HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE VII. — ÉTAT DE LA GRÈCE APRÈS LA CONQUÊTE. - (145-88 av. J.-C.).

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Durant lés soixante années qui suivirent la conquête, la Grèce jouit d’une paix profonde. C’était, si l’on veut, le repos de la mort ; mais enfin c’était le repos. La tentative désespérée qu’un nouvel aventurier, qui se disait fils de Philippe, essaya de faire encore, trois ans après la ruine de Corinthe, pour soulever la Macédoine contre les Romains, fut facilement réprimée par eux, et ne trouva aucun appui en Grèce. Plus grave semble avoir été le tumulte servile qui ensanglanta, onze années plus tard, Délos et une partie de l’Attique. Les esclaves de Sicile venaient de soulever une formidable insurrection. Le bruit de leurs succès passa la mer. Les esclaves employés à l’exploitation des mines du Laurium se révoltèrent ; ils réussirent à s’emparer delà forteresse de Sunium.

On les y cerna ; ils furent détruits[1]. Un mouvement démocratique à Dymé, en Achaïe, fut facilement étouffé[2]. De tels incidents demeurèrent sans influence sur la marche générale des événements. La paix publique ne fut pas sérieusement troublée durant soixante ans ; et ce calme profond, ce silence subit des passions politiques, fait un singulier contraste avec l’incessante agitation, les bruyantes querelles et les luttes furieuses de l’époque qui vient de finir.

Mais si les légions romaines avaient pu rétablir la paix matérielle, le désordre moral et le mal intérieur étaient trop grands pour que la guérison pût sortir de ce calme et de ce repos.

Dès le temps de la guerre du Péloponnèse, Thucydide avait caractérisé dans des termes énergiques la corruption de l’esprit public chez ses concitoyens. « La fureur des dissuasions avait troublé, » dit-il, « toutes les notions de justice et d’honnêteté. Les mots même avaient changé de sens ; et les vices avaient changé de nom. La perfidie était taxée de prudence, et la modération s’appelait lâcheté[3]. »

Deux siècles et demi après Thucydide, Polybe juge encore plus sévèrement les Grecs. Les mœurs étaient mauvaises ; il n’y avait plus ni probité publique, ni vertus privées. « Confiez chez les Grecs, » dit Polybe, « à ceux qui ont le maniement des deniers publics, un talent ; exigez dix cautions, autant de promesses et deux fois plus de témoins : vous ne pouvez jamais leur faire restituer le dépôt[4]. » Même en faisant la part de l’exagération dans ce témoignage indigné de l’historien, peut-on douter que le désintéressement ne fût devenu pour les Grecs un mot vide de sens ? La société était chancelante, parce que la famille, qui en est la plus solide base, était ébranlée. On fuyait le mariage, la paternité. Chacun cherchait à ‘restreindre au profit de son égoïsme et de ses plaisirs l’étendue de ses devoirs et de ses obligations. Le pays se dépeuplait et dépérissait ; les bras manquaient à l’œuvre, et la Grèce aveugle accusait ses dieux. Polybe écrit sur ce mal immense une page bien éloquente, où il semble pressentir cette loi, que l’histoire tend à proclamer, que la suprématie de puissance et de force appartient tôt ou tard au peuple le plus nombreux ; et surtout que celui qui se résigne à cesser de s’accroître, à diminuer même en nombre, se résigne par là même à déchoir : « Accusons la fortune, » dit-il, « des maux dont nôtre faiblesse ignore la cause et le remède ; comme la pluie, ou la sécheresse, ou les épidémies. Mais quand il est aisé de voir la cause des événements, pourquoi faire intervenir les dieux ? Dans ces dernières années, la Grèce manquait d’hommes. Les villes étaient dépeuplées ou affamées, bien que nous n’eussions essuyé ni longues guerres, ni contagions. Si quelqu’un conseillait à cette occasion d’interroger les dieux sur le moyen de ramener la prospérité, de repeupler nos villes, ne semblerait-il pas qu’il fait une étrange proposition ? Car ce moyen ne dépend que de nous, qui sommes la cause de tout le mal. Les hommes en effet, s’étant plongés dans la paresse, la débauche et la lâcheté, n’ont plus voulu se marier, ni même élever des enfants, nés hors du mariage, sauf un ou deux tout au plus, afin de laisser ceux-là riches et opulents. Tout le mal vient de là. Car si la guerre ou la maladie enlève un enfant, la maison devient déserte, et la ville perd sa puissance comme une ruche abandonnée. Il n’est donc pas besoin de demander aux dieux le remède à notre détresse. Le premier venu pourrait nous dire : Pourquoi, au mépris de vos lois, n’élevez-vous pas vos enfants ? Ni devin ni prodige n’y serviront de rien. C’est la raison qu’il faut consulter[5]. »

La religion, malgré les accusations qu’il est facile d’amasser contre tout ce que renfermait de puéril ou de grossier le polythéisme hellénique, la religion en somme avait été un élément de moralité dans la société ancienne. Cet élément avait peu à peu disparu. A. la fin du second siècle, il ne restait presque plus que superstition aveugle chez le peuple, et qu’incrédulité philosophique et lettrée dans les classes élevées. La philosophie avait réussi à ébranler les vieilles croyances ; elle avait échoué à y substituer une foi nouvelle, qui fût aussi vive et plus pure. L’élite de la nation, et un nombre considérable d’étrangers qui se faisaient Hellènes à l’école de Platon et d’Aristote, d’Epicure et de Zénon, avaient embrassé la philosophie avec enthousiasme ; mais, néanmoins, la philosophie n’était pas populaire dans le sens large et vrai du mot, car le peuple l’ignorait ou s’en défiait. Jadis, la littérature avait parlé à toute la nation. Depuis Homère jusqu’à Démosthène, poètes, orateurs, tous avaient eu le peuple entier pour public, et la Grèce avait offert ce spectacle admirable d’une nation dans laquelle la différence de culture d’esprit n’était pas très grande entre les plus éclairés et les plus ignorants. Il n’en était plus ainsi ; et déjà les lettrés, comme dans les sociétés modernes, parlaient ou écrivaient seulement pour les lettrés. La foule redevenait grossière. Au reste, entre Polybe et Plutarque, la stérilité littéraire de la Grèce, pendant trois cents ans, est extrême. Les poètes surtout ont le souffle court, et leurs petits vers enrichissent seulement les anthologies. Les historiens comme Denys ou Diodore, les géographes comme Strabon, sont plus précieux par les faits dont ils nous instruisent que par la manière dont ils les exposent. Les véritables écrivains du temps sont les sophistes et les philosophes.

La philosophie surtout florissait à Athènes ; mais si les fondateurs des grandes écoles avaient été des Grecs, et, pour la plupart, des Athéniens, depuis la conquête romaine, les illustres, disciples, qui héritèrent de leur enseignement et continuèrent leur œuvre, ainsi que les auditeurs qui se pressaient autour d’eux,, furent, pour la plupart, des étrangers, et, jusqu’à l’invasion des barbares, nous verrons dans les écoles d’Athènes l’héritage de Platon et d’Aristote aux mains des Asiatiques, des Egyptiens, des Syriens, même des Arabes ou des Africains. Tout l’univers accourut à Athènes, charmé par l’incomparable beauté de cette ville, encore aimable aujourd’hui dans ses ruines mutilées[6].

Une tradition constante avait transmis de main en main, de chaque chef d’école à un disciple choisi par lui, l’héritage de la doctrine et le soin de la propager ; cette sorte de succession légitime restait attachée à la place même où la doctrine avait été fondée. Les Platoniciens gardaient l’Académie, où Platon avait enseigné dans une portion de terrain, qui lui appartenait en propre et qu’il transmit à ses disciples. Depuis le maître, mort en 347 avant Jésus-Christ, jusqu’à la fin du second siècle (100 avant notre ère), dix chefs d’écoles s’étaient succédé dans l’Académie : Speusippos, Xénocratès, Polémo, Cratès, Arcésilaos, Lacydès, Evander, Hégésinos, Carnéade et Clitomachos. Le Lycée était, comme l’Académie, un gymnase situé à une extrémité de la ville. Autour des lieux d’exercice, un vaste jardin servait de promenade publique. Des eaux vives coulaient en abondance à l’ombre des platanes et des peupliers. La cité même avait, par un décret, attribué l’usage du Lycée à renseignement d’Aristote ; et, après sa mort, ses disciples avaient continué de s’y réunir, et de discuter, en errant sous les portiques, qui s’ouvraient sur le jardin. De là serait venu le nom de péripatéticien, qui signifie promeneurs ; à moins que ce nom même ne se rattache directement à celui du jardin, qui s’appelait peripatos, ou lieu de promenade. Aristote était mort en 322 avant Jésus-Christ ; six chefs successifs -de l’école avaient régné après lui dans le Lycée jusqu’à la fin du second siècle : Théophraste, Straton, Lycon, Aristonde Géos, Gritolaos, et Diodore de Tyr. Quant à Epicure, il avait enseigné dans son jardin, qu’il avait acheté de ses deniers, dans le centre d’Athènes, pour la somme de 80 mines (environ 7.200 fr.). Il y avait passé presque toute sa vie, fuyant la place publique, et fidèle à sa maxime : Vivons cachés. Il le légua, en mourant, à. ses disciples ; et cinq chefs de son école s’y succédèrent, depuis sa mort, arrivée en 270, jusqu’à l’année 100 avant Jésus-Christ : Hermarchos, Polystratos, Dionysios, Basilidès et Apollodore, qu’on appelait plaisamment Képotyrannos, le tyran du jardin. Quant aux Stoïciens, méprisant les frais ombrages et le murmure des eaux jaillissantes, ils se réunissaient dans le quartier le plus fréquenté, le plus bruyant d’Athènes, au portique varié (en grec στοά ποικίλη), que décoraient les peintures fameuses de Polygnote. Zénon était mort en 263 : après lui Cléanthès, Chrysippos, Zénon de Tarse, Diogène le Babylonien, Antipater de Tarse, Panaetios et Mnésarchos avaient successivement dirigé son école, jusqu’à la fin du second siècle. Mais dans toutes les sectes, les disciples ne s’étaient jamais crus obligés de conserver et de transmettre intacte la doctrine du maître ; et telle était la liberté qui régnait dans l’enseignement de la philosophie, qu’il ne semble pas que les auditeurs, ni les maîtres rivaux se soient jamais scandalisés de voir les changements que chaque nouveau chef d’école apportait sans scrupule à l’enseignement de son prédécesseur. C’est ainsi que Carnéade, en se proclamant huitième chef de l’Académie et légitime successeur de Platon, enseignait des idées que Platon eût certainement désavouées, et faisait aboutir le platonisme à un véritable scepticisme. Aussi le considère-t-on comme fondateur de la nouvelle Académie, profondément distincte de l’ancienne. Les successeurs d’Aristote, d’Epicure et de Zénon n’étaient pas restés beaucoup plus fidèles à la pensée du maître.

Dans ces libres écoles, l’enseignement n’avait rien de suivi ni de dogmatique. Une discussion animée, où le maître n’avait pas tout seul la parole, en était la forme la plus habituelle. Aucun plan tracé ; nul programme. La foule des curieux et des oisifs se joignait librement aux disciples réguliers. Il n’est pas douteux qu’une doctrine plus complète et mieux enchaînée ne fût distribuée à part à un petit nombre de disciples choisis. Mais l’action du maître sur le public s’exerçait sous cette forme variée, attrayante et singulièrement efficace de la conversation. Ainsi avaient enseigné les premiers philosophes ; la tradition s’en conserva longtemps ; le philosophe athénien n’eut pas de chaire avant l’époque impériale. Alors les Antonins donnèrent aux écoles une organisation officielle, d’où il résulta quelque chose de plus semblable à nos universités modernes qu’aux libres entretiens des disciples de Platon.

Les philosophes du second siècle, aujourd’hui presque tous oubliés, furent illustres dans leur temps. Cicéron, qui les vit dans leur vieillesse, ou entendit leurs successeurs immédiats, ne parle d’eux qu’avec un profond respect. L’orateur Crassus, étant questeur en Macédoine, était venu à Athènes (en l’année 111 avant notre ère), et les avait suivis et cultivés, sans distinction d’écoles. C’est dans sa bouche que Cicéron place l’éloge qu’il fait de ces maîtres, au commencement du livre premier du Traité de l’Orateur. C’étaient les académiciens Charmadas, Clitomachos, Æschines, Métrodore de Skepsis, tous disciples de Carnéade, le fondateur de la nouvelle Académie. C’était Diodore de Tyr, disciple et successeur du péripatéticien Critolaos. C’étaient Apollodore, le tyran du jardin d’Epicure, et Mnésarchos, disciple et successeur du stoïcien Panaetios. Crassus lisait le Gorgias de Platon avec Charmadas. Métrodore, qui devait finir ses jours d’une façon si tragique auprès de Mithridate (le roi de Pont le fit assassiner, l’accusant d’avoir trahi sa confiance), Métrodore était alors fort jeune, et à peu près contemporain de Crassus, qui était âgé de trente ans. Mais Clitomachoa était vieux. Il avait succédé officiellement, dans la direction de la nouvelle Académie, à Carnéade, mort en 129. Il était Carthaginois d’origine, et s’appelait Hasdrubal. L’année où sa ville natale fut prise par les Romains et détruite, il adressa d’Athènes, où il s’était déjà retiré, un livre de consolation philosophique à ses concitoyens malheureux et dispersés. Il n’écrivit pas moins de quatre cents volumes, tous perdus pour nous ; et il en dédia plusieurs à des Romains, au poète Lucilius, au consul Censorinus.

Les stoïciens Antipater de Tarse, et Panaetios de Rhodes, disciple d’Antipater, étaient déjà morts. Antipater avait eu pour disciples plusieurs Romains, tels que Blossius, qui fut plus tard le collègue de l’aîné des Gracques ; et Lélius, l’ami de Scipion. Panaetios avait même accompagné Scipion dans une ambassade fastueuse en Egypte, trois ans seulement après la prise de Corinthe. Il est l’auteur du Traité des Devoirs, dont Cicéron a presque traduit les deux premiers livres du De officiis[7].

Les Romains étaient tombés sous le charme de la philosophie grecque, à l’heure où la conquête de la Grèce n’était pas même encore achevée. Les rhéteurs grecs avaient paru à Rome ; et le sénat s’en était ému. En 161 avant Jésus-Christ, sous le consulat de C. Fannius Strabon, et de M. Valerius Messala, selon le témoignage d’Aulu-Gelle[8], M. Pomponius, préteur, consulta le sénat au sujet des rhéteurs et des philosophes.  Les  sénateurs opinèrent ainsi : « Le préteur aura soin et veillera, selon l’intérêt de la République, et sous sa propre responsabilité, que ces gens disparaissent de Rome ; uti Romæ ne essent. ». On a souvent admiré l’énergique brièveté de ce langage ; mais le décret, pour être si formel, ne fut pas mieux exécuté. Six ans n’étaient pas écoulés que la, rhétorique rentrait en triomphe à Rome ; et cette fois, revêtue de sa forme la plus brillante et la plus dangereuse.

Quand les Athéniens avaient pillé Oropos, les Oropiens s’étaient plaints à Rome ; le sénat avait désigné Sicyone comme arbitre dans cette affaire. Les Sicyoniens avaient condamné Athènes à payer une amende exorbitante, cinq cents talents, près de trois millions. Athènes, pour obtenir que l’amende fût réduite, députa vers le sénat les trois plus illustres personnages qui vivaient alors dans ses murs ; c’étaient trois philosophes : Carnéade, académicien ; Critolaos, péripatéticien ; Diogène, stoïcien. Ces trois illustres Athéniens ne l’étaient, d’ailleurs, que par adoption : Carnéade était né à Cyrène, en Afrique ; Diogène, à Séleucie, près de Babylone ; Critolaos, à Phasélis, en Syrie[9].

Quand ces trois personnages arrivèrent à Rome, en 155 avant Jésus-Christ, la conquête de l’univers était presque achevée. Mais, au milieu de l’immense orgueil qui transportait les Romains, victorieux de toutes les nations, ils commençaient à sentir eux-mêmes que quelque chose manquait à leur gloire, et que plusieurs des peuples vaincus gardaient sur eux la supériorité d’une civilisation plus ingénieuse, et d’une culture d’esprit plus raffinée. Déjà, l’admiration et l’imitation de la Grèce avait fait surgir à Rome des poètes, des historiens. Une littérature était née chez ce peuple, qui longtemps n’avait écrit que quelques chants religieux, ou les sèches annales de ses pontifes, ou le code austère de ses lois. Mais la pensée à Rome n’avait pas pris encore l’essor hardi qui, chez les Grecs, l’emportait, depuis quatre cents ans, à travers les conceptions les plus élevées qu’il soit donné à l’esprit humain d’aborder. Il n’y avait pas de philosophes à Rome.

Aussi quand Carnéade, Critolaos et Diogène apportèrent pour la première fois la philosophie aux Romains, avec quelle curiosité passionnée la foule se pressa autour de ces hommes dont l’esprit audacieux semblait se jouer dans l’étude et l’exposition des plus redoutables mystères ! Ils paraissaient apporter avec eux l’émancipation de l’âme humaine ; et tous ceux sur qui pesait le plus lourdement la forte discipline de la cité romaine, les jeunes gens surtout, âmes ardentes que la loi condamnait à une éternelle minorité sous la tutelle du père de famille, entourèrent en foule ces vieux sages, croyant voir en eux comme les messagers d’une liberté ardemment souhaitée. Certes, cet enthousiasme reposait sur une étrange illusion ! Quelle vérité pouvaient apporter au monde ces trois hommes qu’on aurait pu défier de se mettre d’accord entre eux sur aucun point de doctrine, et dont la bonne entente reposait sur un fond commun de scepticisme ; absolu chez Carnéade, et mitigé par quelques vagues affirmations chez Diogène et Critolaos. Il leur était facile de saper l’erreur des vieilles religions ; il leur était impossible d’y substituer quoi que ce fût. Mais était-ce une religion nouvelle que leur demandaient les Romains, fatigués de dogmatisme ? Non ; c’était l’âpre joie de la discussion, même stérile ; du doute, et de la recherche entreprise pour le seul plaisir de rechercher et de douter, plutôt que par l’espoir ou le désir d’atteindre à la vérité. C’était l’éloquence ; non ce parler grave et sobre du forum, qui n’avait jamais cessé de retentir dans la cité romaine ; mais la faconde éblouissante du sophiste, l’attaque mordante, l’ironie spirituelle, la souplesse du langage et du raisonnement, l’éclat du style ; toutes ces qualités brillantes et charmantes qui manquaient encore aux plus éloquents parmi les Romains, et que Caton eût dédaigné d’acquérir.

Eloquents tous trois, les trois philosophes différaient par le genre de leur talent. Carnéade avait la véhémence et la rapidité ; Critolaos, la finesse et la précision ; Diogène, la simplicité, la sobriété du langage. C’était Carnéade surtout qui éblouissait ses auditeurs, transportait la jeunesse, effrayait les sages. A Athènes, Antipater de Tarse n’osait plus disserter contre ce terrible rival ; il se réduisait à écrire ; aussi l’appelait-on Calamoboas (celui qui crie avec la plume). Carnéade, disciple éloigné de Platon, avait fait aboutir la doctrine du maître au scepticisme pur ; il ne l’eût pas cédé à ces sophistes sans pudeur que Socrate avait combattus. Gomme eux, convaincu d’une seule chose, c’est que rien n’était vrai ou faux absolument, ou du moins que l’homme ne possédait pas le critérium de la vérité, il se vantait de mettre son admirable parole au service de toutes les causes ; il se faisait un jeu de défendre tour à tour avec le même succès deux opinions contradictoires ; parlant un jour de la justice en termes magnifiques ; montrant le lendemain qu’il n’y a pas de justice. Le succès de ces dangereuses leçons fut immense. Ce n’étaient pas seulement les jeunes gens qui délaissaient pour les entendre, les exercices du champ de Mars ; mais les pères eux-mêmes les y suivaient, et se flattaient que ces études nouvelles adouciraient les mœurs violentes de leurs enfants, sans penser qu’elles pourraient pervertir en même temps leurs esprits. L’entraînement gagnait jusqu’aux sénateurs ; un d’eux, Caïus Acilius, se faisait charger officiellement par le sénat de traduire en latin les discours des députés grecs.

Un seul homme fut plus prudent ; son aveugle amour du passé le rendait clairvoyant sur les périls de l’avenir. C’était Caton. Il somma le sénat de terminer l’affaire pour laquelle les députés étaient venus à Rome, et qu’on semblait traîner en longueur à dessein. L’amende des Athéniens fut réduite à cent talents. Une fois de plus, ils étaient sauvés par le beau langage de leurs ambassadeurs, et devaient leur grâce aux Muses. Puis Caton eut soin de faire partir au plus vite les trois philosophes. Il disait de Carnéade : « Quand cet homme-là parle, on ne sait plus où est la vérité. » — « Qu’ils retournent à leurs écoles, » disait-il encore, « et que les jeunes Romains n’obéissent, comme auparavant, qu’aux magistrats et aux lois[10]. »

Mais Caton se flattait à tort d’avoir extirpé l’hellénisme ; bon ou mauvais le germe était jeté ; il devait porter ses fruits ; l’esprit grec avait pénétré dans Rome. Ce n’est pas par des décrets et des sentences d’exil qu’on pouvait dès lors l’en bannir. Quelques magistrats essayèrent encore, à de rares intervalles, de lutter contre l’invasion des Grecs, et surtout contre l’influence tous les jours croissante des rhéteurs. En 92 avant Jésus-Christ, les censeurs Cnœus Domitius Ahénobarbus et L. Licinius Crassus les frappaient encore d’un édit : « On nous a fait rapport concernant des hommes qui ont institué un genre nouveau d’éducation. Ils se donnent à eux-mêmes le nom de rhéteurs latins. Les jeunes gens se réunissent autour d’eux dans des écoles. Là cette jeunesse passe tout le jour dans l’oisiveté. Nos pères ont déterminé les écoles que leurs enfants devraient fréquenter, et les choses qu’ils devraient y apprendre. Ces nouveautés, qui vont contre la coutume et les usages de nos ancêtres, ne nous plaisent pas et ne nous paraissent pas bonnes. C’est pourquoi, et à ceux qui tiennent ces écoles, et à ceux qui ont pris l’habitude de les fréquenter, il nous a paru bon de faire connaître notre sentiment. Cela ne nous plaît pas. Nobis non placere[11]. »

Mais ces tentatives surannées échouaient contre la résistance, et probablement les railleries de l’engouement public. Rien n’y pouvait faire ; les vainqueurs désormais étaient à l’école des vaincus ; ils allaient transformer, à cette école, leurs croyances, leurs lois, leurs mœurs, leurs institutions.

« La Grèce prise a pris son vainqueur, » dit Horace. Cette influence, dont nul n’a pu nier l’étendue, a été diversement appréciée. Aux yeux des uns, la Grèce a corrompu Rome ; selon les autres, elle l’a civilisée. La vérité est, je crois, entre ces deux opinions ; plus près cependant de la seconde. Au fond, toutes deux sont vraies en partie. La civilisation, c’est-à-dire l’adoucissement des mœurs, le développement des sciences et des lettres, l’extension des rapports pacifiques entre une nation et les nations voisines, et par suite l’affaiblissement des haines nationales, ne s’introduit pas chez un peuple uniquement guerrier jusque-là, comme étaient les Romains, sans un certain relâchement de la discipline morale, et sans un certain effacement des anciennes traditions, qui est un germe de décadence, et, à ce point de vue, le principe de la corruption. Mais s’il est vrai que le» mœurs à Rome se gâtèrent en même temps que la littérature, l’art et la philosophie des Grecs firent irruption dans la cité, faut-il en accuser la Grèce ? Ce n’est pas la Grèce qui a corrompu Rome ; c’est la victoire, c’est la conquête du monde et l’accumulation dans une seule ville de toutes les richesses et de toutes les puissances. Rome fut gâtée par sa propre fortune, et non par les philosophes, les lettrés, les artistes, les orateurs, les poètes dont la Grèce colonisa l’Italie et tout le monde romain. Je ne dis pas cela pour diminuer leur influence, qui fut considérable, et plus grande que leur génie ; hommes secondaires assurément, ils avaient néanmoins reçu l’héritage, et conservaient l’intelligence des œuvres des grands hommes que la Grèce avait enfantés ; par eux ce monde nouveau fut ouvert aux Romains. Cette éducation transforma l’esprit de la République. Elle ne lui eût pas enseigné l’art de conquérir le monde ; mais elle lui apprit à le conserver et à le régir paisiblement pendant plusieurs siècles. Elle brisa ou du moins elle élargit le moule étroit dans lequel s’était formée la cité romaine ; elle fit d’un peuple conquérant un peuple gouvernant. Quelque admiration qu’on professe pour les six premiers siècles de Rome, et quelque enthousiasme qu’excitent cette politique patiente et ces grandes vertus civiques et militaires, il n’est pas permis de nier que la politique des Romains était farouche, impitoyable, inhumaine, et que leurs vertus, nées d’un patriotisme plus instinctif que moral, semblaient respirer moins d’amour encore pour Rome, que de haine contre tout ce qui n’était pas Rome. Ainsi se font les conquêtes. Mais lorsque la conquête fut achevée, je dirais volontiers, lorsque le mal fut fait, lorsque dans le monde ancien furent abattues toutes les royautés et toutes les cités, quand la vie nationale fut partout éteinte chez les peuples humiliés, éperdus par la défaite, quelle catastrophe c’eut été pour le monde, si Rome, l’ayant conquis, s’était trouvée inhabile à le gouverner ! L’invasion des barbares arrivait cinq cents ans plus tôt, et, malheur irréparable, la civilisation ancienne périssait avant l’avènement du christianisme. Or, c’est par les maximes, par la philosophie de la Grèce que Rome apprit à gouverner les nations qu’elle avait su dompter. Par elle-même, avec ses seules forces, avec ses lois, ses mœurs, ses traditions étroites et dures, elle en était incapable ; elle avait pu, avec les légions, camper chez toutes les nations ; avec la philosophie grecque, elle s’y fonda. Les Grecs enrichirent sa langue, lui donnèrent une littérature, lui enseignèrent leurs arts, la pourvurent de leurs vastes connaissances, firent pénétrer un esprit plus large dans sa législation, adoucirent son inflexible orgueil, lui réconcilièrent ainsi les nations vaincues. Sous Auguste, les frontières exceptées, où il fallait bien arrêter les barbares, il n’y avait pas dix mille soldats dans tout l’Empire, pour contenir cent millions de vaincus. Croit-on que Rome, en conservant les maximes du vieux Caton, aurait pu se faire ainsi accepter du monde ? C’est la Grèce qui l’assouplit à ce rôle immense ; c’est la Grèce qui l’humanisa.

Mais la Grèce elle-même, dans cette diffusion de son esprit, achevait de perdre et de dissiper sa nationalité. Certes la décadence du patriotisme en Grèce tenait encore à d’autres causes, et provenait surtout de la décadence des mœurs. Mais n’est-il pas permis néanmoins d’affirmer que la science, en substituant l’esprit cosmopolite et humanitaire à l’esprit civique et national, aidait elle-même à étouffer ce qui pouvait survivre au cœur des Grecs de traditions patriotiques ? Je n’en fais pas un reproche à la science. Il était peut-être nécessaire au  progrès général de la société que la Grèce fût ainsi sacrifiée à l’univers. Mais convenons que la philosophie grecque a plutôt bâté que retardé l’accomplissement du sacrifice.  En se proclamant citoyen du monde, on se consolait de n’être plus citoyen libre d’Athènes ou de Thèbes ; et l’affranchissement philosophique faisait compensation à la servitude politique. C’est le privilège éternel de l’étude et des lettres, d’adoucir en effet l’amertume des malheurs publics ou privés. Il appartient d’ailleurs à chacun, selon son caractère et les aspirations de son esprit, de décider s’il faut maudire ou bénir le don que les lettres ont de tout temps possédé, de faire que les peuples conquis se détachent, au milieu de nobles distractions, du souvenir des biens plus précieux qu’ils ont perdus, l’indépendance et la dignité.

 

 

 



[1] Diodore de Sicile, livre XXXVI. — Posidonius dans Athénée, VI, 272. — Fastes attiques de Corsini.

[2] Corpus Inscr. græc., 1543.

[3] Thucydide, III, 72.

[4] Polybe, VI, 56.

[5] Polybe, XXXVII, 4.

[6] Cicéron, De oratore, III, 43.

[7] Clinton, Fastes. — Cicéron, De orat., I, 45, 47, 82 ; II, 3, 1 ; III, 43, 75.

[8] Aulu-Gelle, Nuits attiques, XV, 11.

[9] Athènes resta peut-être plus féconde en artistes, mais ils travaillaient hors de Grèce. Cléomène, fils d’Apollodore, qui signe la Vénus de Médicis, et Cléomène, fils de Cléomène, qui signe le Germanicus du Louvre, ajoutent à leur nom cette mention : Athénien.

[10] Cicéron, Tuscul., IV. 3. Academ., II, 45. Ad Attic., XII. 23. — Aulu-Gelle, VII, 14 ; XVII, 21. — Macrobe, Sat., 7,5. — Plutarque, Caton.

[11] Aulu-Gelle, XV, 11.