LE MARÉCHAL BUGEAUD — 1784-1849

 

LIVRE DEUXIÈME — 1808-1815.

 

 

Campagne d'Espagne (1808). — Le capitaine. - Saragosse (1809). - Lerida (1810). - Ordal (1813). - Les Cent-jours (1814). - Le colonel du 14e de ligne (1814). - Orléans. - La Savoie. - Bataille sous Conflans. - Waterloo (1815).

 

Il y avait, deux ans que Thomas Bugeaud était lieutenant d'infanterie de ligne (30 juin 1808), lorsqu'il obtint un congé de semestre. Depuis son engagement, c'était la première fois qu'il faisait un si long séjour en Périgord. La vie de famille, l'air du pays, l'affection dont il avait tant besoin, lui inspirèrent de nouveau le dégoût de la vie militaire, dégoût qu'il avait si souvent manifesté dans ses lettres à sa sœur Phillis. Il se décida donc, un beau matin, à rompre avec le passé, et ce fut sans hésitation et sans regret qu'il écrivit au ministre pour lui envoyer sa démission. Sa sœur Antoinette s'offrit à porter elle-même la lettre à la poste de la ville. Mais, après avoir consulté ses sœurs, elle serra précieusement dans un placard l'importante missive. Le jeune démissionnaire, enchanté de sa détermination et tout fier d'avoir recouvré à jamais sa liberté se mit sérieusement à étudier l'agriculture, aidé de sa sœur Phillis. Il commençait toutefois à s'étonner de la lenteur du ministre à lui adresser son accusé de réception, lorsque, au lieu du congé définitif qu'il attendait, ce fut l'ordre -d'aller rejoindre son régiment qu'il reçut. Tout s'expliqua : le complot des sœurs fut découvert et pardonné ; et le pauvre officier, qui avait de si bonne grâce renoncé à la glorieuse carrière des armes, alla rejoindre son régiment, le 116e de ligne, qui venait d'être dirigé sur l'Espagne.

Au moment de l'explosion de la guerre, Madrid n'oublia point qu'elle était la tête de l'Espagne. La lutte de l'Indépendance commença sur le seuil du - palais royal. Le 2 mai 1808 vit briller au grand jour la valeur des Castillans, oubliée la veille, et fut la date d'une ère de gloire.

Pour la première fois, le lieutenant Bugeaud combattit l'émeute. Quelle impression produisit sur la future épée de la monarchie de Juillet cette guerre sans règle ni loi, mais entreprise, il est vrai, au nom de la religion nationale, de la patrie envahie, du roi détrôné ? La lettre suivante, qui ne paraît pas refléter la férocité si longtemps légendaire du général de Transnonain, répondra à cette question.

A Mademoiselle Antoinette de la Piconnerie.

Madrid, 10 mai 1808.

 

Tu as la conscience bien tranquille et bien complaisante, ma chère Toiny ; parce que je ne t'ai pas écrit dix fois, tu crois n'avoir pas de reproches à te faire. Eh bien, tu te trompes, tu es extrêmement coupable, non pas pour le mal que tu as fait, mais pour le bien que tu as négligé de faire. Penses-tu qu'un pauvre baraqué, éloigné de toute espèce de plaisir, ne mérite pas des égards, et ne devais-tu pas chasser mes ennuis par plusieurs longues lettres ? Rappelle-toi bien que je les lis au moins six fois le premier jour, de deux heures en deux heures, et que j'y pense dans les intervalles. Voilà donc une journée qui se passe agréablement, donc tu as tort. Voilà qui est bien prouvé : ainsi dorénavant sois plus sage.

Tu ne t'attends pas à entendre la canonnade et la fusillade : eh bien, mets du coton dans tes oreilles, car tu va être canonnée. Il a pris fantaisie à la populace de Madrid de se mettre en révolte le 2 mai. Elle s'est jetée sur les Français isolés qu'elle a égorgés, puis s'est portée à l'Arsenal, s'en est emparée, a sorti des canons, s'est munie de fusils et a commencé dans les rues la petite guerre avec quelques postes français. De notre côté, nous n'étions pas dans l'inaction. La générale a été battue, nous avons couru en ville, et leurs succès n'ont pas été longs. Nous les avons attaqués avec vigueur sur tous les points. Ils ont été culbutés, leurs pièces ont été prises, et dans une heure cette masse confuse n'existait déjà plus. Le même jour on a fusillé un bon nombre de coupables. Nous avons perdu quelques hommes dans cette action. J'en ai été quitte pour une contusion et une écorchure légère. Les insurgés ont voulu égorger nos malades de l'hôpital général, mais les mieux portants ont enfoncé les magasins d'armes et ont exterminé leurs assaillants. La tranquillité paraît rétablie ; mais il ne faut pas s'y fier, malgré que le prince fasse son possible pour apaiser les esprits par ses proclamations et sa générosité envers plusieurs coupables. Il s'est comporté avec humanité, en arrêtant sur tous les points notre vengeance, au moment où le carnage était le plus fort.

Je t'assure que je ne suis guère tranquille, en passant dans les rues ; j'ai toujours la main sur mon épée, car on assassinait journellement avant la révolte, et ces messieurs prenaient notre modération pour de la faiblesse. Maintenant ils sont plus doux. Penses-tu que cette petite vie soit bien préférable au fusil et au havresac dont tu me parles ?

BUGEAUD.

 

Cette explosion de patriotisme, dont l'imagination toujours si féconde des Espagnols exagéra singulièrement l'importance, fut en réalité le commencement de la guerre la plus sainte, la plus acharnée, et la plus glorieuse pour le peuple qui la soutint, mentionnée dans l'histoire contemporaine de l'Europe.

Un instant, Napoléon put croire au succès des intrigues de Bayonne, car une assemblée complaisante avait proclamé le nouveau roi des Espagnes, Joseph Bonaparte, dans le salon provisoire de son prédécesseur et sous la pression des baïonnettes étrangères.

Pendant les six années que dura cette guerre exceptionnelle, le roi Joseph ne régna que sur un palais et ne connut d'autres sujets que quelques courtisans traîtres à la dynastie déchue, odieux aux Espagnols et méprisés des Français. Mais l'histoire de ce prince, dépaysé dans son royaume d'occasion, nous entraînerait trop loin du sujet de ce livre, pour que nous racontions, une à une, ses fuites précipitées de Madrid et ses marches triomphales à la remorque des troupes françaises et dans le désert que faisait autour de lui la haine de son peuple.

Moins d'un an après la révolte de Madrid, le lieutenant Bugeaud participait à la prise de Saragosse. Quel homme sensible au mot de patrie ne connaît la légende, sinon l'histoire, de cette défense épique ? Dans tous les âges, une ville de l'Ibérie s'est offerte en holocauste pour la gloire nationale : Saragosse fut à la hauteur de Sagonte et de Numance. La lettre du jeune officier est empreinte de tristesse ; on comprend en la lisant toute l'admiration que lui inspirait ce peuple qu'il était forcé de combattre.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie.

Au bivouac de Saragosse, 12 février 1809.

 

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Nous sommes toujours auprès de cette maudite, de cette infernale Saragosse. Quoique nous ayons pris leurs remparts d'assaut depuis plus de quinze jours, et que nous possédions une partie de la ville, les habitants, excités par la haine qu'ils nous portent, par les prêtres et le fanatisme,, paraissent vouloir s'ensevelir sous les ruines de leur ville, à l'exemple de l'ancienne Numance. Ils se défendent avec un acharnement incroyable et nous font payer bien cher la plus petite victoire. Chaque couvent, chaque maison, fait la même résistance qu'une citadelle, et il faut pour chacun un siège particulier. Tout se dispute pied à pied, de la cave au grenier, et ce n'est que quand on a tout tué à coups de baïonnettes ou tout jeté par les fenêtres, qu'on peut se dire maître de la maison. A peine est-on vainqueur que la maison voisine nous jette, par des trous faits exprès, des grenades, des obus et une grêle de coups de fusil. Il faut se barricader, se couvrir bien vite, jusqu'à ce qu'on ait pris des mesures pour attaquer ce nouveau fort, et on ne le fait qu'en perçant les murs, car passer dans les rues est chose impossible : l'armée y périrait toute en deux heures. Ce n'était pas assez de faire la guerre dans les maisons, on la fait sous terre. Un art inventé par les démons, sans doute, conduit les mineurs jusque sous l'édifice occupé par l'ennemi. Là, on comprime une grande quantité de poudre et, à un signal donné, le coup part, et les malheureux volent dans les airs ou sont ensevelis sous les ruines. L'explosion fait évacuer à l'ennemi les maisons voisines, pour lesquelles il craint le même sort ; nous sommes postés tout près, et aussitôt nous nous précipitons dedans. Voilà comment nous cheminons dans cette malheureuse ville ; tu dois penser combien une telle guerre doit coûter de soldats. Que de jeunes gens, l'espoir de leur famille, ont déjà péri dans ses décombres ! Notre brigade a déjà perdu deux généraux. Le général de génie Lacoste, jeune homme de la plus grande espérance, qui, sorti des écoles depuis peu de temps, se trouvait déjà aide de camp de l'Empereur, a péri victime de son dévouement ainsi que tant d'autres. Enfin, il n'y a pas de jour où l'on ne compte quelques officiers parmi les morts, beaucoup plus que de soldats en proportion, parce que l'ennemi, tirant à coup sûr, quand nous attaquons, choisit ses victimes.

Ah ! ma bonne amie, quelle vie, quelle existence ! Voilà deux mois que nous sommes entre la vie et la mort, les cadavres et les ruines. Quand on devrait retirer de cette guerre tous les avantages que nous avons espérés ; c'est les acheter bien cher. Mais ce qu'il y a de plus affreux, c'est de penser que nos travaux et notre sang ne serviront point au bien de notre patrie. Je me souviens toujours de ces vers de Voltaire :

Encor si pour votre pairie

Vous saviez vous sacrifier ;

Mais non, vous vendez votre vie

A ceux qui veulent la payer.

Qui peut prévoir la fin de tant de maux ? Heureux ceux qui l'entrevoient.

Je t'écris bien tristement, ma chère amie, mais que veux-tu ? l'esprit est affecté. Sans doute, si j'avais l'espoir de te revoir bientôt, je serais plus gai, mais, hélas ! ce moment est bien éloigné. En attendant qu'il vienne, que Dieu te conserve joie et santé, il exaucera mes vœux les plus chers.

Milles amitiés à Toiny et à toute ta famille.

Thomas BUGEAUD,

capitaine au 116e.

 

Saragosse était enfin vaincue, et Palafox allait grossir le nombre de ses compatriotes détenus en France jusqu'à la terrible échéance de 1814. Ce siège, presque aussi populaire au nord qu'au sud des Pyrénées, valut au lieutenant Bugeaud le grade de capitaine. Du reste, à cette époque, le futur duc d'Isly paraît s'être moins préoccupé de son avancement que de son Périgord, qu'il désirait si ardemment revoir afin d'y vivre encore de sa vie passée.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie.

Pampelune, 20 mars 1809.

 

Comment faire, ma chère Phillis, pour t'exprimer ma joie et ma tristesse ? Ces deux sentiments offrent un si grand contraste, qu'il est difficile de croire qu'ils existent à la fois dans la même tête. Cependant c'est ce qui m'arrive aujourd'hui ; mais il est vrai que ma peine est plus forte que mon contentement. Parlons d'abord du plus mauvais.

Tu sais que j'espérais que mon retour en France ou un voyage en Allemagne me procurerait la douce satisfaction d'être témoin du premier jour de ton bonheur. A cette aimable attente s'était jointe l'assurance de faire le voyage de Bordeaux, par ordre du colonel, pour acheter des instruments de musique de notre régiment, J'avais l'ordre dans ma poche, j'étais prêt à partir, quand l'ordre de retourner en Espagne est arrivé ; mon capitaine s'est trouvé malade, il n'y avait à la compagnie qu'un officier de dix-huit ans. Le colonel m'a déclaré qu'il ne pouvait m'envoyer en mission, parce qu'une compagnie de grenadiers ne pouvait pas entrer en campagne sans un officier pour la commander. Juge de mon dépit à cette nouvelle ; mais je ne pouvais pas faire d'observation. On parlait d'un nouveau siège ; c'eût été compromettre et perdre ce que j'aurais pu avoir gagné au siège de Saragosse. Je partis donc, et me voilà à Pampelune, où ce matin nous avons passé la revue du gouverneur. Pendant que nous étions sous les armes, le colonel, qui me ménageait une surprise, ainsi que je te la ménage jusqu'à présent, m'appelle, me reçoit capitaine et me remet mon brevet ! Voilà donc le sujet de ma joie.

Adieu, etc.

BUGEAUD,

Capitaine, du 2 mars.

— Notre général de division est mort ; c'est le cinquième depuis notre entrée en Espagne, dont quatre par le feu de l'ennemi et un de la maladie régnante. —

 

Après un court séjour dans Saragosse, le nouveau capitaine parcourut deux fois le nord-ouest de l'Espagne, à la recherche de l'ennemi insaisissable que la Grande-Armée ne devait jamais amener à merci. Ces marches et contremarches, qui constituent presque toutes les guerres de ce genre, le firent participer aux combats de Moria et de Balahite[1], et lui valurent l'épaulette d'officier supérieur.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie.

Saragosse, 29 septembre 1809.

 

Nous sommes toujours à Saragosse, pour notre ennui et pour le malheur de notre bourse. Tout est si cher, que les 'appointements des lieutenants et sous-lieutenants ne leur suffisent pas pour vivre. Cette malheureuse ville se ressent toujours des désastres du siège. Elle est dépeuplée, et les habitants qui restent sont si tristes qu'ils glacent tout ce qui les entoure. Point de sociétés amusantes, point de tertullias (veillées). Chacun reste enfermé dans sa maison.

Je ne puis t'exprimer combien je m'ennuie ici ; je vais jusqu'à désirer de rentrer en campagne pour m'arracher de ce maudit endroit. Les seules ressources que nous ayons contre les longueurs du temps sont boire, manger et dormir, et les seuls comestibles qu'il y ait nous sont apportés par des Français qui, attirés à l'armée par le seul intérêt, profitent des circonstances pour nous gruger. Notre avenir ne paraît pas devoir être plus brillant. Si l'on ne fait la paix en Autriche, tout traînera en longueur ici. Nous sommes assez forts pour battre l'ennemi, mais non pour le poursuivre après la victoire. Cette maudite Péninsule est si grande, si montagneuse, qu'il faudrait trois cent mille hommes pour l'occuper de manière à la soumettre bientôt. Ce que nous avons fait jusqu'ici ne sert presque à rien. Nous avons occupé plusieurs provinces qui se sont soulevées de nouveau dès que nous en sommes sortis, et même celle que nous occupons aujourd'hui sont remplies de petits partis qui, trop faibles pour attaquer l'armée, tombent sur les petits détachements, les convois mal escortés, les courriers, les ordonnances, etc., etc. Mais c'est assez parlé de choses tristes ; il faut que je répare l'effet qu'elles ont produit sur toi, en te disant qu'il ne manque rien à ma satisfaction qu'une meilleure situation politique. Je suis dans un régiment que je regarde comme une seconde famille : mes camarades m'aiment ; je crois que mes chefs m'estiment, car ils m'en donnent des preuves tous les jours ; je commande une belle compagnie bien habillée, bien disciplinée, et qui ne peut que m'acquérir de l'honneur un jour d'affaire. Que manque-t-il à mon bonheur ? Pouvais-je raisonnablement espérer d'aussi heureux résultats, étant entré au service sans protection et sans ces talents brillants qui font qu'un jeune homme perce toujours, s'il sait en faire usage ? Par exemple, il est bon de te prévenir que je m'attends à rester longtemps dans le nouveau grade que je viens d'obtenir. Il n'est pas rare de voir des capitaines qui ont quinze ans de ce grade. Il y a dans un régiment vingt-huit capitaines : ce sont autant de concurrents pour une place de chef de bataillon, qui se trouve vacante. Je te dis tout cela, afin que tu ne t'impatientes pas au bout de quelques années ? Si je suis officier supérieur à trente-deux ans, je serai bien content.

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Je chasse ici, quand j'en ai le temps. Je tue beaucoup de cailles très grasses ; bien souvent je t'en ai désiré une douzaine.

Dans le moment où je t'écris, j'apprends deux nouvelles : l'une, ni bonne ni mauvaise, c'est notre départ de Saragosse pour une expédition ; la seconde, affreuse pour le régiment, la voici : il nous arrivait du dépôt douze cents paires de souliers, quatre cents habits, du drap pour tous les officiers, des épaulettes, une trentaine de soldats, et vingt-neuf musiciens avec leurs instruments. Les insurgés des montagnes ont attaqué et pris ce convoi, ce qui nous cause une perte de 40.000 fr. Celle de notre musique surtout ne sera réparée de longtemps.

Adieu, chère sœur.

Thomas BUGEAUD.

 

A mademoiselle Antoinette de la Piconnerie.

Barbastro, ville du nord de l'Aragon, peu éloignée des Pyrénées (1809).

 

J'ai reçu ton aimable lettre, ma chère Toiny, au moment où j'arrivais devant Saragosse et que je me trouvais en présence de l'ennemi ; elle m'a fait oublier pour un instant que le canon grondait, et quand on nous a donné l'ordre d'attaquer, le seul sentiment pénible que j'ai éprouvé était de ne pouvoir la lire une seconde fois. Aussi, après l'affaire, je me suis dédommagé amplement. J'ai lu tout doucement les détails que tu me donnes ; quelle joie d'apprendre ce qui se passe au pays ! Mais, bah ! voilà que j'ai écrit une page et je n'ai encore rien dit. Commençons.

Tu sais peut-être qu'à notre retour de Bayonne en Espagne, on nous envoya à Burgos, de là au royaume de Léon ; qu'ensuite nous fîmes une expédition en Galice et que nous allâmes jusqu'auprès de la Corogne. Maintenant prends la carte, suis-moi.

Me voilà en marche pour revenir à Léon, en traversant les montagnes et le pays de Vierys. Arrivés à la capitale du royaume de Léon, nous trouvons une réunion de troupes qui doivent faire l'expédition des Asturies, et l'on nous annoncée que nous devons en être. Nous partons par le chemin escarpé qui conduit à Oviedo, et, la veille du jour où nous devions arriver à cette capitale, notre brigade reçoit l'ordre de rétrograder pour se diriger sur l'Aragon, où l'horizon commençait à s'obscurcir. Nous partons à grandes journées pour retourner sur le théâtre de notre ancienne gloire. Nous traversons avec rapidité Léon, la vieille Castille, le midi de la Navarre, et nous arrivons enfin dans la plaine de Saragosse. Quelle fut notre surprise de voir tous les bagages de l'armée en retraite et toutes les dispositions prises pour abandonner une ville qui, quelques mois avant, avait coûté tant de peines ! Nous apprîmes que le général Blake, ayant su que le 5e corps avait quitté l'Aragon et qu'il n'y avait plus que 10.000 hommes du 3e, avait réuni 30.000 hommes des armées de Valence et de Catalogne, pour s'emparer de nos conquêtes, et n'était plus qu'à deux lieues de la capitale.

La petite armée française faisait bonne contenance en présence de l'ennemi qui était posté au village de Moria, lequel se trouve dans un vallon bordé de montagnes assez hautes, ce qui favorisait notre petit nombre. Cependant le général Suchet avait tout lieu de craindre d'être accablé par la multitude, et depuis deux jours il évitait un engagement général, afin d'attendre notre arrivée. Ce fut le 17 juin, à midi que nous fîmes notre jonction. On nous annonça à l'armée pour donner la confiance, et de suite nous entrâmes en ligne, après avoir fait sept lieues — ce fut alors qu'on me remit ta lettre —. L'ennemi, impatient d'arriver à Saragosse, nous attaqua ; dès qu'il s'ébranla, nous marchâmes à lui, et dans un instant toute la ligne fut engagée. Le général Suchet fit plusieurs manœuvres fort habiles, et la dernière fut celle qui décida du succès.

Pendant que toute la cavalerie, qui s'était portée sur lé flanc gauche de l'ennemi, chargeait entre ses deux lignes, toute l'infanterie attaqua à la baïonnette le front de bataille. Les bandes orgueilleuses ne purent résister à notre impétuosité. Elles se rompirent de toutes parts, et dans moins d'une demi-heure nous eûmes une victoire complète. L'ennemi laissa entre nos mains vingt-sept canons, trois drapeaux, beaucoup de bagages, de munitions, et un grand nombre de tués, de blessés et de prisonniers. Dans ces derniers, on compte deux généraux et beaucoup d'officiers supérieurs.

Dans cette bataille, j'ai été fait par hasard capitaine de voltigeurs. J'avais été renvoyé avec ma compagnie du centre sous les ordres d'un capitaine de voltigeurs du même régiment, qui se trouvait plus ancien que moi ; nous étions en tirailleurs dans des oliviers et dans un village sur le bord d'une petite rivière appelée la Warba, poste important à garder. Le pauvre capitaine de voltigeurs fut tué d'un éclat de mitraille et, par conséquent, je me trouvais commandant. L'ennemi tenta plusieurs fois d'enlever ce poste, mais nous le reçûmes toujours par un feu si vif, qu'il fut contraint d'abandonner son projet, après avoir laissé beaucoup de morts devant nos embuscades, d'où nous ne tirions qu'à bout portant. Par cette conduite, nous empêchâmes l'ennemi de passer par la seule route praticable pour tourner la gauche de notre armée. Il est vrai que nous étions soutenus par un escadron, mais qui n'eut pas besoin de charger.

Après la bataille, le général Suchet vint au régiment et demanda quel était le capitaine qui commandait les tirailleurs du village. On me fit sortir. Il faut, dit-il, le faire recevoir capitaine de voltigeurs, car il m'a l'air d'un tirailleur. Il est bon de te dire que j'avais un fusil à deux coups en bandoulière, ce qui, joint au reste de mon accoutrement, me donnait bien l'air d'un sacripant. Je remerciai, et me voici commandant des épaulettes vertes et des cors de chasse. Ça ne convient guère à ma taille ; mais il est vrai que je ne suis pas exclu de la compagnie des grenadiers, ce qui vaudrait mieux, au moins sous le rapport de l'avancement.

Après Moria, vint le combat de Balahite, où nous prîmes à l'ennemi tout le canon qui lui restait avec beaucoup de prisonniers. Depuis ce jour nous avons parcouru l'Aragon à marches forcées, et nous voici maintenant à Barbastro, où nous nous reposons un peu.

Je ne puis t'écrire plus longuement, je suis forcé de profiter d'une occasion pour Saragosse, et cela ne se présente pas tous les jours. Je te prie de donner de mes nouvelles à Phillis, à Patrice et à toute la famille, et tu peux, au besoin, faire de ma lettre une circulaire, etc., etc.

Thomas BUGEAUD.

 

Depuis le combat de Balahite, le commandant Bugeaud suivit très constamment la fortune du maréchal Suchet. Aussi, quelques mois après ces derniers engagements, le retrouvons-nous, dans la Catalogne, occupé à la guerre de sièges qui eut lieu dans cette province.

Une fois encore, nous laisserons le jeune Bugeaud, spectateur du siège de Lérida, raconter lui-même comment cette place forte perdit sa vieille réputation d'imprenable.

A mademoiselle Antoinette de la Piconnerie.

Lérida, le 4 juin 1810.

 

Je t'ai écrit, ma chère Toiny, par mon colonel qui est allé en France, mais comme cette lettre pourrait tarder longtemps à te parvenir et que je ne veux pas que tu aies occasion de te plaindre de moi, je veux t'en adresser une autre. Tu cesseras, j'espère, de penser que j'ai quelque partialité pour Phillis, surtout si tu examines qu'elle m'écrivait plus souvent que toi, et qu'il était bien juste que je lui répondisse ; la différence d'amitié n'y entre pour rien, et je crois que je vous aime toutes également, c'est-à-dire toutes, beaucoup.

Tu abandonnes la politique et la guerre à Phillis : tu ne veux que des descriptions historiques, ne serais-tu pas bien aise cependant d'avoir un aperçu du siège et de l'assaut de Lérida ? Après quoi je te parlerai de l'effet qu'a produit sur les belles, comme sur les laides, notre vigoureuse attaque.

La tranchée fut ouverte tout près de la place, avec cette audace qui caractérise l'armée française. Les travaux se continuaient avec ardeur, quand on apprit qu'une armée venait au secours de l'ennemi. Rien ne fut suspendu pour cela, on se contenta de détacher la cavalerie et quelques bataillons pour combattre 12.000 hommes des meilleures troupes d'Espagne. Le combat eut lieu en vue même de la ville, qui voulut faire diversion par une sortie de 2.000 hommes. La victoire se déclara de suite en notre faveur : une charge brillante du 13e cuirassiers et du 4e hussards décida seule cette affaire à jamais glorieuse pour notre cavalerie. Les rangs ennemis furent enfoncés d'une manière terrible, son infanterie, sabrée et désunie, fut obligée de mettre bas les armes, et pas un homme de la 1re division, composée de 7.000 combattants, ne put s'échapper ; la cavalerie ne dut sa conservation qu'à une prompte retraite ; la garnison ne fut guère plus heureuse, on la repoussa, la baïonnette aux reins, jusqu'auprès de ses portes.

Peu de jours après, les batteries furent établies et tirèrent sur la place ; elles ne furent pas très heureuses ; le feu du château les écrasa et au bout de trois heures elles furent éteintes, et il fallut en construire d'autres. Le mauvais temps nous contraria. Cependant, cinq jours après, quarante pièces se trouvèrent en position et ouvrirent deux larges brèches.

L'ennemi devait craindre l'assaut pour ce jour-là ; on le trompa en attaquant des redoutes formidables qu'il avait sur un autre point et qui furent prises avec beaucoup de valeur. Le lendemain, l'assaut de la place fut ordonné ; dix compagnies d'élite, dont la mienne faisait partie, furent commandées et réunies dans lés tranchées les plus proches des brèches.

Environ-à six heures du soir, au signal donné, qui le fut par quatre bombes, on s'élança avec la rapidité de l'éclair. Les murs sont escaladés ; on pénètre dans les ouvrages ; plusieurs barricades sont brisées, nos ennemis en foule expirent sous nos coups. Une porte qui devait nous ouvrir l'entrée des quais nous arrête un instant ; là, plusieurs de nos braves sont tués à bout portant. Enfin la porte est brisée ; nous entrons en foule, à l'envi l'un de l'autre. Chacun voudrait porter les premiers coups, rien ne saurait nous arrêter : les baïonnettes, les balles, les lances ne peuvent suspendre notre ardeur. J'ai le bonheur de percer la foule avec ma compagnie, j'arrive le premier à un poste fortifié et je coupe un gros d'ennemis que nous passons au fil de l'épée et de la baïonnette ; les redoutes, les canons, la ville, tout tombe en notre pouvoir. L'Espagnol épouvanté se sauve dans le fort et y porte la terreur ; une foule d'habitants s'y réfugie aussi. Les soldats, avides de pillage, se répandent-dans les maisons ; le carnage cesse et fait place à des scènes d'un tout autre genre.

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Le lendemain de cette journée terrible, les forts, épouvantés, demandèrent à capituler ; c'est ainsi que nous nous sommes rendus maîtres en peu de temps d'une ville formidable, qui vit échouer le grand Condé au pied de ses murs, et que le duc d'Orléans ne prit, en 1707, qu'après trente-trois jours de tranchée. Mais le plus bel avantage de notre victoire, c'est d'avoir disposé en notre faveur l'esprit de toutes les femmes. Elles ne respiraient que vengeance et qu'horreur ; aujourd'hui elles sont devenues si douceset si humaines, qu'il n'est plus besoin d'assaut. Pour la forme elles exigent les honneurs de la guerre, qu'on leur accorde toujours. Nous sommes pour quelques jours à Lérida ; on parle déjà du siège de Valence et de Tortose. C'est toujours à recommencer !

Ton frère,

Thomas BUGEAUD.

 

Le temps marche, le roi Joseph a déjà perdu, puis recouvré sa capitale, où il n'a marqué son autorité que par des actes de clémence, usant en vain du plus noble attribut que laissent encore aux chefs d'Etat les constitutions du siècle. Dans les différentes provinces de la Péninsule, l'œuvre de conquête n'aboutit toujours qu'à de stériles victoires. La Catalogne est divisée en départements organisés sur le modèle de ceux de France ; mais les villes fortes, les montagnes, les villages isolés, tout ce que protègent contre nos armes l'art, la nature ou la solitude, résistent encore aux envahisseurs et abritent les soldats de l'indépendance. Les adversaires héroïques et patients des Maures se sont réveillés au son des batteries de Saragosse, et chaque jour des succès partiels soutiennent cette ardeur guerrière qui leur permet d'espérer une victoire définitive.

A mademoiselle Phillis de la Piconnerie.

Au bivouac de Tivisa (Catalogne), à 8 lieues de Tortosa, sur la rive gauche de l'Èbre. Juillet 1810.

 

Je suis affligé de ne pas recevoir de tes nouvelles, ma chère Phillis, mais je ne t'accuse pas. Il y a tant de courriers interceptés, que je crains fort ou que mes lettres ne te soient pas parvenues ou que tes réponses soient tombées entre les mains de quelque partisan espagnol qui aura fait bien peu de cas d'une chose qui m'est si chère. Si ces messieurs voulaient se réconcilier avec moi, ils m'enverraient ta correspondance. Je me résoudrais à leur faire des prisonniers ; mais comme ils n'ont pas eu cette galanterie, je leur déclare guerre à mort, et toutes les fois qu'il en tombera sous ma main, je les enverrai chez Pluton pour leur apprendre à vivre.

Je t'ai dit dans mes lettres précédentes que tu pouvais disposer à ton gré de mon petit revenu, sans avoir besoin de me consulter.

Je t'ai rendu compte du siège de Lérida ; je t'ai dit que je m'y étais acquis quelque réputation. Si j'avais eu la moindre protection, j'aurais été fait lieutenant-colonel. Mon colonel a demandé ce grade pour moi, et Pascal m'a assuré avoir vu cette demande dans l'état qu'envoya le général de division au comte Suchet. J'ignore si elle sera parvenue au gouvernement. Je ne suis cependant pas sans quelques espérances, et deux combats consécutifs, que nous venons d'avoir à Tivisa, les ont renouvelées. Le 116e régiment s'est acquis beaucoup d'honneur.

Le 16 juillet, nous avons été attaqués par six mille hommes, commandés par trois généraux. Nos forces étant dispersées sur divers mamelons qu'il était important de garder, il ne fut pas très difficile de nous en chasser. Cependant nous ne cédâmes que pied à pied et lorsqu'étant attaqués par des forces très supérieures, nous pouvions craindre d'être enveloppés. Nous fîmes plusieurs charges brillantes, mais enfin il fallut céder au nombre. On nous enleva successivement toutes nos positions, et nous nous vîmes forcés de nous retirer sur la route de Mora. Je fus chargé de protéger la retraite, dans laquelle j'ai perdu dix-neuf hommes ; mais ayant arrêté l'ennemi dans plusieurs postes, je l'ai empêché de tirer avantage du désordre qui régnait dans la colonne, sur laquelle il n'eût pas manqué de faire un bon nombre de prisonniers.

Le général Abbé reforma la colonne sur un plateau couvert de vignes et bordé de ravins assez difficiles. L'ennemi manœuvrait sur trois colonnes : deux tentaient de déborder nos ailes, et la troisième nous attaquait de front. Un peu d'audace, jointe à une ruse de guerre assez simple, nous tira de cet embarras. Nous venions de recevoir trois compagnies fraîches ; deux furent placées en tète avec la mienne, la troisième, dispersée sur les flancs pour écarter les tirailleurs. Dans cet ordre, nous résolûmes de charger à la baïonnette la colonne du centre, jugeant avec raison que les ravins empêcheraient pour quelque temps les autres de prendre part à l'action. Nous avions combattu toute la journée en shakos de toile blanche ; nous les ôtâmes, et, cette mesure prise, nous fondîmes sur la colonne avec la plus grande vivacité. Étonnée de notre audace et croyant par ce changement de décoration qu'il nous était arrivé un renfort considérable, elle ne fit qu'une décharge et fut mise dans la plus affreuse déroute. Sans leur donner le temps de se rallier, nous les poursuivîmes, la baïonnette aux reins, jusqu'au pied d'une grande montagne où elle se dispersa, laissant en notre pouvoir ses blessés et grand nombre de prisonniers. Le reste, épouvanté par la défaite du centre, se sauva dans les montagnes. Nous les poursuivîmes jusqu'à la nuit, en leur tuant et blessant beaucoup de monde.

Ce combat est une preuve bien sensible que ce n'est pas toujours le nombre qui décide de la victoire. Une troupe inférieure à son ennemi, mais composée de braves gens et maniée par un homme habile, ne doit douter de rien. Elle peut avoir un échec momentané, mais sa constance et son obstination fourniront à son chef les moyens de saisir une occasion heureuse et de réparer tout dans un instant.

Cette petite victoire n'a servi qu'à prouver notre supériorité, puisque avec mille hommes au plus nous en avons battu six mille : mais les résultats ne sont pas assez considérables pour que l'ennemi abandonne ses projets. Il se renforce à Falcet ; nous, à Tivisa. Sous peu de jours, il y aura une bataille. Le succès n'est point douteux, ils seront battus ; mais je doute que l'action soit décisive, à cause de la difficulté du terrain, qui ne permet pas à notre cavalerie de manœuvrer, et qui offre à l'armée battue mille moyens de s'échapper.

Nous avons perdu dans l'affaire du 16 un chef de bataillon — nous en avions un à la suite qui l'a remplacé —, trois lieutenants et sous-lieutenants, vingt-deux soldats ou sergents, et quarante-huit blessés. Perte très légère pour un combat aussi sérieux, où il y a eu plusieurs engagements à la baïonnette.

Je crois pouvoir t'annoncer que je suis membre de la Légion d'honneur. Il y a quatorze croix pour mon régiment. La liste est faite, et je suis en tête. On l'a envoyée à la chancellerie, et nous attendons nos brevets de jour en jour. Quant à la lieutenance-colonel, ce n'est pas aussi certain ; cependant, comme je te l'ai déjà dit, il y a encore de l'espoir. Après l'affaire du 16, le général Abbé me dit : Jeune homme, je crois pouvoir vous promettre qu'avant la fin de l'année vous serez chef de bataillon.

Je te parle avec un peu d'immodestie de ces choses flatteuses pour un jeune homme qui suit la carrière des armes ; mais j'espère que cela ne sortira pas de la famille, et que tu me jugeras assez bien pour penser que c'est la grande confiance que j'ai en toi qui fait que je m'épanche ainsi.

Écris-moi deux fois pour une et répète-moi les mêmes choses, car jamais les routes n'ont été aussi peu sûres. A mesure que nous avançons dans nos conquêtes, les brigands se multiplient sur nos derrières. Il faut qu'il n'y ait plus d'armée pour nous occuper d'eux.

BUGEAUD.

 

Qui pouvait alors prévoir que l'année 1812, qui venait de commencer, verrait disparaître la Grande-Armée dans les neiges de la Russie, tandis qu'en Espagne chaque jour amenait la prise d'une forteresse ou la destruction d'une guérilla. Cependant cette guerre acharnée n'était pas sur le point de finir.

Le maréchal Suchet, le plus remarquable organisateur de la conquête de la Péninsule, s'emparait de la ville de Valence et recevait le titre de duc.

Parmi les lettres de Thomas Bugeaud à sa famille, nous en avons trouvé une, datée de Barcelone et adressée à un vieux serviteur de la famille de la Piconnerie. Nous jugeons inutile de faire remarquer sa touchante simplicité et les sentiments exquis qu'elle renferme.

A M. Pierre Lionnet, à Bordeaux.

Barcelone, le 3 septembre 1812.

 

J'ai reçu votre lettre et vos félicitations avec plaisir, je dois dire même que j'ai été flatté qu'un bon et vieux serviteur, comme vous, ait conservé le souvenir d'un homme qu'il n'a connu que très enfant ; c'est plus que le souvenir, c'est de l'intérêt et de l'affection. Je vous assure que j'y suis très sensible. Je me suis rappelé bien souvent notre estimable Lionnet, et j'ai toujours cru qu'il était heureux, parce que je lui connais les qualités nécessaires pour s'attirer l'amitié des maîtres qu'il sert. J'ignore pourquoi il a quitté la maison Lajudie, mais je présume qu'il n'y a pas de sa faute et qu'une autre place l'aura dédommagé de cette perte. Si je me trompais, mon cher Lionnet, adressez-vous à Mlle Phillis, elle a des fonds à moi et vous fera passer quelques secours ; il suffit que vous présentiez ma lettre, usez-en sans façons et sans scrupules.

Il est vrai, mon cher Lionnet, que j'ai prospéré dans la carrière des armes ; il m'a fallu plus de peine et de dévouement qu'à un autre. J'étais sans protection et sans cette éducation brillante qui promet de grands succès, j'ai acquis le grade que j'ai par beaucoup de travaux, de dangers et de privations. Je me porte bien, et me sens' encore dans le cas de faire quinze campagnes, si elles sont nécessaires au salut de notre patrie, ce qui ne peut-être.

Nos affaires en Espagne ont un peu déchu, mais j'espère que nous les remonterons dans la campagne prochaine.

Adieu, mon cher Lionnet, portez-vous bien, et croyez à mon attachement pour vous.

Thomas BUGEAUD.

 

A madame de Puyssegenez (Phillis de la Piconnerie).

Granollers, 1813.

 

Ma chère Phillis,

J'ai tardé à t'écrire, parce que je voulais te dire quelque chose de positif sur mon sort. La fortune est avec moi fort capricieuse, elle me sert au combat, partout ailleurs elle m'abandonne. Tu sais que j'avais l'espérance la mieux fondée d'être nommé colonel. Eh bien, le ministre m'a envoyé un brevet de major pour l'armée de réserve à Montpellier. M. le maréchal Suchet en a été très mortifié. Il m'a traité avec la plus grande bonté, a changé ma destination en me donnant le commandement du 14e de ligne, et a écrit de nouveau pour presser le ministre de me nommer colonel de ce régiment ou de tout autre. Voilà ma situation. Dorénavant tu m'adresseras : Major commandant le 14e de ligne, 1re division de l'armée d'Aragon et de Catalogne.

Je vais rejoindre mon régiment, qui est à Girone.

Le 16, j'ai été attaqué, à Saint-Vincent, par 9 bataillons, 800 chevaux et 4 bouches à feu. La partie était inégale, il fallait se retirer, après avoir contenu l'ennemi assez longtemps pour que les troupes de Barcelone puissent arriver à la position fortifiée d'Esplugas. A l'aide de quelques petits retranchements, je me suis soutenu deux heures sur la rive droite, et j'ai tué ou blessé 300 hommes à l'ennemi. Ma perte a été de 70 hommes blessés et 7 tués. Un cheval que m'amenait mon domestique a été tué. J'y tenais beaucoup, c'était un andalous que j'avais depuis trois ans.

M. le maréchal m'a donné des éloges sur ma défense du Bobrégal. Cela vaut mieux que rien. L'ennemi n'avait d'autre projet que d'enlever les garnisons de Saint-Vincent et Molins-del-Rey. Son but manqué, il s'est retiré, et nous avons repris nos positions que nous avons gardées jusqu'au 19. J'apprends qu'on a rapproché les avant-postes de Barcelone.

Je crois t'avoir dit que, sur l'envoi d'argent dans lequel se trouvaient mes 7.000 francs, on avait volé près de Toulouse une caisse de 10.000 francs. On plaide avec le roulage, mais je crois que nous perdrons. J'en serai pour 1.800 francs. Notre solde est arriérée de cinq mois. Je commence à avoir peu d'argent.

Je crois que l'armée du maréchal Soult va bien, et qu'il n'est pas à craindre que les Anglais pénètrent plus avant.

Amitiés à tous.

Ton dévoué frère,

Thomas BUGEAUD.

 

P. S. Il est passé en Catalogne un personnage important qui, dit-on, va proposer la paix aux cortès. Je regarde cette négociation comme très difficile.

Envoie ma lettre à Toiny et à Hélène.

 

A madame de Puyssegenez (Phillis de la Piconnerie).

Saint-Vincent (près Barcelone), 22 décembre 1813.

 

Ma chère Phillis, tu verras peut-être, dans la gazette, que, le 10 de ce mois, j'ai enlevé un piquet de trente-cinq chevaux et un officier. J'ai reçu de Son Exc. le maréchal des compliments flatteurs. C'est tout ce que j'en reçois depuis trois ans. L'envie qu'il a eue de me conserver dans son corps d'armée me fait bien du tort. Je serais colonel aujourd'hui, si j'avais été major il y a un an, comme je pouvais l'être et comme Son Excellence ne voulut pas, sous prétexte qu'elle me réservait un régiment de son armée.

Un petit domestique espagnol m'a volé près de 800 piécettes en or d'Espagne ; en revanche j'ai eu sur la prise deux beaux chevaux qui valent 80 louis, et qui m'ont coûté une petite somme que j'ai mise à la masse pour les soldats qui se trouvaient à l'expédition. Chacun d'eux a eu 66 francs. Cette cavalerie est très bien montée.

Une lettre de Mont-de-Marsan m'annonce une victoire remportée sur les Anglo-Espagnols devant Bayonne. La manœuvre du maréchal Soult, si elle est telle qu'on le dit, est belle, savante et hardie.

Ah ! ma chère Phillis, quand nous reverrons-nous ? Quand cesserons-nous de tourmenter le monde ? Ah ! sans le patriotisme, que je serais las du premier de tous les métiers. Tu me trouveras vieilli, je commence à grisonner ; ne dis pas cela aux belles du pays, elles se prévaudraient, et j'espère qu'avec un peu de toilette je cacherai en partie les ravages du temps.

Ton dévoué frère,

BUGEAUD.

 

L'Empereur avait pour le maréchal Suchet une estime particulière, et il le considérait comme un des meilleurs généraux français. — Ce qu'il écrit, disait Napoléon, vaut encore mieux que ce qu'il dit, et ce qu'il fait vaut mieux que ce qu'il écrit : c'est le contraire de bien d'autres. — Le commandant des deux armées d'Aragon et de Catalogne avait remarqué l'officier Bugeaud. Entre le jeune caporal d'Austerlitz, futur duc d'Isly, et le maréchal duc d'Albufera, il y eut, dès lors, en quelque sorte comme une mystérieuse parenté d'honneur, de bonté et de gloire. Napoléon disait que, s'il avait eu deux maréchaux comme Suchet en Espagne, non seulement il aurait conquis la Péninsule, mais il l'aurait conservée. Son esprit juste, conciliant, administratif, son tact militaire et sa bravoure lui avaient fait obtenir des succès inouïs. Il est fâcheux, ajoutait-il, que des souverains ne puissent improviser des hommes comme ceux-là.

Les cinq campagnes que fit, en Espagne, le maréchal Suchet, en qualité de général en chef, resteront comme un exemple impérissable de tout ce qu'il faut de combinaisons savantes, d'audace, d'habileté, pour asseoir la domination d'une armée étrangère au sein d'un grand peuple insurgé.

Ce fut le 1er janvier 1814 que commença l'invasion des armées alliées sur toutes les frontières de l'empire, excepté du côté des Alpes, que le prince Eugène Beauharnais, vice-roi, couvrait encore à la tête de l'armée d'Italie. Aussitôt que la guerre fut allumée au cœur de la France, il fallut songer à abandonner l'occupation de l'Espagne, et à évacuer le royaume que le traité de Valençay restituait au roi Ferdinand.

Le 14 janvier, sur l'ordre du ministre de la guerre, duc de Feltre, eut lieu, de Barcelone, le départ en poste de dix mille hommes d'infanterie et des deux tiers de la cavalerie de l'armée. C'est sur Lyon qu'était dirigée cette première colonne, que devaient suivre bientôt les derniers restes de notre armée d'occupation.

Le commandant Bugeaud fit partie de ces derniers convois, et quitta l'Espagne en même temps que le général en chef. Celui-ci avait pour instruction de contenir l'ennemi devant lui, soit pour sauver ses garnisons, soit pour protéger le territoire français, et se mettre en mesure de couvrir pour sa part le cœur de l'empire menacé[2].

Ce fut un jour lugubre en France que le 1er janvier de l'année 1814. Les armées coalisées enserraient nos frontières ; sur tous les points les villes et le territoire étaient envahis ; enfin, une lutte sanglante, acharnée, s'engageait autour de la capitale.

Durant la courte campagne de France, où furent déployées toutes les ressources d'un merveilleux génie, l'espoir n'abandonna Napoléon Ier qu'au dernier moment, lorsqu'il comprit que tout lui échappait. La victoire à la fin était lasse de le suivre, l'armée épuisée, à bout de forces, les maréchaux gorgés, à bout de dévouement.

Deux mois après, le Sénat, obéissant aux événements et suivant en cela le vœu de la nation, en même temps que ses instincts propres, couronnait - et enregistrait la défection. Le 3 avril 1814, une proclamation du Sénat annonçait que, Napoléon étant déchu du trône, le droit d'hérédité est aboli dans sa famille, le peuple et l'armée sont déliés du serment de fidélité. Le surlendemain, la maison de Bourbon était restaurée en France.

Devant la fatalité, toute résistance eût été folle. Le peuple d'ailleurs, fatigué et ruiné, réclamait la paix avec impatience. Quant à l'armée, il faut bien l'avouer, elle accepta avec empressement le nouveau gouvernement. A part quelques généraux, quelques soldats restés fidèles, et qu'une faveur particulière, un lien personnel, rattachaient à l'Empereur, tous acclamèrent avec enthousiasme l'avènement du roi Louis XVIII.

L'armée d'Espagne, dont faisait partie le major Thomas Bugeaud, avait été, plus qu'aucun autre corps, négligée et sacrifiée par le maître. Les lettres écrites par le jeune officier, durant les six années qu'il passa en Espagne, témoignent souvent d'un profond découragement et d'un dépit bien pardonnable. En dépit des faits de guerre les plus brillants, les propositions réitérées de ses chefs immédiats, celles même du commandant en chef de l'armée de Catalogne, le maréchal Suchet, étaient restées sans résultat et sans réponse. Ces négligences, paraît-il, résultaient de l'incurie des bureaux et de l'animosité du ministre de la guerre, duc de Feltre, contre le maréchal Suchet, duc d'Albufera.

Bien que Thomas Bugeaud eût conquis ses galons de caporal sur le champ de bataille d'Austerlitz, le fils du marquis de la Piconnerie, engagé à vingt ans dans les vélites de la garde, n'était point demeuré longtemps sous le charme du grand César victorieux. Nous l'avons vu à plusieurs reprises, pendant la campagne d'Allemagne, soupirer ardemment après le retour au pays, et la longue et curieuse correspondance qu'il entretient avec ses sœurs à cette époque, contient de fréquentes et d'amères critiques sur le métier des armes qu'il avait embrassé sans aucun goût.

Au moment de la rentrée en France de la maison royale, le 14e régiment de ligne, dont faisait partie Thomas Bugeaud en qualité de major, fut désigné pour tenir garnison à Orléans. Peu de temps après arrivait sa nomination de colonel. Voici la lettre dans laquelle il annonce à sa sœur cette heureuse nouvelle. C'est presque toujours à son aînée, Phillis, confidente fidèle et dévouée, qu'est adressée la longue correspondance du maréchal, conservée pieusement dans la famille, et qui commence en 1804, ainsi que nous l'avons vu, au moment de son engagement dans les vélites de la Garde[3].

A madame de Puyssegenez (Phillis Bugeaud de la Piconnerie).

La Ferlé-Saint-Aubin, près Orléans, le 12 juillet 1814.

 

Chère sœur, J'apprends dans ce moment même que le roi m'a nommé colonel, par décision du 11 juin. J'étais donc colonel lorsque j'étais à Puyssegenez. La fortune me sert à merveille et semble ménager mes plaisirs pour que j'en aie pour tous les temps. Ainsi, elle n'a pas voulu que je connusse mon nouveau grade pendant que j'étais près de toi ; c'eût été trop de bonheur à la fois.

La faveur que je viens d'obtenir est très grande, par rapport aux circonstances actuelles. Plusieurs anciens colonels sollicitaient le 14e. Si je n'avais pas été nommé, j'aurais eu à concourir avec cinquante-sept majors plus anciens que moi. Il est donc probable que j'aurais été renvoyé avec la demi-solde.

Je te charge de faire connaitre ma nomination à toute la famille du Périgord. Je te prie d'envoyer ensuite ma lettre à Hélène, qui en fera part à Toiny ; mais non, je réfléchis : malgré mes affaires, je vais écrire à Hélène, et tu n'es chargée que du Périgord.

J'arrive demain à Orléans, j'y entrerai à la tête de 1.100 hommes en belle tenue. M. le maréchal Suchet, qui nous a vus à son entrée à Vierzon, m'a dit que c'était le régiment le plus beau et le plus nombreux de l'armée entière. Tout va au mieux de mes désirs. Il ne manque à mon entière satisfaction que de conserver les braves officiers qui ont si fort contribué à me faire nommer leur colonel. Je crains d'en perdre un bon nombre.

J'écrirai peu pendant une quinzaine de jours. J'aurai beaucoup à faire pour la nouvelle organisation de mon régiment.

J'embrasse tout le monde du fond du cœur.

BUGEAUD

Colonel du 14e.

 

La ville d'Orléans, ardemment royaliste, célébra avec allégresse le retour de ses princes si longtemps exilés. Le nouveau colonel s'associa à toutes les manifestations et notamment aux fêtes données par la ville à l'occasion d'une visite de la duchesse d'Angoulême.

Ainsi s'écoula à Orléans, sans incident, la première période de la Restauration jusqu'au retour de l'île d'Elbe. On a prétendu qu'en mars 1815, au moment du débarquement de l'empereur Napoléon à Cannes, après avoir annoncé qu'il allait combattre l'usurpateur, le colonel Bugeaud avait lui-même donné à ses soldats le signal de la défection.

Il ressort clairement au contraire, de plusieurs documents authentiques que, si le colonel Bugeaud se rallia aux Cent-jours, il ne prit aucune initiative. Il adhéra aux événements consommés, alors que, la question dynastique écartée, il ne restait plus, devant la coalition reconstituée, que la question militaire et nationale.

Tout faux qu'ils étaient, ces bruits eurent l'effet funeste de faire traiter le colonel Bugeaud en ennemi et en suspect par la Restauration. C'est ainsi que le gouvernement du roi Louis XVIII et le pays furent privés d'un grand serviteur.

 

Le retour de l'Empereur de l'île d'Elbe avait rallumé la guerre en Europe, et les frontières de la France s'étaient hérissées de nouveau d'une ceinture de baïonnettes. Le 14e de ligne, désigné pour former l'avant-garde de l'armée des Alpes, se trouvait encore sous les ordres du maréchal Suchet, et avait cette fois à combattre l'armée austro-sarde, laquelle occupait les vallées et les défilés de la Savoie. Notre gloire militaire, si près de s'engloutir dans les champs de bataille de Waterloo, allait, sur les frontières italiennes, jeter un dernier éclat, et ce fut à l'intrépide colonel du 14e de ligne que nous devons cet héroïque fait d'armes.

Ce glorieux incident de guerre, demeuré presque ignoré au milieu du tumulte effroyable que fit en s'écroulant le colosse de l'Empire, nous apparaît comme une de ces clartés suprêmes qui parfois illuminent le ciel au moment où l'astre mourant disparaît. N'y aurait-il pas encore un curieux rapprochement à faire en songeant que le jeune colonel qui accomplissait, dans un coin obscur de la Savoie, le lendemain du désastre de Waterloo, le dernier fait d'armes qui illustra l'ère impériale, devra, après un long sommeil forcé de quinze ans, se réveiller comme le soldat le plus accompli de son temps, le grand homme de guerre de la monarchie de 1830 ?

L'ouverture des hostilités avait été fixée au 15 juin. Le 14e, qui était posté au Châtelard, dans les montagnes de Banges, en Savoie, avait reçu l'ordre de descendre dans la vallée de Tarentaise, que gardait un corps piémontais, et de s'emparer des petites villes de Conflans et de l'Hôpital.

C'est alors que le colonel Bugeaud, tout en se conformant aux ordres reçus, tenta un de ces hardis coups-de main qui lui avaient si bien réussi en Espagne. Un bataillon ennemi, bataillon Comte-Robert, était établi en grand'garde à Saint-Pierre d'Albigny. Le colonel Bugeaud résolut de l'envelopper et de s'en emparer presque sans coup férir. A cet effet, il dirigea trois compagnies par un sentier de montagne qui aboutissait à une demi-lieue en arrière du village, et leur donna l'ordre de s'embusquer. Puis il attaqua de front avec le reste de ses forces. Une partie du détachement ennemi fut prise ou tuée ; le reste s'enfuit et tomba dans l'embuscade préparée ; pas un homme n'échappa, et, à quatre heures du matin, le bataillon piémontais tout entier était prisonnier.

Dans ce combat, le colonel Bugeaud fit lui-même deux prisonniers, qui se trouvaient être deux Français, MM. de Polignac et de Macarthy, commissaires du roi Louis XVIII auprès de l'armée austro-sarde.

Une brigade piémontaise, forte de 3.000 hommes, était accourue au secours de sa grand'garde, dont elle ne recevait plus de nouvelles. Elle se heurta contre le 14e, victorieux, fut mise en déroute à la suite d'un combat assez vif, et se retira abandonnant à son adversaire 200 prisonniers, ses morts, ses blessés et la possession des villes de Conflans et de l'Hôpital, dont elle n'essaya même pas de défendre les abords, et que le 14e occupa conformément aux ordres reçus.

Quelques jours plus tard, le colonel Bugeaud, observant que l'ennemi continuait à commettre la même faute, et que ses avant-postes ne gardaient pas suffisamment leur ligne de communication avec le gros de leurs troupes, se donna de nouveau la satisfaction d'enlever un bataillon de grand'garde établi à Moutiers. Il employa les mêmes procédés qui lui avaient déjà si bien réussi, porta sur la ligne de retraite de l'ennemi un détachement qui dut marcher pendant onze heures par des chemins affreux, puis attaqua de front la grand'garde, qui, prise entre deux feux, mit bas les armes.

Il semble que le maréchal Bugeaud ait eu plus tard particulièrement présent à l'esprit le souvenir de ces deux faits d'armes, lorsqu'il écrivit dans ses Maximes de l'art de la guerre : On n'est bien gardé que de loin, et qu'autant que l'ennemi ne peut se glisser inaperçu à travers la chaîne des avant-postes. Une faute généralement commise par le chef d'un détachement préposé à la garde, à une grande distance, d'un corps plus nombreux, est de s'entourer de mesures propres à se préserver lui-même d'être surpris, mais de laisser derrière lui un espace considérable dans lequel un parti ennemi peut s'embusquer, et tomber sur le détachement quand celui-ci, attaqué d'un autre côté par des forces supérieures, croit se retirer aisément vers les siens ; alors il est enveloppé et découvre l'espace qu'il était chargé d'occuper.

C'était là un heureux début pour l'armée des Alpes ; mais ce début devait être suivi d'un combat plus glorieux encore, et qui aurait eu grand retentissement si, à cette même époque, la sanglante journée de Waterloo, par l'immensité de la lutte dont elle fut l'occasion et les conséquences incalculables qu'elle devait entraîner avec elle, n'eût absorbé l'attention de la France et de l'Europe entière.

Mais il ne nous déplait pas, laissant de côté cette grande page de l'histoire à laquelle nous n'avons rien à voir, de nous arrêter en compagnie du vaillant homme de guerre dont nous essayons de peindre la vie, à ces combats obscurs, mais bien dignes d'être mis en lumière, qui terminèrent si honorablement la guerre sur notre frontière des Alpes. Il n'est pas douteux, au reste, que le souvenir de ce succès ne fût particulièrement précieux au maréchal, arrivé à un âge avancé et comblé d'honneurs, car il en donna un récit très complet dans une brochure sans nom d'auteur qui fui imprimée à Alger en 1845, à l'imprimerie du gouvernement, et à laquelle nous empruntons une partie des détails qui suivent.

Dans les derniers jours du mois de juin 1815, le 14e de ligne, renforcé d'un bataillon du 206 de ligne, occupait encore les deux villes de Conflans et de l'Hôpital, baignées par le ruisseau de l'Arly, petit confluent de l'Isère. Quelques prisonniers faits dans la journée du 26 apprirent au colonel Bugeaud qu'il devait être attaqué le surlendemain par 10.000 Autrichiens, sous les ordres du général Trenck, descendant du petit Saint-Bernard, tandis que le général Bubna, venant du mont Cenis avec 20.000 hommes, devait se porter dans la vallée de Maurienne, que défendait de notre côté la brigade Mesclop : Le colonel Bugeaud s'empressa de transmettre ces renseignements au général en chef, et demanda judicieusement que la brigade Mesclop vînt se joindre à lui sans retard dans la vallée de la Tarentaise, de manière à combiner leurs efforts communs pour écraser le général Trenck, tandis que la colonne Bubna donnerait dans le vide et viendrait se casser le nez contre la tête de pont de Montmeillan. Mais le maréchal Suchet venait de recevoir la nouvelle du désastre de Waterloo, et, jugeant inutile de poursuivre les hostilités, avait adressé au général Bubna une proposition d'armistice. Dans la conviction où il était que cette proposition serait agréée et que la marche en avant des corps autrichiens serait arrêtée, il ne donna aucun ordre au 14e de ligne, non plus qu'à la brigade Mesclop. Le 28 au matin, au lieu du renfort si ardemment désiré, le colonel Bugeaud recevait le bulletin officiel de la bataille de Waterloo, et, par une singulière coïncidence, la députation du régiment qui avait été envoyée au champ de mai pour la distribution des aigles, rejoignait au même moment, apportant l'aigle du régiment et la nouvelle de l'abdication de l'Empereur.

Pendant que ces bruits sinistres se répandaient dans les rangs et y causaient une vive émotion, un sous-officier de cavalerie accourait à toute bride et apportait la nouvelle de l'approche des Autrichiens. Les circonstances étaient graves : résister à un ennemi dont la supériorité numérique était considérable avec des soldats troublés et déconcertés par les cruelles nouvelles que l'on venait de recevoir, pouvait sembler une entreprise hasardeuse ; mais le colonel Bugeaud, ne s'inspirant que d'un patriotisme ardent, trouva des paroles généreuses qui allèrent au cœur des soldats et relevèrent leur moral. Après avoir formé son régiment en colonne serrée, il lut lui-même le bulletin de Waterloo, et fit recevoir l'aigle au nom de la patrie, en prononçant ces mots d'une voix forte : Soldats du 14e, voici votre aigle ! C'est au nom de la patrie que je vous la présente, car si l'Empereur, comme on assure, n'est plus notre souverain, la France reste. C'est elle qui vous confie ce drapeau ; il sera toujours pour vous le talisman de la victoire. Jurez que tant qu'il existera un soldat du 14e, aucune main ennemie n'en approchera !Nous le jurons ! s'écrièrent tous les soldats, et les officiers sortirent des rangs en brandissant leurs épées et en s'écriant une deuxième fois : Nous le jurons !

Heureux les soldats commandés par de tels chefs ! De quels douloureux sentiments l'âme n'est-elle pas assaillie, quand on pense aux résultats qu'eût pu obtenir dans la guerre fatale de 1870 notre vaillante armée de Metz, si elle eût eu à sa tête un homme aussi énergiquement trempé, et qui eût su faire planer au-dessus des ruines d'un gouvernement effondré la grande image de la patrie !

C'est dans ces dispositions que le 14e allait recevoir l'ennemi.

Le colonel Bugeaud, afin de mieux résister à des forces aussi supérieures, se proposa de ne défendre que la rive droite de l'Arly et de laisser l'ennemi franchir ce ruisseau par petites fractions, de manière à en avoir meilleur marché et l'écraser en détail. Il commença donc par défendre mollement les positions de la rive gauche, de manière à détourner l'ennemi du projet qu'une résistance énergique eût dû lui faire concevoir de traverser l'Arly à une certaine distance et de tourner la position. Dans le même ordre d'idées, il s'opposa à la destruction du pont qui relie Conflans à l'Hôpital. Ce qu'il avait prévu arriva. Après s'être emparés de la rive gauche, qui leur fut abandonnée rapidement, les Autrichiens essayèrent à diverses reprises de déboucher du pont. Chaque fois ils furent reçus par une vive fusillade à courte distance ; puis nos troupes, quittant leurs abris, s'avançaient sur l'ennemi, la baïonnette en avant, et le rejetaient de l'autre côté du ruisseau avec des pertes considérables.

Désespérant de forcer le passage de la sorte, les Autrichiens firent passer à gué au-dessous de la ville une colonne de 2.000 hommes pour couper la ligne de retraite des défenseurs de l'Hôpital. Le colonel Bugeaud, ne voulant pas dégarnir cette petite ville, ne disposait. pour s'opposer à ce mouvement que de six compagnies du centre. Il suppléa à cette infériorité numérique par un excès d'audace et se porta avec ses quelques hommes sur la queue de la colonne ennemie, qui, se voyant menacée elle-même d'être coupée du gué par lequel elle avait franchi la rivière, se démoralisa, lâcha pied et fut rejetée en désordre dans l'Isère et l'Arly, après avoir fait sous une fusillade nourrie et bien dirigée des pertes considérables. Une seconde tentative du même genre,  sur un autre point, ne réussit pas davantage.

Toutefois les cartouches commençaient à manquer, et le colonel se fût peut-être décidé à se retirer, s'il n'eût craint de livrer à l'ennemi un bataillon du 67e qui arrivait au bruit de l'engagement par la vallée d'Udine et venait de s'annoncer à lui. Ne pouvant tenir plus longtemps dans l'Hôpital sans munitions, le colonel Bugeaud rallie ses troupes et leur fait prendre position sur les coteaux en arrière. Les Autrichiens entrent dans la ville abandonnée et la mettent au pillage. Pendant ce temps, un détachement de vingt mulets chargés de cartouches a été amené ; les cartouchières sont regarnies, et le bataillon du 67e survient accompagné de quelques pièces d'artillerie. Son arrivée est le signal de la reprise de l'offensive ; le 14e se reporte en avant, tue ou prend les 1.500 Autrichiens qui occupaient l'Hôpital, et opère sa jonction avec le bataillon du 67e sur un monceau de morts.

Au même moment arrivait par la route de Chambéry un bataillon du 206 de ligne. Le colonel Bugeaud, voyant ses forces accrues de deux bataillons, se disposait à franchir à son tour l'Arly et à achever la destruction de la division autrichienne, lorsque arriva un officier d'état-major annonçant que l'armistice était signé, et à son grand regret l'intrépide Bugeaud dut interrompre le mouvement commencé. Mais il se donna le plaisir d'attendre que l'ennemi lui dénonçât lui-même l'armistice, ainsi que la satisfaction bien méritée de n'évacuer qu'au lendemain le champ de bataille.

Ainsi se termina ce combat dans lequel 1.750 Français combattirent pendant dix heures contre près de 10.000 Autrichiens, leur tuèrent 2.000 hommes et leur firent 960 prisonniers.

Après les désastres de Waterloo (18 juin 1815) et la seconde abdication de l'empereur Napoléon Ier (23 juin 1815), l'armée française, d'après les conventions avec les armées alliées, dut se retirer derrière la Loire, et le corps d'armée du maréchal Suchet abandonner la Savoie.

Une lettre du colonel Bugeaud, écrite à sa sœur le 3 août 1815, fait pressentir la décision qui allait bientôt être prise contre lui.

Le 16 septembre 1815, ainsi qu'il l'avait prévu, le colonel Bugeaud était licencié comme brigand de la Loire et cessait d'appartenir à l'armée.

 

 

 



[1] Mgr le duc d'Aumale a bien voulu nous donner d'intéressants détails confirmant l'importance que le maréchal Bugeaud ne cessa toute sa vie d'accorder à ses campagnes d'Espagne.

C'est le sujet qu'il abordait le plus volontiers et le plus souvent, nous disait le prince ; les sièges de Saragosse et de Lérida, ses campagnes d'Aragon, revenaient sans cesse dans ses conversations. Il racontait avec feu et animation les batailles, et aimait à se rappeler cette époque. Ses récits étaient d'ailleurs remplis de traits. — Combien de fois, en Afrique, au bivouac, avons-nous passé, un peu malgré nous, la nuit à l'écouter ! Le maréchal, en effet, dormait peu et à volonté ; il n'en était pas de même de ses aides de camp et de moi, qui souvent tombions de sommeil, mais que le respect tenait à peu près éveillés. — Que de fois, lorsqu'un officier se plaignait d'être oublié ou sacrifié, ai-je entendu le maréchal lui dire : Ah ! si vous aviez vécu au temps de l'Empire, c'eût été bien autre chose ! Après les campagnes d'Allemagne, après Austerlitz, Pultusck, après les guerres d'Espagne, les sièges de Saragosse, de Lérida et le reste, j'étais capitaine, vieux capitaine, entendez-vous bien ? et pas décoré ! Nous ne songions pas à nous plaindre alors.

[2] Dans les états de service délivrés au colonel Bugeaud, je trouve, à la rubrique : actions d'éclat, blessures, les mentions suivantes, que je transcris tout entières.

CAMPAGNES D'ESPAGNE.

A l'assaut de Lérida, le 13 mai 1810, les brèches furent franchies avec audace ; mais les assaillants, arrivés sur le quai, furent arrêtés par le feu vigoureux de six pièces d'artillerie légère et beaucoup de mousqueterie. Le capitaine de grenadiers Bugeaud, à la tête de sa compagnie, se précipita sur les canons, qui furent encloués ; il tua lui-même en cette occasion plusieurs soldats et canonniers.

Le 15 juillet 1810, au combat de Tivisa, on conféra au capitaine de grenadiers Bugeaud le soin de soutenir la retraite, ce qu'il fit avec le plus grand sang-froid et le plus grand courage, et il fut le premier à reprendre l'offensive qui décida du sort du combat.

Au siège de Tortose, l'ennemi fit une sortie générale le 28 décembre 1810 ; le capitaine Bugeaud, avec sa compagnie, coupa quatre à cinq cents hommes, en baïonnetta un bon nombre, en prit quelques-uns, et poursuivit le reste jusque sur le glacis.

Cette action lui valut d'être honorablement cité à l'ordre de l'armée. Pendant le siège de Tarragone, le 11 mai 1811, le chef de bataillon Bugeaud fut envoyé avec sept compagnies pour délivrer les garnisons d'Amposta et de la Rapita, attaquées par quatre bataillons et 300 chevaux ; au point du jour, il tombe sur le flanc de l'ennemi, le bat complètement, délivre ces deux garnisons, prend cinq bouches à feu, servies par des artilleurs anglais, cent cinquante hommes et un colonel.

Le 1er novembre, en arrivant à Barrocca, pour renforcer le général Mazzuchelli, avec six compagnies du 4e italien, il aperçut la bande de Duran, composée de deux mille cinq cents fantassins et trois cents chevaux, qui était à la poursuite de quelques compagnies du 1er régiment italien ; il attaqua cet ennemi en flanc, lui fit lâcher prise, le chassa de plusieurs fortes positions et le força à la retraite, laissant un bon nombre de morts et de blessés. Le 3, il fut détaché pour aller au secours d'Almunia, et, le 4, il fut attaqué par toutes les bandes réunies au nombre de six mille fantassins et de huit cents chevaux ; il fut toujours enveloppé pendant la retraite qu'il fit d'Almunia à la Muela ; il rompit toujours l'ennemi qui se plaça sur sa route, repoussa plusieurs charges de cavalerie, et arriva à Saragosse avec les trois quarts de son monde, y compris ses blessés, qu'il emporta presque tous.

Le 20 novembre, il fut détaché par M. le général Musnier contre la bande de Campillo ; le 23, à minuit, il surprit la cavalerie de ce chef, tua une vingtaine d'hommes, prit trente-deux chevaux, douze soldats et l'officier commandant ; il marcha de suite sur l'infanterie, espérant la surprendre ; il ne put la joindre qu'au point du jour ; il tomba dessus avec rapidité, tua plusieurs officiers, une centaine d'hommes et dispersa le reste.

Le 1er septembre 1812, il fut détaché avec quatre compagnies et quatre-vingts chevaux pour détruire, dans la vallée de Concenteyna, un rassemblement de guérillas ; il les attaqua au point du jour et les dispersa ; à son retour, ces brigands, réunis à un grand nombre de paysans, attaquèrent ses flancs ; par une fuite simulée, il les attira dans un terrain facile où il en tua trois cents.

Le 26 décembre 1812, il fut chargé de surprendre la garnison d'Ibi, composée de trois compagnies et quarante chevaux. Un de ses détachements donna trop tôt l'alarme à l'ennemi, cependant il prit deux cent seize hommes, quatorze chevaux, un capitaine et un lieutenant des dragons d'Almanza.

Au combat d'Ordal, le 13 septembre 1813, il détermina l'enlèvement des redoutes et de la position par une attaque vigoureuse sur le flanc droit de l'ennemi, ce qu'il fit avec quatre compagnies de son bataillon.

Le 13 décembre 1813, une embuscade, qu'il plaça près du col d'Ordal, enleva trente-cinq chevaux anglais et un officier.

CAMPAGNE DE FRANCE.

Le 15 juin 1815, il fut chargé de l'attaque de gauche sur la ligne piémontaise ; il s'empara de Conflans (Savoie), battit les chasseurs Robert et le régiment de Piémont ; il fit deux cents prisonniers et tua ou blessa cinq à six cents hommes. — Le 23, il enleva une compagnie à Moutiers. — Le 28, il fut attaqué par sept mille Piémontais et Autrichiens aux ordres du maréchal Trenck ; il reprit trois fois, à la tête de ses grenadiers, le bourg de l'Hôpital, et culbuta dans la rivière une colonne de deux mille hommes, qui voulait le tourner ; après sept heures de combat, il resta maître du terrain ; il tua et blessa dans cette affaire douze cents hommes et fit cinq cents prisonniers. Sa force consistait en quinze cents hommes et quarante chevaux.

[3] États de service du maréchal Bugeaud de la Piconnerie, duc d'Isly (Thomas-Robert), fils de Jean-Ambroise et de Françoise de Sutton de Clonard, né le 15 octobre 1784, à Limoges (Haute-Vienne), marié le 30 mars 1818, à demoiselle Élisabeth Jouffre de Lafaye (autorisation ministérielle du 27 décembre 1817). Mort à Paris le 6 juin 1849.

Vélite dans les grenadiers de la Garde impériale, le. 29 juin 1804 ; Caporal, le 22 décembre 1805 ; Sous-lieutenant au 64e régiment de ligne, le 19 avril 1806 ; Lieutenant, le 21 décembre 1800 ; Passé au 116e régiment de ligne, le 1er juillet 1808 ; Capitaine, le 2 mars 1809 ; Chef de bataillon, le 2 mars 1811 ; Major du 14e régiment de ligne, le 10 janvier 1814 ; Colonel, le 11 juin 1814.

Licencié et mis en demi-solde, le 11 novembre 1815.

Admis au traitement de réforme, conformément à l'ordonnance du 5 mai 1824 à compter du 1er juillet 1828.

Colonel du 56e régiment de ligne, le 8 septembre 1830 ; Maréchal de camp, le 2 avril 1831 ;  Commandant une brigade d'infanterie à Paris, le 30 novembre 1832 ; Commandant supérieur de la ville et du château de Blaye, le 31 janvier 1833 ; Disponible, le 22 juillet 1833.

Commandant une brigade d'infanterie à Paris, le 8 octobre 1833.

Commandant des troupes de la province d'Oran, le 23 mai 1836 ; Lieutenant général, le 2 août 1836 ; Disponible, le 1er octobre 1836.

Commandant la division active d'Oran, le 1er mars 1837 ; Inspecteur, pour 1837, des troupes d'infanterie sous son commandement, le 22 juillet 1837.

Rentré en France, le 12 décembre 1837 ; Disponible, le 1er janvier 1838 ; Commandant de la 4e division d'infanterie du corps de rassemblement sur la frontière du Nord, le 22 janvier 1839.

Rentré en disponibilité, par suite du licenciement de ce corps, le 25 mai 1839.

Membre du comité de l'infanterie et de la cavalerie, le 31 janvier 1840.

Gouverneur général de l'Algérie, le 29 décembre 1840.

Maréchal de France, le 31 juillet 1843.

Remplacé dans le gouvernement général de l'Algérie, le 29 juin 1847.

Commandant en chef de l'armée des Alpes, le 20 décembre 1848.

Décédé à Paris, le 6 juin 1849.

CAMPAGNES.

1804, sur les côtes ; vendémiaire an XIV, 1805.1806 et 1807 à la Grande-Armée ; 1808, 1809, 1810, 1811, 1812, 1813 et 1814 en Espagne ; 1815, armée des Alpes ; 1836, 1847, 1840, 1842, 1843, 1844, 1845, 1846 et 1847 en Algérie.

BLESSURES.

Blessé d'un coup de feu au jarret gauche, à la bataille de Pultusck, le 26 décembre 1806.

DÉCORATIONS.

Membre de la Légion d'honneur le 6 juin 1811 ; Officier, le 17 mars 1815 ; Commandeur, le 8 mai 1815 ; Grand officier, le 24 décembre 1837 ; Grand-croix, le 9 avril 1843.

Chevalier de Saint-Louis le 20 août 1814.

Créé duc d'Isly par ordonnance royale du 18 septembre 1844.