HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XI. — LA  GRÈCE  PENDANT  LES  GUERRES  CIVILES. - (49-30 av. J.-C.).

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Le monde a traversé peu d’époques plus douloureuses que celle des vingt années qui s’écoulèrent depuis le passage du Rubicon jusqu’à la victoire d’Actium. C’est la période des guerres civiles qui mettent aux prises les deux moitiés du monde, armées l’une contre l’autre. Corneille adoucit beaucoup, l’horreur de ces temps, lorsqu’il peint

Romains contre Romains, parents contre parents

Combattant seulement pour le choix des tyrans.

Ce n’est pas Rome seule qui se déchire elle-même ; toutes les provinces sont entraînées dans la lutte, et forcées de prendre parti. Même il souffle un tel esprit de vertige et de fureur sur toute la terre que les vaincus   d’hier  semblent  volontairement s’engager dans la querelle de leurs vainqueurs, et combattent pour les noms de César et de Pompée, d’Octave, de Brutus ou d’Antoine, avec autant d’ardeur que s’ils versaient leur sang pour quelque intérêt national.

Où était cependant l’intérêt des provinces, celui de la Grèce en particulier, dans les guerres civiles ? La neutralité, sans doute, était impossible à garder en face de tyrans armés qui voulaient qu’on fût pour eux ou contre eux, et au milieu d’un débordement des passions politiques qui ne laissait personne indifférent ou impartial, dans toute l’étendue de la République. Mais, si la neutralité eût été possible, il semble que la Grèce eût été sage en l’observant. C’aurait été quelques ruines de moins, quelques hommes de plus dans ce pays épuisé. Au contraire, elle combattit avec Pompée contre César, avec Brutus et Cassius contre Octave et Antoine, avec Antoine contre Octave ; en un mot, toujours avec les vaincus contre les vainqueurs.

D’ailleurs, qu’aurait-elle gagné par la victoire de Pompée, de Brutus ou d’Antoine ? En admettant que la République eût été rétablie par la défaite des Césariens, cette république aurait-elle cessé d’être ce qu’elle était depuis vingt ans, une comédie sanglante et anarchique ? Les Pompéiens eux-mêmes savaient bien, sauf peut-être quelques âmes naïves, « que le grand Pompée, » comme dit Plutarque, « s’il eût vaincu César, n’eût pas soumis sa puissance aux lois, mais qu’il serait resté maître de la République, sous le nom de consul, de dictateur ou de quelque autre magistrature plus douce, pour consoler le peuple de la perte de sa liberté. »

Mais croyons que la République romaine aurait pu être rétablie par la victoire de Pompée, et rétablie dans sa vérité ; qu’y eussent gagné les provinces, qu’y eût gagné la Grèce ? Que devait la Grèce à la République, et que pouvait-elle en attendre ? Le parti qui représentait à Rome la liberté politique et la prépondérance de l’aristocratie, le parti pompéien, était celui que des préjugés enracinés, des traditions intraitables, un vieil orgueil tout romain rendaient le plus tyrannique aux provinciaux, le plus incapable d’accorder jamais aux vaincus aucune amélioration de leur sort.

Il est vrai que la victoire de Pompée, celle de Brutus et surtout celle d’Antoine auraient peut-être amené la dissolution du grand Etat romain et, par la force des choses, contre le vœu des vainqueurs r rendu les provinces à leur indépendance. Tout fût retombé en morceaux ; mais ce résultat n’eût peut-être pas été pour le bonheur du monde, car déjà la conquête avait fait son œuvre ; elle avait tué partout la vie politique et la vertu du patriotisme, et les provinces n’auraient su quoi faire de leur autonomie reconquise.

Rien ne fait supposer d’ailleurs que la Grèce ait fait ces calculs. Au contraire, il est douteux que le souci de ses intérêts ait eu aucune part dans sa préférence pour la cause qu’elle embrassa. Mais, quand la lutte s’engagea, la Grèce vit autour de Pompée le sénat, l’aristocratie, les consulaires, les chevaliers ; toutes les gloires de Rome, tous les représentants de l’éloquence et de la liberté ; de ces biens si chers encore aux Grecs, qu’ils en adoraient chez eux jusqu’aux fantômes. En face de Pompée, rien qu’une armée farouche et disciplinée ; au-dessus de cette armée, un homme, un chef, un dictateur. La liberté romaine n’avait rien à voir avec l’intérêt de la Grèce, mais les Grecs n’allèrent pas moins du côté où leurs instincts et leur passé les appelaient ; ils se jetèrent avec ardeur dans le parti de la République, et, par une généreuse illusion, crurent venger leur liberté perdue en défendant celle des Romains.

Quand Pompée, quittant Brindes, eut relevé dans la Macédoine l’étendard de la République légale, toute la Grèce accourut se ranger autour de lui. Sa flotte se grossit du contingent de Corcyre, d’Athènes et des Cyclades. Toutes les cités d’Achaïe contribuèrent pour de fortes sommes. Les recrues de cette province, jointes à celles de Béotie, de Thessalie et d’Epire, furent versées dans les cadres des légions. Sparte joignit ses archers à ceux de la Crète[1].

« Par tout l’univers, » dit Lucain, « la fortune de Pompée pousse au combat des villes qui devaient tomber avec lui. La Grèce fournit des forces à la guerre qui s’approche d’elle. Amphissa, la rocheuse Cirrha et le Parnasse à la double cime envoient leurs Phocidiens. Les chefs de la Béotie se réunissent au bord des eaux fatidiques du Céphise et de la Cadméenne Dircé ; les hommes de Pise et ceux des bords de l’Alphée se rassemblent. L’Arcadien quitte le Ménale, et le soldat de Trachine quitte l’Œta, qui vit mourir Hercule. Athènes est déjà épuisée par les levées militaires ; mais quelques faibles navires sont restés dans le port d’Apollon, et trois galères s’élancent comme vers une nouvelle Salamine[2].

Ce nom d’Athènes, au milieu du déchaînement des factions, conservait son glorieux prestige et demeurait comme sacré. Appien raconte qu’avant la bataille de Pharsale, les deux chefs firent proclamer par des hérauts que le contingent d’Athènes demeurerait neutre et inviolable, parce que les Athéniens étaient les prêtres des grandes déesses (Cérès et Proserpine). Mais les Athéniens préférèrent, dit l’historien, « la gloire de combattre pour la République romaine[3]. » Ils croyaient sans doute s’élancer, comme dit Lucain, « vers une nouvelle Salamine. » Mais ce n’était pas à la victoire que courait la Grèce, trop éblouie du nom de Pompée. La journée de Pharsale la livra vaincue et impuissante à César.

Déjà un lieutenant de César, Calénus, avait repris la Grèce du Nord en grande partie. Delphes, Thèbes, Orchomène, s’étaient rendues. Le Pirée était occupé ; la plaine d’Athènes, ravagée par les Césariens. Mais Athènes et Mégare tenaient bon, et Rutilius Lupus, lieutenant de Pompée en Achaïe, travaillait à fortifier l’isthme[4].

A la nouvelle du désastre de Pharsale, tout s’effondra. Athènes ouvrit ses portes ; l’entrée du Péloponnèse fut forcée. Seuls, les habitants de Mégare osèrent résister encore. Ils ne furent réduits que beaucoup plus lard, par force ou par trahison. Plutarque raconte un épisode curieux de leur résistance. Les Mégariens avaient dans des cages plusieurs lions très féroces destinés à des jeux. Ils imaginèrent de les lâcher en les poussant contre l’ennemi. Mais les lions, se retournant contre les Mégariens, en mirent plusieurs en pièces. Quand les Césariens prirent enfin la ville, irrités de sa défense opiniâtre, ils massacrèrent la plus grande partie des habitants et vendirent le reste[5].

Vainement Caton rassembla une flotte à Corcyre, et enleva Patras. Calénus reprit cette ville sans coup férir, et Caton se retira en Afrique, abandonnant la Grèce à César. Peu après, la légion de Calénus put impunément être envoyée à Alexandrie, où la guerre éclatait. La Grèce ne remua plus[6].

César s’était d’ailleurs montré indulgent. Il avait fait grâce aux Athéniens qui lui envoyèrent une ambassade suppliante : « Jusques à quand, » dit-il aux députés, « vous perdrez-vous vous-mêmes, ô Athéniens, et serez-vous sauvés par la gloire de vos ancêtres[7] ? »

Il ne suffit pas au vainqueur d’avoir ainsi ménagé la Grèce abattue. Il voulut encore, quand la paix fut rétablie, tenter de réparer les désastres du pays-en relevant dans son ancienne splendeur la grande ville que les Romains avaient détruite un siècle auparavant, le jour où furent défaits les derniers soldats de la ligue Achéenne. Relever Corinthe, c’était, dans la pensée de César, signer un traité de paix définitive avec la Grèce, en effaçant la marque la plus cruelle de sa défaite ; c’était aussi prévenir les révoltes futures, en implantant sur le sol grec une forte colonie romaine qui surveillerait et contiendrait le pays, et y deviendrait le foyer d’une prospérité nouvelle. L’idée était grande, humaine, politique. La même année, César faisait relever Carthage, et Dion Cassius dit que le dictateur était fier de penser que ces deux illustres cités, qui avaient péri ensemble, allaient renaître ensemble par sa volonté bienfaisante[8].

La Grèce eut peu de reconnaissance des bienfaits de son vainqueur. Il est bien difficile aux conquérants de se faire aimer, et cela peut-être est juste, car tous les biens qu’ils apportent semblent ne pas compenser le seul bien qu’ils retirent. La Grèce avait assurément le droit de mieux aimer vivre pauvre et indépendante, que prospère sous la domination romaine. Il semble aussi que les premiers colons envoyés à Corinthe aient été tout ce qu’il y avait à Rome de plus vil dans la populace, et les Grecs s’indignaient de voir cette lie du Latium couvrir le sol qu’avaient cultivé leurs pères. « Malheureuse Corinthe ! » s’écrie un poète contemporain de César, Crinagoras[9] ; « quels habitants tu as trouvés, au lieu de quels habitants ! Ô immense infortune de la Grèce ! Plût aux dieux, Corinthe, que tu fusses plus submergée qu’Égire, plus déserte que les sables de la Libye, plutôt que d’être livrée à de tels vauriens, et de voir ainsi foulés aux pieds les ossements des antiques Bacchiades ! »

Ces citoyens de la nouvelle Corinthe commencèrent par trafiquer des reliques de leurs ancêtres adoptifs. « En remuant les ruines, » dit Strabon[10], « et en fouillant les tombeaux, ils trouvèrent beaucoup d’objets d’argile ou d’airain d’un admirable travail. Ils en devinèrent la valeur et se mirent à dépouiller toutes les sépultures. Tous ces objets furent vendus à grand prix, et Rome fut inondée de nécrocorinthies ; on donnait ce nom aux trouvailles faites dans les tombeaux de Corinthe, et surtout aux terres cuites. »

La nouvelle Corinthe, admirablement située entre deux mers, entre le continent et le Péloponnèse, hérita du grand commerce de Délos, deux fois ruinée par Mithridate et parles corsaires. Elle devint le principal entrepôt du trafic méditerranéen ; les marchandises de l’Orient s’y échangeaient contre celles de l’Occident. La ville, au bout de peu d’années, fut grande, riche, immensément peuplée. Elle fut naturellement la résidence du préteur d’Achaïe, et la capitale de la province de ce nom. Mais elle demeura une ville de trafiquants, où le souci de tous était de faire sa fortune et de la dépenser joyeusement. Elle ne ressaisit pas la gloire artistique des anciens Corinthiens. Ses ruines sont sans beauté : ce sont des salles de bains, de vastes citernes, un théâtre mal situé, sans horizon ; des Grecs savaient mieux choisir un emplacement. Dans ce qui reste de la Corinthe romaine, rien n’est comparable aux majestueuses colonnes doriques, seul débris de la Corinthe antique échappé aux soldats de Mummius.

Les bienfaits de César ne lui réconcilièrent pas la Grèce. Elle applaudit à l’acte de Brutus ; double faute, car le crime reste crime, même contre un dictateur ; et les provinciaux n’étaient pas affranchis par le coup qui, soi-disant, brisait les haines de Rome. Quand Brutus, quittant l’Italie, où une réaction violente éclatait déjà centre les meurtriers, vint débarquer au Pirée, le peuple le reçut avec transport. On édicta des décrets en son honneur ; on dressa les statues de Brutus et de Cassius à côté de celles d’Harmodius et d’Aristogiton, meurtriers du fils de Pisistrate.

Brutus groupa d’abord autour de lui les jeunes Romains qui étudiaient à Athènes. Parmi eux se trouvaient le fils de Cicéron, arrivé l’année précédente en Grèce, et le futur poëte favori d’Auguste, Horace, que ni sa naissance ni sa fortune n’appelaient à recevoir une éducation si brillante, mais qui devait ce bienfait à la tendresse éclairée de son père, simple affranchi[11].

Brutus n’eut pas de peine à entraîner dans sa cause cette jeunesse pleine d’enthousiasme. Le nom seul de la liberté suffisait à les charmer. Ce grand nom, arboré avec ou saris droit, n’est-il pas toute la politique de leur âge ? Mais Brutus agissait encore sur eux par son austérité, qui en imposait à leur indiscipline, par sa rigueur stoïcienne, qui donnait à sa conduite le lustre de la plus pure vertu, par l’ardeur qu’il affectait enfin, au milieu des préparatifs d’une guerre immense, pour les études philosophiques, dont cette jeunesse était éprise. Il suivait avec eux les leçons de l’académicien Théomnestos, et du péripatéticien Cratippos, le maître particulier du fils de Cicéron. Tandis que les vieux soldats de Pompée, dispersés en Thessalie depuis la journée de Pharsale, se rassemblaient au nord de la Grèce, et que la Macédoine se déclarait pour les républicains, Brutus, à Athènes, feignait d’être plongé dans les discussions  philosophiques les plus abstraites, et telle était cette âme étrange, qu’on ne saurait affirmer que ce zèle ne fût pas sincère. Brutus, jeté par les événements dans la mêlée politique, et poussé jusqu’à l’assassinat par l’influence des amis qui caressaient son   orgueil,   plus que par ses propres ressentiments, Brutus était au fond un rêveur, et non un chef de parti. Il haïssait la dictature, et lui-même, s’il eût vaincu, n’aurait su quel régime substituer à la dictature ; car l’antique liberté, sous le joug impérieux des lois, n’était plus possible après Marius  et Sylla, après César et Pompée,  surtout après la conquête du monde absorbé dans une seule ville.

Bientôt Cicéron tomba, la première et la plus illustre victime des proscriptions. Il avait été le maître, à Rome, et l’initiateur dans l’éloquence et dans la philosophie, de cette jeunesse aristocratique, réunie alors en Grèce, autour de son fils. La mort d’un tel homme acheva de la soulever contre le parti des triumvirs. L’année suivante, la guerre éclata ; les jeunes Romains entraînèrent avec eux toute la Grèce aux champs de Philippes, en Macédoine. Horace lui-même, très peu belliqueux, y combattit ; fort mal, il est vrai, comme il a peut-être eu tort de s’en vanter, pour faire sa cour de cette faiblesse à Octave devenu Auguste. Tribun légionnaire, il jeta son bouclier pour fuir plus vite, et revint en Italie, la tête basse et les ailes coupées, decisis humilem pennis. Le fils dle Cicéron s’était mieux conduit, au témoignage de Plutarque ; et il avait rendu, pendant toute la campagne, de grands services aux républicains. Lui aussi fit plus tard sa paix avec Octave : il était même consul, l’année où mourut Antoine, meurtrier de son père ; et cette circonstance frappa vivement l’imagination superstitieuse des Romains.

Un seul peuple, parmi les Grecs, avait suivi la fortune d’Octave : c’étaient les Lacédémoniens. Deux mille auxiliaires Spartiates furent pris avec le camp césarien dans la première journée de Philippes, par les soldats de Brutus ; ils furent massacrés, et Brutus, après cette victoire, dont la mort précipitée de Cassius devait lui enlever tout le fruit, avait promis à ses soldats le pillage de Lacédémone. Plutarque lui reproche sévèrement cette violence, qui révolte d’autant plus l’aimable biographe qu’il s’était fait de son héros stoïcien une idée plus haute[12].

La seconde journée de Philippes, terminée par le suicide de Brutus, donna toute la Grèce aux triumvirs. Octave, dont la politique était encore de se montrer impitoyable, aurait peut-être usé de rigueurs envers Athènes ; Antoine le retint. Il connaissait la Grèce ; il l’aimait ; il avait passé dans sa jeunesse plusieurs années à Athènes, « s’y formant, » dit Plutarque, « à l’éloquence et aux exercices militaires. » Il y revint après sa victoire, et affecta d’y montrer, dans la toute-puissance, la même facilité qu’on avait aimée chez lui dans sa jeunesse. « Il se plaisait, » dit Plutarque[13], « aux entretiens des lettrés ; il assistait aux jeux et aux initiations ; il rendait la justice avec douceur ; il aimait à s’entendre nommer l’ami des Grecs, encore plus l’ami des Athéniens. » J’ajoute peu de foi à l’anecdote racontée par Dion Cassius, qui prétend que les Athéniens imaginèrent de  fiancer leur Minerve à Antoine, lorsqu’il se décora lui-même du nom de nouveau Bacchus. Antoine aurait accepté dit-on, la main de la déesse, en exigeant de la ville un million de drachmes pour dot. Si l’anecdote est vraie, ce ne fût là qu’une de ces plaisanteries de mauvais goût, qui charmaient cet esprit bizarre,  et, comme nous dirions, excentrique. Sa vie est semée de traits du même genre. En tout cas, je ne crois pas qu’Athènes ait payé la dot de Minerve. La ville était trop pauvre et trop obérée pour traiter si richement ses dieux. Il demeure beaucoup mieux prouvé qu’Antoine se montra bienfaisant envers les Athéniens[14]. Non seulement il ajouta Egine et quatre îles de, l’Archipel au territoire de la cité ; mais il lui fit de grands présents,  dans un temps où la nécessité de payer à ses soldats cinq mille drachmes  par tête, qu’il leur avait promises  après la victoire,   l’obligeait   d’augmenter  les   impositions dans toutes les provinces. Il passa encore à Athènes l’hiver de l’année 39 à 38 av. J.-C., avec sa nouvelle épouse Octavie, sœur d’Octave, qu’il venait d’épouser, en .signe de réconciliation avec Octave. Jamais il n’avait affecté une humeur plus simple ; il présidait lui-même aux exercices gymnastiques, dépouillé des insignes du commandement, vêtu à la grecque, et armé seulement de la baguette que tenaient à la main les maîtres de gymnastique. En quittant Athènes pour aller combattre les Parthes, il emporta, comme un talisman, quelques feuilles de l’olivier sacré de Minerve, et quelques gouttes d’eau de la fontaine de Clepsydre, qui coule dans l’Acropole.

Athènes lui demeura fidèle contre Octave. Elle revit Antoine une dernière fois, à la veille de la bataille d’Actium, sans s’étonner des folies dont il scandalisait le monde depuis dix années. Cléopâtre était avec lui, et tandis que la terre entière, pour parler comme Plutarque[15], au moment de se déchirer encore une fois au nom de ces deux rivaux, poussait des soupirs et des gémissements, Antoine et Cléopâtre traversaient pompeusement la mer, et Athènes les voyait consumer des jours précieux dans les jeux et dans les spectacles. L’encens fumait sur tous les autels, et les chœurs d’une musique joyeuse retentissaient dans tous les théâtres. Un peu auparavant, la triste Octavie, épouse délaissée d’Antoine, était venue à Athènes ; et sa beauté, sa vertu, avaient charmé le peuple. Mais Cléopâtre se piqua de la faire oublier ; elle y réussit par les largesses dont elle combla cette vile populace, qui commençait à former le fond de la cité athénienne. On décerna par décret public des honneurs particuliers à la reine, et ce fut Antoine, fait citoyen d’Athènes, qui se chargea de lui présenter ce décret. Ces bouffonneries l’amusaient à la veille de la catastrophe ; et cependant la superstition populaire recueillait avec effroi les présages funestes au parti d’Antoine. Un ouragan renversait une statue de Bacchus, du dieu dont Antoine avait pris le nom, et deux statues d’Antoine lui-même érigées dans Athènes[16].

Pendant que cette ville était en fête, la Grèce était horriblement opprimée pour fournir à Antoine un surcroît de forces. Il avait une bonne infanterie, deux cent mille hommes, mais il manquait de rameurs pour ses cinq cents vaisseaux. Cependant, pour plaire à Cléopâtre, il avait résolu de livrer combat sur mer. Les capitaines firent enlever dans tout le pays, dit Plutarque, les voyageurs, les muletiers, les moissonneurs et les jeunes gens pour en faire des rameurs ; encore ne pût-on compléter les équipages. En même temps on formait des approvisionnements immenses, mais les bêtes de somme et les esclaves manquaient pour les transports, a J’ai entendu raconter à mon bisaïeul Néarchos, » dit Plutarque, « que les habitants de Chéronée avaient été forcés de porter sur leurs épaules, chacun une certaine mesure de blé jusqu’à la baie d’Anticyre, pressés à coups de fouet par des soldats ; ils avaient déjà fait un premier voyage, et on les avait commandés pour porter une seconde charge, lorsqu’on apprit la défaite d’Antoine. Cette nouvelle sauva notre ville ; car, à l’instant, les commissaires et les soldats prirent la fuite et les habitants partagèrent entre eux le blé. »

Malgré ses souffrances, il semble que la Grèce faisait des vœux pour Antoine, à l’exception des Lacédémoniens, qui combattirent contre lui et montrèrent même, à la bataille d’Actium, où ils faillirent le prendre en personne, un singulier acharnement.

On sait comment la lutte était encore indécise, lorsque Cléopâtre prit peur et s’enfuit tout à coup. Antoine n’était point lâche, sa vie entière le prouve ; mais son âme n’était plus à lui, elle était à cette femme, et il aima mieux perdre l’empire que perdre Cléopâtre ; il la suivit, trahissant, dit Plutarque, ceux qui combattaient et mouraient pour lui. Pendant qu’il fuyait, le désordre se mit dans sa flotte ; ses énormes vaisseaux étaient pris à l’abordage par les légers navires de César. Le général qui commandait l’armée de terre, Canidius, laissé sans ordres, s’enfuit à son tour, et les troupes passèrent à Octave, sans combat. Jamais victoire ne coûta moins de peine et moins de sang au vainqueur, et ne lui rapporta davantage.

Octave fit voile vers Athènes, et, dans la joie de son triomphe, il pardonna aux Grecs et leur abandonna les magasins d’Antoine. Tout le pays fut facilement réduit. Avant la bataille d’Actium, l’escadre d’Agrippa s’était emparée, de Méthone, de Leucade et de Corinthe[17].

Cependant Antoine retiré en Egypte y formait successivement les projets les plus divers. Enfin il écrivit à Octave pour obtenir de lui la permission de se retirer à Athènes et d’y vivre en simple particulier. Cette grâce lui fut refusée. Peu de temps après, Octave, qui pour gagner du temps avait fait passer ses légers navires par dessus l’isthme der Corinthe, abordait en Egypte. Antoine se donnait la mort, et Cléopâtre le suivait de près, pour échapper à la honte d’orner le triomphe du vainqueur. La Grèce et le monde entier n’avaient plus qu’un seul maître ; la monarchie romaine, dissimulée sous des noms républicains, était fondée.

L’intervention de la Grèce dans les guerres civiles de Rome, fut le dernier acte de sa longue existence politique. Après cet effort inutile, inconsidéré, désastreux, elle retomba, comme affaissée, sur elle-même et se résigna, sans retour, an joug. Elle avait pris les armes à Actium pour la dernière fois. Vaincue, elle se soumit à la fortune d’Auguste ; elle accepta la monarchie d’Auguste, elle finit par l’aimer et comprit, un peu tard, que dans un état composé de quelques conquérants et de cent peuples conquis, le seul recours qui demeure aux faibles et aux vaincus contre les vainqueurs et les forts, est dans la soumission de tous, faibles et forts, vainqueurs et vaincus, à la suprématie d’un seul maître. C’est là, pour les nations conquérantes, l’inévitable punition de leurs conquêtes.

 

 

 



[1] César, Guerre civile, III, 3.

[2] Lucain, Pharsale, III, 170.

[3] Appien, Guerre civile, II, 70.

[4] César, Guerre civ., III, 34. — Dion, XLII, 14.

[5] Plutarque, Brutus, 8. — Dion, XLII, 14.

[6] Lucain, IX. — Appien, Guerre civ., II, 87.

[7] Appien, Guerre civ., II, 88.

[8] Plutarque, César, 57. — Dion, XLIII, 50.

[9] Anthologie, Descriptives, 284, trad. Dehèque.

[10] Strabon, VIII, VI, 23.

[11] Plutarque, Brutus, 21. Horace, Carmina, II, ode 7, vers 9 ; Satir., I, 6, vers 48 ; Epit., II, 2, vers 41, 51.

[12] Plutarque, Brutus, 41 et 46.

[13] Plutarque, Antoine, 2, 23. — Appien, V, 52.

[14] Appien, Guerre civile, V, 7, 76. — Plutarque, Antoine, 34, 35.

[15] Plutarque, Antoine, 56.

[16] Plutarque, Antoine, 57, 60.

[17] Dion Cassius, L, 11 et 13.