LE MARÉCHAL BUGEAUD — 1784-1849

 

LIVRE QUATRIÈME. — 1836-1840.

 

 

Débuts en Afrique. — La Sickack (1836). — Le traité de la Tafna (mai 1837). — Procès Brossard (1838-1839). — Système de guerre défendu au parlement. — Bugeaud, orateur politique, orateur militaire.

 

La guerre des rues, les luttes passionnées du parlement, les lâches attaques d'une presse déloyale, loin de lasser, de briser l'énergie du général Bugeaud, avaient bronzé cette âme solide. Aussi, lorsqu'il fut appelé, en 1836, au commandement d'une brigade en Afrique, vit-on le soldat déployer sur ce nouveau théâtre, véritablement le sien, toutes les facultés qui lui étaient personnelles. — Il avait alors cinquante ans, son esprit était aussi robuste que son corps, et voici comment le dépeint un de ses secrétaires :

Il était de haute stature, carrément sculpté, et d'une vigueur peu commune ; il avait le visage plein et musculeux, légèrement gravé de petite vérole ; le teint fortement coloré, l'œil gris clair ; le regard perçant, mais adouci dans la vie ordinaire par l'expression d'une sympathique bienveillance ; le nez légèrement aquilin, la bouche un peu grande, la lèvre fine et railleuse. Quand la physionomie, empreinte de franchise et de simplicité, s'animait tout à coup au choc d'une pensée rapide, le génie rayonnait sur son front large et puissant, couronné de cheveux très rares, qui pointaient en flammes argentées. Tout en lui respirait alors l'habitude du commandement et l'allure impérieuse d'une volonté sûre de se faire obéir. C'était une nature de fer, âpre à la fatigue, inaccessible aux infirmités de l'âge, et qui n'aurait dû disparaître que dans le nuage d'un champ de guerre.

Ses ennemis, ses adversaires politiques, et certes ils étaient nombreux, lui rendaient justice. Le républicain Armand Marrast, président de l'Assemblée de 1848, dans une biographie pleine de fiel et même injurieuse pour le député Bugeaud, en tant qu'homme politique, ne laisse point que de juger impartialement le soldat : Homme actif, dit-il, prompt au coup de main, façonné en Espagne à la guerre des guérillas, soigneux du soldat, veillant à son bien-être, populaire dans la troupe, à l'aide de sa camaraderie de caserne, qui a le flair du vieux troupier, brave d'ailleurs et ne s'épargnant jamais, Bugeaud, par la rapidité même de ses mouvements, montra qu'il valait mieux qu'un autre dans cette poursuite de nomades. Nous dirons, pour être juste, que Bugeaud, par son système de guerre, par ses expéditions souvent hardies, toujours heureuses, par l'intrépidité de son action, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, par la mobilité de son courage, consolida notre puissance en Algérie, pacifia plusieurs de ses provinces, chassa les Arabes jusqu'aux confins du désert, porta de rudes coups à ce prestige dont jouissait Abdel-Kader et prépara pour l'avenir les germes d'une colonisation sérieuse et féconde.

Au moment où le général Bugeaud reçut du ministre de la guerre l'ordre de se rendre en Algérie, les possessions françaises du nord de l'Afrique étaient placées sous le gouvernement du maréchal Clauzel, lequel, pour la seconde fois, venait d'être investi de ces hautes fonctions (8 juillet 1835).

C'est au gouvernement de la Restauration que revient le grand honneur d'avoir planté le drapeau de France sur la terre d'Afrique. Le général de Bourmont avait débarqué à Sidi-Feruch le 14 juin 1830. Alger capitula le 5 juillet, et le dey d'Alger eut la faculté d'abandonner ses États. Quelques jours après, le roi Louis-Philippe succédait au roi Charles X, et ainsi la dynastie d'Orléans se trouvait bénéficier des dernières victoires de la branche aînée des Bourbons. En dépit de la jalousie et du mécontentement de l'Angleterre, le nouveau gouvernement n'hésita pas à conserver cette glorieuse conquête de la Restauration. Ce ne fut pas toutefois sans de graves difficultés et sans l'opposition d'une partie notable de la nation. Les destinées de l'Algérie furent longtemps incertaines. On comprenait peu en France les avantages et l'importance de cette magnifique possession ; les opinions les plus variées, les plus contradictoires, les plus bizarres étaient émises dans les Chambres ; les partisans de l'occupation restreinte et même de l'abandon étaient nombreux.

Les premières années de la domination française en Algérie furent pénibles et stériles à la fois, et le choix des généraux déplorable. Les cinq ou six années qui suivirent la conquête constituent une période de tâtonnement.

Le général Desmichels, commandant la province d'Oran, avait signé, le 26 février 1834, avec Abdel-Kader[1], un traité dont l'esprit était de substituer à la domination turque, qui enserrait jadis tout le pays, un royaume arabe dans l'intérieur, et l'occupation française d'un certain nombre de présides sur les côtes.

Le général Drouet d'Erlon prit le gouvernement général le 22 juillet 1834. Né en 1765, ce vétéran des guerres d'Espagne et de Waterloo, étant fort âgé, fut doublé du général Rapatel pour le commandement de l'armée. Ce fut peu de temps après son arrivée qu'eut lieu le désastre de la Macta, où, malgré leur énergie, nos troupes, commandées par le général Trézel, furent battues dans la vallée du Sig.

Le gouverneur Drouet d'Erlon, dut, le 8 août 1835, remettre le service au maréchal Clauzel.

Le maréchal Clauzel se rendit en personne dans la province d'Oran pour venger le désastre de la Macta. Cette expédition, à laquelle prit part le duc d'Orléans, aboutit au brillant combat de l'Habra (1er décembre 1835), à l'incendie de Mascara (7 décembre 1835), enfin à une prompte rentrée à Mostaganem. Tlemcen fut occupé en janvier et février 1836. Mais ce n'étaient là que des promenades militaires suivies de retraites, et dont le prestige d'Abdel-Kader n'était pas affaibli. Aussitôt occupé, en effet, Tlemcen fut bloqué.

Le général d'Arlanges, s'établissant au camp de l'embouchure de la Tafna, sur la côte la plus voisine de la place assiégée, s'y vit bientôt presque bloqué lui-même. Essayant de percer vers Tlemcen, il livra un combat tout au moins indécis, où il fut blessé ainsi que son chef d'état-major le colonel de Maussion, et qui nous coûta 300 hommes. Quelles que fussent les pertes infligées en même temps aux Arabes, un combat d'Afrique où l'on perd 300 hommes ressemble singulièrement à un échec.

Pendant ce temps, des incursions, plus insolentes qu'elles ne l'avaient jamais été, atteignaient les portes mêmes d'Alger. Les Arabes enlevaient un troupeau à la pointe Pescade, tuaient des soldats à Dely Brahim, au fort l'Empereur. Ils arrivaient jusqu'à la Bouzaréa.

Ce fut dans ces circonstances éminemment critiques que le général Bugeaud fut envoyé avec trois régiments pour dégager le camp de la Tafna. La province d'Oran, qui venait d'assister au désastre de la Macta et aux échecs de la Tafna, était le terrain où nos troupes découragées avaient le plus besoin d'une victoire. Il fallait ramener la confiance : ce fut l'œuvre du nouveau général.

Le roi, voulant placer à la tête de ces troupes un officier sur la vigueur duquel il pût compter, avait jeté les yeux sur le général Bugeaud, qui seul paraissait être en mesure de lutter avec Abdel-Kader.

Au moment où le général Bugeaud arriva à l'embouchure de la Tafna, la situation était fort grave, et le nouveau débarqué l'envisagea telle dès le premier aperçu. C'est là que, pour la première fois, il mit en pratique ses idées sur le mode de combattre les Arabes, et dans ses modifications, dans ce changement radical des méthodes antérieures de guerre, il apporta cette fermeté, cette décision qu'il mettait dans tous les actes de sa vie.

Arrivé pour prendre le commandement et poursuivre les opérations militaires dirigées contre l'Émir, il s'empressa de réunir le lendemain les colonels et chefs de corps, et leur tint un langage qui ne laissa point que de les étonner.

Messieurs, leur dit-il, je suis nouveau en Afrique ; mais, selon moi, le mode employé jusqu'ici pour poursuivre les Arabes est défectueux. J'ai fait de longues campagnes en Espagne ; or la guerre que vous faites ici a une grande analogie avec celle que nous avions entreprise, en 1812, contre les guérillas. Vous me permettrez d'utiliser l'expérience que j'ai acquise à cette époque. C'est ainsi que je suis d'avis de supprimer absolument les fortes colonnes, et de nous débarrasser de cette artillerie, de ces bagages encombrants qui entravent nos marches et nous empêchent de poursuivre ou de surprendre l'ennemi. Nos soldats, comme les soldats de Rome, doivent être libres de leurs mouvements et dégagés ; il faut, à tout prix, alléger le poids qui les surcharge. Nos mulets, nos chevaux porteront les vivres et les munitions, et les tentes leur serviront de bâts et de sacs. Alors, nous serons à même de traverser les montagnes, les torrents, sans laisser derrière nous les bagages.

Du reste, Messieurs, dit en terminant le général, je serai fort heureux de causer avec vous individuellement, et de recevoir vos observations, vos conseils. Ainsi, vous me ferez grand plaisir chaque fois que l'un de vous voudra bien venir s'entretenir avec moi - et me demander ou me donner des explications.

A peine le général fut-il sorti, que les colonels et chefs de corps se regardèrent ébahis et haussèrent les épaules, traitant le nouveau venu d'insensé et d'outrecuidant. Le colonel Combes, excellent soldat, plein de courage, mais violent et assez borné, était le plus exaspéré de la réunion et le plus amer. Tous d'ailleurs pensaient comme lui.

Puisque le général nous autorise à lui parler à cœur ouvert et à lui dire notre sentiment, j'irai demain, en votre nom, Messieurs, lui présenter nos observations.

Le lendemain, en effet, le colonel Combes se rendit chez son général et lui fit part de l'impression qu'avait produite sur les officiers son discours de la veille. Nos soldats, dit-il, sans artillerie seront décontenancés et ne marcheront plus. C'est le canon seul qui entretient leur courage : le supprimer serait désastreux. Il n'est pas possible, mon général, que vous persistiez dans votre projet ; je suis chargé, au nom de tous mes collègues, de vous exprimer notre pensée sincèrement, comme vous nous y avez autorisés. Le général répondit au colonel que toutes ces objections lui avaient été déjà présentées, et qu'en dépit de l'opinion des chefs de corps il persistait à faire ce qu'il avait décidé. Le colonel Combes ayant voulu élever la voix, le général se borna à lui dire : Monsieur, j'ai en effet engagé chacun de vous à venir me communiquer ses observations et ses avis. Mais libre à moi, vous le permettez, d'en tenir compte, à ma guise. Sur ce, colonel, je vous remercie et vous prie de vous retirer. Les ordres du nouveau commandant furent exécutés. L'artillerie, les prolonges, furent embarqués, et on se tint prêt à entrer en campagne.

Tels furent les débuts du général Bugeaud. C'est ainsi, disait plus tard M. Guizot, qu'il donna immédiatement à la guerre un caractère d'initiative hardie, de mobilité dégagée et imprévue, de prompte et infatigable activité. Il s'appliqua à poursuivre ou à prévenir, à atteindre et à vaincre ou à déjouer, sur tous les points du territoire arabe, Abdel-Kader, c'est-à-dire là nation arabe personnifiée dans son héros.

Le 16 juin, le général Bugeaud était prêt à se mettre en route. Ayant appris qu'Abdel-Kader avait envoyé des troupes du côté d'Oran pour incendier les moissons de nos alliés, et que son camp était sur l'Oued-Sinan, il se dirigea tout d'abord sur Oran, au lieu de marcher sur Tlemcen. Il partit la nuit, car l'ennemi était proche, et il fallait éviter de se voir attaquer en franchissant un passage dangereux. Cependant la difficulté d'une marche nocturne dans un pays inconnu, accidenté, couvert de broussailles, eut bientôt porté le désordre dans les colonnes. On avait fait à peine une lieue, que le général fut obligé de faire halte et d'attendre le jour. Dès qu'il parut, les colonnes reformées poursuivirent leur marche sur le terrain raviné qui se trouve entre la mer et la route suivie en avril précédent. On franchit ainsi les plus mauvais pas sans encombre. Vers neuf heures, en débouchant sur les plateaux, les têtes de colonnes rencontrèrent les premiers cavaliers de l'Émir, qui de très bonne heure avait quitté son camp de l'Oued-Sinan pour venir nous attaquer. Douze à quinze cents cavaliers qu'il avait postés sur la hauteur se précipitèrent sur le flanc droit, sur le derrière des colonnes et aussi sur le centre où étaient les bagages. L'attaque fut repoussée par un bataillon du 62e de ligne et un escadron de chasseurs d'Afrique.

Le général Bugeaud fit arrêter les têtes de colonnes qui s'étaient allongées pendant la marche, pour les masser, puis il prit l'offensive. Mais les Arabes, voyant nos troupes marcher résolument sur eux, ne tinrent pas et, après quelques coups de fusils tirés, se mirent en retraite. Mustapha, chef de nos auxiliaires, chargea avec beaucoup d'impétuosité et d'à-propos, et, se précipitant sur les Kabyles, en rapporta un certain nombre de têtes. Ce spectacle me fit horreur, écrivait le général Bugeaud, mais je n'ai pu malgré cela m'empêcher de donner des éloges à l'intrépidité de ses guerriers.

Le général Bugeaud marcha ensuite sur les Arabes et les dispersa avec la même facilité. A la vue de la cavalerie en fuite, l'infanterie de l'Émir, cachée dans un pli de terrain, se hâta de disparaître. Nous perdîmes cinq hommes ; les pertes des Arabes ne furent pas nombreuses, mais il se trouvait parmi les morts plusieurs, personnages importants.

Le 13 juin, les troupes se mirent en route de bonne heure et campèrent le soir à l'Oued-Sinan. Le 14, on campa sur l'Oued-Amria, et le 15 à Misserghin. Le général Bugeaud remit le commandement au colonel du 24e de ligne et continua sa route sur Oran, accompagné de toute sa cavalerie. Cette marche de cinq jours, de la Tafna à Oran, eut pour résultat de faire reparaître sur les marchés d'Oran les Arabes nos alliés, que la terreur d'Abdel-Kader avait jusqu'alors éloignés.

Après avoir donné à ses troupes dix jours de repos, le général reprit la campagne pour conduire un convoi de troupes à Tlemcen ; il arriva le 19 à Misserghin, et le 20 sur le Rio-Salado. En ce jour ; par suite de la chaleur et de la fatigue, trois cents hommes se trouvèrent hors d'état de continuer leur route. Il les fit reconduire à Oran, escortés - par la cavalerie indigène, et quant à lui, il arriva le 24 juin à Tlemcen.

Tlemcen, l'antique capitale du royaume de Tlemcen, lequel se composait des villes de Vedrona, Oran, Arzew, Mazagran, Mostaganem et Djijelly, avait subi de nombreuses vicissitudes.

Attaquée, prise et reprise, tantôt par les Turcs, tantôt par les Marocains et les Espagnols, la ville aux superbes remparts, aux grands minarets, n'était plus au siècle dernier qu'un foyer d'insurrection à moitié renversé. L'empereur du Maroc s'en était emparé en 1830, mais il dut l'abandonner bientôt. Les Coulouglis, commandés par Mustapha Ben Ismaël et qui défendaient le Méchouar, ou citadelle, passèrent au service de la France. Le maréchal Clauzel avait pris possession de la ville au mois de janvier de cette même année 1836 et y avait laissé une garnison sous les ordres du capitaine Cavaignac[2]. C'est lui que trouva le général Bugeaud en arrivant à Tlemcen.

La place de Tlemcen était bien gardée ; mais nos troupes, isolées, bloquées comme dans une île, au milieu de populations la plupart hostiles, manquaient de vivres. Bugeaud l'approvisionna, puis, laissant ses éclopés, revint au camp de la Tafna, où -il séjourna plusieurs jours. Le 4 juillet, il se remit en marche sur Tlemcen ; le 6, il rencontra l'Émir qui venait enfin lui barrer le passage.

C'était pour la première fois que se rencontraient ces deux grands champions, qui, pendant de si longues années encore, devaient lutter d'audace, de finesse et d'intrépidité. Ce fut d'ailleurs l'unique bataille rangée que le grand chef arabe livra aux Français. Il comprit vite, avec sa merveilleuse intelligence, que la lutte contre les envahisseurs était impossible, continuée dans ces conditions, et c'est de ce jour qu'il adopta le mode de harcèlements, d'embuscades et de retraites, dont le génie du général Bugeaud pouvait seul triompher.

Voici la dépêche télégraphique que le général Bugeaud, adressa au ministre, maréchal Maison, pour lui annoncer la victoire de la Sickack :

Tlemcen, le 7 juillet 1836.

Abdel-Kader, depuis quatre jours, attendait mon grand convoi au passage du Tolgoat, sur les bords de la Tafna. N'ayant aucun avantage à combattre là, j'y ai fait des démonstrations et, la nuit, j'ai passé ailleurs.

Le lendemain 6, il m'a attaqué avec toutes les forces qu'il avait convoquées depuis quinze jours, au moment où mon convoi traversait le ravin creusé par la Sickack. J'ai fait filer le convoi sur Tlemcen, avec une partie de mes forces ; avec le reste, j'ai pris l'offensive, et Abdel-Kader a éprouvé une déroute complète. Son infanterie surtout a été anéantie. J'en ai sauvé cent trente du carnage : je vais les envoyer à Marseille. C'est, dans le ravin de l'Isser, près de son embouchure dans la Tafna, où je l'ai précipitée, qu'a eu lieu la plus grande destruction, c'est-à-dire à quatre lieues du point où a commencé le combat. Il a laissé tous ses blessés et trois drapeaux, dont celui de l'infanterie régulière.

 

Le surlendemain, le général vainqueur envoyait au ministre son rapport écrit à la hâte sur le champ de bataille tout empreint de cette fierté et de cette grandeur originales qui distinguaient ce véritable homme de guerre.

Après le combat le général s'arrêta deux heures sur la Sessia. Là, le capitaine Cavaignac, le bey de Tlemcen et les chefs maures : et juifs vinrent au-devant de lui. Abdel-Kader les bloquait depuis longtemps avec cinq ou six mille hommes et faisait ravager les environs par cent vingt mille têtes de bétail. Il était parti la veille, se dirigeant sur le Maroc, suivant les uns, ou vers le mont Tolgoat, suivant les autres. Bugeaud fit camper ses troupes sous les murs de Tlemcen, leur donna un jour de repos, et pour ne pas diminuer les ressources en vivres de la garnison, repartit pour le camp de la Tafna.

Voici en quels termes Mgr le duc d'Orléans[3] félicita le général Bugeaud de sa victoire :

Son Altesse Royale le duc d'Orléans au général Bugeaud.

Les Tuileries, 3 août 1836,

J'ai trop vivement joui, mon cher général, du brillant succès que vous venez de remporter, pour ne pas m'empresser de joindre mes félicitations aux témoignages que vous recevez de l'approbation du Roi et de la satisfaction générale. A la joie que me feront toujours éprouver les victoires des armées françaises, se joint encore, dans -cette circonstance, le souvenir que j'ai rapporté de la province d'Oran, que j'ai parcourue avec une partie des troupes que vous commandez. Je connais la plupart des militaires dont les noms figurent avec éloge dans votre rapport, et je vous demande, mon cher général, d'être mon interprète auprès d'eux. Veuillez leur dire que je regrette amèrement de ne point m'être trouvé au milieu d'eux pendant cette campagne, mais que je serais, s'il est nécessaire, heureux de m'employer ici-à leur faire accorder les justes demandes que vous avez adressées au ministre en leur faveur.

Adieu, mon cher général, je sais que nous nous reverrons bientôt, et, d'ici là, je vous renouvelle l'assurance de tous les sentiments avec lesquels je suis votre affectionné,

Ferdinand-Philippe D'ORLÉANS.

 

Après cette lettre, nous croyons intéressant de reproduire un passage emprunté à un livre même du prince, les Campagnes de l'armée d'Afrique (1835-1839). Dans ce remarquable ouvrage, pieux monument que les descendants de Mer le duc d'Orléans ont élevé à la mémoire de leur père, le fils' aîné du roi Louis-Philippe se révèle comme un écrivain de haute lignée, un grand penseur et un vrai soldat.

Le combat de la Sickack n'était pas seulement le plus brillant succès obtenu en rase campagne, c'était la victoire la plus légitimement remportée ; car c'était celle à laquelle le hasard avait eu la moindre part, et pour laquelle le général avait le plus fait, par des combinaisons bien adaptées aux qualités - de ses soldats et aux défauts de ses ennemis.

L'Émir avait perdu son infanterie régulière : 700 fusils, 6 drapeaux et 130 prisonniers, souillés désormais par le contact des chrétiens, et plus regrettables ainsi que les 1.200 musulmans tués les armes à la main dans la guerre sainte.

Cette vigoureuse affaire n'avait coûté aux Français que 32 tués et 70 blessés. C'était un grand échec pour Abdel-Kader, mais il venait deux ans trop tard. La puissance de l'Émir avait déjà assez de racines pour résister à une tempête passagère...

L'armée arabe était dissoute, mais le peuple demeurait entier dans ce qui faisait sa force, dans son union, son moral, son insaisissabilité.

Il eût fallu le conquérir ; le général Bugeaud n'en avait ni le moyen, ni la volonté, ni l'ordre. N'ayant plus aucun plan à exécuter, il essaya de rendre moins lourde la chaîne qui attachait la division d'Oran à la garnison de Tlemcen, en grossissant les approvisionnements du Méchouar de grains moissonnés dans les environs ; mais ses troupes consommaient plus qu'elles ne pouvaient récolter sans outils, et il rentra à Oran, le 19 juillet, en parcourant la province, faisant du dégât, affaiblissant les Arabes, mais sans soumettre les tribus qui attendaient le moment où les Français s'arrêteraient après la victoire.

Le général Bugeaud s'était glorieusement acquitté de la mission qu'il avait reçue de débloquer la Tafna, de ravitailler Tlemcen pour trois mois et de battre Abdel-Kader. Il avait même trouvé le moyen, en prenant pour base de ses combinaisons l'amour-propre, la cupidité et l'ambition de son ennemi, aussi bien que l'art et la science militaires, d'amener le moderne Jugurtha à une bataille rangée.

Il remit au général de l'Étang le commandement d'une division bien aguerrie et bien instruite, et retourna, rappelé par le télégraphe, en France, où les événements de la frontière d'Espagne avaient hâté son retour.

 

Le général Bugeaud s'embarqua le 30 juillet pour Alger et de là rentra en France.

Quant à Abdel-Kader, il se trouvait aux environs de Mascara, avec les débris de son infanterie régulière. Son autorité auprès des tribus avait été-singulièrement ébranlée, et sans les secours du Maroc sa situation financière eût été fort précaire ; toutefois son énergie et son activité ne l'abandonnèrent point. Il attira à Nédrouma les fugitifs de Tlemcen et commença à faire fabriquer des armes et des vêtements pour ses soldats. Puis, afin d'éviter les attaques des Français, il alla s'établir à Takdempt, et n'hésita pas à relever les ruines de cette ancienne ville romaine située à trente lieues de Mascara et à y établir le siège de son gouvernement.

Le 2 août, après cette courte et brillante campagne, le maréchal de camp (général de brigade) Bugeaud fut nommé lieutenant général (général de division). Son grade de colonel remontait au mois de juin 1814, celui de général à 1831. Il faut avouer que cet avancement n'était ni rapide ni immérité[4].

L'échec de la première expédition de Constantine, qui avait eu lieu peu de mois après la courte campagne du général Bugeaud en Afrique (novembre 1836), avait décidé du rappel du maréchal Clauzel. La situation, de l'Algérie était grave ; sept ans après la prise d'Alger, on n'était pas sensiblement plus avancé qu'aux premiers jours. On occupait les ports, et rien ou presque rien au delà.

 

Le successeur du maréchal Clauzel, le général de Damrémont, nommé gouverneur général le 12 février 1837, et arrivé à Alger le 3 avril seulement, n'était point en Afrique un nouveau venu. Il avait pris part, avec distinction, à l'expédition du maréchal de Bourmont et était fort apprécié des troupes. La revanche de la retraite de Constantine devait être le but immédiat, l'objectif du cabinet français et la principale tâche du gouverneur général. Mais, pour ne pas diviser ses forces au moment de l'attaque de Constantine, il était nécessaire de faire préalablement la paix dans l'Ouest.

Il fallait donc choisir un homme de guerre qui fût à la fois un négociateur ; le général Bugeaud était naturellement désigné pour remplir cette mission. Au moment même où le général de Damrémont arrivait à Alger (avril 1837) le général Bugeaud débarquait à Oran, avec une autorité assez vaguement définie, mal connue du gouverneur général, mais qui, en fait, le rendait indépendant de celui-ci.

Le général Bugeaud était un des plus jeunes généraux de division, mais il était, à vrai dire, investi de la confiance personnelle du Roi. De plus, il était député ; ce qui, dans ces temps de parlementarisme, lui donnait vis-à-vis d'officiers plus anciens, tels que le gouverneur général de Damrémont, une sorte d'indépendance exceptionnelle. On a souvent écrit, à l'occasion de l'affaire de la Tafna, que le général avait alors pour mission de recommencer la guerre contre Abdel-Kader, s'il ne pouvait l'amener à la paix. Il avait surtout la mission de faire la paix et de dégager momentanément, comme nous l'avons dit, le gouvernement et l'armée française de toute préoccupation dans les provinces du centre et de l'ouest.

Telle était la pensée secrète, le véritable but du gouvernement du Roi, et ce qui le prouva, fut la ratification du traité de la Tafna, malgré les objections très sérieuses du général de Damrémont et les violences de l'opposition française dans la presse et au parlement. Le général Bugeaud, qui, selon ses instructions formelles, devait cantonner l'Émir au delà du Chélif et lui faire payer tribut, le dispensa du tribut et lui concéda, au nord du Chélif, le district de Cherchell, riverain de la Méditerranée. Le traité fut néanmoins approuvé.

Le principal tort du gouvernement français dans cette circonstance fut de laisser les deux généraux Damrémont et Bugeaud dans l'ignorance de leurs pouvoirs respectifs. Le général Bugeaud, tout en goûtant assez peu le gouverneur, son supérieur hiérarchique, agissait avec sa loyauté ordinaire lorsqu'il lui écrivait le 25 mai 1837 :

Nulle part, dans mes instructions, il n'est dit que vous devez sanctionner la paix que je ferai et que, selon l'expression de votre lettre du 14 mai, je ne dois que préparer le traité. Si le gouvernement vous dit autrement, si vous avez des pouvoirs qu'on m'a tenus cachés, les quiproquos, les inconvénients qui sont survenus ne sont ni de votre faute, ni de la mienne : ils sont du gouvernement, qui n'a pas établi d'une manière nette et bien tranchée la séparation des pouvoirs. Que la faute soit rejetée sur ceux à qui elle appartient !

 

Par ce traité, le sultan arabe était reconnu souverain indépendant, il obtenait la cession de tout l'intérieur des provinces d'Oran et du Titery et même le district et le port de Cherchell, qui lui donnait accès à la mer. En outre, une clause fort importante pour lui au point de vue religieux lui était accordée, la dispense du tribut.

Le général Bugeaud désirait vivement connaître le marabout guerrier, le chef qui, depuis sept ans, tenait en échec les armes de la France. Dès que la signature d'Abdel-Kader fut apposée sur l'instrument du traité, le général fit proposer une entrevue à l'Émir dans un lieu désigné entre les deux camps. L'Arabe accepta, et voici les détails de cette mémorable entrevue, consignés dans une lettre confidentielle adressée par le général Bugeaud au ministre des Affaires étrangères, le comte Molé :

A Monsieur le Comte Molé, ministre des Affaires étrangères.

Du camp de la Tafaa, le 2 juin 1837.

Monsieur le Comte,

Depuis que je vous ai adressé par l'Espagne le traité que je croyais avoir conclu avec Abdel-Kader et l'exposé des motifs qui m'avaient déterminé, j'ai éprouvé mille contrariétés, et plusieurs fois j'ai cru que je serais obligé de vous envoyer un bulletin de guerre, au lieu du traité original que je vous avais annoncé avec trop de précipitation, en vue de ne pas perdre de temps.

Je ne crois pas qu'il y ait au monde rien de plus difficile que de traiter avec les Arabes. Il est bien plus aisé de les vaincre en un jour d'action. Tous les articles ont été de nouveau discutés avec une ténacité vraiment arabe ; de mon côté, je me suis raidi et je n'ai cédé sur aucun point, excepté sur le tribut annuel, parce que c'était un point religieux ; en y tenant, c'était tout rompre. J'ai obtenu en compensation un gros tribut une fois payé, et - Mostaganem que j'avais d'abord cédé. Enfin, après nombre d'allées et venues, du camp d'Abdel-Kader au mien et du mien à celui d'Abdel-Kader, le traité m'a été apporté revêtu de la signature de l'Émir, ou de son cachet, parce qu'un Arabe ne signe jamais.

Je lui ai proposé une entrevue pour le lendemain, à trois lieues de mon camp et six ou sept du sien. Il l'a acceptée, et à neuf heures j'étais sur le terrain avec six bataillons, mon artillerie et ma cavalerie. Je suis resté là jusqu'à deux heures après midi sans entendre parler de l'Émir. Enfin quelques chefs arabes avec lesquels nous avions eu des relations les jours précédents, sont venus successivement nous apporter des paroles dilatoires : l'Emir avait été malade et n'était parti de son camp que fort tard, disait l'un ; un autre ajoutait que probablement l'Émir allait me demander de remettre l'entrevue au lendemain, mais que cependant il s'approchait ; un troisième arriva et nous dit : Il est là tout près, mais il est arrêté. Un quatrième nous dit qu'il allait bientôt venir et que je pouvais m'avancer un peu ; il était alors cinq heures du soir.

Voulant ramener mes troupes au camp et définitivement en terminer, je me décide à me porter en avant avec mon état-major. J'étais dans une gorge entrecoupée de collines ; je marchai pendant plus d'une heure sans rien voir ; enfin j'aperçus au fond de la vallée l'armée de l'Émir qui s'établissait sur des mamelons de manière à se mettre bien en évidence. Dans ce moment le chef de la tribu des Oulasias, Bou-Hamedy, vint au-devant de moi et me dit : L'Emir s'avance vers ce coteau ; venez, je vais vous conduire près de lui. J'étais alors au milieu des postes avancés de l'ennemi : reculer eût été montrer de la timidité et peut-être déranger toutes les affaires ; je le suivis donc, après lui avoir dit : Je trouve insolent de la part de ton chef de me faire attendre si longtemps. Ce Kabyle, croyant que j'hésitais, me dit : Soyez tranquille, n'ayez pas peur. — Je n'ai peur de rien, lui dis-je, et je suis accoutumé à vous voir ; mais je trouve indécent la part de ton chef de me faire venir si loin. — Il est là, vous allez le voir tout à l'heure.

Cependant nous marchâmes encore longtemps sans le rencontrer. Quelques appréhensions se manifestèrent alors dans mon état-major ; un officier supérieur s'écria que nous étions bien assez loin. Il n'est plus temps, répondis-je, de donner des conseils, il ne faut pas montrer de faiblesse devant ces barbares. Et je poussai en avant. Enfin j'aperçus l'escorte de l'Émir s'avançant vers moi : l'aspect en était vraiment imposant ; c'étaient 150 à 200 chefs marabouts d'un physique remarquable, que leur lenteur relevait encore. Ils étaient montés sur des chevaux magnifiques qu'ils faisaient piaffer et qu'ils enlevaient avec beaucoup d'élégance et d'habileté.

Abdel-Kader était à quelques pas en avant, monté sur un beau cheval noir qu'il maniait avec une grande dextérité. Tantôt il l'enlevait des quatre pieds à la fois, tantôt il le faisait marcher sur les deux pieds de derrière ; plusieurs Arabes de sa maison tenaient les étriers, les pans de son burnous, et, je crois, la queue de son cheval. Pour éviter les lenteurs du cérémonial et lui montrer que je n'avais aucune appréhension, j'arrivai sur lui au galop, et après lui avoir demandé si c'était là Abdel-Kader, je lui offris cavalièrement la main qu'il prit et serra par deux fois. Il me demanda alors comment je me portais, je lui rendis le compliment, et, pour abréger le temps que les Arabes mettent ordinairement dans ces préliminaires, je l'invitai à mettre pied à terre pour causer plus commodément. Il mit pied à terre et s'assit sans m'engager à m'asseoir. Je m'assis près de lui. La musique, toute composée de hautbois criards, se mit à jouer de manière à empêcher la conversation ; je lui fit signe de se taire, et elle se tut.

Avant d'entrer en conversation, je considérai un instant sa physionomie et son costume, qui ne présentait aucune différence avec les Arabes les plus vulgaires. Il est pâle et ressemble assez au portrait qu'on a souvent donné de Jésus-Christ. Ses yeux et sa barbe sont châtain foncé, son cerveau est bien développé, la bouche est grande, ses dents sont mal rangées et blanches, sa physionomie dans son ensemble est celle d'un dévot. Excepté au premier abord, il tient toujours ses yeux baissés et ne regarde jamais ; tous ses vêtements étaient sales, grossiers et aux trois quarts usés ; on voit qu'il affecte le rigorisme de la simplicité.

— Il y a peu de généraux, lui dis-je, qui eussent osé faire le traité que j'ai conclu avec toi, car il est contraire en partie aux instructions de mon Roi — ils ne comprennent pas ce que c'est que le gouvernement —. On croyait que tu serais suffisamment puissant sans sortir de la province d'Oran ; je n'ai pas redouté de t'agrandir davantage, parce que j'ai confiance que tu ne feras usage de la puissance que le traité te donne que pour améliorer l'existence de la nation arabe, et la maintenir en paix et en commerce avec la France.

— Je te remercie de tes bons sentiments pour moi ; si Dieu le veut, a-t-il répondu, je ferai le bonheur des Arabes, et si la paix est jamais rompue, il n'y aura pas de ma faute.

— Sur ce point je me suis porté ta caution auprès du roi des Français.

— Tu ne risques rien à le faire, nous avons une religion et des mœurs qui nous obligent à tenir notre parole ; je la tiendrai mieux que les Français ; je n'y ai jamais manqué.

— Je compte là-dessus, et c'est à ce titre que je t'offre mon amitié particulière.

— J'accepte ton amitié, je tiendrai ma parole ; mais que les Français prennent garde à ne pas écouter les intrigants, comme a fait le général Trézel.

— Les Français ne se laissent conduire par personne, et ce ne sera pas quelques faits particuliers commis par des individus qui pourraient rompre la paix, ce serait l'inexécution du traité ou un grand acte d'hostilité. Quant aux faits coupables des particuliers, nous nous en préviendrons et nous les punirons réciproquement.

— C'est très bien, tu n'auras qu'à me prévenir, et les coupables seront punis.

— Je te recommande les Coulouglis qui resteront à Tlemcen.

— Tu peux être tranquille, ils seront traités comme des alliés fidèles. Mais tu m'as promis de mettre les Douairs dans le pays des Hafra — une partie des montagnes entre la mer et le lac de Zegba.

— Le pays des Hafra ne serait peut-être pas suffisant, mais ils seront placés de manière à ne pouvoir nuire à la paix.

— A la bonne heure ! (Moment de silence.)

— As-tu ordonné, repris-je, de rétablir les relations commerciales à Alger et autour de toutes nos villes ?

— Non, mais je le ferai dès que tu m'auras rendu Tlemcen.

— Tu sais que je ne puis le rendre que quand le traité aura été approuvé par mon Roi.

— Tu n'as donc pas le pouvoir de traiter ?

— Si, mais il faut que le traité soit approuvé. C'est nécessaire pour la garantie, car si le traité était fait par moi tout seul, un autre général qui me remplacerait pourrait le défaire, au lieu qu'étant approuvé par le Roi, mon successeur sera obligé de le maintenir.

— Si tu ne me rends pas Tlemcen, comme tu me le promets dans le traité, je ne vois pas la nécessité de faire la paix, ce ne sera qu'une trêve.

— Cela est vrai, cela peut n'être qu'une trêve. Mais à cette trêve, c'est toi qui gagnes, car pendant le temps qu'elle durera je ne détruirai pas les moissons.

— Tu peux les détruire, cela nous importe peu, et, il présent que nous avons fait la paix, je te donnerai par écrit l'autorisation de détruire tout ce que tu pourras. Tu ne peux en détruire qu'une bien petite partie, et les Arabes ne manquent pas de grains.

— Je crois que les Arabes ne pensent pas comme toi, car je vois qu'ils sont bien désireux de la paix et quelques-uns m'ont remercié d'avoir ménagé les moissons depuis la Sickack jusqu'ici, comme je l'avais promis à Hamadis Sacal.

Ici, il a souri d'un air dédaigneux, ce qui voulait dire qu'il se souciait fort peu de la perte des récoltes, et, changeant de conversation, il m'a dit :

— Combien faut-il de temps pour avoir l'approbation du roi de France ?

— Il faut trois semaines.

— C'est bien long.

— Mais qu'est-ce que tu risques dans le retard ? C'est moi qui y perds.

Dans ce moment son khalifa Bénarach, qui s'était approché, a pris la parole et a dit :

— C'est trop long, trois semaines ; il ne faut pas attendre cela plus de dix à quinze jours.

— Est-ce que tu commandes à la mer ? ai-je répondu.

— Eh bien, dans ce cas, reprit Abdel-Kader, nous ne rétablirons les relations commerciales qu'après que l'approbation sera arrivée, et lorsque la paix sera définitive.

— C'est à tes coreligionnaires que tu feras le plus de tort, car nous recevons par la mer tout ce qui nous est nécessaire, et tu les priveras de commerce.

Je n'ai pas cru devoir insister davantage, et je lui ai demandé si un détachement laissé à Tlemcen avec quelques bagages pourrait en sûreté venir me rejoindre à Oran, où je comptais être rendu le 8 ou le 9. Il m'a répondu qu'il pourrait s'y rendre en toute sûreté. Là-dessus, je me suis levé, mais lui, restait assis : j'ai cru reconnaître l'intention de me laisser debout devant lui ; je lui ai dit qu'il était convenable qu'il se levât quand je me levais moi-même ; et là-dessus je lui ai pris la main en souriant, et je l'ai enlevé de terre. Il a souri et n'a pas paru formalisé de cette liberté grande aux yeux des Arabes. Sa main, qui est jolie, m'a paru faible ; je sentais que je l'aurais brisée dans la mienne.

La faiblesse physique prouve chez les Arabes encore plus que chez nous — car les peuples moins civilisés apprécient davantage la force corporelle — combien la force morale est supérieure à la force physique. — Nous nous sommes dit adieu réciproquement, et nous sommes montés à cheval. Il a été reconduit vers son armée avec le même cérémonial qui l'avait amené. Quand les Arabes, qui pendant toute l'entrevue avaient gardé un religieux silence, ont vu la séparation, ils ont fait éclater des cris de joie qui ont retenti majestueusement dans toutes les collines. Dans ce moment, un coup de tonnerre qui s'est fort longtemps prolongé, est venu ajouter au caractère grandiose de la scène. Mon cortège a été saisi d'un frémissement et tous se sont écriés à la fois : C'est beau ! c'est imposant ! c'est admirable ! Je ne l'oublierai de ma vie. Je me suis arrêté un moment sur le terrain de la conférence ; je tâchais d'énumérer l'armée qui était devant moi. Je crois être modéré en la portant à 10.000 chevaux. Elle était massée en grande profondeur sur une ligne de plus d'une demi-lieue, sur quelques mamelons en forme de pain de sucre ; les cavaliers étaient serrés depuis la base jusqu'au sommet.

Heureusement, dis-je aux officiers qui m'entouraient, le nombre de cette multitude ne fait rien à l'affaire ; il n'y a que des individualités, il n'y a pas de force d'ensemble. Les six bataillons qui sont derrière nous se promèneraient au milieu de tout cela et auraient bientôt dissous cette espèce d'ordre qui a été si péniblement établi et qui est sans doute l'une des causes qui ont retardé l'arrivée de l'Émir. Les officiers ont été de mon avis.

Pendant que se passait la scène que je viens de vous raconter, ma petite armée était dans l'anxiété. On me trouvait fort imprudent d'avoir osé me mettre ainsi aux mains de ces barbares, et l'on délibérait si l'on ne ferait pas bien de marcher pour se rapprocher de moi et me soutenir en cas d'événement. Mais le plus grand nombre furent d'avis que ce serait me compromettre et que, si l'ennemi avait de mauvaises intentions, il était trop tard pour me sauver.

En effet, j'étais à plus d'une lieue, et avec mon entourage de trente-six personnes, parmi lesquelles se trouvaient l'intendant, deux chirurgiens, deux officiers napolitains, M. de Dinaizaine, officier danois, troupe fort honorable, mais peu redoutable pour le combat, il n'y avait pas - de résistance possible ; c'était une affaire de confiance.

Voici, monsieur le Ministre, une relation un peu dramatique dont vous pouvez faire, si vous voulez, un article de journal. J'ai été historien fidèle, vous n'avez qu'à livrer les faits à un bon peintre. Je ne doute pas que plusieurs relations de cette scène vraiment pittoresque ne soient adressées aux journaux par quelques-uns des assistants.

Agréez, etc.

Signé : BUGEAUD.

 

Quelques jours plus tard, le général Bugeaud communiquait ses impressions personnelles sur le traité, dans une lettre intime ainsi conçue :

Arzew, le 15 juin 1837.

Cher Gardère, je profite d'une heure de repos, pendant la plus grande chaleur, pour répondre à votre lettre du 1er mai. Vous me jugez trop avec les yeux de votre grande amitié, et vous voyez en beau tout ce que je dis, tout ce que je fais. Malheureusement le public ne voit pas comme vous. Vous me confirmez ce qu'on m'avait déjà dit, que la presse avait amèrement censuré ma proclamation aux Arabes. Je n'ai rien lu, je n'en ai pas eu le temps. Comment aurais-je lu ces misérables ! Valent-ils la peine qu'on leur sacrifie une heure au service du pays ?

Vous vous attendiez à des bulletins de guerre, et moi aussi, bien que mes proclamations appelassent la paix ou la guerre. Après bien des difficultés, bien des contrariétés, la paix a prévalu. Quand Abdel-Kader m'a vu en -campagne, quand les tribus ont eu le spectacle de ma marche facile et imposante sur Tlemcen et Tafna on m'a envoyé des propositions plus raisonnables, et, après de longs débats, j'ai conclu un traité qui est en ce moment soumis à l'acceptation du Gouvernement. Ce traité sera blâmé, j'en suis sûr, autant ou plus que mes proclamations ; mais les hommes sages l'approuveront : c'est tout ce qu'il me faut !

Pour le conclure, j'ai eu à lutter contre les instructions du Gouvernement longtemps demandées sans succès et obtenues enfin quand tout était gâté par les manœuvres indirectes du général Damrémont. Mais j'ai eu surtout à lutter contre moi. Il m'en a coûté beaucoup de tout terminer, et de remettre l'épée dans le fourreau, sans combattre, lorsque le zèle, la confiance et le dévouement extrême de ma division me promettaient des combats brillants.

Je l'ai regretté surtout quand, dans notre entrevue, l'Émir m'a étalé 12.000 chevaux, et que j'ai su qu'il lui était arrivé 3.000 chevaux et 4.000 fantassins des frontières du Maroc.

Il m'a été prouvé alors qu'il se préparait une, grande bataille. Alors vous auriez eu le bulletin que vous attendiez, quoique je n'eusse que 8.500 hommes.

J'ai sacrifié toutes ces certitudes à ce qui m'a paru conforme aux véritables intérêts du pays. J'ai calculé que quelques brillants combats n'avanceraient pas la question, parce que nous n'étions pas préparés pour occuper et soumettre le pays ; qu'après deux ou trois mois de courses pénibles, après avoir brûlé force moissons, après avoir jeté 1.200 ou 1.500 hommes dans les hôpitaux, il faudrait rentrer et chercher de nouveau à traiter, et se contenter d'une paix à peu de chose près semblable à celle que je pourrais faire avant tous ces désastres.

C'est moins brillant, mais c'est plus sage. On ne m'en saura pas gré, je le sais, et c'est en cela qu'il y a quelque mérite de l'avoir fait.

Au reste, la guerre n'est pas compromise. Si le traité n'est pas adopté, je me tiens prêt à marcher dans l'est, débarrassé que je suis du poste de la Tafna, et de toute sollicitude pour Tlemcen approvisionnée pour un an.

En attendant, j'étudie le pays qui nous est réservé et je me mets en mesure de faire un mémoire sur ce qu'il y a d'utile à faire pour y fonder quelque chose d'avantageux et de durable. Vous remarquerez que ma paix satisfait à toutes les opinions émises à la tribune, par M. Thiers lui-même et notamment par l'excellent discours de M. Busson.

 

Bien que le général eût, en signant le traité de la Tafna, exécuté les ordres de son gouvernement, l'opinion publique fut loin, au premier abord, de le ratifier. La presse et le parlement ne ménagèrent au général ni les critiques ni le blâme, et ce ne fut que plus tard qu'on comprit et qu'on apprécia la politique de la France qui devait se débarrasser d'Abdel-Kader afin de pouvoir, en pleine liberté, réparer l'échec de la première expédition de Constantine.

Depuis que la nouvelle des suspensions d'hostilités s'est répandue dans les tribus, écrivait-on d'Alger à cette époque, la plaine est parfaitement tranquille. Les tribus de l'Est paraissent seules indécises sur ce qu'elles ont à faire. Le gouverneur général a dû faire occuper le camp de Boudouaou pour fortifier par cette démonstration le parti qui désire la paix, et plusieurs chefs ont demandé à s'aboucher avec des officiers de la direction des affaires arabes.

Le général Bugeaud était parti le 14 juin d'Oran pour aller visiter Arzew et Mostaganem. Quant a Abdel-Kader, il se rendit dans la province de Titery, à Medeah.

Ce fut au commencement du mois d'octobre que le gouverneur général de Damrémont entreprit le siège de Constantine. La ville fut prise, le 13 octobre, mais le gouverneur général y trouva la mort. Retenu à Oran, en qualité d'inspecteur des troupes placées sous son commandement, le général Bugeaud ne prit aucune part à cette expédition. Sa mission terminée, il rentra en France sur l'ordre du ministre.

Après le traité de la Tafna, Bugeaud avait été chargé, en effet, par lettre ministérielle (22 juillet 1837) de l'inspection des troupes placées sous son commandement, c'est-à-dire de la province d'Oran : toutefois le Gouvernement n'avait pas l'intention de le maintenir en Algérie. — Pendant que le gouverneur général de Damrémont se préparait à la seconde expédition de Constantine, Bugeaud était confiné à son poste à Oran.

Au sujet de la prise de Constantine, ce fait héroïque qui nous coûta tant de sang (13 octobre 1837), voici une lettre curieuse à bien des titres adressée par le général Bugeaud à M. Louis Veuillot. C'était à Périgueux, vers l'année 1832, que le général avait connu le grand écrivain. Veuillot rédigeait le Mémorial de la Dordogne, et les relations entre le soldat et le journaliste ne tardèrent pas à devenir cordiales, puis intimes. Nous aurons occasion d'y revenir.

Oran, le 1er novembre 1837.

Mon cher Veuillot, je suis encore ici, et Dieu sait quand je quitterai l'Afrique. Constantine est prise, mais le gouverneur est tué et beaucoup de braves avec lui, entre autres le brave colonel Combes, mon ami. Un revers affreux pour cette petite armée, humiliant pour la France, n'a tenu qu'à un fil. On était au dernier jour de vivres et un temps affreux avait glacé les hommes et fait périr un grand nombre de chevaux. Si la ville n'eût pas été emportée, il fallait s'en aller, laisser tout le matériel et peut-être périr de faim en route. J'avais donc bien raison d'insister pour qu'on n'entreprît ce siège qu'au mois de mai. Enfin la ville est prise, un beau fait d'armes a relevé l'honneur du drapeau français. Dieu et nos braves en soient loués ! La valeur a réparé les fautes de la politique et des combinaisons générales de la guerre. Le ministère a là un bon véhicule pour les élections. Vous avouerez qu'il serait fâcheux que tant de braves eussent versé leur sang pour donner un véhicule électoral — car c'était là ce qui avait déterminé l'expédition dans cette saison —, et que ce fût l'infâme comité de Garnier-Pagès qui triomphât. Croyez-vous que nous dussions courber la tête sous un joug aussi honteux !...

 

Les prévisions du général Bugeaud relatives à son séjour en Afrique ne devaient point se réaliser. Il reçut l'ordre de partir, et revint en France le 12 décembre 1837.

L'année entière de 1838, il resta en disponibilité. Ses travaux parlementaires, et plus encore ses occupations agricoles de la Durantie, l'absorbèrent jusqu'en janvier 1839.

Les événements d'Europe préoccupaient alors le cabinet des Tuileries, à tel point qu'il songea à masser des forces sur la frontière. Le 22 janvier 1839, 'le négociateur de la Tafna fut rappelé de sa disponibilité et nommé commandant de la 4° division d'infanterie du corps de rassemblement sur la frontière du Nord. Peu de mois après, par suite du licenciement de ce corps, le général rentrait en disponibilité, le 25 mai de la même année.

Son séjour à Lille fut donc de très courte durée.

La Chambre ayant été dissoute le 2 février 1839, des élections générales eurent lieu le mois suivant. Les électeurs d'Excideuil renouvelèrent au général son mandat de député. La coalition, composée de MM. Thiers, Guizot, Berryer et Garnier-Pagès, centre gauche et doctrinaires unis à l'opposition antidynastique, ayant triomphé dans ces élections, le ministère Molé-Barthe-Montalivet-Salvandy dut se retirer le 31 mars 1839.

Relevé de son commandement de la division de Lille, par suite des circonstances politiques, c'est-à-dire de l'apaisement des préoccupations extérieures, le général revint en Périgord à la fin du mois de mai. La lettre ci-dessous à M. Gardère est particulièrement intéressante. Elle reflète les préoccupations du général à l'endroit de l'Algérie. Il avait espéré, en effet, lors du départ du prince royal pour nos possessions d'Afrique, que le Gouvernement le désignerait pour accompagner le duc d'Orléans. Mais,- Bugeaud, c'est lui-même qui l'insinue, portait ombrage au ministère, — et le général Schneider, qui détenait alors le portefeuille de la Guerre, était peu disposé à le mettre en relief. Cette lettre et les trois suivantes, que la famille du maréchal Bugeaud a conservées précieusement, font autant d'honneur au prince royal qu'à son correspondant. On y remarque avec quelle chaleur, avec quelle intelligence, et quel tact le digne héritier du trône s'occupait de l'Algérie. La touchante confiance l'affection qu'il témoignait au vieux soldat du premier Empire, sont pour tous les deux un titre de gloire. Ce n'est point sans un sentiment de tristesse que nous nous reportons à ces époques, en songeant combien ces deux hommes ont manqué et combien, aujourd'hui surtout, ils manquent à la France.

Le général Bugeaud à M. Gardère, à Paris.

Excideuil, 18 septembre 1839.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous me demandez ce que le duc d'Orléans va faire en Afrique ; je n'en sais absolument rien. Il paraît qu'on va s'avancer sur la route commune jusqu'à Sétif, qu'on occupera Collo, Dellys, et peut-être quelques autres points, ce qui accroîtra la dispersion, les difficultés d'alimentation et d'administration, sans qu'en retour il y ait aucun avantage. Pourquoi n'en suis-je pas ? Je l'ignore absolument ; on ne m'a pas dit un mot. Un journal prétend aujourd'hui que le prince ne doit pas commander, qu'il assistera à l'expédition comme amateur. D'un autre côté, je sais combien le maréchal Valée est jaloux et ombrageux. C'est peut-être à cause de lui qu'on n'a pas voulu m'emmener.

Mais ne me devait-on pas un mot d'explication ? Ai-je démérité depuis la conversation si flatteuse du Roi que je vous ai narrée ? N'ai-je pas donné de nouvelles preuves de dévouement ? Je vous avoue que je suis un peu blessé de ces procédés. Au reste, je viens de le témoigner au prince par une lettre pleine de dignité et de réserve, mais qu'il sentira fort bien. Elle le joindra probablement à Port-Vendres. Je vous dirai ce qu'il me répondra, si toutefois il me répond.

BUGEAUD.

 

Le duc d'Orléans ne tarda pas, malgré les prévisions du général, à lui répondre.

S. A. R. le duc d'Orléans au général Bugeaud.

Alger, le 28 septembre 1839.

Je n'ai point oublié, mon cher général, la conversation que vous me rappelez, et je n'ai point changé de manière de voir. Veuillez en être bien persuadé. Mais je ne suis pas venu ici pour faire la guerre, mais bien seulement pour voir l'armée d'Afrique, les établissements qui ont été fondés depuis quatre ans, et la province de Constantine, que je connais pas. — C'est là l'unique but de mon voyage, et s'il y avait dû avoir une rupture avec Abdel-Kader, personne autre que moi ne vous en aurait instruit.

Je vous remercie de l'envoi que voulez bien me faire de vos discours : je les avais lus à Perpignan, dans le feuilleton du journal des Débats, et ils m'avaient vivement intéressé. Membre moi-même d'un comice, dont j'ai été l'un des fondateurs, et où je m'honore d'avoir mérité, pour les élèves de mon haras, des médailles décernées par vote secret, je m'associe à tout ce que vous avez si bien su dire, et je prends ma part des enseignements que contiennent vos paroles.

Excusez, mon général, le décousu de ce billet, écrit à la hâte, en arrivant ici, où je trouve votre lettre à mon retour d'Oran, et croyez à tous les sentiments avec lesquels je suis votre affectionné,

Ferdinand-Philippe D'ORLÉANS.

 

S. A. R. le duc d'Orléans au général Bugeaud.

Les Tuileries, 1er décembre 1839.

Les dernières nouvelles d'Afrique me font désirer, mon cher général, de causer avec vous, lorsque vous serez de retour à Paris, d'événements que vous aviez prévus depuis longtemps ; et lorsque vous arriverez ici, vous vous apercevrez que je n'ai point oublié les conversations que nous avons eues précédemment à ce sujet.

Recevez, mon cher général, la nouvelle assurance de tous mes sentiments. Votre affectionné,

Ferdinand-Philippe D'ORLÉANS.

 

S. A. R. le duc d'Orléans au général Bugeaud, à Excideuil.

Les Tuileries, 9 décembre 1839.

J'ai reçu ce matin, mon cher général, votre lettre du 5, et je m'empresse de vous en remercier poste pour poste. Je regrette vivement -de ne pouvoir causer avec vous, non seulement parce que toutes les faces d'une question aussi complexe que la question d'Afrique ne peuvent être envisagées par écrit ; mais aussi parce qu'il y a, dans ce que j'aurais à vous dire, des choses que je ne puis me déterminer à mettre sur le papier. Je tâcherai cependant de trouver un moyen de vous en faire savoir une partie.

J'ai lu et relu, avec le plus grand soin, les excellents conseils que contient votre lettre sur les mesures à prendre immédiatement en Afrique, et sur les préparatifs de la guerre qui s'allume en ce moment. Je suis depuis longtemps convaincu, vous le savez, de la bonté de votre système de guerre en Afrique, et l'expérience que je viens d'en faire, dans le très minime commandement que je viens d'exercer en Algérie, m'a convaincu, quoique tout fût sur une fort petite échelle, que c'était le seul moyen d'échapper à des malheurs inévitables avec toute autre manière d'agir, et la seule chance que l'on pût avoir pour obtenir, — et toujours très péniblement, — quelques résultats satisfaisants.

Malheureusement ma voix est ici vox clamantis in deserto ; et quoiqu'en principe j'eusse, avant même d'avoir reçu votre lettre, fait adopter par le conseil des ministres des mesures qui se rapprochent extrêmement de celles que vous proposez, tant pour les opérations que pour les renforts de cavalerie, la remonte des mulets, et l'organisation de l'infanterie et de la cavalerie, cependant toute la ténacité que, dans l'intérêt du bien public, j'oppose au mauvais vouloir des subalternes, n'est pas assez forte pour vaincre des obstacles que vous connaissez aussi bien et mieux que moi.

Mon zèle ardent pour l'avenir de l'Afrique française, mon profond attachement pour une armée vraiment digne de sa mission, et la conviction qu'ainsi que vous je suis dans le vrai, me feront encore redoubler d'efforts ; mais pour remuer ce monde inerte qui m'oppose une insouciance continue, il me faudrait, comme Archimède, un levier ; et c'est mon point d'appui naturel manquant qui fait mon plus grand obstacle. Cela est triste ; mais je ne suis pas de ceux qui se découragent facilement, ni qu'on rebute lorsqu'il s'agit du service de l'État. Je persévérerai.

Adieu, mon cher général, je suis bien peiné d'apprendre que vous soyez toujours souffrant ; croyez, je vous prie, à l'assurance de tous les sentiments de votre affectionné,

Ferdinand-Philippe D'ORLÉANS[5].

 

A son retour de la campagne de la Sickack, le général Bugeaud, malgré le grade de lieutenant général qu'il venait d'obtenir, était loin de professer un grand enthousiasme à l'endroit de l'Algérie.

A l'occasion du vote de l'adresse (19 janvier 1837), dans laquelle une phrase visait le récent désastre de la première expédition de Constantine, le général avait pris la parole. Tout en exprimant, en matière de colonisation, sa préférence pour certains départements déshérités de la métropole, il avoua, arrivant à l'Afrique, qu'il n'y a pas de milieu entre la conquête et la retraite, et que la conquête exige un chiffre d'effectif militaire supérieur à toutes les prévisions faites jusqu'ici.

Le second séjour du général en Afrique et son traité de la Tafna lui donnèrent une nouvelle autorité au parlement. Dans la séance du 7 juin 1838, il remercia de leur courtoisie les orateurs de la présente session, constatant que, l'année précédente, il avait été moins bien traité. Le lendemain, il prit longuement la parole sur le traité même de la Tafna (8 juin 1838).

Le 15 janvier 1840, dans le cours d'une discussion sur l'Adresse, le général Bugeaud termina ainsi un long discours sur les plans du gouvernement à l'endroit de l'Algérie :

Il y assez longtemps, dit-il, qu'on abuse la nation sur les affaires d'Afrique. Sous un régime de publicité comme le nôtre, toutes les vérités utiles doivent être portées à cette tribune. Il y a non imprudence, mais sagesse à le faire. Vous dire que vous avez mal agi, c'est vous exciter à faire autrement. Il faut chercher d'autres moyens, parce que ceux employés ont été infructueux.

Nous sommes moins avancés qu'au commencement. Alors les Arabes étaient disséminés, et nous avions autorité sur une partie d'entre eux, ils sont aujourd'hui concentrés contre nous. La colonisation est nulle ; il y en avait une ombre dans la Mitidjah ; au premier mouvement de guerre, cette ombre s'est dissipée. Vous n'avez que quelques jardins autour d'Alger ; voilà ce qu'il faut apprendre à la France !

Messieurs, il est commode de se renfermer dans le silence, quand on n'a nul plan arrêté.

Ce qui me confirme dans cette opinion, c'est que dans l'énumération des troupes envoyées récemment en Afrique, on a dit qu'il partait beaucoup d'artillerie et de génie. Eh bien, à mon avis, il faut en Algérie très peu de ces armes. Il faut très peu de fortifications. Quant à l'artillerie, l'ennemi n'en a pas. Il est en quelque sorte honteux de traîner un gros matériel de guerre et de machines de jet contre un ennemi qui en est dépourvu. (Murmures.)

Il y a une meilleure raison : point de chemins pour la conduire. Si vous voulez mal faire la guerre en Afrique, il y faut traîner beaucoup d'artillerie. A faire le chemin pour la laisser passer, les hommes sont exténués de fatigue.

Vous ne conduisez pas les affaires d'Afrique ; vous vous laissez conduire aveuglément par vos agents ! (Approbation aux extrémités.)

 

Ainsi ce sont l'extrême gauche et l'extrême droite qui applaudissent le général Bugeaud, leur adversaire déclaré, celui qu'elles poursuivent avec tant d'acharnement dans la presse et à la tribune !

Après ce discours, le roi Louis-Philippe comprit que les ministres n'avaient pas de système, que, seul, le général Bugeaud en avait un pouvant en peu d'années amener la conquête de l'Algérie.

Après ce discours, le lieutenant général Bugeaud était virtuellement le gouverneur général de l'Algérie. Il le fut, en réalité, dix mois plus tard.

Au mois de mai de la même année, la discussion sur l'Algérie revint à la Chambre. Un nouveau ministère avait remplacé l'ancien et le général Schneider avait fait place au général Despans-Cubières. — Le général Bugeaud demande au nouveau cabinet s'il a un plan.

J'ai demandé au dernier ministère quel était son système ; il n'a pu le développer ; je crois qu'il n'en avait pas. (On rit.)

Je suis autorisé à croire que le nouveau ministère n'en a pas davantage. (Nouveaux rires.) C'est quand on fait la guerre, quand on a 60.000 hommes engagés, qu'il faut avoir un système. Il est sans exemple, dans les fastes des peuples, qu'on ait commencé une guerre avec une grosse armée sans avoir un but.

Le ministère a peut-être un plan ; mais un bon, il n'en a pas. (Rires et murmures.)

Il ne peut en avoir encore, car il faut que la Chambre le partage avec lui.

Il n'y a qu'un but raisonnable, c'est la colonisation. La colonisation isolée est impossible avec l'occupation restreinte que le président du Conseil vient si justement de flétrir.

Les événements de la Mitidjah prouvent que l'occupation restreinte ne peut donner la sécurité agricole. Si l'on veut occuper Medeah, Milianah, Cherchell, on aura tous les inconvénients de l'occupation, restreinte multipliés sur une plus grande échelle.

Vous le voyez, la Mitidjah est inondée d'Arabes, alors qu'une armée de 20.000 hommes est en mouvement.

Comment pouvez-vous penser que quand vous occuperez Medeah, Milianah, Cherchell, c'est-à-dire une demi-circonférence beaucoup plus étendue, vous serez plus tranquilles dans l'intérieur ? Vous resterez dans une sorte d'infériorité qui donne de l'audace aux Arabes et les encourage à passer à travers les mailles de vos postes, quelque multipliés que vous les supposiez.

Il faut un système ; mais il y en a aussi un à abandonner, c'est le système de la multiplication des postes retranchés. Je n'en connais pas de plus déplorable ; il nous a fait un mal affreux. C'est seulement pour dire cela que je tenais à monter à la tribune.

Chaque année, il nous faudra demander un nouveau crédit.

En effet, si on maintient ce mode d'occupation, et il paraît qu'on veut le maintenir, puisqu'on vient d'occuper Cherchell — ce qui est une grande faute —, on ne se contentera pas d'occuper Medeah, Milianah, Cherchell, on voudra établir des postes intermédiaires entre ces villes, à l'entrée des défilés, aux cois ; et, vers le mois de septembre, il nous faudra renforcer notre armée d'une manière exorbitante.

Que diriez-vous d'un amiral qui, chargé de dominer la Méditerranée, amarrerait ses vaisseaux en grand nombre sur quelques points de la côte et ne bougerait de là ? Vous avez fait la même chose. Vous avez réparti la plus grande partie de vos forces sur la côte, et vous ne pouvez de là dominer l'intérieur.

Entre l'occupation restreinte par les postes retranchés et la mobilité, il y a toute la différence qui existe entre la portée du fusil et la portée des jambes. Les postes retranchés commandent seulement à portée de fusil, tandis que la mobilité commande le pays quinze ou vingt lieues. Il faut donc être avare de retranchements, et n'établir un poste que quand la nécessité en est dix fois démontrée. (Mouvement prolongé.)

J'ai dit, en commençant, que la guerre ne pouvait avoir qu'un seul but : la colonisation. Sans cela, que serait donc cette guerre ? Elle serait sans fin et sans résultat. Ce ne serait qu'un tournoi, dans lequel on verrait lutter la discipline de l'infanterie française contre la légèreté de la cavalerie arabe...

Vous voulez rester imperturbablement en Afrique !

M. le président du Conseil vient encore de le proclamer.

Eh bien, il faut y rester pour y faire quelque chose ; jusqu'à présent, on n'a rien fait, absolument rien. Voulez-vous recommencer ces dix ans de sacrifices infructueux, ces expéditions qui n'aboutissent qu'à brûler des moissons et à envoyer bon nombre de soldats à l'hôpital ? Vous ne pouvez continuer quelque chose d'aussi absurde. Il faut enfin marcher vers un but solide et arriver à fonder une province française.

... Messieurs, puisque vous êtes irrévocablement condamnés à rester en Afrique, il faut faire quelque chose ; il faut une grande invasion, qui ressemble à celles que faisaient les Francs, à celle que faisaient les Goths ; sans cela, vous n'arriverez à rien. (Exclamations.)

Il faut dire la vérité, il ne faut pas la dissimuler. J'aime mieux vous effrayer que vous tromper. Il faut une grande invasion militaire ; mais, avant, il faut rassembler des colons. Il faut leur faire un appel séduisant ; car, sans cela, vous n'en aurez pas. Partout où il y aura de bonnes eaux et des terres fertiles, à Tlemcen, à Mascara, il faut placer les colons, sans s'informer à qui appartiennent les terres ; il faut les leur distribuer en toute propriété.

L'ordonnance royale leur assurerait, en outre, des armes et des munitions pour se défendre, des outils aratoires, du bétail, des secours en bois et en fer pour bâtir leurs villages, enfin des vivres pour deux ou trois ans, jusqu'à ce qu'ils puissent s'en procurer eux-mêmes. (Exclamations.)

Cherchez des colons partout ; prenez-les, coûte que coûte, prenez-les dans les villes, dans les campagnes, chez vos voisins, car il en faudra 150.000 dans peu d'années. On me dira : C'est bien cher ! Comment il faut leur fournir des terres, des armes et des vivres.

Oui, Messieurs, vous le devez, si vous voulez rester en Afrique ; et c'est beaucoup moins cher que ce que vous faites, car je ne connais rien de plus cher qu'un système qui, sans rien faire, a dévoré nos millions et un aussi grand nombre de soldats que ceux morts en Afrique. J'ajoute que la colonisation doit être rapide ; vous devez vous presser, vous en avez absolument besoin, car vous ne pouvez, sans grands dangers pour la France, laisser là longtemps les 90.000 hommes qu'il faudrait pour soumettre le pays.

C'est la colonisation qui gardera la conquête et libérera peu à peu votre armée. On ne saurait donc agir trop largement sur ce point, et, si vous étiez conséquents, vous voteriez 15 ou 20 millions pour rassembler et établir vos colons. Il faut les organiser militairement, sans quoi ils ne pourraient se maintenir au milieu des Arabes. Voilà le but de la guerre ; il n'y en a pas d'autre. Il y aurait double malheur, pour un pays, à faire une mauvaise guerre et à la mal faire (Approbation.)

 

Le maréchal Clausel, ancien gouverneur général, répondit au général Bugeaud et, tout en défendant ses actes personnels, donna quelques paroles d'encouragement aux idées nouvelles.

Le président du Conseil, M. Thiers, à l'encontre de ce qu'avait dit son prédécesseur en janvier, accorde son approbation générale au système Bugeaud, il ne marchande pas non plus les éloges au système du général Rogniat, mort récemment, et qui consiste à élever le long de la Mitidjah un obstacle continu.

La lettre suivante, adressée à un ami, précéda de peu de jours la nomination officielle du général Bugeaud au gouvernement de l'Algérie. Son programme militaire avait causé une profonde sensation dans la Chambre et dans le pays. Il était impossible aux ministres et au Roi de ne point céder à la pression de l'opinion publique et de donner au maréchal Valée un autre successeur.

Paris, le 17 octobre 1840.

Mon cher Gardère, il est toujours fortement question de m'envoyer en Afrique, et je crois même que c'est arrêté, mais qu'on ne veut pas le publier encore. J'ai devancé vos conseils ; je n'ai fait aucun mouvement. Sans être Achille, on vient me chercher sous ma tente.

Sans doute, il vaudrait mieux pour les soldats de Mazagran une petite pension qu'un monument ; mais on n'élève ceux-ci que pour la postérité, et pour multiplier les belles actions en en conservant le souvenir. La pension ne produirait pas le même effet.

Mille amitiés, amigo.

Signé : BUGEAUD.

 

Avant de suivre en Afrique le gouverneur général Bugeaud, conquérant et pacificateur de l'Algérie, nous croyons nécessaire, afin de mieux faire connaître l'homme, de l'étudier dans ses discussions au parlement. Là, ainsi que dans toutes les circonstances de sa vie, nous le retrouverons le même, avec sa franchise un peu brutale, son originalité, son intelligence prompte, et cet admirable bon sens qui est resté légendaire. Son éloquence abrupte, un peu sauvage, la précision de ses termes, la vivacité de ses reparties, la chaleur de son patriotisme, imposaient l'attention à tous, et nous ne pensons pas que, depuis lui, un orateur de son tempérament se soit fait entendre à la tribune du Palais-Bourbon.

Le général Bugeaud fut, pour la première fois, nommé député aux élections d'août 1831. Pendant toute là durée de la monarchie de Juillet, les électeurs d'Excideuil (Dordogne) lui maintinrent leur confiance.

Il avait été élevé au grade de général de brigade, ou plutôt, suivant le style de l'époque, de maréchal de camp, dès le 2 avril de la même année. Les épaulettes de lieutenant général lui furent données cinq ans après, à la suite de la victoire de la Sickack. Ce ne fut donc point à ses votes de député ministériel qu'il dut son avancement, ainsi que le reproche lui en fut adressé par ses adversaires, dans l'opposition de droite après Blaye, et dans celle de gauche après la mort de Dulong et les émeutes de la rue Transnonain. Cette imputation, d'ailleurs, fut vertement relevée par lui, dans la lettre qu'il adressa au journal le Messager.

Bugeaud ne fut point, tant s'en faut, un député muet, un de ces députés, si nombreux dans les Chambres et surtout dans leurs centres, qui se contentent de voter, d'approuver, de lancer, dans des jours exceptionnels, une interruption, d'opiner dans les bureaux ou commissions et de faire, quand il est nécessaire, un rapport honorable sur une question quelconque. Bugeaud n'est pas muet ; Bugeaud n'est pas calme. Il aborde facilement la tribune et même la place publique. Il parle volontiers à ses collègues de la Chambre, à ses paysans d'Excideuil, et, au besoin, il descend dans la rue pour haranguer des têtes chaudes périgourdines qui lui préparaient un charivari (1832).

C'est un orateur, et un orateur français dans toute l'acception du terme, par la vivacité, la verve, par le patriotisme. Il est peu de ses discours qui ne contiennent des traits originaux excitant la sympathie ou provoquant l'hilarité de ses collègues. Le terme qui échappe à son improvisation est quelquefois un peu vulgaire, mais l'orateur l'explique et revient à la charge pour développer sa pensée, fût-ce à plusieurs années d'intervalle. Tel fut son fameux picotin d'avoine, qui lui fut tant reproché.

Le général-député parlait volontiers. On le vit même aborder parfois des sujets sur lesquels sa compétence et son expérience étaient peut-être insuffisantes, tels que la fourniture des imprimés pour l'enregistrement et le monopole des tabacs.

La plupart de ses discours peuvent se ramener à trois thèmes favoris : 1° l'encouragement à l'agriculture ; 2° le maintien de l'honneur et des prérogatives de l'armée ; 3° la guerre aux émeutiers, aux républicains, aux journalistes d'opposition, aux membres de sociétés secrètes, en résumé à tout ce monde qu'il a qualifié d'une expression pittoresque : l'aristocratie de l'écritoire.

Analyser tous ses discours serait mal faire connaître Bugeaud parlementaire. Toutefois nous conseillons d'en lire quelques-uns afin d'étudier l'homme dans ces exposés si lucides, si pleins de traits d'humeur et de bonhomie, et aujourd'hui oubliés.

L'ancien colonel de l'armée d'Espagne, devenu agriculteur passionné pendant ses quinze années de disponibilité, s'affirme dès ses premières années, à la Chambre, comme représentant le type populaire du soldat-laboureur. Il veut qu'en temps de paix on utilise l'armée à des travaux agricoles.

Je ne suis, dit-il le 21 avril 1832, qu'un soldat-laboureur. Faites fleurir l'agriculture ; dirigez vers elle une grande partie des forces financières et intellectuelles de la nation ; encouragez les entreprises agricoles ; excitez les grands, les fonctionnaires publics à s'en occuper. Faire de l'agriculture deviendra une profession, un débouché pour les capacités qui, à défaut de carrière, s'usent au détriment du pays, à faire de mauvais écrits, du saint-simonisme et mille autres folies.

 

A chaque discussion du budget, à chaque Adresse, il réclame volontiers des augmentations de crédit, des faveurs, des honneurs pour l'agriculture. C'est dans la création de comices agricoles qu'il voit le remède à l'indifférence générale du monde politique pour l'agriculture. Le 28 février 1832, il demande un crédit, énorme pour le temps (deux millions), dans le but de créer un comice par canton. On peut dire que le général Bugeaud, par ses réclamations persistantes, a été le véritable créateur des comices agricoles en France.

... De tous les moyens d'améliorer l'agriculture, s'écrie-t-il, le plus efficace, le plus rapide, c'est l'établissement de comices agricoles ; c'est mon Delenda Carthago ! (Séance du 28 février 1832.)

 

Deux ans plus tard, dans la séance du 6 mai 1834, il s'exprime ainsi qu'il suit sur le même sujet :

L'on a voté et l'on vote chaque année des fonds d'encouragement considérables pour le commerce, pour les arts, pour la musique, pour le théâtre ; et l'on ne fait rien, absolument rien, pour encourager l'agriculture ! Ce n'est pas que nous prétendions qu'on peut nous encourager à coups de budget (On rit), car il faudrait dix budgets comme le nôtre pour encourager l'agriculture.

Nous n'avons pas encore en France, surtout dans les campagnes, assez d'esprit public pour créer des comices agricoles, si nous ne recevons pas l'impulsion du Gouvernement. Les 200.000 francs que je demande ne seraient qu'une bagatelle, il ne nous faut pas de gros votes financiers, mais une institution vivifiante.

Nous demandons que le Roi lui-même, les princes, les fonctionnaires publics s'occupent d'agriculture, qu'ils lui donnent cette grande impulsion qui est si nécessaire.

Je demande en particulier que le ministre du Commerce, car les mots sont plus importants qu'on ne pense, veuille bien s'intituler aussi ministre de l'Agriculture, et qu'en tête de ses lettres il mette : Ministère du Commerce et de l'Agriculture[6]. (Marques d'adhésion.)

Eh ! Messieurs c'est pour votre mère nourrice que je vous parle ; elle ne nous visite qu'une fois l'an ; vous pouvez bien lui accorder un moment d'attention, à cette pauvre mère nourrice ! — Vous savez tous ce que c'est qu'un comice agricole. Je suis obligé de le redire, car on y a prêté si peu d'attention, et cela est si important cependant.

Un comice agricole, c'est une petite société d'agriculture non pas théorique, mais pratique, qui se charge d'appliquer sur la surface qu'elle embrasse dans son action, ce qui convient le mieux au sol, au climat, aux habitudes de la localité.

... Chaque membre du comice est jaloux de donner sur sa propriété quelques exemples des cultures qu'il préconise, qu'il récompense. Il est impossible qu'un paysan aille à la messe, à la foire, au marché, sans rencontrer sur la route quelques-uns des exemples de cultures pour lesquels on lui donne des préceptes et des récompenses.

Le comice agricole ne doit embrasser qu'un canton ; je suis bien aise de le dire à cette tribune, car on croit assez généralement qu'il serait convenable que le comice embrassât un arrondissement. Cette étendue est trop considérable. On ne trouve pas assez de zèle lorsqu'il s'agit de parcourir un arrondissement entier. Il faudrait plusieurs jours aux commissaires chargés de visiter les cultures, et le zèle ne va pas jusqu'à découcher. Si vous faites des fêtes agricoles dans le chef-lieu du département, peu de paysans s'y rendront ; faites-les dans les cantons, tous les paysans iront.

 

A un autre point de son discours, l'orateur donne lecture d'une lettre de Frédéric II, roi de Prusse, où se trouve le passage suivant : Si je trouvais un homme qui produisît deux épis de blé au lieu d'un, je le préférerais à tous les génies politiques. Le général Bugeaud ajoute :

Cela est vrai, Messieurs ; la véritable politique, la véritable liberté, c'est de donner au peuple le bien-être matériel. Que lui importent en effet les droits politiques, s'il n'a pas de pain, pas de meubles, rien de ce qui est nécessaire à la vie ? La liberté ne serait qu'un vain mot à l'usage des folliculaires et des ambitieux de toutes classes et de toutes couleurs, si elle n'amenait pour les masses le bien-être matériel. Peu importent au peuple le vote électoral, le suffrage universel s'il n'a pas de pain, s'il n'a rien de ce qui est nécessaire à la vie ! Il s'embarrasse fort peu de ses droits politiques. L'agriculture seule peut lui donner une amélioration ; non pas celle que rêvent les démagogues, qui conduirait à abaisser les classes élevées au niveau de la moins élevée, mais cette amélioration générale qui fait que toutes les classes à la fois s'élèvent d'un ou deux degrés de l'échelle sociale, car porter tout le monde au sommet est impossible. (Très bien !)

Le roi-philosophe ajoute : C'est à la racine que je veux arroser l'arbre, les villes ne pouvant être florissantes que par la fécondité des champs.

Messieurs, c'est le contraire que nous avons fait constamment ; nous avons arrosé l'arbre par ses feuilles, au lieu de l'arroser par ses racines. Nous avons favorisé les villes, et non les campagnes. Nos fabriques ont trop produit, parce que les agriculteurs sont restés pauvres. Mais si les agriculteurs étaient riches, les fabriques ne produiraient pas assez.

Il est prouvé que si chaque paysanne portait, seulement le dimanche, une robe de soie, il faudrait que les fabriques de Lyon fussent doublées ou même triplées.

La meilleure manière d'arroser l'arbre par ses racines, c'est d'encourager ces comices agricoles. C'est là une véritable association, et je ne crois pas que le Gouvernement interdise jamais celles-là ! On n'y parlera pas aux peuples de certains droits politiques avec lesquels ils ne peuvent que se suicider ; mais on leur enseignera la science plus utile, plus libérale, de produire deux épis au lieu d'un, deux bœufs au lieu d'un, deux veaux au lieu d'un, deux moutons au lieu d'un. (Mouvement.)

Cela est très vulgaire assurément pour nos politiques de clubs et de journaux, mais c'est très libéral. C'est de la véritable liberté, celle que le peuple saura apprécier[7].

La misère est le seul esclavage que craigne le peuple français ; jamais aucun peuple n'a été plus libre ; faisons qu'il soit aussi et le plus heureux et le plus riche !

Je crois qu'il serait de la plus haute importance que l'agriculture pût devenir une profession qui occupât nos jeunes gens, lesquels, à défaut d'emploi, ne rêvent que journaux, émeutes, insurrection. Quand l'agriculture sera mieux comprise, ce sera une science à la portée de tout le monde, une profession. Une foule de jeunes gens, qui se font avocats sans causes et médecins sans malades, resteront dans les champs. Ne trouvant pas à se caser, ils tourmentent le pays jusqu'à ce qu'ils aient trouvé une petite ou une grosse place.

Pour mon compte, je désirerais fort que dans la loi électorale on dit : Nul ne sera électeur, s'il ne fait partie du comice agricole de son canton. (On rit.) Alors, Messieurs, vous verrez venir le goût de l'agriculture. On sera agriculteur par mode, par sympathie, par moutonnerie. (Nouveaux rires.) Alors les capitaux qui manquent à l'agriculture ne lui manqueraient plus. Quant à moi, je ne place jamais mon argent, parce que je suis impatient de le dépenser dans la terre... Ainsi, Messieurs, que le Roi, que les fonctionnaires publics, que les députés, que les pairs, que les hommes de guerre, que tout le monde enfin pousse à l'agriculture, à la création de comices agricoles ; car tout se tient dans l'ordre politique et moral, et l'agriculture soutient tout.

Messieurs, votre principale sollicitude, je le sais, est fort louable ; elle vous porte à la diminution de l'impôt. Ce que je demande tend à diminuer les impôts, ou du moins à les rendre plus légers. Aucun gouvernement ne peut vous dispenser de payer des impôts, quelle que soit sa forme, qu'il soit ou républicain, ou monarchique, ou démocratique, et cætera. (On rit.) Eh bien, Messieurs, les progrès agricoles font mieux que de supprimer les impôts, ils les rendent insensibles.

L'introduction du trèfle dans certains cantons, dans le mien par exemple, a fait produire et vendre trois fois plus de bestiaux qu'avant qu'il y fût cultivé ; il ne faut pas le tiers de ces ventes pour payer l'impôt. L'introduction du trèfle a donc rendu l'impôt infiniment plus léger.

Dans l'intérêt même de l'impôt, j'insiste pour l'adoption de mon amendement. (Marques nombreuses d'assentiment.)

 

Huit ans après avoir commencé cette intéressante campagne, à la veille de clore sa carrière parlementaire pour aller conquérir l'Afrique, le général Bugeaud constate avec joie le progrès réalisé, le succès obtenu (5 juin 1840).

La sollicitude légendaire que le maréchal Bugeaud, en campagne, portait au bien-être du soldat, fut manifestée par lui au parlement dans toutes les questions qui se rattachaient à la situation de l'officier, en particulier à celle du petit officier.

Le général Bugeaud était riche pour l'époque où il vivait. L'aisance dont il jouissait comme gentilhomme campagnard pendant ses quinze ans de disponibilité, — l'époque la plus heureuse de sa vie, — suffisait à ses besoins, à ses goûts. Aussi affirme-t-il souvent que ce n'est pas pour lui-même qu'il plaide, mais pour ses camarades.

En effet, à considérer les améliorations considérables que le second Empire et la troisième République ont apportées à la situation des officiers et soldats soit pour les pensions, soit pour les traitements, soit pour les émoluments accessoires de toute sorte[8], il faut bien reconnaître qu'en 1830, sous un gouvernement naissant, au milieu des graves difficultés budgétaires, au lendemain du régime de demi-solde de la Restauration, la situation pécuniaire des officiers était loin d'être enviable.

Le député Bugeaud saisit donc toutes les occasions de défendre les intérêts pécuniaires du soldat. Dans la séance du 13 décembre 1831, il dit notamment :

Les traitements des militaires en activité étant toujours inférieurs aux traitements civils (Interruption), les traitements civils ont été successivement augmentés depuis l'Empire ; ceux des militaires sont restés immobiles. (Quelques voix : Pas de privilège !)

Il y a disproportion complète. Un colonel qui est à la tète de 3.000 hommes et de 100 officiers ne reçoit que 8.000 francs quand certains chefs de bureau en touchent 20.000. Je sais que les militaires sont dédommagés d'une autre manière. Ils sont payés par l'honneur, et je ne propose pas d'augmenter leurs traitements ; mais je demande qu'ils ne subissent pas de réduction, puisque leurs traitements sont restés immobiles, quand tous les autres ont grandi depuis trente ans[9].

La somme employée à l'entretien de cette armée paraîtrait beaucoup plus légère, si on considérait que l'armée fait vivre une foule d'industries : ainsi l'habillement l'équipement et l'armement alimentent plusieurs branches de commerce.

L'armée répand d'une main ce qu'elle reçoit de l'autre. Je dirai de plus qu'à l'armée on ne fait aucune économie et que le soldat dépense plus qu'on ne lui donne ; car il n'en est aucun qui n'écrive à sa mère qu'il est malade ou à l'hôpital pour en avoir de l'argent. (On rit.)

 

Le 11 mai 1835, il décrit à la tribune ce qui, selon lui, constitue le bon soldat.

On a cru qu'il suffisait d'apprendre à un soldat à faire l'exercice pour en faire un bon soldat : ceci est une erreur. L'exercice est la moindre chose dans l'éducation d'un soldat. On n'est soldat que quand on n'a plus la maladie du pays, quand le drapeau du régiment est considéré comme le clocher du village ; quand on aime son drapeau ; quand on est prêt à mettre le sabre à la main toutes les fois que l'honneur du numéro est attaqué ; quand on a confiance dans ses chefs, dans son voisin de droite et de gauche ; quand on les aime ; quand on a mangé longtemps la soupe ensemble, selon l'expression de l'Empereur. Voilà, Messieurs, ce qui fait le véritable soldat ! (Service septennal.)

Pourquoi la loi de recrutement exige-t-elle sept ans de service[10] ? Parce qu'elle a pensé qu'il fallait sept ans pour faire un bon soldat. Un homme devient soldat dans les trois premières années de service ; mais il ne le deviendra jamais s'il a l'idée qu'il ne restera que trois ans sous les drapeaux.

 

Ici intervient une véritable prophétie des dangers qui devaient nous menacer en 1870 :

On ne défend ou l'on n'envahit les empires que par des batailles. La guerre va très vite, et si la paix était troublée, vous n'auriez pas, comme au commencement de la Révolution française, le temps d'organiser des troupes. Je le répète, la guerre marche vite aujourd'hui, et il faut être en mesure dès le début de livrer des batailles avec des chances de les gagner. Une bataille gagnée donne à l'armée victorieuse des avantages immenses ; elle gagne habituellement un carré de quatre-vingt lieues de côté.

 

C'est au député Bugeaud que l'on doit l'initialise d'un projet de loi sur le recrutement de l'armée. Il s'agissait de la substitution de la prime de réengagement au remplacement militaire. C'est le système qui fut adopté sous le second Empire.

Nous noterons seulement la patriotique péroraison d'un long discours prononcé le 23 avril 1836.

Un orateur, dont je ne partage pas les opinions politiques, nous disait naguère à cette tribune : Avant la liberté intérieure, l'indépendance de l'étranger. Cette fois je me suis senti en sympathie avec lui. Eh bien, c'est l'indépendance extérieure que j'ai surtout en vue dans ce projet ; c'est ce sentiment qui me donnera assez de persévérance pour reproduire ma proposition, l'an prochain, si elle est rejetée aujourd'hui ; et je la reproduirai toujours jusqu'à ce qu'elle soit incorporée dans notre loi de recrutement, convaincu que c'est une des bases les plus solides de notre avenir.

Messieurs, nous ne pouvons espérer lutter de nombre contre la coalisation improbable, mais possible, des puissances qui nous touchent. Il faut donc lutter par la qualité. Après un certain chiffre, c'est la qualité qui décide plus que le nombre. Je vous offre la qualité[11].

Croyez qu'avec le système moderne, la guerre marche vite et que les premières batailles décident du sort de la campagne. Une bataille gagnée donne au vainqueur un carré de soixante ou quatre-vingts lieues de côté. Paris est dans ce carré. Un esprit d'opposition vous a empêché de fortifier Paris : fortifiez la France entière en acceptant l'armée telle que je vous la propose.

 

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NOTE

Dans le cours de la publication de mon ouvrage sur la vie du maréchal Bugeaud, étant arrivé à la période africaine, la pensée me vint de m'adresser à l'émir Abdel-Kader, afin de réclamer de lui un jugement sur son illustre vainqueur. Il me sembla particulièrement intéressant de savoir du grand chef arabe, qui si souvent s'était mesuré avec le conquérant et l'organisateur de nos possessions algériennes, ce qu'il pensait de son ancien ennemi. Voici la lettre que j'envoyai à l'Émir le 6 octobre 4881, avec la réponse qu'il voulut bien me faire.

A l'Émir Abdel-Kader, à Damas.

Émir très vaillant,

J'ai recueilli des documents précieux et jusqu'à présent inconnus sur le maréchal Bugeaud, celui qui fut ton illustre adversaire, celui contre lequel tu as si longtemps et si glorieusement combattu.

J'ai raconté les années de sa jeunesse et ses expéditions sous le grand chef, l'empereur Napoléon Ier.

Il me reste aujourd'hui à faire connaître ce qu'il fil en Afrique, ses nombreux combats avec les fils du Désert et ceux de la Montagne. C'est pourquoi je viens t'adresser une prière. Je te demande de tracer, en quelques mots, ta pensée sincère et entière sur le grand soldat par lequel Dieu a permis que tu fusses vaincu et qui, depuis longtemps, sommeille dans la tombe.

Si tu m'accordes cette faveur singulière, je te remercierai, car tes paroles sont vraies et tes jugements équitables. Je te remercierai, parce que les mots qui sortiront de ta bouche auront un grand retentissement parmi les hommes d'aujourd'hui et parmi ceux qui vivront demain.

Je t'envoie le salut et le respect dus à ceux qui ont passé de longues années sur la terre et qui ont accompli de glorieuses actions.

HENRY D'IDEVILLE.

Paris, 25 septembre 1881.

 

A Sa Seigneurie le noble caractère, l'honorable comte Henry d'Ideville.

Louange à Dieu, etc.,

Après t'avoir présenté nos salutations, nous t'informons qu'au reçu de ta lettre il nous a été infiniment agréable d'apprendre que tu avais entrepris du publier tous les faits relatifs à la vie de notre ami le général Bugeaud, qui nous fit la guerre avec un courage et une persévérance si remarquables. C'est surtout lorsque nous nous sommes abouché avec lui à la Tafna que nous avons pu apprécier son habileté politique ainsi que ses qualités militaires ; nous avons reconnu dans ces circonstances tout ce qu'il y avait en lui de génie et de bonté. C'était bien à lui qu'il appartenait de représenter la grande nation. Soumis aux décrets de Dieu, nous avons remis notre sabre à cette nation, après une lutte prolongée sur les champs de bataille. Nous sommes heureux de rendre justice au maréchal Bugeaud et te félicitons au sujet de ce livre que tu as entrepris, en t'adressant notre estime particulière.

L'ami sincère,

ABDEL-KADER EL HUSSEIN.

Damas, 8 Techerine-Tani (novembre 1881).

 

L'adversaire le plus redoutable que la France ait rencontré en Algérie, l'homme qui, pendant seize ans de luttes héroïques, combattit pour sa foi et pour l'indépendance de son pays, Abdel-Kader est sans contredit le personnage le plus remarquable et le plus important qui ait surgi, depuis un siècle, au milieu des populations musulmanes.

Le maréchal Soult disait en 1843 : Il n'y a présentement dans le monde que trois hommes auxquels on puisse accorder légitimement la qualification de grands, et tous trois appartiennent à l'islamisme : ce sont Abdel-Kader, Méhémet-Ali et Schamyl.

On connaît peu ou mal en France la vie de notre illustre ennemi,

Lui, le sultan né sous les palmes,

Le compagnon des lions roux,

Le Hadji farouche aux yeux calmes,

L'Émir pensif, féroce et doux !

Abdel-Kader est né vers la fin de l'année 1806, à la Ghetna de Sidi-Mahiddin, auprès de Mascara, sur le territoire de Hachem, province d'Oran. Doué d'une singulière énergie, d'une éloquence et d'une puissance d'attraction à laquelle il était difficile de résister, il n'eut qu'à paraître sur la scène pour dominer les volontés et subjuguer les cœurs. Il était de petite stature, bien proportionné et excellait dans tous les exercices du corps. Son regard, perçant et doux, était difficile à supporter.

Le père d'Abdel-Kader, le marabout Mahiddin, de la tribu des Hachem, était très vénéré des Arabes, et jouissait comme marabout d'une grande réputation de sainteté. Les tribus qui avoisinent Mascara voulant le reconnaître pour chef suprême en 1832, il refusa cet honneur et offrit à sa place son jeune fils AbdelKader. Celui-ci, qui avait hérité de sa popularité, fut agréé. Le vieux MahidÛin raconta à cette occasion qu'étant en pèlerinage à. la Mecque, quelques années auparavant, avec son fils aîné et Abdel-Kader, il rencontra, un jour qu'il se promenait avec le premier, un vieux fakir qui lui donna trois pommes, en lui disant : Celle-ci est pour toi ; celle-là est pour ton fils que voilà ; quant à la troisième, elle est pour le Sultan. — Et quel est ce Sultan ? demanda Mahiddin. — C'est celui, reprit le fakir, que tu as laissé à la maison, lorsque tu es venu te promener ici.

Cette légende, à laquelle les partisans d'Abdel-Kader croyaient religieusement, contribua à consolider son pouvoir et sa fortune.

Dès lors, la vie d'Abdel-Kader s'identifie avec l'histoire de la conquête de l'Algérie. Pendant ces longues années, lui seul tient en échec nos troupes ; prophète et guerrier, il prêche tour à tour la guerre sainte et combat pas à pas contre les envahisseurs.

Nous passons tous les incidents de guerre : la prise de la Smalah (1843), et les nombreuses campagnes, pour arriver au dénouement fatal. Après s'être rendu, le 22 décembre 1847, entre les mains du général de Lamoricière, l'Émir fut conduit auprès du duc d'Aumale et prononça les paroles suivantes :

J'aurais voulu faire plus tôt ce que je fais aujourd'hui ; j'ai attendu l'heure marquée par Dieu ; le général m'a donné une parole sur laquelle je me suis fié ; je ne crains pas qu'elle soit violée par le fils d'un grand roi comme celui des Français.

Le lendemain, au moment où le prince rentrait d'une revue, l'ex-sultan se présenta à cheval, et, entouré de ses principaux chefs, mit pied à terre à quelques pas du duc d'Aumale.

Je t'offre, dit-il, ce cheval, le dernier que j'ai monté. C'est un témoignage de ma gratitude et je désire qu'il te porte bonheur.

— Je l'accepte, a répondu le prince, au nom de la France dont la protection te couvrira désormais, comme un signe d'oubli du passé.

Le 25 décembre 1847, l'Émir, sa famille et quelques serviteurs, furent embarqués sur la frégate l'Asmodée, qui les conduisit à Toulon. na convention avec le général de Lamoricière, ratifiée par le duc d'Aumale, et suivant laquelle l'Émir devait être conduit à Saint-Jean d'Acre ou à Alexandrie, allait recevoir son exécution, lorsque la néfaste révolution de Février emporta le trône du roi Louis-Philippe. L'Émir comprit qu'un malheur le menaçait.

Voilà, disait-il au colonel Daumas, attaché à sa personne et interné avec lui au fort Lamalgue, voilà un sultan que l'on proclamait puissant, qui avait contracté des alliances avec beaucoup d'autres souverains, qui avait une nombreuse famille, que l'on citait pour son expérience ! Trois jours ont suffi pour l'abattre. Et tu ne veux pas que je sois convaincu qu'il n'y a d'autre force, d'autre vérité que celle de Dieu ! Crois-moi, la terre n'est qu'une charogne ; des chiens seuls peuvent se la disputer.

C'est en vain que l'Émir fit remettre aux membres du gouvernement provisoire de la République française une adresse chaleureuse et pressante, pour réclamer cette liberté qui lui avait été promise par les généraux et le fils du roi.

La République le retint prisonnier, contre la parole du gouvernement royal, à Pau et à Amboise. Le prince-président lui rendit la liberté en 1852. Il s'embarqua pour Brousse et Damas. C'est là qu'en 1860 il reconnut noblement les procédés de la France chrétienne en prenant énergiquement contre les Druses la défense des Maronites. Venu en France au moment de l'Exposition de 1867, Abdel-Kader, depuis, n'a plus quitté la Syrie, où il était entouré du respect et de la vénération de tous les musulmans et de tous les chrétiens.

Un panégyriste d'Abdel-Kader a dit ceci avec raison :

Un mobile plus noble, plus élevé que l'ambition dirigea sa conduite ; c'était celui qu'il puisait dans sa foi. Ce mobile seul peut expliquer la ténacité surhumaine d'Abdel-Kader, sa résignation dans l'infortune, son espoir, alors que l'espoir n'était plus permis. Quelque grand qu'on le suppose, l'amour du pouvoir ne sera jamais assez puissant pour faire supporter à un homme des épreuves semblables à celles que l'Émir a subies, Abdel-Kader n'a donc pas été un ambitieux. Il ne fut pas davantage un fanatique, car le fanatisme est une folie qui exclut le calme de la raison. Sans doute, l'Émir a fait appel aux passions religieuses de son peuple, il les a excitées contre les chrétiens, mais comme sept siècles auparavant Pierre l'Ermite avait excité les passions religieuses des chrétiens contre les musulmans.

Abdel-Kader a donc soulevé le fanatisme, mais il en a toujours été exempt lui-même ; la meilleure preuve, c'est ce qu'il a fait à Damas.

Quant à moi, ce que j'admire dans ce personnage, ce n'est point seulement le guerrier, le saint légendaire, le Jugurtha insaisissable, le chef héroïque à la parole duquel se levaient cent tribus, et qui brava mille morts. Il existe, selon nous, en lui un côté plus curieux et plus étrange, qui n'a point été assez relevé : c'est la résignation admirable de ce grand vaincu, c'est sa fidélité inébranlable à la parole, au serment, c'est la foi gardée Malgré les occasions propices, malgré les excitations incessantes dont il fut, depuis plus de trente ans, l'objet de la part de ses coreligionnaires, l'Émir s'est refusé à reprendre la lutte contre la France. Dieu n'ayant point permis qu'il fût vainqueur, le musulman a brisé son épée, le fidèle croyant, devant l'arrêt fatal, a courbé la tête et s'est agenouillé. Abdel-Kader est mort à Damas, le 26 mai 1883.

 

 

 



[1] Voir la note en fin de ce chapitre.

[2] Cavaignac (Louis-Eugène), né à Paris en 1802, mort en 1857, élève de l'École polytechnique, fut placé au 2e régiment du génie en 1824. Il lit en 1828, en qualité de capitaine, la campagne de Morée. Lors de la révolution de 1830, il était en garnison à Arras. Il fut le premier officier de son régiment à se déclarer pour le nouvel ordre de choses. Bientôt après mis en disponibilité pour avoir signé à Metz une protestation contre le système de paix à tout prix que l'on attribuait au roi Louis-Philippe, rappelé à l'activité en 1832, il fut envoyé en Afrique après avoir déclaré qu'il ne combattrait pas les républicains en un jour d'émeute.

Un courage à toute épreuve et des services éminents firent bientôt disparaître les répugnances qu'avaient excitées chez ses chefs ses opinions et son esprit déclaré d'indépendance. Il se distingua dans les expéditions de Medeah, de Bouffarik et de Cherchell, dans les combats d'Ouara, du col de Mouzaïa et de l'Affroun. Il fut nommé chef de bataillon dans les zouaves en 1840, puis dans l'infanterie légère d'Afrique, et contribua, la même année, à la prise de Cherchell qu'il défendit ensuite avec succès contre une attaque des Arabes. Nommé lieutenant-colonel des zouaves pour ce brillant exploit, il fit partie de l'expédition sur Medeah, combattit avec gloire les Beni-Menad, au passage du Shaba-el-Kessa. Il se fit encore remarquer en 1841 devant Tackdempt, et remplaça Lamoricière comme colonel des zouaves. En 1842, il prit une part importante au combat d'El-Harbour contre les Beni-Rachel. Il passa au 328 régiment de ligne peu de temps avant la bataille d'Isly (1844), où il dirigea l'avant-garde, gagna le grade de maréchal de camp, et reçut le commandement supérieur de la province d'Oran.

Après la révolution de 1848, la République lui conféra le grade de général de division et le gouvernement général de l'Algérie. Député du Lot à l'Assemblée constituante, Cavaignac arriva à Paris le surlendemain du 15 mai, où la représentation nationale avait été violée par l'émeute, et accepta de la commission exécutive le ministère de la Guerre. Un mois après, lors de la formidable insurrection de juin, l'Assemblée lui confia à l'unanimité le soin de défendre Paris et la république. En effet, la répression fut vigoureuse et complète, et lorsque après la victoire, Cavaignac vint remettre à l'Assemblée les pouvoirs discrétionnaires 'qu'elle lui avait donnés, il fut nommé, par acclamation, chef responsable du pouvoir exécutif, et. on déclara qu'il avait bien mérité de la patrie.

Quand vint l'élection à la présidence de la République, le patriotisme et le désintéressement de Cavaignac ne furent pas, aux yeux de la France, une garantie suffisante pour le rétablissement de l'ordre et de la sécurité, alors que, maître absolu de l'autorité, il s'était entouré d'hommes déjà compromis dans l'opinion, ou manifestement inhabiles. Le 20 décembre 1848, Cavaignac descendit du pouvoir avec dignité. Depuis ce jour, se regardant comme solidaire de ses amis politiques auxquels tout échappait, il fit au président de la République une opposition qu'on a pu attribuer au désappointement, et la poussa jusqu'à se rapprocher des hommes qu'il avait combattus (dans les journées de juin. Au coup d'État du 2 décembre 18S1, il fut arrêté par mesure de précaution et transporté à Ham. Relâché quelques jours après, il demanda sa mise en retraite, et rentra dans la vie privée. Élu député de Paris en 1852, il refusa de prêter serment, et fut déclaré démissionnaire par un vote du Corps législatif. Il venait de recevoir un nouveau mandat aux élections de 1857 lorsque la mort l'a enlevé.

[3] Mgr le duc d'Orléans (Ferdinand-Philippe), né en 1810, à Palerme, mort à Paris en 1842, fils aîné du roi Louis-Philippe, avait fait ses premières armes en Belgique, au siège d'Anvers, avant d'apprendre la grande guerre en Afrique. Il y arriva en 1835, au moment où Abdel-Kader venait de triompher à la Macta, pour commander l'expédition contre Mascara qu'il parvint à occuper, après avoir été blessé au combat de l'Habrah. Le Roi, en 1837, l'envoya en Prusse, à Vienne, en Italie, et c'est en 1839 qu'il revint en Afrique, sous le maréchal Valée. A peine arrivé, il reçut le commandement d'une des deux divisions chargées de forcer les Portes-dé-Fer, et franchit ce défilé malgré les rochers, les torrents et les efforts du khalifa Ben Salem. Peu après, à la tète de ses troupes, il pénétrait dans la Maison-Carrée. — L'année suivante, l'armée le réclama pour chef de l'expédition dirigée contre l'ancienne province arabe de Titery, à la suite de l'héroïque résistance de Mazagran. C'est dans cette campagne que le duc d'Orléans franchit le col de Mouzaïa, défendu par Abdel-Kader en personne, enleva Medeah, Milianah, et assura ainsi la possession de la rive droite du Chélif central.

[4] Cependant tel ne fut point l'avis des journalistes de l'opposition. — Une méchante feuille révolutionnaire, le Messager, s'étant livrée à des commentaires au sujet de cette nomination, s'attira la réponse ci-jointe du général :

Au rédacteur du Messager.

Vous avez dit que j'étais arrivé à la Chambre colonel et que j'étais aujourd'hui lieutenant général, après avoir passé par les commandements les plus lucratifs. Cette assertion renferme deux erreurs, pour me servir du terme le plus poli.

C'est le 2 avril 1831 que j'ai été nommé maréchal de camp, après dix-huit ans du grade de colonel, après avoir commandé l'avant-garde de l'armée des Alpes en 1815, et livré trois combats heureux à la tête de cette avant-garde. Le dernier eut lieu à Lhôpital, en Savoie, six jours après Waterloo. Avec ces antécédents, on peut, sans faveur, être nommé maréchal de camp. Mon élection de député eut lieu en août 1831.

Vous connaissez les causes de mon dernier avancement. Peut-être l'armée ne l'attribuera-t-elle pas, comme vous, à un vote complaisant. Reste à parler de ces emplois lucratifs que, selon vous, j'aurais occupés. Pendant ma première année de législature, j'ai été en non-activité. Une brigade me fut donnée à Paris, où l'émeute était menaçante et où je tenais à honneur de défendre les lois et le trône. Comme mes camarades en activité, je n'ai joui que du simple traitement.

Je vous invite et au besoin je vous requiers d'insérer ma lettre dans votre plus prochain numéro.

BUGEAUD,

lieutenant général.

Excideuil, 30 octobre 1836.

[5] Cette curieuse lettre du duc d'Orléans amène involontairement à établir un rapprochement entre ce qui se passait en 1839 et ce qui se passe de nos jours. On y voit comment les princes de la famille royale étaient respectueux des lois et de la constitution établie, et combien leur conduite différait de celle de certains hommes d'Étal. Lui prince royal, soldat accompli, renonce à faire triompher les idées les plus sages et les plus pratiques et s'incline devant les décisions du cabinet, en présence du mauvais vouloir et de l'ignorance de subalternes.

[6] Ce vœu du député Bugeaud fut exaucé : quelques années après, le ministère du Commerce et de l'Agriculture était créé.

[7] Combien ces idées, simples et pratiques, ces théories du bien-être social, développées par le général Bugeaud, diffèrent des rêveries et des songes creux que les tribuns égoïstes et ambitieux jettent en pâture aux peuples, après chaque révolution !

[8] Le second Empire, en dehors d'augmentations appréciables de traitement, a rétabli le traitement des légionnaires, a organisé les mess militaires, donné à l'armée circulation à quart de place, le tabac à prix réduit, etc. La troisième République a doublé les pensions ; sous le gouvernement de Juillet, l'armée sur tous ces points était soumise au régime du droit commun.

[9] Les traitements des officiers, en effet, ont été singulièrement augmentés depuis la loi du 25 décembre 1837. — Voici quelques chiffres comparatifs établissant seulement pour l'arme de l'infanterie la solde de 1837 et celle de 1882.

Traitements.

En 1837.

En 1882.

Augmentation.

Colonel.

7.600

9.730

2.156

Lieutenant-colonel.

5.020

6.084

1.064

Chef de bataillon

4.240

5.004

76.4

Capitaine de 1re classe.

2.724

3.420

696

Capitaine de 2me classe.

2.324

3.168

844

Lieutenant.

1.666

2.448

782

Sous-lieutenant.

1.410

2.628

852

Pour l'arme de la cavalerie, il y a une augmentation de 200 francs environ pour chaque grade sur l'infanterie. Dans l'arme de l'artillerie, ces différences sont moins accentuées :

Traitements.

En 1837.

En 1882.

Augmentation.

Capitaine de 1re classe.

2.924

3.600

676

Lieutenant.

2.116

2.628

512

Sous-lieutenant.

1.916

2.550

640

Le traitement des généraux de division (lieutenants généraux) n'a pas été notablement augmenté. Il était de 26.400 francs en 1837 : il est de 26.910 francs aujourd'hui. C'est le général de brigade (maréchal de camp) qui a le plus bénéficié des lois nouvelles ; il touchait 13.600 francs sous le roi Louis-Philippe, il touche 15.948 francs sous la troisième République, c'est-à-dire 2.348 francs de plus.

[10] Nous sommes loin aujourd'hui du service de sept années. Abaissée depuis 1868 à cinq années qui se réduisaient en réalité à quatre, la durée du service militaire ne sera bientôt plus, si les idées qui prévalent aujourd'hui reçoivent leur application, que de trois ans. L'armée, dans ces conditions, n'est plus qu'une école que traversent le plus rapidement possible, pour y recevoir une instruction militaire plus ou moins complète, tous les jeunes citoyens en état de porter les armes, et dans laquelle ils reviennent s'encadrer au jour du danger ; mais encore faut-il que ce cadre soit très solidement et très énergiquement constitué pour suppléer à l'éducation militaire qui fait défaut à tous les jeunes soldats, et pour recevoir sans craquer et sans se désorganiser cette immense marée humaine qui vient en deux ou trois fois vingt-quatre heures plus que tripler l'effectif de l'armée du pied de paix. Tout est là : ne réduire la durée du service que le jour où les cadres, et surtout les cadres inférieurs de la troupe, c'est-à-dire les sous-officiers, présenteront une très grande solidité.

[11] C'est là l'éternel sujet de controverses des gens du métier. La qualité doit-elle être sacrifiée à la quantité, ou vice versa ? Actuellement il n'est pas une nation en Europe dans laquelle le principe de la quantité ne prévale. Que la guerre éclate, ce n'est plus une armée de métier qui la soutient, c'est la nation tout entière qui s'arme pour sa défense. Alors que des nations voisines peuvent lancer sur notre territoire des armées de première ligne de plus d'un million deux cent mille hommes, sans compter les troupes de seconde ligne plus spécialement chargées de garder le territoire, serait-il possible, comme le désirait le maréchal Bugeaud, de se borner à rechercher la qualité, c'est-à-dire de se contenter d'opposer à l'avalanche envahissante une armée de quatre cent mille hommes seulement, mais rompus au métier des armes et aux fatigues de la guerre ? Peut-être, répondrons-nous, oui, mais avec un Bonaparte commandant en chef ! Mais à défaut de l'homme de guerre capable de compenser par son génie la disproportion des forces, il était difficile de ne pas chercher à opposer le nombre au nombre et à utiliser également toutes les forces vives de la nation. Et il en sera ainsi dans toute l'Europe, jusqu'au jour probablement fort éloigné encore où, dégoûtées des charges excessives de toute nature que leur impose l'entretien d'un état militaire exagéré, les nations, cessant d'être en mutuelle défiance vis-à-vis les unes des autres, reviendront à l'ancien système des armées de métier à effectif restreint. Mais, comme aucune d'elles ne se décidera à commencer et à donner l'exemple, il est fort difficile de prévoir le moment où cette réforme sortira du domaine de l'utopie pour entrer dans celui de la réalité.