les philosophes s’appelaient préséants des jeunes ; la chaire de rhétorique s’appelait quelquefois pompeusement le trône des sophistes ; et celle de politique, le trône politique. Chaque titulaire était qualifié de diadochos ou successeur. Ce surnom ne fut pas particulier à Proclus, qui l’a seul gardé. Il s’appliquait aux rhéteurs comme aux philosophes, et signifiait à peu près ce que titulaire exprime chez nous.

Déjà au second siècle, la politique n’était en réalité dans l’Ecole qu’une branche de la rhétorique, comme la philosophie elle-même tendait à le devenir. Autrefois, lorsque Athènes jouissait d’un gouvernement libre, et que son empire s’étendait sur quinze millions d’hommes, des orateurs avaient pu enseigner l’art de parler au Pnyx, et même celui d’exécuter les décrets qu’on avait fait approuver par l’assemblée souveraine. Alors, l’orateur politique, ou comme on disait simplement, le politique, s’opposait au rhéteur : « L’un, » dit Aristote[6], « s’occupe plutôt des faits et du but, l’autre des mots et de l’art. » L’un voulait réellement persuader, l’autre ne cherchait qu’à plaire. Démosthène est ainsi le type de l’orateur politique dans la Grèce libre. Mais, quand la liberté eut péri, l’éloquence politique dut s’exiler du Pnyx dans l’école et, en fermant les yeux au présent et à la réalité, chercher l’inspiration dans la fiction pure ou dans les souvenirs du passé. Aristide succède alors à Démosthène, mais pour faire le panégyrique de Marc Aurèle, non pour écrire les Philippiques. C’est pourtant cet Aristide qu’on appelle, au second siècle, le grand orateur politique. Ne disserte-t-il pas en fort beau langage[7] : sur la nécessité d’envoyer des renforts en Sicile au général Nicias, — sur les avantages de la paix que proposent les Lacédémoniens, vaincus à Pylos, — contre les Thébains qui veulent détruire Athènes, prise par Lysandre (il y a six cents ans !) Nos écoliers font exactement la même chose aujourd’hui, mais sans se croire sérieusement des Démosthènes. Aristide était moins modeste.

Ces sophistes du second siècle ont eu leur historien, sophiste lui-même et naturellement disposé à faire montre d’une admiration exagérée pour les hommes qui avaient été ses maîtres, et dont il était le successeur, et des plus goûtés. C’est Philostrate de Lemnos, le même qui écrivit pour la femme de l’empereur Sévère, Julia Domna, la curieuse vie d’Apollonius de Tyane. Grâce à Philostrate, nous possédons des renseignements suffisants sur les maîtres qui illustrèrent l’école d’Athènes sous les Antonins ; il nous a même transmis quelques échantillons de leur manière et quelques lignes de leurs plus beaux discours. C’est assez pour nous faire connaître les défauts de leur style et l’insuffisance de leur pensée ; c’est trop peu pour que nous puissions nous expliquer le prestige immense qu’ils exerçaient sur leurs contemporains.

Dans la foule des sophistes qui défilent dans le livre de Philostrate, un homme, à Athènes, se distingue non seulement par son génie, qui fut supérieur, nous dit-on, mais encore plus par l’influence politique qu’il exerça et qu’il dut, en partie à son mérite, en partie aux immenses richesses dont il disposait. C’est le fameux Hérode Atticus, qui est comme le personnage saillant de l’histoire de la Grèce au second siècle, et presque le seul que le temps n’ait pas plongé dans l’oubli. Ses œuvres littéraires ont péri ; mais quelques-uns des monuments dont il décora la Grèce subsistent plus ou moins intacts, et protègent sa mémoire.

Hérode Atticus[8] sortait d’une famille illustre d’Athènes. Son aïeul, Hipparque, avait été ruiné par une confiscation dont les motifs sont restés obscurs. Son père, Atticus, trouva dans un champ qui lui appartenait un trésor immense. Nerva régnait alors : c’était un bon prince, mais Atticus était prudent. Il écrivit à l’empereur : « — J’ai trouvé un trésor. — Use de ce que tu as trouvé, répondit Nerva. — Le trésor est excessif, récrivit le sage Atticus. — Eh bien ! abuses-en, » répliqua l’empereur. Atticus se le tint pour dit. Ayant épousé ensuite une femme presque aussi riche que lui-même, il laissa en mourant, à son fils Hérode, une fortune qui rivalisait avec les plus considérables de Rome.

Atticus était prodigue et fastueux : il légua par testament une rente d’une mine à chaque citoyen athénien. L’exécution stricte du testament aurait sans doute ruiné Hérode ; il temporisa, ‘fit des difficultés pour payer, puis proposa aux citoyens de lui donner quittance contre cinq mines une fois payées. Les Athéniens, toujours besogneux et pressés d’argent, acceptèrent ce mauvais marché. La chose ainsi réglée, Hérode exhiba les billets de tous ceux à qui son père avait prêté de l’argent : il se trouva qu’il en avait prêté à tout le monde. Hérode compensa les dettes avec les créances et finit par ne payer qu’une somme insignifiante. Il eut beau, par la suite, combler de bienfaits Athènes et toute la Grèce, les Athéniens ne lui pardonnèrent jamais. Il couvrit pourtant le sol de son pays de constructions utiles ou magnifiques : un stade de marbre et un théâtre à Athènes ; un théâtre à Corinthe ; un stade à Delphes ; un aqueduc à Olympie ; des thermes aux Thermopyles. La ville d’Oricum fut relevée ; des rentes perpétuelles furent assurées à la ville d’Athènes et à beaucoup d’autres ; cent fondations utiles instituées en divers lieux. Jamais fortune princière ne fut mieux dépensée. Mais les Grecs ont la haine tenace ; et tandis qu’Hérode construisait à Athènes un théâtre admirable en mémoire de sa femme Régille[9], dont la mort le laissait inconsolable, on l’accusait à Rome, probablement sur une dénonciation partie d’Athènes, d’avoir battu Régille jusqu’à la faire mourir. Peu d’hommes furent plus malheureux dans leurs affections. Il perdit, après Régille, deux filles qu’il aimait avec passion, Panathénaïs et Elpinicé. Il ne lui resta qu’un fils presque idiot, auquel on eut beaucoup de peine à enseigner la lecture. Hérode avait imaginé de lui donner vingt-quatre compagnons de son âge, qui représentaient chacun une lettre de l’alphabet. On les faisait manœuvrer devant l’enfant, pour lui apprendre l’art d’épeler et de former des mots. La méthode était magnifique et coûteuse. Etait-elle bonne ? On est tenté d’excuser le fils d’Hérode Atticus d’avoir su lire un peu tard[10].

Marc-Aurèle couvrit Hérode d’une protection qui ne se démentit jamais[11]. Les accusations dont les Athéniens poursuivirent leur concitoyen ne purent lui enlever la faveur de ce prince, qui trouvait le temps de correspondre avec son protégé. Mais Hérode n’avait pas été moins bien vu d’Antonin, qui l’avait même fait consul (en 143). Peu auparavant, il avait été archonte à Athènes, et, antérieurement, il avait rempli en Asie, pour l’empereur Adrien, une mission politique de haute confiance. Marc-Aurèle le mit à la tête de l’organisation officielle qu’il donna aux écoles d’Athènes. Hérode, en effet, n’avait pas abusé de la richesse pour se dispenser du travail. Il avait poursuivi en Grèce, en Asie, les études les plus brillantes, sous les maîtres les plus renommés du temps Scopélien, Polémon, Favorinus, et il était devenu lui-même un des sophistes les plus admirés de SJII temps. Il eut d’illustres élèves : Adrien de Tyr, Pausanias, Aulu-Gelle. La faveur des jeunes gens le vengeait à Athènes des déboires que lui infligeaient les citoyens. Dans la ville, à Marathon, à Képhissia, où étaient ses maisons de campagne, la jeunesse le suivait en foule. Le caractère de son talent était la finesse et la correction ; c’était un homme d’esprit, et de l’esprit le plus agréable. Il devait à la fortune le privilège d’avoir embrassé sa profession par goût plutôt que comme un métier. Il était dur pour ceux qui vendaient de l’éloquence comme ils auraient vendu autre chose. Aulu-Gelle raconte qu’un jour il fut abordé « par un homme vêtu d’un long manteau, portant les cheveux longs, la barbe longue jusqu’à la ceinture, et qui lui demanda de l’argent pour acheter du pain. Hérode lui dit : « Qui es-tu ? » L’homme, d’un air et d’un ton insolent, répondit qu’il était philosophe, et qu’il s’étonnait qu’on lui demandât ce qui se voyait bien. « Je ne vois qu’une barbe et un manteau, répondit Hérode ; « je ne vois pas de philosophe[12]. »

Il mourut à soixante et dix ans, à Marathon, où il était né. Il avait témoigné le désir d’y être enseveli, mais ses disciples enlevèrent son corps et le rapportèrent comme en triomphe à Athènes. Un distique inscrit sur sa tombe, disait que sa réputation s’était étendue jusqu’aux limites du monde. Le plus illustre de ses disciples, au moins dans l’opinion des contemporains, Adrien de Tyr, prononça son oraison funèbre.

Celui-ci, dont on a tant parlé il y a dix-sept cents ans qu’il faut bien dire quelques mots sur lui au moins[13], était venu à Athènes dès l’âge de dix-huit ans et y avait conquis rapidement une renommée si grande, que Marc-Aurèle, sans l’avoir entendu auparavant, lui conféra une chaire de philosophie, ou, comme on disait, le trône des jeunes. Plus tard, l’empereur vint à Athènes. Il voulut juger lui-même du mérite d’Adrien, et lui fit traiter devant lui un sujet que lui-même avait indiqué. Telle fut sa satisfaction, qu’il accabla le sophiste des faveurs les plus exagérées ; lui accordant à la fois la préséance dans l’école, l’immunité des charges, l’entretien de sa maison aux frais du public, et lui prodiguant en outre l’argent, les chevaux, les esclaves, et « toutes les distinctions qui peuvent illustrer un homme, » dit Philostrate. Adrien n’avait pas une modestie à l’épreuve de tant de faveurs ; mais il eut le rare bonheur d’être insolent dans la fortune et de rester populaire. Il avait toujours eu bonne opinion de lui-même ; sa première parole dans sa chaire avait été celle-ci : « De nouveau, Athéniens, les lettres vous arrivent de Phénicie. » Il venait de Tyr, comme Cadmus, à qui les Grecs, disait-on, devaient leur alphabet. Cette boutade impertinente plut dans sa bouche. Il ne paraissait en public que magnifiquement paré ; sa robe était relevée de pierres précieuses. Un char à rênes d’argent l’amenait à l’école où il faisait ses cours, « et la foule, » dit Philostrate, « l’accompagnait avec autant de vénération que s’il eût été le grand prêtre d’Eleusis. » Il se faisait pardonner ses manières hautaines par sa libéralité, même par la facilité de son humeur ; car, à condition de garder son rang, il se mêlait volontiers aux jeux, aux festins, aux chasses, à tous les plaisirs publics. Enfin, il sut se faire aimer, tache où Hérode avait échoué. Quand il fut mort à Rome, sous l’empereur Commode, qui se l’était attaché, beaucoup des Grecs ne pouvaient encore rappeler son nom sans verser des larmes. Il avait fait école par ses travers autant que par son éloquence ; et les uns tâchaient d’imiter les inflexions de sa voix, les autres son geste. Les moins habiles copiaient du moins ses costumes. Tous ses discours sont perdus, mais son caractère laisse deviner, et Philostrate d’ailleurs nous confirme que le trait saillant de son talent oratoire était la magnificence et l’éclat[14].

Nommons au moins les plus fameux parmi les contemporains d’Hérode Atticus et d’Adrien, en Grèce. C’est Favorinus[15], Gaulois, natif d’Arles. Les Athéniens lui avaient érigé une statue qu’ils renversèrent en apprenant qu’il avait déplu à l’empereur Adrien. « Plût aux dieux, » dit-il assez finement, « qu’ils n’eussent pas fiait pis envers Socrate ! »

C’est Polémon de Laodicée ; sa vanité n’avait pas de bornes. En parlant pour la première fois à Athènes, il débutait ainsi : « On vous représente, Athéniens, comme des auditeurs d’un goût assez délicat. Je vais bien voir[16]. »

C’est Philager le Cilicien, plus audacieux encore ; il souffleta un jour un auditeur qui s’était endormi à son cours, et outrepassa tellement les limites de l’insolence habituelle aux sophistes qu’il ne put rester à Athènes[17].

Quelques sophistes, qui brillaient dans d’autres provinces, ne firent que traverser la Grèce. Tel fut Alexandre de Séleucie, qui fit assaut d’éloquence avec Hérode Atticus dans le théâtre d’Agrippa, au Céramique. La scène est racontée par Philostrate[18]. Alexandre avait choisi pour sujet : « On conseille aux Scythes de fuir le séjour des villes, où ils ne font que languir. » Philostrate cite les pensées les plus saillantes : « Que les Scythes gardent leur vie errante. Les eaux courantes sont les plus pures. » Et la fin : « La ville, c’est la prison où l’on étouffe. Ouvrez les portes ; je veux respirer. » Hérode riposta en traitant ce sujet : « Les Athéniens, blessés en Sicile, demandent à mourir de la main de leurs compagnons d’armes. » — Quand il s’écria, dit Philostrate : « O Nicias, ô notre père, ainsi puisses-tu revoir Athènes ! » Alexandre vaincu, l’interrompit en disant : « Hérode, nous tous sophistes, nous ne sommes que la monnaie d’Hérode[19]. »

Mais le plus illustre de ces sophistes étrangers qui visitèrent Athènes sans s’y fixer, est assurément Ælius Aristide, de Mysie, qui étudia à Smyrne, à Pergame, à Athènes, sous Hérode, et enseigna à Smyrne. Nul n’a été plus admiré ; on l’appelait Démosthène ; on lui érigeait des statues dans toutes les villes ; il a encore une statue au Vatican, et on lit une inscription en son honneur au musée de Vérone. Il nous reste de lui cinquante-cinq discours dont la lecture offre assurément de l’intérêt, mais dont les défauts sont trop grands pour que la postérité souscrive aux éloges exagérés de ses contemporains. Cette éloquence qui s’exerçait dans le vide ne pouvait guère donner mieux, convenons-en ; et il était difficile d’imiter plus agréablement Démosthène ; mais n’était-il pas puéril de prétendre à le faire revivre dans un état social où il n’y avait plus ni peuple à convaincre ni liberté à défendre ?

L’assistance aux leçons des maîtres officiels était gratuite : il semble du moins que les disciples n’étaient tenus envers eux qu’à quelques présents de politesse ou d’amitié. Mais avant la création des chaires impériales, les maîtres avaient fait naturellement payer leur éloquence et leurs leçons ; et ceux qui n’eurent pas le bonheur de figurer sur la liste des professeurs de l’Etat durent continuer sans doute à vivre de rétributions privées. Il va sans dire que le salaire variait selon le mérite, ou plutôt selon la vogue du professeur ; nous n’avons sur ce point que des documents peu explicites. Certains maîtres étaient payés à l’année ; d’autres consentaient à une sorte d’abonnement illimité qui permettait à leurs disciples de vieillir au pied de la même chaire sans renouveler leur droit d’entrée. Ainsi, Procule de Naupacte, au dire de Philostrate, ayant quitté sa patrie, qu’agitaient des dissensions violentes, s’était réfugié à Athènes pour y jouir en paix de sa grande fortune et y faire admirer sa libéralité. Elle n’allait pas, toutefois, jusqu’à donner gratuitement ses leçons ; mais pour une somme de cent drachmes, une fois payées (quatre-vingt-treize francs), ses disciples pouvaient l’écouter jusqu’à sa mort, et ils avaient, en outre, la jouissance de sa bibliothèque. Il maintenait dans son école une police sévère, qui faisait contraste, dit le biographe, avec le tumulte et le désordre qui régnaient autour des autres chaires[20]. Les disciples, en effet, hommes faits pour la plupart, et qui n’étaient contenus ni par un enseignement régulier, ni par une discipline établie, devaient former dans Athènes une foule assez turbulente. Ce que nous savons d’eux, cependant, nous permet d’affirmer que presque tous étaient remplis d’un désir sincère d’apprendre et de savoir. C’est l’un des traits persistants du caractère grec ; et ce trait est sensible encore de nos jours.

Entre les hommes qui ne furent à Athènes qu’en qualité d’élèves, les plus connus sont, pour cette époque, Apulée, de Madaure en Afrique, et Aulu-Gelle, de Rome, le compilateur intelligent et fin qui écrivit les Nuits Attiques. Dans ce livre, on voit peinte avec des traits épars mais vifs, la vie que ses compagnons et lui menaient en Grèce, à l’époque où Hérode Atticus leur servait de patron. « Ce sophiste, » dit Aulu-Gelle[21], « nous invitait souvent, Servilianus et moi, avec plusieurs autres Romains venus en Grèce pour y achever l’éducation de leur esprit. Nous nous réunissions dans sa villa de Képhissia, pour y chercher un refuge pendant les grandes chaleurs de l’été ou de l’automne ; les bois y étaient épais, les bâtiments frais, grâce à leur exposition, les bains somptueux, les eaux abondantes ; ce n’étaient partout que chants d’oiseaux et murmures de cascades. »

Leur régime était modeste. « Le philosophe Taurus » dit Aulu-Gelle, « nous recevait à sa table à Athènes, le plus souvent vers le soir, à l’entrée de la nuit. C’est l’heure du souper en Grèce. Une marmite de lentilles d’Egypte, mêlées de citrouilles hachées menu, formaient tout le fond du repas, où de nombreux convives étaient réunis. » Leurs distractions favorites, pour nous sembler un peu puériles, étaient au moins assez innocentes, a Nous célébrions les saturnales à Athènes, avec une gaieté modeste, » dit Aulu-Gelle, « non pour donner relâche à notre esprit, car lui donner relâche, selon Musonius, c’est l’abandonner (jeu de mots sur les verbes remittere, amittere), mais pour lui procurer une aimable distraction par des conversations amusantes, aussi honnêtes qu’agréables. La même table réunissait un certain nombre de Romains venus en Grèce pour y entendre les mêmes leçons et suivre les mêmes maîtres. Celui qui donnait le repas à son tour déposait sur la table un livre grec ou latin de quelque vieil auteur, avec une couronne de laurier, pour être donnée en prix à toute question bien résolue ; puis, il posait autant de questions qu’il y avait de convives. Le sort distribuait aux convives les rangs et les questions. Chaque question résolue obtenait la couronne et le prix ; non résolue, elle était proposée au suivant, dans l’ordre que le sort avait désigné, à la ronde. Si personne ne trouvait la réponse, la couronne était dédiée au dieu de la fête. Les questions roulaient sur le sens de quelque pensée d’un vieux poète, d’une obscurité piquante sans être inintelligible, ou sur un fait historique très reculé, ou sur l’explication d’une opinion philosophique mal débrouillée, ou sur la solution d’un sophisme captieux, ou sur la définition d’un mot étrange et rare, ou sur la forme d’un temps difficile tiré d’un verbe connu. » Aulu-Gelle cite plusieurs de ces énigmes, généralement assez niaises. La plus célèbre est la plus sotte : « vous avez ce que vous n’avez pas perdu. Or, vous n’avez pas perdu de cornes ; donc, vous avez des cornes. »

Quoique les étrangers fussent en majorité parmi les auditeurs nombreux qui se pressaient au pied des chaires de rhétorique et de philosophie, il ne faudrait pas croire que les Athéniens fussent devenus indifférents à cet enseignement qui faisait la gloire de leur ville. La jeunesse attique se mêlait à celle qui était accourue de toutes les parties du monde ; si elle était peu nombreuse, c’est qu’Athènes était beaucoup moins peuplée qu’au temps de sa puissance. On sait que les jeunes gens de condition libre et nés citoyens, passaient une année, vers l’âge de dix-huit à dix-neuf ans, dans l’éphébie, sorte d’association, où ils étaient astreints, sous des maîtres désignés par l’Etat, à divers exercices communs, tels que d’assister aux assemblées politiques et aux fêtes religieuses, de manier les armes, de faire aux environs de la ville des courses, des campements, des reconnaissances ; enfin de suivre avec assiduité les cours de rhétorique et de philosophie, ainsi que ceux de musique. Ils se rendaient en corps à ces leçons, et plusieurs inscriptions disent qu’ils y donnaient l’exemple de la bonne tenue. Ils ne sortaient pas de l’éphébie sans prendre part à un concours et subir un examen que présidait le stratège des armes[22].

Les catalogues des éphèbes, conservés par les inscriptions, n’indiquent pas (pour la période du second siècle après Jésus-Christ) plus de soixante et quinze à cent éphèbes, selon les années[23]. Tel est donc, sauf quelques abstentions, le nombre total des jeunes citoyens attiques de dix-huit à dix-neuf ans, à l’époque des Antonins. Il n’est pas douteux que les étrangers du même âge ne fussent beaucoup plus nombreux. On voit à quel point la population de l’Attique restait inférieure en nombre à celle qu’avait renfermée la même province au temps de Périclès ; malgré la prospérité relative que le règne bienfaisant des Antonins avait ramenée en Grèce. En admettant que presque tous les citoyens, se conformant à la loi, envoyassent leur fils à l’éphébie[24], un chiffre de cent éphèbes, c’est-à-dire de cent jeunes gens âgés de dix-huit à dix-neuf ans, ne suppose pas plus de douze à treize mille Attiques de condition libre, auxquels il faut ajouter les étrangers (métèques) et les esclaves, pour obtenir le chiffre total des habitants de la province. A supposer qu’il y eût toujours, comme au temps de Périclès[25], un métèque pour deux Athéniens, et cinq esclaves pour un homme libre, Athénien ou étranger, douze mille cinq cents citoyens supposent six mille deux cent cinquante métèques, et quatre-vingt treize mille sept cent cinquante esclaves, en tout cent douze mille cinq cents habitants, au lieu de six cent mille que renfermait l’Attique au temps de Périclès[26]. Mais il est probable qu’à l’époque des Antonins, il y avait en Attique beaucoup plus qu’un métèque pour deux Athéniens ; car tous les documents s’accordent pour prouver l’immense affluence des étrangers à Athènes dans ce temps ; et beaucoup moins de cinq esclaves pour un habitant libre, car l’appauvrissement général de la population avait dû diminuer non seulement le nombre absolu, mais la proportion relative des esclaves. Dans quelle mesure l’augmentation du chiffre des métèques faisait-elle compensation à la diminution du chiffre des esclaves ? c’est ce qu’il est impossible d’évaluer.

 

 

 



[1] Cf. l’École d’Athènes au quatrième siècle, par L. Petit de Julleville. Thorin, Paris, 1868.

[2] Lucien, Nigrinus, 14.

[3] Philostrate, Vies des sophistes, I, 1.

[4] Vespasien paraît en avoir déjà rétribué plusieurs (Suétone, Vespasien, 17). — Dion Cassius (abrégé par Xiphilin), LXXI, 31.

[5] Philostrate, Vies des sophistes, II, 1.

[6] Aristote, Poétique, 6.

[7] Aristide, édition Canter, part. II, 1, 2, 3.

[8] Philostrate, Vies des sophistes, II, 1.

[9] V. les Inscriptions grecques du Louvre, par W. Frœhner, n° 7 et 8 (Inscriptions triopéennes).

[10] Antonin le fit pourtant patricien romain. V. W. Frœhner, inscriptions du Louvre, p. 21, et la 2e inscription triopéenne, vers 23.

[11] Philostrate, Vies des sophistes, II, 1. Lucius Verus, collègue de Marc-Aurèle, avait été disciple d’Hérode Atticus.

[12] Aulu-Gelle, Nuits attiques, IX, 2.

[13] Inscriptions du Louvre 7 et 8. Anthologie, trad. Dehèque, t. II, p. 214, 358.

[14] Philostrate, Vies des sophistes, II, 10.

[15] Philostrate, I, 8.

[16] Philostrate, I, 25.

[17] Philostrate, II, 8.

[18] Philostrate, II, 5.

[19] Philostrate, Vies des sophistes, II, 5, 9.

[20] Philostrate, Vies des sophistes, II, 21.

[21] Aulu-Gelle, Nuits Attiques, I, 2 ; XVII, 9 ; XVIII, 2.

[22] V. Albert Dumont, La population de l’Attique, dans le Journal des Savants, décembre 1871. Du même, Essai sur la chronologie des Archontes, un vol. in-8, Didot, 1870.

[23] Dumont, La population de l’Attique, p. 642.

[24] Ce qui n’est, il est vrai, nullement prouvé. M. Dumont, en supposant un dixième d’abstentions, reste probablement très au-dessous, de la vérité.

[25] C’est la proportion adoptée par Bœckh.

[26] La table de Deparcieux compte en France 17.883 jeunes gens des deux sexes de dix-huit à dix-neuf ans pour 1 million d’habitants. V. Annuaire du bureau des longitudes, pour 1870, p. 283.